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Les « véritables dimensions » de la résurrection

François Odinet
Si la vie des plus pauvres est souvent caractérisée théologiquement à partir de la croix, sur laquelle le Christ est mort comme les « derniers », il est tout aussi pertinent de le faire en référence à la résurrection. À partir des plus pauvres, se révèlent des dimensions effacées de notre foi en la résurrection : la résurrection n’est pas seulement l’horizon de l’histoire mais son moteur ; elle rouvre à tous l’accès à la création ; elle se reconnaît dans la possibilité de traverser, dès aujourd’hui, la mort qui menace de toutes parts. La résurrection est donc une espérance pour tous parce qu’elle l’est d’abord pour les crucifiés de ce monde.

Dans une conférence donnée à l’Institut d’études théologiques de Bruxelles en 1975, le père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart-Monde, affirmait : « les plus dépourvus de tout sont aussi un peuple de la résurrection1 », avant d’expliquer ceci :

Les familles sous-prolétariennes subissent des misères de toute nature ; elles en sont accablées, physiquement et moralement paralysées. Pourtant, elles revivent et récupèrent, toujours et si vite. Je ne cesse d’être frappé des rétablissements successifs de ces hommes et de ces femmes. Ils n’en finissent pas de se relever de toutes les chutes, de tous les désastres, de tous les maux, comme s’ils n’avaient pas le temps de s’arrêter, de souffler, de souffrir, de mourir, quoi qu’il arrive. Parce que la vie et ses exigences sont la loi et qu’elles vous contraignent. (…) La renaissance perpétuelle du peuple sous-prolétaire à la vie quotidienne et à l’espoir, ses enfantements dans la douleur et dans la honte rappellent au monde les véritables dimensions de la résurrection2.

Nous voudrions ici explorer ces « véritables dimensions de la résurrection » révélées par le quotidien des plus pauvres3. Il s’agit d’abord de se demander si la référence à la résurrection est appropriée pour qualifier l’existence des personnes les plus précaires : le moins qu’on puisse dire est que cette référence s’avère contre-intuitive. Ensuite, nous lirons quelques prises de parole de personnes du Quart-Monde, dans lesquelles il est possible de reconnaître des expériences de résurrection. Nous verrons alors que ces paroles ouvrent de nouvelles perspectives à la théologie de la résurrection. Des « dimensions » inattendues de notre foi sont ainsi éclairées par le compagnonnage avec les plus pauvres.

I Pourquoi parler de résurrection à propos des plus pauvres ?

Parler de résurrection lorsqu’on évoque les plus pauvres, c’est évidemment proposer une lecture théologique de certaines de leurs expériences. Cette lecture s’est élaborée à l’écoute de paroles de personnes en grande précarité, et même en dialogue avec elles, pour ne pas imposer arbitrairement un schème d’interprétation4. Un tel travail dialogal permet de faire droit à un double questionnement : qu’est-ce qui dans la vie des personnes du Quart-Monde permet de nommer la résurrection sans contresens ? À l’inverse, qu’est-ce qui dans la foi chrétienne en la résurrection permet de discerner une correspondance entre cet article de foi et l’existence des plus pauvres ?

1 Les pauvres, « ceux qui meurent avant l’heure »

Comment décrire les épreuves qui caractérisent la pauvreté, la précarité, l’existence singulière du peuple du « Quart-Monde » ? L’affirmation suivante, que Joseph Wresinski a largement contribué à fonder5, fait consensus : la grande précarité est plurifactorielle. Elle est évidemment une question économique, elle touche à l’exclusion sociale dans toute sa gravité, elle comprend une dimension de relégation culturelle – et parfois ethnique. Si cet entrelacs de facteurs permet de décrire la précarité et de l’envisager politiquement, il ne suffit pas à rendre compte de sa terrible profondeur sur le plan existentiel. On peut alors décrire ultimement la pauvreté comme une question de vie et de mort. Comme l’écrit le théologien péruvien Gustavo Gutiérrez, les pauvres sont « ceux qui meurent avant l’heure6 ». Certes, la mort est un phénomène commun, mais les pauvres ne meurent pas « comme tout le monde » : leur mort n’est pas seulement le terme biologique d’une existence, elle est le produit d’une injustice. Leur existence tout entière est marquée par une menace incessante : il s’agit d’une vie à l’ombre de la mort (Lc 1,79). On peut même parler de « mort sociale » pour désigner la radicale gravité du phénomène de précarisation, dont les répercussions psychiques et sociales provoquent une « défaite » de l’individu comparable à la mort7.

Ainsi, la mort est certes l’horizon de toute existence humaine, mais sa menace ne pèse pas également sur toutes les existences. C’est la raison pour laquelle Joseph Wresinski parle des plus pauvres comme de « morts-vivants » : « Le pire des malheurs est de vous savoir comptés pour nuls, au point où même vos souffrances sont ignorées. Le pire est le mépris de vos concitoyens (…) Le plus grand malheur de la pauvreté extrême est d’être comme un mort-vivant tout au long de son existence8. »

2 Le peuple crucifié

Parler de résurrection suppose évidemment qu’on parle de mort, mais aussi qu’on dise de quelle mort il s’agit. Nous venons de faire un premier pas dans cette direction. Plusieurs théologiens de la libération en ont fait un second. Ils constatent qu’en ressuscitant le Christ, Dieu n’a pas relevé son Fils d’une mort paisible, mais d’une mort infamante et violente. Pour parler de résurrection, il faut donc s’accorder sur ce que signifie la croix. Si l’on ne discerne pas de quoi et pourquoi le Christ est mort, on manque le sens de sa résurrection.

Des théologiens comme Ignacio Ellacuría et Jon Sobrino ont identifié la mort du Christ à la mort des très pauvres9, victimes de mécanismes économiques, sociaux et politiques qualifiés d’oppressifs10. Pour eux, la croix de Jésus n’est ni la seule croix de l’histoire, ni même la première. Ce n’est pas minorer l’unicité du Christ ou sa mission salvifique que de parler ainsi, au contraire : c’est prendre au sérieux la manière dont Jésus est mort. Il endure la violence que subissent les innombrables pauvres et victimes d’oppression au cours de l’histoire humaine, de sorte que le constat de la violence subie par les pauvres reflue sur notre compréhension de la croix du Christ. « Mourir crucifié ne signifie pas simplement mourir, mais avoir été mis à mort11. »

On peut parler, avec ces deux théologiens, d’un « peuple crucifié12 », pour désigner le peuple qui souffre de cette violence due à l’oppression et à l’injustice, que Jésus a prise sur lui. Dès lors, ce qui permet de reconnaître une certaine unité au « peuple de la résurrection », c’est d’abord… la crucifixion. Il est possible de reconnaître une réelle homologie entre ce que subissent les « derniers » de notre monde et la croix du Christ.

Celle-ci ne peut pas être résumée au fait brut de la mort de Jésus : répétons-le, il ne meurt pas de n’importe quelle mort. Indéniablement, il meurt « avant l’heure ». Il meurt à cause de la concentration contre lui de la violence et de l’injustice ; pour cette raison, on peut dire qu’il meurt de la mort des pauvres. La résurrection apparaît alors comme une œuvre divine de justice et de vérité. Si les pauvres peuvent faire des expériences de la résurrection, c’est en tant que la justice peut ne pas être définitivement vaincue par la violence et l’injustice.

3 L’étonnante force des pauvres

Précisément, cette résistance des plus pauvres à ce qui menace à tout instant de les submerger est la première raison pour laquelle Joseph Wresinski qualifie le Quart-Monde de « peuple de la résurrection ». Il met en exergue la force qui leur permet de traverser sans cesse les épreuves et les menaces qui s’accumulent. On analyse en général l’existence des plus précaires à partir de ce qui leur manque ou de ce qui les opprime – nous-mêmes sommes partis de là. Cependant, les plus pauvres manifestent également une extraordinaire résistance ; ils traversent ce qui est de nature à anéantir dix fois toute personne. Ils continuent à se battre pour affirmer leur dignité, veiller sur leurs enfants, rendre leur vie possible là où rien ne paraissait envisageable.

Cette surprenante force des pauvres a-t-elle une signification théologique ? Si oui, dans la mesure où il s’agit d’une permanente confrontation à la mort qui menace, comment ne pas penser à la résurrection ? C’est là, plus que partout ailleurs, que la force de Dieu se montre – non pas à la manière d’une force brutale et menaçante, mais comme une puissance de vie et de salut.

Joseph Wresinski ne magnifie nullement cette force des plus pauvres comme si elle était l’objet d’un libre choix. Il la présente plutôt comme une nécessité absolue. C’est précisément là que l’enjeu de vie et de mort apparaît : les plus pauvres font montre d’une force étonnante parce que sinon, ils mourraient. Leur vie, leur maintien dans la vie, la dignité de leur vie sont à ce prix.

4 Des résurrections dans la chair

Parler de résurrection suppose d’évoquer la chair. Quand la résurrection du Christ est proclamée à Jérusalem, elle implique qu’il est advenu à sa chair quelque chose d’inédit, si bien que, après la mise au tombeau de Jésus, nul n’a été en mesure de retrouver son corps13. L’espérance de la résurrection suppose qu’il est possible, à la suite du Christ, que notre chair ne soit pas engloutie par la mort, mais que la vie nouvelle nous soit donnée en notre chair.

Par analogie, il est possible de discerner des « expériences de résurrection14 », précisément dans la mesure où elles affectent notre chair, là même où celle-ci est menacée voire atteinte par la mort. Notre chair, ici, ne se limite pas à la corporéité : elle renvoie à toute notre inscription dans l’histoire, médiatisée par notre corporéité. Les « expériences de résurrection » sont des moments ou des processus dans lesquels il est possible de discerner des analogies avec les dimensions mises en jeu par le Nouveau Testament au sujet de la résurrection du Christ : des réconciliations plus fortes que les trahisons ; des relèvements plus forts que les anéantissements ; une espérance qui ne se laisse pas anéantir par les vents contraires ; une capacité à traverser la tempête en s’appuyant sur Dieu.

Telle qu’elle est proclamée dans le Symbole des apôtres – en écho à la résurrection du Christ que ce texte rappelle peu avant –, la résurrection de la chair est une réalité absolument eschatologique, qui renvoie à l’ultime transfiguration du monde par la lumière du Christ. Cependant, il est possible de parler de résurrections dans la chair. Le pluriel indique qu’il s’agit d’expériences multiples, distinctes de la résurrection du Messie, mais le terme de résurrection indique l’authenticité de l’analogie avec la résurrection de Jésus : les résurrections dans la chair peuvent être conçues comme des participations à la résurrection du Christ. Enfin, la préposition « dans » préférée à « de » indique que le total renouvellement de l’humanité en sa chair n’est pas encore advenu, mais que de telles transformations adviennent dans la chair, c’est-à-dire au sein même de la condition fragile de l’humanité, sans qu’il y ait d’échappatoire à cette fragilité.

Après avoir précisé à quelles conditions il est possible de parler d’expériences de résurrection faites par des personnes du Quart-Monde, nous pouvons maintenant distinguer quelques traits qui caractérisent de telles expériences. Nous proposons une forme de typologie, sans oublier que l’expérience d’une même personne peut être la composition de plusieurs de ces traits : les « types » ici mis en valeur ne correspondent pas pour autant à des expériences hétérogènes les unes aux autres.

II La résurrection, horizon ou moteur de l’histoire ?

1 Marie-Noëlle : l’inscription dans l’histoire

Marie-Noëlle est membre du groupe parisien de La Pierre d’Angle15, une fraternité qui rassemble des personnes du Quart-Monde, et d’autres qui les rejoignent pour cheminer à leurs côtés. Le 23 janvier 2015, le groupe médite la guérison d’un infirme racontée en Jn 5,1-16.

— Marie-Noëlle : C’est normal que Jésus lui (i.e. à l’infirme) a demandé ça (i.e. de porter son brancard), pour qu’il soit rassuré ; parce que Jésus il voulait, pas lui montrer la force, mais il voulait le rassurer, parce que s’il l’a soigné, il l’a guéri, c’est pas à lui de lui le ramener. (…)

— Maryvonne (animatrice) : Pour, pour toi, c’est important, que Jésus lui ait dit : « Prends ton brancard ».

— Marie-Noëlle : Voilà. Parce que, c’est comme quand on te dit : « tiens, voilà ». C’est un cadeau : « Qu’est-ce que c’est ? » – « Bah c’est à toi de l’ouvrir, pour savoir qu’est-ce que c’est », et tu as tout de suite la joie. Alors lui c’était pour que, enfin il veut pas le prendre à sa place, c’était pour lui montrer la preuve. C’était comme une joie qu’il lui donne, une miséricorde, un miracle. Parce que lui il s’attendait pas, alors il lui dit : « Lève-toi ! Et marche, et prends ton brancard ». Et donc, alors l’autre dit : « Bon, j’essaye », en essayant il s’est dit : « Bah oui, c’est vrai » (…).

— Maryvonne : Avant il fallait que quelqu’un le porte…

— Marie-Noëlle : Voilà.

— Maryvonne : … et maintenant c’est lui qui pouvait porter le brancard. Marie-Noëlle : Voilà, voilà. Jésus il est pas en train de le rassurer, que la puissance et la force de Jésus, et qu’il était capable ; il va pas le faire à sa place ! Parce que là c’est un miracle, c’est comme on attendait, c’est une miséricorde. Pour moi c’est une miséricorde. Et cette miséricorde : « Avance, et tu verras… »

— Maryvonne : Avance, c’est pas à moi de porter ton brancard.

— Marie-Noëlle : Voilà. « Avance, et tu verras. » Voilà. « Tu verras. » C’est magnifique, ça. C’est comme si on me donne un, aujourd’hui, pour aller pour un travail, on n’y va pas à ma place, on me dit : « Va, et tu verras, ça va bien se passer. » Et j’arrive bah oui c’est vrai… Et là c’était vraiment, c’était à lui d’avancer, parce que Jésus était sûr de lui.

— Maryvonne : Jésus il était sûr qu’il allait pouvoir le porter ?

— Marie-Noëlle : Ah bah oui, et qu’il l’a soigné, alors il a dit : « Lève-toi. » C’était en se levant qu’il va se soigner16.

Au fil de la conversation, on entend Marie-Noëlle préciser sa compréhension de la place que tient, au cœur du relèvement de ce paralysé, l’invitation à porter son brancard. Dans un premier temps, cet appel semble fait pour « lui montrer la preuve » : Jésus rassurerait ainsi l’ancien malade sur la réalité de sa guérison. Puis Marie-Noëlle va plus loin : c’est un appel à essayer. Le signe de la véritable miséricorde dont l’homme vient de bénéficier, c’est que Jésus ne « va pas le faire à sa place ». Jésus ne portera pas le brancard de cet homme, justement parce que celui-ci est rendu capable de se lever et « d’avancer ». Marie-Noëlle en vient même à cette affirmation étonnante : « C’était en se levant qu’il va se soigner. » Autrement dit, la « miséricorde » exercée par Jésus ne renvoie pas seulement au relèvement miraculeux d’un infirme mais également à l’appel à avancer avec ses propres forces, sur son propre chemin. Jésus rend cet homme à sa propre histoire, sans rien faire « à sa place » ; c’est le sens même de la miséricorde qu’il exerce envers lui.

Marie-Noëlle commente le texte en s’inspirant de sa propre expérience17. Cela apparaît clairement lorsqu’elle cite l’exemple d’un nouvel emploi, qu’on peut l’encourager à prendre, mais que nul ne pourrait exercer à sa place. Elle lit doublement le texte dans la perspective de la résurrection. D’une part, il s’agit littéralement d’un « relèvement » – un des termes dont use le Nouveau Testament pour nommer la résurrection. D’autre part, le fait d’être rendu à sa propre histoire témoigne d’une vie qui échappe à l’insignifiance, à l’anéantissement, pour se révéler féconde. Dans l’exemple que prend Marie-Noëlle, il en va de même : en commençant un nouvel emploi qu’elle seule peut exercer, elle serait rendue actrice de sa propre histoire, et reprendrait la place qui lui revient dans l’histoire commune, en coopérant avec d’autres.

Les personnes les plus pauvres éprouvent souvent une grande impuissance devant les événements qui les frappent ; et leur possible contribution à l’histoire commune est généralement méprisée voire ignorée. L’expérience de résurrection, de relèvement, consiste ici à être rendu à sa propre histoire, et indissociablement à trouver sa place dans l’histoire commune.

2 La résurrection, moteur de l’histoire

Il est communément admis que la résurrection correspond à un acte divin eschatologique. On en déduit rapidement que la résurrection désigne la victoire finale de Dieu sur le mal ou la mort. Sans nier cette dimension eschatologique (cf. 1 Co 15,50-57), on peut observer qu’elle s’anticipe dans le simple fait qu’il y ait la vie là où celle-ci semblait impossible. Qu’il y ait la vie plutôt que la mort, voilà qui tient déjà à la résurrection. Dès lors, la résurrection apparaît comme le vrai moteur de l’histoire et non pas seulement comme son horizon ultime. Rien de cet horizon eschatologique n’est nié, mais on comprend mieux comment la venue du Christ ressuscité requalifie déjà l’histoire18.

L’évangéliste Marc (Mc 16,1-8) raconte comment les femmes, venant au tombeau de Jésus, découvrent la pierre roulée, de sorte qu’elles peuvent entrer dans le tombeau. Aussitôt, elles entendent l’invitation à repartir : une porte leur est ouverte pour continuer à suivre le Christ dont elles (ré-)apprennent qu’il est en route, et qu’il les précède. La résurrection correspond à l’ouverture gracieuse d’un passage là où il y avait une impasse. Cette impasse radicale qu’est le tombeau, dont une lourde pierre ferme la porte, se transforme en chemin que Jésus emprunte et que les disciples sont appelés à emprunter à sa suite.

Les plus pauvres se révèlent étonnamment compétents pour ouvrir des passages là où il n’y avait qu’une impasse. C’est, pour eux, une question de vie ou de mort. Une telle ouverture correspond à une véritable expérience de la résurrection. Il ne s’agit pas seulement de promettre que la vie triomphera de la mort par l’action divine au dernier jour, mais de reconnaître que la grâce divine est à l’œuvre pour permettre que la vie traverse la mort maintenant. De cette manière, la résurrection requalifie déjà l’histoire, en permettant que les plus pauvres, les « derniers », ne soient pas anéantis. Au contraire, ils se révèlent les « premiers » capables d’ouvrir des chemins de salut.

III La résurrection, nouvelle création ou accès à la création ?

1 Tania : le regard qui change

Lors d’une rencontre de la Famille Bartimée, qui réunit à Castanet-Tolosan des personnes ayant l’expérience de la précarité, le 16 mars 2014, Tania s’exprime ainsi :

Je crois que c’est ça, en fin de compte, quand on est compris, qu’on est compris, qu’on est accepté comme on est, et puis qu’on est autant aimé, c’est là qu’on se transfigure, qu’on se transforme. Moi je sais qu’avant j’étais vraiment, j’étais mauvaise, j’avais de la colère, de la haine. Et mon regard il a vite changé, quoi. Maintenant je me dis : « Tant pis s’ils veulent pas m’aider, j’irai par un autre moyen, quoi. » Mais j’étais mauvaise avant, je sais que je devais pratiquer le mal, beaucoup, la colère. Et le fait… ça m’a transformée… je vois la vie autrement, et maintenant, d’être rejetée, ça me met plus en colère, au contraire, j’en ris, des fois. Donc, la transfiguration, elle y est, quoi, voilà ! Et puis je me sentais exclue par rapport à mon poids, par rapport au fait que j’étais différente des autres, ça aussi, ça m’a beaucoup portée, et maintenant, et maintenant… je vais dans la rue, qu’on se moque de moi, je vais en face de la personne et je lui ris au nez, quoi. Mais avant, je l’aurais tuée. Tu vois, vraiment ça a changé, carrément mon regard, quoi, c’est mon regard qui a changé.

Tania vient de raconter qu’elle avait subi, quelques années avant, « un effondrement total », au moment où elle était enceinte alors qu’elle avait déjà un enfant en bas âge, tandis qu’elle et le père de son enfant perdaient simultanément leur travail. Ce qui l’a « fait avancer » malgré tout, c’est sa rencontre avec les sœurs de la Bonne Nouvelle, qui l’ont hébergée et accompagnée pendant sa grossesse, ainsi qu’avec la Famille Bartimée. Puis Tania a participé au rassemblement Diaconia en 2013 à Lourdes, pendant lequel elle a eu la joie de sentir qu’elle et ses enfants n’étaient pas jugés.

C’est pourquoi elle commence ici son intervention en reprenant ce qui lui paraît essentiel : quand « on est compris, qu’on est accepté comme on est, et puis qu’on est autant aimé ». Tania a vécu une expérience relationnelle forte : être acceptée lui a permis de s’accepter. Elle discerne une « transfiguration », caractérisée par l’abandon du « mal » et de la « colère » qui ont marqué son histoire. Elle dit avoir dépassé cette agressivité : elle préfère « rire au nez » de celui qui se moque d’elle ; cela dénote une diminution de la violence qui lui donnait envie de tuer l’adversaire.

Tania termine en précisant ce qui s’est réellement « transformé » en elle : « vraiment ça a changé, carrément mon regard, quoi, c’est mon regard qui a changé ». Ce changement de regard permet de comprendre ensemble « l’acceptation » par les autres, l’auto-acceptation et sa libération de la violence. Le regard que d’autres ont posé sur Tania a modifié et structuré le regard que Tania porte sur elle-même ; de la sorte, elle peut affronter le regard des autres – souvent méprisant – avec une moindre agressivité et une plus grande assurance.

Il y a donc une réelle nouveauté, un passage au « maintenant » différent du temps d’« avant ». Cette nouveauté ne peut toutefois être repérée de l’extérieur : à quoi reconnaît-on un changement de « regard » ? Il s’agit d’une transformation du rapport de Tania à sa propre existence. La rapide référence de Tania à la transfiguration de Jésus résonne précisément avec ce qu’elle dit de son corps : c’est tout le corps de Jésus qui subit une transformation dans cet épisode évangélique. Or c’est sa propre apparence que Tania accepte mieux, non seulement quant au poids, mais aussi (elle l’a dit au début du partage) quant à l’aspect misérable de ses vêtements et de ceux de ses enfants.

Cette évolution du rapport à sa propre existence est distincte de ce que Marie-Noëlle décrivait pour deux raisons. D’abord, il ne s’agit pas tant d’une inscription incertaine dans l’histoire que d’un rapport problématique à soi-même. Ensuite, une telle transformation est rendue possible et se concrétise dans le jeu relationnel. Tania donne une description de sa « transformation », mais pas une explication de celle-ci. Les relations bienfaisantes ne sont pas identifiées comme des causes exerçant un effet automatique ; elles sont plutôt des conditions de possibilité : « c’est (…) quand on est compris, qu’on est compris, qu’on est accepté comme on est, et puis qu’on est autant aimé, c’est qu’on se transfigure ». De telles relations sont plutôt du côté des coordonnées de l’expérience que d’une chaîne causale : elles sont présentées comme le temps (« quand ») et le lieu (« là ») dans lesquels un tel changement peut intervenir.

On peut reconnaître dans ce qu’a vécu Tania une expérience de résurrection : elle a connu la souffrance de l’exclusion, de l’isolement, de la misère et elle a été ainsi confrontée à la perspective de la mort. Elle a parlé auparavant de la possibilité du suicide qui lui était venue à l’esprit lorsqu’elle était « désemparée » ; elle évoque aussi l’envie de « tuer » ceux qui lui font du mal. Dans ce contexte, le « changement de regard » que mentionne Tania résonne comme une manière nouvelle d’habiter l’existence. De même que dans les évangiles la transfiguration apparaît comme une prolepse de la résurrection, de même cette transformation de Tania résonne-t-elle comme une véritable expérience de résurrection.

2 Accéder à la création

Le fait que nous soyons créés, et le sens que nous pouvons attribuer à la création, n’ont rien d’évident pour personne en post-modernité. On peut y voir un signe de la donation réelle que constitue la création : vraiment confié à la liberté humaine, le monde demande à être déchiffré pour qu’un dessein créateur y soit discerné19. Mais cette inévidence de la création est redoublée pour les personnes les plus pauvres. Le sens de la création peut être obscur, non seulement en vertu du dessein créateur, mais encore à cause de ce qui dément radicalement ce dessein et s’y oppose. Les personnes très pauvres sont souvent comme hors de leur propre existence ; elles s’y raccrochent sans pouvoir pleinement l’habiter. Pour les plus pauvres, se savoir vivant, recevoir son existence comme la sienne propre, habiter sa vie, savoir que l’on a une place dans le monde, ne va nullement de soi. Dès lors, l’inévidence de la création n’est pas qu’une question culturelle ; elle dépend aussi de l’histoire des personnes et des lourdes épreuves qui peuvent marquer leur existence. On peut même croire sincèrement au Dieu créateur sans être en mesure de dire que l’on est créé comme tous les autres, tant la menace de la mort et le terrible enchaînement des épreuves peuvent masquer le rapport de chacun avec son propre être créé. Nous découvrons ainsi qu’être créé n’est pas forcément une bonne nouvelle : cela peut signifier être jeté dans l’existence, devoir affronter celle-ci dans des conditions abominables, sans pouvoir goûter la vie comme un don. La menace de la mort qui pèse sur les plus pauvres peut relever d’une terrible impossibilité d’accéder à la création20.

Dès lors, ressusciter peut signifier accéder à la création. La traversée de la mer par le peuple hébreu renvoie à une intuition de cet ordre : le peuple dont la vie est menacée (Ex 1–3) vit une expérience de naissance en sortant des eaux (Ex 14 ; Nb 11,12) au moment même où la menace de la mort incarnée par les armées se rapproche dangereusement (Ex 14)21. À ce peuple, il est promis la liberté et, avant tout, la possibilité de vivre, d’accéder à sa propre existence. Celle-ci ne va pas de soi : en recevant une telle possibilité, le peuple fait une expérience de la grâce de Dieu – la grâce du Dieu vivant et créateur.

De même, lorsque le Christ ressuscite, apparaît le sens même de la création de toute l’humanité, appelée à le suivre dans son « exode » (Lc 9,31) et dans sa victoire. Ressuscitant, le Christ récapitule le sens plénier de la création en sa propre personne (Ep 1). On découvre ainsi dans l’espérance de la résurrection au dernier jour celle du « plérôme » (Ep 1,23) de la création. La résurrection de la chair renvoie au moment où l’humanité accédera à la création dans sa plénitude, lorsque celle-ci sera libérée du péché et de la mort22. Quant aux résurrections dans la chair, elles constituent des anticipations, et même des participations à la résurrection : en elles, l’être humain, déjà et enfin, accède à la création.

Cet accès à la création est repéré par Tania dans un jeu relationnel. Voilà qui permet de caractériser la création, non seulement comme relation constitutive avec le Créateur à la suite de Thomas d’Aquin23, mais aussi comme constitutivement donnée dans des relations humaines. Il faut ces relations dignes de confiance, signes et témoignages de la garantie divine apportée à la création, pour que chacun puisse accéder à sa propre condition d’être créé. Plus qu’à une « nouvelle » création, la résurrection renvoie donc à la libération de l’accès à la création.

IV Traverser la mort : demain ou aujourd’hui ?

1 Pierre : « tenir », c’est traverser la mort

Le 25 octobre 2013, la conversation suivante se tient dans le groupe parisien de La Pierre d’Angle :

— Maryvonne (animatrice) : On va chacun essayer de se dire c’est qui les plus pauvres. Tiens, c’est intéressant ça. Pierre !

— Pierre : Les plus pauvres c’est quelqu’un qui a pas de richesse, d’amour et de prière. Il essaye… de se raccrocher à quelque chose pour… tenir !

— Maryvonne : Oui… (Silence.) Alors… attends… parce que ça me paraît bien. C’est important ce que tu dis. Comment tu dis : il se raccroche à quelque chose pour tenir, c’est ça que tu as dit ?

— Pierre : Il se raccroche pour se… pour essayer de… tenir et puis prier… après comme lancer des prières.

Alors que Maryvonne interroge Pierre sur l’identité d’un groupe, celui-ci commence au pluriel puis passe au singulier : il évoque un archétype du plus pauvre. Il propose une définition en deux temps : d’abord comme une négation, un manque de trois réalités importantes (la richesse, l’amour et la prière) ; ensuite, de manière positive, comme un essai.

Les trois éléments négatifs sont d’intensité croissante. Le manque de richesse caractérise la pauvreté de manière évidente. Puis, le manque d’amour met en jeu l’intimité personnelle de façon plus profonde. Quant au manque de prière, il peut renvoyer à une perte de tout appui intérieur. Pierre brosse le portrait d’un homme à qui tout appui serait progressivement retiré. C’est une vie en points de suspension24, au point que sa qualification comme vie est elle-même incertaine.

Vient ensuite la phase positive de la définition. « Il essaye de se… de se raccrocher à quelque chose pour… tenir ! » La vie du plus pauvre se trouve tout entière à l’enseigne d’un essai. L’imprécision de la phrase dit combien l’essai est précaire, combien tout élément qui qualifie la vie a disparu. « Tenir » peut être compris comme un synonyme de « se raccrocher », ou dans un sens plus général : « tenir », c’est rester vivant.

Les mots de Pierre laissent entendre le possible évidement de la personne, porté à un point insupportable. Pierre identifie cependant un dynamisme à l’œuvre chez cette personne, un « essai ». Le « plus pauvre » semble chercher quelque chose qui l’assure dans la vie : c’est ainsi qu’il « essaye de se raccrocher à quelque chose ». « Tenir ! », dans ce cadre, ce n’est pas simplement prolonger autant que possible une existence souffrante, mais c’est résister absolument à cette souffrance.

Lorsque Pierre s’exprime à nouveau, il requalifie « prier » en « lancer des prières ». C’est le même mouvement de sursaut, la même tentative de « se raccrocher » qui est à l’œuvre dans cet acte de prière. Dieu apparaît ici comme l’ultime garant de la vie, celui à qui il est possible de s’adresser pour « tenir » grâce à lui. Le drame que constitue cette perte de toute accroche est bien sensible dans le fait de « lancer des prières » : savoir si celles-ci seront entendues demeure en suspens.

« Lancer des prières », comme « se raccrocher » ou « tenir » renvoient à un simple geste dont le destinataire et l’effet sont incertains. Mais le geste lui-même est signe d’une vie qui ne sombre pas. L’énergie du « plus pauvre » semble tenir tout entière dans ce geste : celui-ci atteste qu’une vie est en train, maintenant, de traverser les ténèbres ; une vie résiste à la mort et « tient ».

On peut parler d’une expérience de la résurrection, non parce que l’espérance d’un happy end trouverait sa place, mais justement en son absence. Le mystère de la résurrection se dévoile dans la possibilité qu’une vie résiste à l’anéantissement, qu’un geste de vie traverse la mort qui menace de toutes parts. L’essai lui-même peut maintenir en vie, puisque cet essai demeure comme geste appuyé sur rien d’autre que lui-même, qui peut apparaître, selon la manière dont on le regarde, autant comme un geste désespéré – comme on lance une bouteille à la mer – que comme l’essai de celui qui, par ce geste même, fait face à la menace abyssale et la traverse. En ce sens, « se raccrocher » à la vie, ce n’est pas seulement faire face à la mort, c’est déjà la traverser. La figure de Dieu demeure à l’arrière-plan, comme possible garant de la vie.

2 Traverser maintenant la mort

Le dialogue entre Pierre et Maryvonne nous renvoie à la valeur salvifique de la résurrection. Celle-ci est souvent passée à l’arrière-plan, tant on a limité l’enjeu salvifique de la Pâque du Messie à son offrande sur la croix. Cela revient à limiter la portée salvifique du mystère pascal au pardon des pécheurs. Ce pardon n’est certes pas une réalité sans poids (cf. 1 Co 15,3 ; Lc 23,34), mais il mérite d’être resitué au sein d’une sotériologie plus ample.

Comme nous l’avons dit, si l’on tient compte du fait que le Christ n’est pas ressuscité de n’importe quelle mort, mais d’une mort simultanément injuste, violente et infamante, nous pouvons affirmer qu’il est ressuscité de la mort des pauvres. Le premier enjeu sotériologique de sa Pâque ne consiste donc pas dans le pardon des pécheurs, mais dans le relèvement de ceux qui sont écrasés par le poids de la croix, de ceux qui meurent de la même mort, à cause de l’injustice, de la violence ou de l’exclusion. Les « derniers » de notre monde cherchent à être sauvés de l’anéantissement, de la mort qui les menacent de toute part. La résurrection tient sa valeur salvifique de ce qu’elle leur ouvre une espérance : Dieu n’a pas laissé son Fils en proie à une telle mort, il l’a ressuscité. Nous comprenons mieux en quoi la résurrection est un acte de justice de Dieu : en justifiant son Fils injustement mis à mort, il a également justifié l’espérance des pauvres.

Le mystère pascal est donc salvifique d’abord en raison de la souffrance et de l’injustice qui affectent l’humanité. C’est dans un second temps seulement que nous pouvons affirmer que tous les pécheurs y sont aussi appelés au salut, parce que le Christ est mort en pardonnant, et que, une fois ressuscité, il ouvre un chemin de réconciliation et de paix. En régime chrétien25, le salut doit donc être d’abord pensé à partir de la souffrance et non à partir du péché. Si l’on parle uniquement du salut des pécheurs, on fait comme si la souffrance des victimes n’importait pas à Dieu, comme si celui-ci pouvait sauver les pécheurs sans se soucier du rétablissement de la justice dont les victimes sont spoliées. Or Dieu n’est pas injuste ! C’est dans la mesure où la résurrection du Christ constitue une espérance pour les pauvres et les « derniers », qu’elle ouvre une espérance aux pécheurs. Ceux-ci sont pardonnés dans le mystère où ceux-là sont relevés. Une théologie de la justification qui fait abstraction de la manière dont le Christ est mort, fait également abstraction de la misère, de la souffrance et de la mort réelles, telles qu’elles pèsent effectivement sur notre monde. Le péché n’est pas seulement un obstacle à la relation entre Dieu et l’humanité, il est ce qui fait régner la mort, la menace et l’injustice dans l’humanité et sur la planète.

Accueillir le salut et la justice qui nous viennent de la résurrection ne peut donc se faire loin des pauvres ni sans rapport avec eux. Au contraire, le salut qu’ouvre la résurrection du Christ nous intègre à un peuple dont le mode de constitution est spécifique : en lui, la pierre rejetée des bâtisseurs est devenue la pierre d’angle (Ps 118,22-23 ; Mc 11,10-11). La liturgie pascale ainsi que la célébration de l’eucharistie rappellent sans cesse l’Église à sa propre constitution.

Un indice textuel rejoint ces considérations26. En 1 Co 15,3-5, la mort du Christ est mentionnée à l’aoriste, tandis que sa résurrection l’est au parfait. Si l’aoriste dénote souvent une action ponctuelle, le parfait renvoie à une action initiée dans le passé et qui dure encore, ou dont les effets continuent. Dans ces choix de conjugaison, on entend que la croix renvoie à un moment précis de l’histoire, tandis que la résurrection ouvre pour le Christ un nouvel état, que rien ne fait cesser. C’est l’attestation d’une espérance qui traverse la nuit de la croix. Cependant, en Mt 28,5-6 et en Mc 16,6, c’est exactement l’inverse : Jésus est dit crucifié au parfait, tandis que sa résurrection est annoncée par un verbe à l’aoriste. Ici, la résurrection apparaît comme une surprise, un acte divin qui marque le cours de l’histoire, tandis que la crucifixion n’est pas une réalité que la résurrection ferait cesser ni oublier. C’est en tant que crucifié que le Christ est Seigneur et ressuscité. Ainsi se trouve confirmée la conviction qu’il ne s’agit pas seulement de la résurrection d’un mort, mais d’un crucifié ; surtout, nous découvrons dans la croix une réalité qui demeure. L’espérance de la résurrection ne nous éloigne pas du « lieu » de la croix et de la condition de ceux qui en portent le poids, tout au contraire : elle nous fait contempler le(s) crucifié(s) et nous engage à sa (leur) suite. C’est au contact des crucifiés que tous les disciples du Christ peuvent accueillir la vie ressuscitée.

Conclusion : espérer pour tous

On accède mieux aux « véritables dimensions de la résurrection » aux côtés de ceux qui sont les plus menacés par la mort, l’injustice et la violence. Cette affirmation n’a rien de paradoxal : la résurrection ne se comprend qu’à partir de la croix. Le peuple crucifié s’avère être également le peuple de la résurrection : les premiers crucifiés sont les premiers témoins de la résurrection et même, avec le Christ, les premiers ressuscités. La résurrection est avant tout une espérance pour les plus pauvres, pour les opprimés, pour ceux qui souffrent de la mort violente et injuste. L’espérance de la résurrection correspond à la conviction que la justice de Dieu ne peut tolérer l’anéantissement des « derniers » : pour cette raison, elle justifie l’espérance des pauvres. La résurrection atteste que la justice de Dieu s’engage dans l’histoire humaine marquée par l’injustice. Elle constitue un peuple autour de la pierre rejetée, devenue pierre d’angle : là se donnent à goûter l’espérance de la résurrection et son inscription dans l’histoire.

Terminons en prévenant une double objection que la lecture de notre analyse a pu faire naître. D’abord, aurions-nous ouvert la porte à un nouveau dolorisme, dont la maxime serait « il faut souffrir injustement pour ressusciter » ? Nous affirmons le contraire. C’est parce que la souffrance des « derniers » est injuste et que nul ne peut la vouloir, au point que même le Christ résiste à cette perspective (Mc 14,32-42), que Dieu réagit par la résurrection. C’est exactement parce que cette souffrance des pauvres n’a en elle-même rien de bon ni de juste, que la justice de Dieu réagit. La résurrection atteste que Dieu ne peut pas abandonner les « derniers » ; elle se reconnaît dans la force des plus pauvres qui se relèvent, au point de faire du Quart-Monde le « peuple de la résurrection ».

Ensuite, que devient la résurrection comme espérance pour tous ? Il nous semble que cette perspective n’est pas niée, mais requalifiée. La résurrection ne saurait demeurer la simple espérance d’une survie personnelle : celle-ci est largement suspecte d’égoïsme et d’évasion des tribulations historiques. Au contraire, la résurrection de la chair assume le devenir de notre chair dans cette histoire violente et injuste. Elle est donc une espérance pour tous justement parce qu’elle est d’abord une espérance pour les derniers : c’est dans la mesure où ceux qui sont les plus écrasés peuvent espérer, à bon droit, que cette espérance ne laisse personne de côté.

Ces deux objections nous aident à préciser comment notre monde est affecté par la résurrection du Christ. Dès les premières prédications chrétiennes, celle-ci a été comprise comme l’attestation de la seigneurie de Jésus, entré dans la gloire de Dieu27. Pourtant, elle ne se traduit pas de manière éclatante : le Christ ne se manifeste qu’à quelques témoins (Ac 10,40-42), ceux-ci reçoivent une mission qui se conçoit à l’échelle universelle (Ac 1,8) mais ne renouvelle le monde qu’à la marge. De fait, le mal, la violence, l’injustice, le mensonge et l’exclusion paraissent régner dans un monde où pourtant la résurrection atteste que le Dieu vivant est Seigneur de l’histoire. C’est avec et à partir des « derniers », des plus pauvres, que nous pouvons habiter un tel paradoxe. La résurrection atteint bel et bien le monde que nous connaissons, mais par ses marges, à partir des derniers. La résurrection ne renouvelle pas le monde « par en haut », mais « par en bas ». Elle atteint le monde humblement ; c’est parce qu’elle vient par les derniers qu’elle peut être pour tous une promesse de réconciliation.

Notes de bas de page

  • 1 En parlant de « peuple » du Quart-Monde, de « peuple » de la résurrection ou plus bas de « peuple crucifié », nous employons le terme de « peuple » de façon analogique. Voir A. Guggenheim, « “Ils seront ses peuples…” (Ap 21,3). Redécouvrir la théologie du peuple de Dieu », NRT 137 (2015), p. 221-237 ; Id., « Le Quart Monde, peuple de Dieu ? Enjeux pour l’Église et pour le monde », NRT 140 (2018), p. 244-257.

  • 2 J. Wresinski, « A.T.D. Science et service et inspiration évangélique », Igloos. Le 4e monde 87-88 (1975-1976), p. 10-73, ici p. 24-26. L’article en question reprend cette conférence de Joseph Wresinski donnée aux étudiants et enseignants de l’Institut d’études théologiques de Bruxelles, en avril 1975. Nous remercions Jean Tonglet pour nos échanges au sujet de ce texte. Un écho à cette conférence a déjà été donné par A. Guggenheim, « Le Quart Monde, peuple de Dieu ? » (cité n. 1).

  • 3 Nous avons analysé en détail ces prises de parole dans F. Odinet, Les premiers ressuscités. Les pauvres, maîtres en résurrection, Paris, Éd. Facultés Jésuites de Paris, 2021. Le présent article reprend quelques éléments essentiels de cet ouvrage en les résumant.

  • 4 Notre méthode est décrite dans F. Odinet, Les premiers ressuscités (cité n. 3), p. 35-63.

  • 5 J. Wresinski, « Grande pauvreté et précarité économique et sociale », rapport présenté au Conseil économique et social les 10 et 11 fév. 1987, Journal officiel de la République française, 28 fév. 1987.

  • 6 G. Gutiérrez, « À la recherche des pauvres de Jésus-Christ. Évangélisation et théologie au xvie siècle », dans J. Van Nieuwenhove (éd.), Jésus et la libération en Amérique latine, trad. P. Duboys de Lavigerie et J. Lochmann, Paris, Desclée, 1986, p. 77-106, ici p. 98-99.

  • 7 G. le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires, Paris, Seuil, 2007, p. 14 et 88-89.

  • 8 J. Wresinski, « Les plus pauvres, révélateurs de l’indivisibilité des droits de l’homme » (1989), dans Refuser la misère. Une pensée politique née de l’action, Paris, Cerf – Quart-Monde, 2007, p. 215-238, ici p. 221.

  • 9 J. Sobrino, Jésus Christ libérateur. Lecture historico-théologique de Jésus de Nazareth, trad. T. Benito, Paris, Cerf, 2014 (1991), p. 72, 358 et 457-465.

  • 10 Ceci rejoint le premier sens qu’A. Gelin, Les pauvres de Yahvé, Paris, Cerf, 1953, p. 20-21, a reconnu aux termes ‘ani et ‘anawim : celui d’un peuple courbé, opprimé.

  • 11 J. Sobrino, Jésus Christ libérateur, (cité n. 9), p. 458.

  • 12 Ibid., et I. Ellacuría, « Le peuple crucifié. Essai de sotériologie historique » (1989), dans Le peuple crucifié. Le Royaume, les pauvres et l’Église. Écrits de San Salvador, 1973-1989, coll. La part Dieu, Paris - Bruxelles, Lessius, 2020, p. 59-89.

  • 13 J. Moingt, L’évangile de la résurrection. Méditations spirituelles, Montrouge, Bayard, 2e éd., 2018 (2008), p. 26-27.

  • 14 Un discernement précurseur a été proposé par C. Theobald, « “Témoins du Ressuscité”. Vous avez dit Résurrection ? », dans Transmettre un Évangile de liberté, Paris, Bayard, 2007, p. 87-117. Pour fonder les critères sur lesquels nous nous appuyons, nous renvoyons à F. Odinet, Les premiers ressuscités (cité n. 3), p. 321-323.

  • 15 <www.lapierredangle.eu>, consulté le 18 juillet 2022.

  • 16 Nous avons simplifié l’énonciation. On trouvera les décryptages plus précis dans Les premiers ressuscités (cité n. 3).

  • 17 Voir F. Odinet, « L’évangile, promesse pour les pauvres », NRT 140 (2018), p. 258-275, ici p. 260-266.

  • 18 Cf. J. Moltmann, Théologie de l’espérance. Études sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie chrétienne, trad. F. et J.-P. Thévenaz, Paris, Cerf - Mame, 1970 (1964), p. 205-246.

  • 19 C. Theobald, Transmettre un Évangile de liberté (cité n. 14), p. 155-156.

  • 20 Nous parlons bien sûr d’une impossibilité subjective : rien ne serait plus éloigné de notre propos que de nier la dignité objective des plus pauvres au sein de l’humanité et aux yeux de Dieu.

  • 21 A. Wénin, Naissance d’un peuple, gloire de Dieu. Exode 14-15, Namur, Lessius, 2018, notamment p. 64.

  • 22 Cf. Missel romain, prière eucharistique iv.

  • 23 Thomas d’Aquin, ST Ia, q. 45, a. 3, resp.

  • 24 G. le Blanc, Vies ordinaires, vies précaires (cité n. 7), p. 59.

  • 25 J.-B. Metz, Memoria passionis. Un souvenir provocant dans une société pluraliste, trad. J.-P. Bagot, Paris, Cerf, 2006 (2009), p. 29-37 et 58-59.

  • 26 J.-F. Baudoz, « Prendre sa croix ». Jésus et ses disciples dans l’évangile de Marc, Paris, Cerf, 2009, p. 116-117.

  • 27 F.-X. Durrwell, La résurrection de Jésus, mystère de salut, Le Puy, Xavier Mappus, 4e éd., 1954, p. 24-27.

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