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Pouvoir et confusion des rôles

Un regard psychologique sur la formation religieuse

Grégoire Nyssens
Comment aider les personnes livrées au manque de structuration intérieure ? L’Église peut-elle encourager les formations qui accentuent le besoin de se réfugier sous des identités toutes faites ? Des formateurs dévoués peuvent-ils remplir tous les rôles en même temps ? Pour qu’une identité différenciée puisse se construire, il est nécessaire de clarifier tant la question du pouvoir avec ses limites, que la controverse sur la confusion des rôles dans la formation. Certains soutiennent qu’un supérieur de communauté ou qu’une autorité académique peut prendre en accompagnement spirituel les personnes qui sont sous sa responsabilité. Pourtant, des enjeux invitent à bien distinguer les rôles.

Un accompagnement spirituel chrétien qui croit en l’Incarnation concerne la relation à Dieu inséparablement des relations au corps, aux autres, à l’argent, au travail, à la sexualité, au pouvoir et à la mort. Comment la personne vit-elle l’espace-temps de sa propre histoire ? Comment la relation à la personne de Jésus vient-elle éclairer toutes ces manières d’être au monde ? Comment ces manières d’être au monde sont-elles vécues dans la communauté de l’Église ? Même dans notre monde post-moderne désenchanté et mondialisé qui diversifie les appartenances des individus à plusieurs groupes, l’Église peut dire une parole qui fasse sens : une parole qui invite et conforte, une parole qui interpelle et envoie pour donner vie.

Réciproquement, l’Église devrait mieux entendre les questions qui lui viennent des sciences humaines : il ne s’agit plus seulement de poser la question du sentiment de culpabilité entretenu par les consciences individuelles. Des études bien connues ont dénoncé la domination par la peur ou par la négation de soi1. Aujourd’hui, le risque pour les religions semble plutôt de disparaître du champ social en adoptant un profil bas, proche de la démission ou en s’isolant dans un repli identitaire. Par ailleurs, les pathologies fréquentes ne sont plus seulement les névroses hystériques qui étaient produites par le refoulement dans le contexte d’une société dite répressive au début du siècle dernier, mais bien les pathologies des états-limites2 (borderline) ou des perversions3 frisant la décompensation psychotique dans le contexte d’une société permissive héritée de mai 68 qui interdit d’interdire et proclame sans entraves : « laissez-le-sex-primer » !

Comment aider les personnes livrées à l’angoisse du vide et de l’éclatement qui caractérise ces états-limites ? Que sait-on sur la manière de répondre au manque de structuration des personnalités qui dérivent comme des navires sans gouvernail, s’échouant comme des épaves ? Va-t-on encourager dans l’Église les formations qui accentuent le besoin de se réfugier sous des identités toutes faites ? Les formateurs dévoués peuvent-ils remplir tous les rôles en même temps ? Souvent, on parvient à différencier le rôle du supérieur de communauté qui veille à promouvoir le bien commun, celui du professeur qui influence par ses cours et celui de l’accompagnateur spirituel qui ne peut pas faire de prosélytisme4. Pourtant, des confusions de rôles parfois bien intentionnées provoquent des relations d’emprise5. Certaines formations de formateurs peuvent même diffuser ce modèle qui confond les rôles. Quels sont les enjeux anthropologiques de ce débat ?

I Le pouvoir et ses limites

Sur fond de ce contexte culturel trop rapidement évoqué, nous attirons l’attention sur la question du pouvoir. Pourquoi choisir cette question du pouvoir ? Les motifs proviennent autant des récits bibliques qui nous mettent en garde contre les abus, que de la psychopathologique des états-limites et du contexte ecclésial où les scandales pédophiles incitent à une tolérance zéro par la sélection sévère des candidats au sacerdoce, avec le risque d’utiliser des contrôles abusifs. Respecter les limites de son rôle est une condition fondamentale pour aider les personnes accompagnées à se différencier, au lieu de les coincer dans une relation d’emprise6.

1 Reconnaître les limites de ses propres compétences : sortir de la toute-puissance sans tomber dans l’impuissance

Que dit la Bible sur la question du pouvoir et des limites ? Dès les premiers chapitres, le magnifique récit de la création l’évoque sous l’angle du « manger ». En effet, l’objet du commandement porte sur l’interdit de manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, c’est-à-dire sur l’interdit de s’approprier toute la connaissance, sur le danger de se prétendre la seule référence qui décide ce qui est bien ou mal pour soi, les autres, ou Dieu. L’objectif du commandement est de rappeler à l’homme la condition pour qu’une relation de communion soit possible entre les hommes devant Dieu. Pour une communion sans confusion, il faut respecter l’altérité et accepter l’interdit d’assimiler l’autre en le réduisant à ma seule vision des choses. Ici, l’enjeu concerne la capacité humaine à entrer en alliance. Comme le dit A. Wénin, « le don des arbres du Jardin d’Eden structure la relation des humains entre eux devant le Seigneur sous forme d’un test, d’une mise à l’épreuve (Gn 2,16-17) »7, car manger c’est s’assimiler l’objet de la connaissance en le réduisant à soi, c’est prétendre à la connaissance totale et à la toute-puissance. Ici, le paradigme de toute faute, la faute originelle, consiste à manger.

Dans les relations interpersonnelles, manger de l’arbre de la connaissance du bien et du mal peut signifier une tentative de décider à la place de l’autre ce qui serait bon pour lui, ou de réduire l’expérience de l’autre à ses propres horizons selon l’ethnocentrisme qui se trouve présent dans toute relation d’aide : faire de son point de vue un critère absolu qui s’impose alors avec violence. Dans la dynamique d’une relation, « bien connaître », c’est consentir à une zone d’ombre qui protège le mystère de l’autre. Au contraire, « mal connaître » serait prétendre à un savoir totalisant sur l’autre : tout manger. En ce sens, l’interdit de manger de l’arbre de la connaissance ne visait pas seulement à protéger la possibilité d’une relation sans confusion entre l’humain et Dieu, mais aussi un respect de l’altérité parmi les humains entre l’homme et la femme. Cela peut rejoindre l’expérience d’amitié ou d’écoute qui reste immature si elle cherche à tout dire et tout savoir de l’autre selon le mythe de la transparence, tandis qu’elle mûrit si elle peut vivre avec respect le mystère de l’autre.

Au plan spirituel, il peut être sain qu’un accompagnateur reconnaisse ne pas être compétent pour aider, par exemple, à interpréter des rêves qui jouent avec l’inconscient personnel selon les clés rétrospectives, avec l’inconscient familial selon les clefs prospectives et avec l’inconscient collectif selon les clefs culturelles des grands archétypes. Pourtant, dans la Bible, Joseph a des songes qu’il se risque à interpréter d’abord avec une présomption que ses frères lui font payer cher. Ensuite, avec davantage d’expérience acquise suite aux mises à l’épreuve de l’exclusion et de la séduction, Joseph interprète ceux de Pharaon…

Il est aussi préférable de reconnaître manquer de compétence pour aborder, par exemple, un syndrome de stress post-traumatique vécu par un missionnaire qui travaille dans un pays en guerre et, au besoin, l’orienter vers un centre de santé mentale sans y voir une maladie honteuse. La reconnaissance des limites de sa compétence permet de mieux collaborer. Cet envoi peut aussi servir aux personnes accompagnées pour favoriser par identification un travail d’acceptation des limites personnelles. En effet, les personnes en accompagnement spirituel sortent leur accompagnateur de la position toute-puissante dans laquelle elles risquaient de le maintenir si elles le considèrent trop littéralement comme « tenant lieu » de Dieu8. La compétence d’un accompagnateur se mesure à sa capacité de reconnaître ses limites et au besoin d’orienter ailleurs9. Par analogie, certains arrêts de psychothérapie peuvent avoir des effets thérapeutiques quand il y a une stagnation trop longue qui devient une répétition mortifère10.

Un premier enjeu porte donc sur les motivations de l’accompagnateur spirituel : quelle est sa position concernant la puissance et les limites ? S’il pouvait reconnaître ses limites, sans sombrer dans l’impuissance du retrait, n’offrirait-il pas un modèle d’identification pour répondre à la question des limites de façon humanisante ?

2 Travailler en réseau, respecter la séparation des rôles, chercher des supervisions

La question de la toute-puissance concerne aussi la clarification des rôles : peut-on les remplir tous à la fois ? Peut-on être à la fois supérieur de communauté ou responsable de séminaire et accompagnateur spirituel des mêmes personnes ? Peut-on cumuler les casquettes de professeur et de père spirituel de ses propres étudiants ? Avec l’intention de mieux connaître pour mieux aider, ces confusions entraînent de gros risques d’abus de pouvoir, surtout chez les sujets ayant une histoire de relations trop fusionnelles qui empêche le développement d’une personnalité différenciée. Comment interpeller, par exemple, un professeur bien intentionné mais incapable de tenir son rôle à une délibération d’examens lorsqu’il propose des cours particuliers pour repêcher un étudiant qu’il connaît bien par le biais de son accompagnement ? Quand on accompagne spirituellement en étant supérieur ou professeur des personnes dont on a la responsabilité, les risques d’aboutir soit à une dépendance servile, soit à une rébellion chronique sont trop grands. Plus risqué encore, lorsqu’un supérieur ou un professeur engage une psychothérapie avec ceux qui sont sous son autorité11.

La supervision concerne également la question de la toute-puissance : accepte-t-on de se former, prend-on du recul pour mettre sa pratique en question ? Dans un centre spirituel, il est déjà arrivé d’entendre une objection contre les supervisions qui ne respecteraient pas la confidentialité. Si la confidentialité est bien une condition essentielle du travail en psychothérapie tout comme en accompagnement spirituel, une supervision qui est au service de l’accompagnement, n’enlève pas cette confidentialité qui s’étend au superviseur. Par ailleurs, un accompagnateur qui refuserait toute supervision serait tenté par l’autosuffisance qui menace alors son travail. Celui-ci progressera davantage dans sa capacité d’accompagner autrui par la relecture, avec des collègues, de son implication et par la reconnaissance de ses maladresses. On apprend plus de ses erreurs que de ses succès ! Cet enjeu porte encore sur l’accompagnateur : accepte-t-il de clarifier son rôle, de se former et de se faire superviser ?

II Ambivalence et ambiguïté

Un enjeu central pour la question du pouvoir provient de la croissance de l’enfant vers davantage de différenciation qui le sorte de la dépendance et de la confusion des premières expériences. Au début de son histoire, l’enfant connaît des changements brutaux qui vont de la satisfaction béate lorsqu’il vient de téter, à la détresse terrifiante s’il a mal au ventre. Il passe parfois sans transition du tout bon au tout mauvais. C’est progressivement que l’enfant devrait sortir de la toute-puissance illusoire éprouvée lorsqu’il est satisfait. La sortie de la toute-puissance implique d’apprendre à tolérer les frustrations avec l’aide d’une « mère suffisamment bonne », selon l’expression de Winnicott12. Cette mère suffisamment bonne prépare les séparations et annonce son retour pour ne plus basculer d’un seul coup de la toute-puissance illusoire quand elle offre sa présence rassurante, vers la rage impuissante quand elle ne répond pas.

Lentement, chaque individu sort du clivage qui bascule du tout au rien et parvient à accepter l’ambivalence des émotions qui lui permet de vivre un mélange d’émotions positives et négatives par rapport à une même situation ou une même personne en maintenant une stabilité relationnelle. C’est aussi le cas pour l’apprentissage de l’ambiguïté comme nous allons le proposer. Mais d’abord il nous faut mieux comprendre comment certains adultes souffrent du clivage qui exige le tout ou rien.

1 Tolérer l’ambivalence pour sortir du tout bon ou tout mauvais

Tout au long d’un processus d’accompagnement, on peut disposer de « sonnettes d’alarme » qui signalent un trouble d’état-limite afin d’orienter vers une aide spécialisée qui puisse soutenir un passage de croissance momentanément bloqué. Pour diagnostiquer un trouble d’état-limite, O. Kernberg propose plusieurs critères. J’en reprends seulement un, le clivage13.

Contrairement à une névrose, dans laquelle l’organisation défensive du patient est centrée sur le refoulement et d’autres opérations élaborées, le trouble d’état-limite présente surtout des défenses primaires organisées autour du clivage. Celui-ci — et les autres mécanismes défensifs qui s’en rapprochent, comme l’idéalisation primaire, l’identification projective, le déni, le contrôle omnipotent et la dévalorisation — protège le moi du conflit en dissociant les expériences contradictoires du soi et d’autrui. Ce clivage opère une division du soi et des objets externes en « tout bons » et « tout mauvais » qui peut aboutir à un revirement inattendu, rapide et complet des sentiments et des conceptualisations vécues par le patient.

Ainsi l’idéalisation primaire du « tout bon » est un mécanisme qui exagère la tendance à voir les objets extérieurs comme bons, c’est-à-dire que la qualité de « bon » chez les autres est exagérée de manière pathologique, à l’exclusion des défauts humains habituels. Chez l’être ainsi idéalisé, le patient ne tolère aucune imperfection. En contrepartie de cette idéalisation, on rencontre la dévaluation totale des autres personnes, ou la perception de ceux-ci comme persécuteurs et dangereux. On peut retenir du clivage qu’il entraîne d’un côté, l’omnipotence de l’idéalisation et de l’autre côté, la dévalorisation. Ces extrêmes sont vécus par le sujet qui se représente lui-même sous l’image d’un Soi grandiose, omnipotent, tandis qu’il projette les représentations dévalorisées du Soi sur les autres, qui en deviennent dépréciés. Le monde et le Soi sont alors clivés avec simplisme entre le camp des élus tout bons et le camp des ennemis tout mauvais.

Parmi les critères diagnostiques des états-limites, on remarque l’aspect central du mécanisme du clivage en « tout bon », « tout mauvais » mais aussi en « toute-puissance », « impuissance ». Un enjeu majeur de la maturation humaine et spirituelle consiste à dépasser ces clivages trop brutaux. Comme nous l’avons évoqué pour l’enfant, il s’agit d’aider à tolérer l’ambivalence des émotions pour tenir dans la durée des relations capables de traverser des épisodes d’énervement, de déception, de crises inévitables, sans basculer brutalement de l’idéalisation initiale à la dévalorisation méprisante. À défaut de cette tolérance de l’ambivalence, on aboutit à des histoires chaotiques de relations d’abord idéalisées et ensuite cassées à la première contrariété. Les règles du discernement ignacien restent pertinentes pour cette visée quand elles invitent, par exemple, à relativiser les extrêmes des mouvements de consolation et de désolation : « celui qui se trouve dans la consolation pensera à la façon dont il se comportera dans la désolation qui viendra plus tard, prenant de nouvelles forces pour ce moment-là » (Exercices Spirituels n° 323).

2 Tolérer certaines ambiguïtés pour ne pas en rester au noir ou blanc

À côté de cette tolérance de l’ambivalence des émotions pour dépasser la solution des clivages, et réussir à apprécier quelqu’un malgré certains défauts irritants, il y a aussi l’apprentissage à tolérer les ambiguïtés au lieu d’exiger un monde structuré par des vérités toutes faites peintes en « noir ou blanc » au sens où en parle P.Cl. Racamier14. Le concept d’ambivalence des émotions et d’ambiguïté des situations est utilisé par P.Cl. Racamier pour décrire la structure de l’être humain. Entre les solutions simplistes du « tout ou rien », il y a place pour tracer un chemin de liberté quand celle-ci parvient à une articulation dialectique de la multiplicité des points de vue. On touche ici à la difficulté de considérer que l’ambiguïté puisse avoir un aspect positif. C’est la même difficulté qu’on rencontre face à l’idéologie. P. Ricœur nous aide à considérer l’aspect ambigu de l’idéologie qui a une face positive et une face négative15. Positive, l’idéologie participe à la construction d’une identité commune et légitime une forme d’organisation du pouvoir. Négative, elle caricature l’abus de pouvoir en devenant un système de croyances qui se ferme aux nouvelles informations. Elle fait barrage à toute remise en question et tend à reproduire les mêmes affirmations qui deviennent des slogans inadaptés aux nouveaux contextes. Cela porte le groupe à l’implosion après avoir expulsé les contestations.

Si l’ambivalence coordonne l’amour et la haine selon un travail incessant de se dépasser vers la recherche de nouvelles possibilités pour vivre ensemble, l’ambiguïté coordonne l’interne et l’externe16. L’ambiguïté n’est pas l’équivoque qui cherche à confondre en mélangeant tout, sans rien affirmer, ni l’alternative du « ou bien » qui présente des choix opposés, parfois sous forme de dilemme, ni le paradoxe du « et » qui affirme et nie sans rien ajouter. L’ambiguïté, selon Racamier, fait coexister deux propriétés différentes, logiquement incompatibles, mais symétriques et de valeurs égales. Elle ne dénie pas les différences, mais procède par une double affirmation qui comporte un caractère indécidable. Il y a des objets ambigus, mais aussi des situations ou des relations, des mots et des représentations ambigus. Ainsi en est-il de l’objet transitionnel, comme l’ourson en peluche, qui se vit à la fois de-moi et non-de-moi, interne et externe. Ou encore, la rencontre des cultures qui se vit sur la modalité du familier et de l’étrange17. Mais aussi la situation amoureuse qui attribue l’attrait autant à ce qui surgit comme l’autre en moi (le grouillement méconnu de mes pulsions) qu’à ce qui provient du même en l’autre (l’image nostalgique d’une complétude que je retrouve chez l’autre). Tant en intervention judiciaire, qu’en thérapie ou en accompagnement spirituel, les situations humaines sont souvent complexes et demandent une sagesse pratique où les choix ne sont pas entre le blanc ou le noir, mais entre le gris et le gris18. Certaines situations humaines ne restent-elles pas indécidables quant à la part de liberté et de contrainte, d’inné et d’acquis ?

L’ambiguïté est une interface. Elle permet la création continue et alimente entre le moi et son milieu d’appartenance une oscillation vitale, une danse de la vie, une respiration de l’âme à condition de parvenir à certains choix concrets qui sont des prises de position. Avec la vie qui avance, ne pas vouloir décider, c’est encore une manière de décider ! Si l’ambiguïté n’est pas intégrée par le moi, elle sera combattue de front par la chasse paranoïaque à l’incertitude qui exige des affects d’un seul bloc et des sentiments sans mélange. Cette intransigeance préfère alors la haine sans partage à l’amour toujours accompagné de moments sombres. Elle choisit la logique irréfutable du rationalisme morbide privé d’intuition et se bétonne des certitudes légales sans se soucier qu’elles soient injustes. Au plan social, le combat organisé contre l’ambiguïté n’est-il pas celui qui milite avec intolérance, celui qui s’attache au dogmatisme désincarné ou encore celui qui cherche le pouvoir absolu pour placer ses intérêts immédiats au dessus des règles déontologiques ? Quand au monde religieux, il n’est évidemment pas épargné par les dérives idéologiques. Les fondamentalismes et les idolâtries n’ont pas disparus.

Conclusion

Le pouvoir — et ses limites — se présente comme un thème délicat mais central pour la formation des personnes. Certaines situations sont aux prises avec les extrêmes, tantôt de la toute-puissance qui ne reconnaît pas les limites, tantôt de la radicale impuissance écrasée par son environnement qui en devient menaçant. Des alternances d’idéalisation et de dévalorisation sont parfois brutales et instantanées, provoquant une lourde souffrance personnelle ainsi que pour l’entourage. Comme expérience humaine cette problématique nous concerne tous, car nous avons tous à répondre à cette question qui sous-tend la construction de notre identité : qui sommes-nous ? Tout ou rien ? L’évangile nous apprend que nous sommes un mixte ambigu, car nous portons « un trésor dans des vases d’argile » dont il est parfois difficile de distinguer l’intérieur de l’extérieur tant il est vrai que c’est « quand nous sommes faibles que nous sommes forts », comme le dit Saint Paul. Il n’est, en effet, pas demandé aux chrétiens d’être des surhommes, ni des esclaves, mais de se réconcilier avec leur fragilité malgré leur faute qui peut devenir un trésor quand elle s’ouvre à la tendresse de la solidarité et du pardon. Nos limites acceptées deviennent une occasion de recevoir d’autrui au lieu de nous construire par une autosuffisance rebelle ou par une soumission infantilisante. Ce qui est en jeu, c’est la construction d’une identité libre d’entrer en alliance, une identité capable de se différencier au lieu d’en rester à une participation moulée sur son groupe d’appartenance qui diffuse son idéologie.

Si la question du pouvoir et de ses limites est centrale pour chacun qui construit son identité, elle l’est aussi pour l’organisation d’une communauté et la relation d’accompagnement qui véhiculent leurs idéologies pour le meilleur et pour le pire : va-t-on se croire omni-compétent pour répondre à toutes les demandes ou peut-on orienter ailleurs ? Veut-on obtenir toutes les informations sur un candidat, comme ceux qui demandent l’avis du thérapeute sur leur client avant l’admission dans une institution ou est-on capable de limiter son besoin de tout manger pour tout connaître ? Croit-on pouvoir remplir tous les rôles en même temps et accompagner spirituellement ou thérapeutiquement les membres de sa propre communauté dont on est aussi le professeur d’université qui exerce une influence ou le supérieur responsable qui a la charge du bien commun ? Avec les meilleures intentions de tout connaître pour mieux aider, des formateurs deviennent parfois intrusifs et mangent de l’arbre de la connaissance du bien et du mal. Cela débouche sur des surprotections abusives qui tendent vers la toute-puissance, ou sur des démissions de responsabilités qui sombrent dans l’impuissance avec des justifications pseudo-spirituelles. Dans ces cas, une violence implicite est alors provoquée, car elle empêche la différenciation qui construit une personnalité libre. Des controverses montrent que la réponse à ces questions n’est pas encore stabilisée. À tout le moins devrait-on discuter ouvertement des enjeux. Ce discernement incombe d’abord aux institutions de formation ou d’enseignement qui ont un rôle de leadership dans l’Église catholique.

Notes de bas de page

  • 1 Au-delà de ses excès, l’ouvrage de Drewermann est éclairant, mais sans concession, pour la formation religieuse qui livre aux exigences du Surmoi sans développer un véritable Moi capable de se prendre en main. Voir Drewermann E., Les fonctionnaires de Dieu, Paris, Albin Michel, 1993.

  • 2 Pour une présentation des états-limites, voir par exemple Green A., La folie privée, psychanalyse des cas-limites, Paris, Gallimard, 1990.

  • 3 Pour d’autres auteurs, ce déplacement d’une société répressive vers un ultralibéralisme permissif entraîne des symptômes de la perversion comme dernière défense contre l’écroulement psychotique. Selon cette optique, plusieurs indices montrent que les citoyens consommateurs sont endoctrinés à vivre la jeunesse et la jouissance perpétuelles et se retrouvent en proie à la fatigue, aux assuétudes, au désarroi du vide et à l’effacement des limites. Voir Melman Ch., L’homme sans gravité. Jouir à tout prix, Paris, Denoël, 2002. Les situations de harcèlement moral indiquent l’existence de la perversion sadique. Voir Hirigoyen M.-Fr., Le harcèlement moral, la violence perverse au quotidien, Paris, Syros, 1998.

  • 4 Voir Chapelle A., « La direction spirituelle », dans Vie Consacrée 1990/3, p. 166-179.

  • 5 Sous les atours de l’altruisme, la relation d’emprise joue un grand rôle sur la violence implicite. Voir Arènes J., « Anthropologie de la violence et vie religieuse », dans Documents Épiscopat (9, juin 2003) 1-9.

  • 6 M. Foucault essaye de démasquer les opérations de pouvoir au microniveau et à la périphérie de la société : dans les hôpitaux, les prisons, les familles, etc. Selon lui, c’est dans ces milieux humains que les jeux de pouvoir sont les plus évidents, bien qu’ils s’exercent de façon décentrée et « par en bas » sans que cela soit discuté, plutôt que de façon centralisée et depuis le sommet vers la base. Pour M. White, ces pratiques de pouvoir sont insidieuses et efficaces car elles incitent les individus à accepter leur propre assujettissement selon certaines « vérités ». Son approche de la thérapie narrative vise à restaurer la fonction d’auteur de sa vie en sortant d’une histoire saturée par le problème où les personnes se vivent comme assujetties. Voir White M., « Thérapie et déconstruction », dans Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratique de réseaux 19 (1997) 153-188.

  • 7 Wénin A., Pas seulement de pain… Violence et alliance dans la Bible, Paris, Cerf, 1998, p. 17.

  • 8 La psychologie du Destin établit une analogie entre le délire et la croyance. Tous deux relèvent de la même fonction du moi : la fonction de participation qui dit le besoin d’être un et identique avec l’autre. Une différence porte sur la répartition de la toute-puissance : dans le délire, le moi étend à l’infini le champ de sa propre toute-puissance ou bien celui de son entourage auquel il participe. Au contraire, le croyant, en transférant la puissance sur une instance divine, réalise le lien participatif avec cette instance sans courir le risque morbide de s’attribuer cette toute-puissance ou de la conférer à quelqu’un de son entourage. « C’est donc le mode de répartition de la toute-puissance qui constitue le critère de différenciation décisif entre le délire et la croyance » : voir Szondi L., Introduction à l’analyse du destin, t. II, Bruxelles, Nauwelaerts, 1983, p. 160.

  • 9 Certains soulignent que l’accompagnateur des Exercices Spirituels doit veiller sur la procédure pour garantir l’authenticité de l’expérience. Voir Giuliani M., « L’accompagnateur exerce-t-il un pouvoir ? », dans Cahiers de spiritualité ignatienne 70 (1994) 125-131. Il s’agit de veiller aux conditions qui permettent ou empêchent une expérience authentique. La manière d’habiter l’espace-temps ainsi que la clarté des rôles ou les règles de déontologie font partie de cette procédure à garantir.

  • 10 En ce sens, voir Green A., Le temps éclaté, Paris, Éd. de Minuit, 2000, p. 158.

  • 11 Pour un point de vue psychanalytique sur ces problèmes déontologiques, voir Kernberg O., « A Concerned Critique of Psychoanalytic Education », dans International Journal of Psychoanalysis 81 (2000) 97-120.

  • 12 Voir Winnicott D.W., Jeu et réalité, l’espace potentiel, tr. C. Monod et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1971, p. 19.

  • 13 Voir p. ex. Kernberg O., Les troubles graves de la personnalité : stratégies psychothérapeutiques (1984), Paris, PUF, 1989 ; Id., La thérapie psychodynamique des personnalités limites (1989), Paris, PUF, 1995, p. 5.

  • 14 Racamier P.Cl., Le génie des origines. Psychanalyse et psychoses, Paris, Payot, 1992.

  • 15 Voir « L’idéologie et l’utopie : deux expressions de l’imaginaire social », dans Ricœur P., Du texte à l’action, Paris, Seuil, 1986, p. 229. Voir aussi p. 228-236 ; 306-314 ; 379-392.

  • 16 Cf. Racamier P.Cl., Le génie des origines (cité supra n. 14), p. 379.

  • 17 Cf. Caillé Ph., « De l’étrange et du familier. Appartenance culturelle et affiliation linguistique en psychothérapie », dans Cahiers critiques de thérapie familiale et de pratique de réseaux 28 (2002) 13s.

  • 18 Ricœur P., Le Juste 2, Paris, éd. Esprit, 2001, p. 74. G. Fourez encourage aussi une formation critique car tout enseignement véhicule toujours une idéologie. « Beaucoup ont de la peine à consentir à la réalité de la condition humaine qui ne se déploie pas dans un monde peint en blanc et noir (…) Le nihilisme est sans doute l’expression d’un mal être qui ne peut faire confiance à la vie. Mais il s’agit aussi de faire son deuil de la parole absolue et d’accepter une existence humaine qui se trouve dans un ‘entre-deux’. Faire son deuil d’une parole sans ambiguïté, sans interprétation, qui ne serait enracinée nulle part, c’est sans doute un cheminement auquel chacune et chacun est invité ». Voir Fourez G., Apprivoiser l’épistémologie, Bruxelles, De Boeck, 2003, p. 131.

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