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Prophétie biblique et prophétie coranique

Rémi Chéno
L’islam se donne comme figure de totalisation et revendique une compréhension totale et extensive du monde. La prophétie y accomplit la loi originaire, le décret divin créateur dont la connaissance constitue un retour au sens premier, caché, toujours antérieur, toujours déjà donné. Le christianisme, en sens contraire, attend un accomplissement de tout l’humain dans le Christ, nouvel Adam qui récapitule la création. L’œuvre de l’Esprit renvoie à un « excès » ou à un « surplus » eschatologique toujours à venir et pas encore donné, sinon en figure dans le Christ.

Le Père Jacques Jomier avait écrit en 1977 un petit article où il détaillait les points de convergence et aussi quelques distinctions entre le prophétisme biblique et celui du Coran1. Je me propose de reprendre la question, en l’élargissant parfois à celle du judaïsme, pour suggérer quelques remarques sur leurs différentes conceptions des liens entre la Loi, la Parole de Dieu et la parole humaine, la prophétie et les livres saints. J’y souligne l’originalité du christianisme dans son insistance sur l’actualisme de Dieu et sur la dynamique de l’Esprit Saint qui tourne le croyant vers un avenir imprévisible, les eschata, dons par Dieu d’une révélation définitive à venir.

À la différence de beaucoup de publications des islamologues et autres orientalistes occidentaux récents, mon propos ne sera pas de type historique. Je ne m’attache pas ici à la façon dont se sont mis en place les figures du prophète ou les concepts théologiques qui y sont liés. Je ne considère ni le Sitz im Leben, ni la Wirkungsgeschichte, ou, pour parler français, les circonstances qui donnèrent naissance aux concepts, leur évolution ou leur influence. Je pars de l’état couramment reçu de la pensée musulmane aujourd’hui et de la pensée théologique chrétienne contemporaine2. Mon intention consiste à développer une hypothèse sur le rapport de l’islam3, du judaïsme et du christianisme à ce qu’on pourrait appeler l’ultime, c’est-à-dire la vérité. Selon cette hypothèse, le judaïsme et l’islam se rapporteraient à l’ultime comme à une vérité originaire enfouie dans le passé d’une révélation close, tandis que le christianisme s’y rapporterait dans une visée de l’es-chaton, toujours à venir, sous une figure déjà préparée dans la venue du Christ mais que l’Esprit accomplit selon une imprévisible nouveauté4. Le prophète, au service de l’entrée dans l’intelligence de cet ultime ou de cette vérité, sera alors pour les premiers l’exégète d’une source toujours vive mais toujours aussi déjà donnée, antérieure, et pour le christianisme le témoin de l’action illuminatrice actuelle de l’Esprit Saint qui nous tourne vers les réalités à venir.

I La figure du prophète

En sociologie des religions, on s’accorde à comprendre la catégorie du prophète comme celle d’un homme ou d’une femme qui parle au nom d’une divinité et sur son ordre, quasiment comme un porte-voix (figure du Sprachrohr), ce qui le distingue de l’aruspice ou du voyant même si ces deux figures, sans doute plus archaïques, sont probablement à son origine5. Cette figure prophétique est universelle, aussi bien d’un point de vue temporel (de l’Égypte ancienne jusqu’aux religions nouvelles) que d’un point de vue géographique (les trois grandes religions du Livre, le bouddhisme, les « cultes du cargo » dans l’espace pacifique, etc.)

Dans tous les cas, ce qui caractérise le prophète, c’est qu’il est légitimé par la divinité elle-même et par la mission qu’elle lui confie. Il s’agit là d’une légitimation de type charismatique, à distinguer de la légitimation de type bureaucratique ou institutionnel de la figure du prêtre. On est prêtre en vertu d’une appartenance à une institution sociale, on est prophète par vocation divine6. C’est pourquoi le Psalmiste peut se lamenter qu’il n’y ait plus de prophètes (Ps 74,9) tandis qu’il ne s’inquiète pas qu’il puisse manquer de prêtres, parce que l’institution sacerdotale garantit en quelque sorte la relève. Certes, les deux figures du prêtre et du prophète sont, l’une comme l’autre, au service de la « conservation » d’une tradition divine. Le prêtre, en entrant dans l’institution qui le précède, perpétue celle-ci et la légitime pour autant qu’il reçoit d’elle sa propre légitimation. Mais on peut reconnaître chez lui une prétention à se présenter comme le témoin d’une tradition qui serait plus ancienne, plus primordiale et qui s’origine toujours dans la divinité elle-même qui l’a appelé à être prophète. Le prêtre tend plutôt à maintenir le statut qui permet son institution. Le prophète parle au nom de la divinité et atteste de l’antériorité de cette parole originaire sur toute institution qui pourrait en dériver. Le prêtre, quant à lui, atteste de l’institutionnalisation de cette parole, il s’en reçoit autant qu’il y participe. En ce sens, on pourrait comprendre le prophétisme comme au service d’une vitalité toujours jeune de la divinité, avant qu’elle ne soit engagée dans une dynamique instituante, plus originelle que l’institution qu’elle fait naître. Pour le dire sans nuances, le prêtre apparaît comme l’homme de l’appareil tandis que le prophète est l’homme du surgissement libre de la parole.

Ce « surgissement » apparaît dans le vocabulaire utilisé à propos des prophètes par les chapitres 16 à 18 du Deutéronome, passage clé de la Bible sur la question. Dans ces chapitres, les juges, les scribes, le roi ou les prêtres lévites sont donnés (nâtan) ou bien établis (shôm) par Dieu (Dt 16,18 ; 17,14 ; 18,3), tandis que le prophète est suscité (qôm : c’est le verbe de la résurrection7) par Dieu (Dt 18,15 ; voir aussi Dt 34,10). Le prophète est ainsi plus immédiatement en contact avec l’action souverainement libre de Dieu qui s’affranchit de la médiation institutionnelle pour appeler son prophète. Il a fait une expérience de la force de Dieu, il est comme saisi, pris par lui, dans une expérience spirituelle (la main de Dieu vient sur lui [1 R 18,46 ; Jr 1,9 ; Is 8,11 ou Ez 3,14] et l’Esprit Saint entre en lui [Ez 2,2 ; 11,5 ; Jl 2,28 ; Is 61,1]). Le Coran, de son côté, parlera, à propos de Mahomet, d’une sorte de sommeil qu’Ibn Khaldûn au début du xive siècle appelait un « état d’absence » (une extase, une transe). La prophétie est le plus souvent liée dans la Bible à une vision (marâh), distincte du songe8 (khalôm) en Nb 12,6-8 (voir aussi Dt 13,2). Il y a donc une inspiration prophétique (inspiratio = epinoia = empneusis). La donnée est connue autant par la Grèce classique ou hellénistique que par la Rome du début de notre ère, par l’hindouisme ou par l’islam. La thématique traverse toute l’histoire des religions. Platon parlait déjà de « possession » ou de « délire » (à partir des devins et des sibylles). La diaspora hellénistique se représentera les auteurs des livres bibliques comme plongés dans un état de ravissement intérieur qui met « hors circuit » leur raison pour les transformer en « interprètes de Dieu, celui-ci utilisant leur organe pour révéler sa volonté » (Philon, De specialibus legibus, I, 65 ; De vita Mosis, II, 188.291, etc.).

La Bible met en garde contre une trop grande multiplicité de prophètes (1 R 22 ; Jr 23,9-22), alors que l’islam aurait plutôt tendance à en multiplier le nombre. Mais les trois religions s’accordent pour dénoncer le risque des faux prophètes et les combattre. Il y a des inspirations néfastes. Le Coran mentionne ainsi les inspirations démoniaques dont il faut se méfier parce qu’elles pourraient égarer les croyants. Ce sont les inspirations du « possédé » (majnûn), du devin (kâhin) ou du poète (shâ’ir) (voir sourates 26,21-24 ; 52,29 ; 69,40-43 ; 81,22). On pourra en rapprocher Dt 18,14 : « Car ces nations que tu dépossèdes écoutaient enchanteurs et devins, mais tel n’a pas été pour toi le don du Seigneur ton Dieu ». Si, en sens contraire, 1 S 28,6 (qui témoigne d’une théologie plus ancienne) associe les songes et les sorts à la prophétie, on peut pourtant dire que les formes de la mantique intuitive (les songes, les visions intérieures) semblaient moins suspectes à l’Ancien Testament que celles de la mantique dite déductive (divination à partir des éléments naturels)9. Le Nouveau Testament sera encore plus sévère à propos d’un usage des sorts, parce qu’ils mettraient Dieu à l’épreuve, et Jésus lui-même a refusé de faire des signes de la part de Dieu pour justifier sa mission (Mt 12,38-39 ; 16,1-4 p). Les trois religions sont donc réticentes vis-à-vis des pratiques des peuples qui les entourent et se retrouvent pour une notion plus prudente de l’inspiration, comprise comme une action charismatique, un don proprement divin et hautement considéré.

Inspiré par Dieu, témoin d’une parole ou d’une volonté divine antérieure à son institutionnalisation, le prophète entretient donc un rapport spécifique à cette parole divine originaire. Il est à son service.

II La Loi et les prophètes : une dynamique d’accomplissement

On l’a déjà dit, le prophète a pour fonction d’être le « porte-voix » de la divinité, c’est d’ailleurs ce que signifie son nom en grec (prophètès : pro + phèmi). Il révèle la volonté de Dieu, ou plutôt, il est le médiateur de la révélation par Dieu de sa volonté, c’est-à-dire de sa Loi. Cette polarité entre la Loi et les prophètes est essentielle : elle les situe sur l’axe du temps selon une antériorité inaliénable de la Loi10. La Loi est toujours déjà donnée au passé, elle est antérieure à sa révélation, tandis que la parole prophétique est toujours donnée au présent. En quelque sorte, le prophète « réactive » la révélation de la Loi. Il en est le champion, celui qui la rend pertinente pour ses contemporains en ouvrant à partir d’elle un espace d’interprétation du monde et de l’histoire qui échapperait sinon aux croyants. C’est sans doute pourquoi il est souvent compris comme un visionnaire. Il ne faut pourtant pas entendre ce terme au sens d’annonciateur d’événements à venir (en tout cas, pas principalement), mais au sens d’une intelligence de la situation, du monde et de l’histoire, à partir de la lumière de la Loi. Le prophète n’a pas pour tâche principale d’annoncer des événements futurs. Au contraire, d’une certaine manière, la Loi est éternelle, mais la parole prophétique la rend actuelle. C’est d’ailleurs aussi en ce sens que le prophète peut avoir un rôle provocateur ou critique. Souvent, il pose un jugement, il dénonce, il appelle à la conversion. Son explicitation de la Loi en fait une instance dangereuse parce que contestataire et, en même temps, une instance créatrice d’une nouvelle façon de comprendre le monde et l’histoire. D’ailleurs, déjà au sanctuaire de Delphes, les paroles peu explicites de la Pythie étaient traduites par le prophète : il les rendait pertinentes et « efficaces », sensées, faisant sens pour ce temps. Ainsi, Dt 18,14-18 réserve aux prophètes la médiation nécessaire pour connaître la Loi.

On peut rapprocher cette polarisation biblique de la distinction faite dans le vocabulaire de l’islam entre celui qui proclame le message divin, le nabî, et l’envoyé, le rasûl, qui apporte une législation (et souvent un livre), une voie, une sharî‘a (c’est-à-dire une Torah). Dans l’ismaélisme, on développera l’idée que les prophètes législateurs (rasûl) sont au-dessus des autres prophètes (nabî), qui se contentent de rappeler la Loi déjà révélée par un prophète11. À propos de cette distinction, une piste pourrait s’ouvrir si on voulait rapprocher l’arabe nabî et rasûl du grec chrétien correspondant, prophètès et apostolos. Dans les premiers temps chrétiens, le ministère de l’apôtre et celui du prophète étaient pratiquement confondus (1 Co 12,28 ; Ep 2,20 ; 3,5 ; 4,11) et en tout cas souvent associés, spécialement dans la tradition de type antiochienne12.

Sur cette première polarité entre la Loi et les prophètes se greffe dans le judaïsme une polarité entre la Loi et un Messie. Celle-ci ouvre aussi une tension selon l’axe du temps, orientée vers la fin des temps plutôt que vers l’origine. Le Messie peut être celui qui restitue la Loi et lui assure son triomphe universel (c’est la ligne de Maïmonide au xiie siècle, comme celle de Hermann Cohen à la fin du xixe siècle). On s’en tient alors à une tension vers l’origine, retrouvée à la fin des temps. Ou bien le Messie peut être celui qui dépasse la Loi pour l’accomplir (c’est, au xvie siècle, la ligne de la kabbale lourianique de rabbi Ytshak Luria, ou du MaHaRaL de Prague). Dans ce dernier cas, le Messie est porteur de la Loi orale et secrète qui avait été donnée à Moïse avec la Torah, Loi écrite et publique, sur le Sinaï. La polarité entre la Loi et le Messie relève alors d’une dimension interne à la Torah, correspondant à l’articulation du sod (la connaissance secrète) aux trois autres niveaux d’intériorité de la Torah, dont il constitue le sens dernier et le plus caché13. Sans la Torah orale, la Torah écrite reste scellée. La révélation à venir par le Messie, qui déploie le temps vers l’avenir, renvoie en fait au secret scellé depuis toujours dans la Torah. Le temps se retrouve déployé certes vers l’avenir, mais pour y découvrir le secret des origines.

On peut comparer cet étagement de plusieurs niveaux dans la Loi selon la kabbale avec l’élaboration, par le chiisme, d’une distinction entre deux sens de la lettre coranique. En effet, dans la Révélation descendue (tanzîl) par les prophètes, il faut distinguer la dimension extérieure, l’écorce (qishr) et la dimension intérieure, le noyau (lubb). Mais une dimension nouvelle va apparaître dans le chiisme, un caché du caché (bâtinu l-bâtin), auquel les Imâms ont accès (par le jafr, c’est-à-dire la connaissance secrète que Mahomet légua à ‘Alî et qui leur fut transmise). Là encore, il s’agit d’entrer après coup dans la connaissance cachée depuis toujours dans le Coran.

Le commentaire de quelques sourates peut illustrer le fonctionnement de cette distinction. On lit ainsi, dans la sourate 57,3 (Al Hadîd) : « Il est le Premier et le Dernier, Celui qui est apparent et celui qui est caché ». Le caché (bâtin) y est opposé à l’apparent (zâhir). On peut regarder aussi la sourate 13,1 (Ar Ra‘ad), qui commence avec des « lettres isolées »14 Alif. Lâm. Mîm. Râ. Ces quatre lettres sont dans la lettre du Coran signe apparent dont la signification éventuelle reste cachée, laissant ouverte leur interprétation. Le verset continue : « Voilà les signes du Livre et ce qui a été descendu sur toi de la part de ton Seigneur est la vérité, mais la plupart des hommes ne croient pas ». On peut tenter de reconnaître le zâhir dans le « voilà (tilka) » et le bâtin dans le « ce que (l-ladi) ». La même distinction serait possible dans l’interprétation du premier verset de la sourate 15 (Al Hijr) qui commence lui aussi par trois lettres isolées : « Alif. Lâm. Râ. Voici les versets du Livre (le zahîr ?) et le Coran clair (mûbin – le bâtin ?) »

La plupart des chiites duodécimains et ismaéliens proclament l’unité et l’indissolubilité du zâhir et du bâtin, du tanzîl et du tâ’wîl (cependant, au viie siècle, le Mahdî prétendra dévoiler la totalité du bâtin et, par là, abolir le zâhir, devenu inutile). L’apparent est donné au croyant à travers la mission du Prophète, tandis que le caché relève de la mission de l’Imâm. Par l’apparent (le zâhir), le croyant est appelé à la soumission (islâm) aux lois extérieures, tandis que le caché (le bâtin) est le chemin de la foi (îmân) et de la connaissance des vérités. L’équilibre se vit dans le cœur du croyant entre ces deux attitudes fondamentales et s’expérimente entre le culte par les œuvres (al-‘ibâdat l-‘amalîyah) et le culte par la connaissance (al-‘ibâdat l-‘ilmîyah).

Par delà la troublante analogie qui apparaît ainsi entre les différentes traditions religieuses, je soulignerai comment y est à l’œuvre une notion d’accomplissement de la Loi, par quelque chose qui serait de l’ordre de la prophétie : un accomplissement de la Torah par la kabbale, ou du zâhir par le bâtin. Prophétie et Loi ne s’opposent donc pas : la prophétie accomplit la Loi. Mais cet accomplissement laisse à la Loi sa fonction originaire, et sa connaissance, qui signe son accomplissement, est un retour au sens premier qui la précède. La recherche du sod ou du bâtin est bien une spiritualisation de la Loi, mais qui n’est pas comprise dans l’ouverture au temps qui vient, dans la réception de ce qui advient de Dieu en ce monde, comme c’est le cas en christianisme. L’islam se présente comme la révélation définitive après toutes les révélations partielles qui l’ont précédé et qui sont devenues caduques, ou du moins complètement et plus parfaitement données par la révélation confiée à Mahomet. Il est le sceau (khâtim) des prophètes (sourate 33,40) : il accomplit toute la prophétie. Il est la révélation plénière et définitive et, paradoxalement, en même temps originaire : il vient après « Noé, Abraham, Moïse et Jésus » (sourate 33,715), mais avec une révélation qui les précède, le décret originaire de Dieu sur le monde.

Le christianisme réaménage cette notion de l’accomplissement de la Loi par la Loi nouvelle, la Loi de l’Esprit, qui est l’Esprit des prophètes. La révélation est peut-être, en un sens, définitive en Jésus-Christ qui se présente lui-même comme celui qui n’est pas venu abolir mais accomplir « la Loi et les prophètes » (Mt 5,17), et pourtant l’Esprit élargit l’accomplissement de la Loi : « Mais quand il viendra, lui, l’Esprit de vérité, il vous introduira dans la vérité tout entière : car il ne parlera pas de lui-même, mais ce qu’il entendra, il le dira et il vous dévoilera les choses à venir » (Jn 16,13). La conception chrétienne de la Parole de Dieu, sa tension avec l’Écriture qui rend possible une traditio vivante et créative va nous permettre de préciser ce point.

III La parole de Dieu

Le christianisme reçoit la Bible comme parole de Dieu. Mais ce n’est pas l’Écriture, en tant que telle, qui est directement « Parole de Dieu ». L’Écriture constitue plutôt une origine, un corps scripturaire où se dit, indirectement, une vérité radicale, originaire et ultime : la Parole vivante de Dieu. Le prophétisme (et la prédication chrétienne …) est le relèvement de la Parole à partir de son « enfouissement » dans l’écrit16. La Parole est comme contrainte dans l’écrit et dans la langue malhabile des humains. Ces limites physiques du langage humain ne sont pas les seules. La parole de Dieu doit aussi passer par la relativité de nos énoncés. Sagesse multiforme (Ep 3,10), elle connaît l’étroitesse de notre entendement. Mais plus encore, la voilà qui s’inscrit dans un livre au risque de devenir une lettre morte (voir les développements de Paul en 2 Co 3). L’enfouissement de la parole éternelle dans l’écrit qui nous y donne accès est parallèle à la mort du Christ sur la croix et à sa sépulture. Cependant, la « course » de la parole de Dieu ne s’achève pas dans cette « crucifixion » que réalise sa mise par écrit. L’œuvre de l’Esprit, qui ressuscite le Fils éternel de Dieu, fait renaître la parole vivante à partir de l’écrit. La prédication du prophète (ou du prédicateur chrétien) procède de cette œuvre de l’Esprit Saint. Elle opère la sortie de la parole de son enfouissement dans l’écrit. Elle restaure la parole comme une parole « vivante, énergique et plus tranchante qu’aucun glaive à deux tranchants, qui pénètre jusqu’à diviser âme et esprit, articulations et moelles » (He 4,12). L’Esprit souffle sur les braises qui semblaient éteintes et le feu de la parole éclate. On peut parler ici d’une véritable « prise de corps » par la Parole, selon les mots d’Isabelle Renaud-Chamska17.

L’écrit joue cependant un rôle décisif et nécessaire : il barre tout accès direct à son en-deçà. La Parole de Dieu se déploie dans la langue des humains, à même l’humain. Le monde, le corps de chair des hommes, voilà le corps de la Parole de Dieu. La Bible est faite de textes humains, culturellement et religieusement marqués. Elle ne mentionne pas des phénomènes en amont d’elle qui la constitueraient ou la structureraient : l’écrivain sacré n’est pas l’objet de phénomènes d’extase ou de possession. Au contraire, il est pleinement humain, pleinement auteur. Dieu est auteur, lui aussi, au sens latin du mot auctor : il est le garant, l’origine du texte, mais un auteur qui laisse la production de l’écrivain sacré ouverte à tout un jeu de résonances. C’est ce qu’explique Dei Verbum, en reprenant d’ailleurs des affirmations de Vatican I (n. 11) : « Ils ont Dieu pour auteur. […] Dieu a choisi des hommes auxquels il a eu recours dans le plein usage de leurs facultés et de leurs moyens, pour que, lui-même agissant en eux et par eux, ils missent par écrit, en vrais auteurs, tout ce qui était conforme à son désir, et cela seulement ».

L’Écriture n’est pas un mélange d’humain et de divin, elle n’est pas un alliage entre une Parole divine et une parole humaine. Tout y est humain, tout y est matière à « erreur ». Et, inversement, tout y est salvifique et appelle une interprétation selon Dieu. Et le monde lui-même et l’histoire des hommes sont, identiquement, vraiment humains et pourtant appellent une interprétation selon Dieu. Voilà l’accomplissement véritable de la Loi et la mission du prophète : appeler à cette interprétation vive du Livre comme Parole vivante de Dieu dans l’aujourd’hui des hommes. Et en ce sens, le christianisme n’est pas une religion du Livre18, mais plutôt la religion d’une parole vivante, d’une traditio vive.

Les choses sont bien différentes pour l’islam. L’islam reçoit le Coran comme parole de Dieu19, directement transmise aux hommes, qu’il faut conserver telle quelle, dans la langue arabe de sa révélation, réputée intraduisible. Le Coran est ainsi la prédication de Dieu lui-même. Mahomet est un simple instrument de sa transmission : il écrit sous la dictée de Dieu, le texte « descend » sur lui. Pour souligner le caractère purement instrumental du Prophète dans la transmission de la Parole de Dieu, la tradition présente Mahomet comme le « prophète illettré », selon l’interprétation habituelle qu’elle donne des mots de la sourate 7,157-158 : al nabî al-ummî20 (2 fois). Mahomet se voit ainsi privé jusque de la mise en forme écrite du Livre. Le Coran est descendu sur Mahomet en son cœur, par l’intermédiaire de l’ange Gabriel (sourate 2,97 : « C’est lui [Gabriel] qui l’[le Coran] a fait descendre [verbe nazzala] sur ton cœur sur l’ordre de Dieu »), ou bien directement en songe.

Le Coran est vraiment une religion du Livre : il naît du Coran et s’appuie sur lui. C’est un recueil de paroles éternelles, une Parole de toujours et surplombante. La fonction prophétique, c’est le dévoilement des contenus du Livre. Le prophète n’est pas du tout auteur des paroles qu’il transmet. Face au peuple, il voit la Parole de Dieu exposée aux forces du mal. Il se retrouve dans un double vis-à-vis : vis-à-vis de la Parole de Dieu et vis-à-vis des hommes. Mais cette situation langagière, qui pourrait ouvrir un processus cognitif qui permettrait de distinguer entre la parole prophétique et la Parole de Dieu, est ignorée par la théologie musulmane classique qui préfère les confondre en réduisant le rôle prophétique à celui d’un instrument passif, même s’il s’agit là aujourd’hui d’une stratégie probablement difficile à tenir.

Contre la thèse des Mu‘tazilites du xiie siècle, le Coran n’est pas créé ni dérivé de Dieu, mais il est un attribut de Dieu. Il renvoie en tout cas à son Archétype (que le Coran appelle la « Mère du Livre (umm l-kitâb) »), qui se tient auprès de Dieu : « Il existe auprès de nous […] dans la Mère du Livre » (sourate 43,421). Le Coran est donc parfait, inimitable (thème de l’i‘jâz) et incomparable22. Sa langue, c’est l’arabe, qui en fait « le livre clair (mubîn) » (sourate 43,2-3). Le schéma temporel est donc sans ambiguïté : le Coran précède sa révélation. Mahomet est au terme de cette révélation, il y donne accès. Mais rien n’est à ouvrir au-delà, tout est à chercher en-deçà. Certes, par delà les types usuels de commentaires coraniques23, il existe un univers plus mystique où la foi du croyant cherche à entrer dans la connaissance du mystère de ce Dieu qui s’est révélé aux hommes (ta’wîl). Mais il s’agit pour lui d’entrer dans une connaissance déjà entièrement déterminée et dont la figure définitive n’est pas au terme de son interprétation24 mais la précède toujours.

IV La dimension eschatologique de l’accomplissement chrétien de la Loi

Le christianisme attend un accomplissement de tout l’humain, et même du cosmos, dans le Christ, « nouvel Adam » et figure de « récapitulation » de la création. Il renvoie ainsi, au cœur de sa confession la plus centrale, à un « excès » ou à un « surplus » eschatologique25. Les eschata adviennent toujours sous la figure d’une surprise et d’un don et ne peuvent être strictement réduits à une simple rétribution. La révélation de Dieu est elle-même enchâssée dans cette dynamique ouverte vers un accomplissement à venir. La connaissance de Dieu n’est pas une ressource donnée dans une révélation passée et ne réside pas dans un Archétype auquel les prophètes ouvriraient l’accès. Elle vient à nous, sous la conduite de l’Esprit.

Dans le canon catholique des Écritures, la Torah est séparée des prophètes par un moment de déploiement dit historique. L’histoire des croyants participe ainsi à la constitution de l’accomplissement eschatologique de la Torah (tandis que dans le canon juif, les « Premiers prophètes » désignent ce que les catholiques appellent « Livres historiques », pour n’appeler « Livres prophétiques » que ce que le canon juif appelle « Derniers prophètes »).

Pour le judaïsme, la Bible est un donné de Dieu. Elle en dit ou en cristallise à sa manière la transcendance. Le texte est quasi hypostasié, la Torah précédant la révélation (elle structure la façon dont Dieu se révèle aux hommes). Mais, certes, le chantier est grand ouvert à l’étude, au midrash, car le texte donné est scellé, il faut le déchiffrer et sa lecture est ouverte, à l’infini …

L’islam n’en appelle pas à une transformation eschatologique. Il se donne comme figure de totalisation et de perfection. La Parole de Dieu (et Dieu lui-même) surplombe l’homme et la création et laisse peu de place à sa subjectivité. L’islam comble les espaces que pourraient ouvrir les jeux de la mémoire : il réécrit le passé et revendique une compréhension totale et extensive du monde qui appelle la soumission des croyants26.

La Bible chrétienne n’est pas une Loi transcendante qui commande une suite d’observances et de variations interprétatives (judaïsme), ni une Parole totale, parfaite qui réclame la soumission (islam). Elle est un texte pluriel, décalé. La révélation parfaite de Dieu, c’est le Christ, dont la Bible témoigne. La Bible doit être dépassée en esprit : la vérité passe par l’appropriation personnelle de la foi. Elle n’appelle pas une soumission mais une réponse en écho qui soit vraiment une réponse humaine et vraiment donnée dans le monde créé et son histoire.

L’expérience fondatrice de l’Église est l’expérience de l’Esprit à la Pentecôte, la venue du don prophétique sur le peuple, l’Église, qu’annonçait le prophète Joël (Jl 2,28) : l’Esprit donne à la communauté tout entière de prophétiser (Ac 2,17-18 ; 19,6). Le désir de Moïse se réalise, lui qui s’était exclamé : « Ah ! Puisse tout le peuple du Seigneur être prophète, le Seigneur leur donnant son Esprit ! » (Nb 11,29). Le prophétisme chrétien ne renvoie pas à un passé originaire qu’il déchiffrerait, mais plutôt aux réalités du Royaume qui vient, perçues dans le dynamisme de l’Esprit. Pour reprendre les mots de Paul dans la finale de son épître aux Romains (Rm 16,25 –27), le mystère « enveloppé de silence aux siècles éternels », aujourd’hui manifesté en Jésus-Christ, ouvre une dynamique qui conduit les nations vers la révélation finale de l’amour de Dieu qui dévoilera toute chose et sous la lumière duquel tout sera enfin connu. Avec Pannenberg, à la fin du premier tome de sa Théologie systématique, on peut dire : « C’est seulement avec l’accomplissement du monde dans le Royaume que l’amour de Dieu atteint son but, et avec lui la question de Dieu »27. Et aussi la prophétie.

Notes de bas de page

  • 1 J. Jomier, « Prophétisme biblique et prophétisme coranique. Ressemblances et différences », dans Revue thomiste 77/4 (1977), p. 600-609.

  • 2 Une véritable difficulté surgit cependant aussitôt : le christianisme dispose d’un magistère et d’une vitalité critique relativement récente de la pensée théologique qui n’a pas vraiment son équivalent en islam. Il en résulte une certaine injustice : je rapproche les éléments d’une théologie chrétienne contemporaine, dont les termes échappent sans doute aux simples croyants non spécialistes de leur propre religion, avec une pensée musulmane « moyenne », dans laquelle se reconnaîtraient, je l’espère, les musulmans « croyants de base ». C’est une limite dont je n’ai pas su m’affranchir.

  • 3 Contre certains auteurs, on maintiendra ici en minuscules l’écriture du mot islam, comme on écrit en minuscules christianisme et judaïsme. Pour le nom du prophète de l’islam, on retiendra la graphie occidentale, Mahomet, plutôt que sa translittération savante à partir de l’arabe. Qu’on n’y voie aucun mépris, ni pour l’arabe, ni pour la personne du prophète.

  • 4 C’est la catégorie du novum, chère à Jürgen Moltmann dans sa Théologie de l’espérance. Études sur les fondements et les conséquences d’une eschatologie chrétienne (1969), coll. Cogitatio fidei n. 50, Paris, Cerf, 1978. Voir du même auteur, « Die Kategorie Novum in der christlichen Theologie », dans Perspektiven der Theologie, gesammelte Aufsätze, München, C. Kaiser, 1968, p. 174-188.

  • 5 Voir, par exemple, l’article « Propheten/Prophetie », dans Gerhard Müller (dir.), Theologische Realenzyklopädie, Bd. XXVII, Berlin, New York, Walter de Gruyter, 1997, p. 473-517, et spécialement sa première section : W. Klein, « I. Religionsgeschichtlich », p. 473-476. Voir aussi, pour une première approche, l’article de J.-L. Sicre « Prophète, prophétie », dans J.-Y. Lacoste et O. Riaudel (dir.), Dictionnaire critique de théologie, 3e éd., Paris, PUF, 1997, (Quadrige), p. 1134-1137.

  • 6 Certes, dans la Bible, il peut y avoir des « bandes » de prophètes (1 S 10,50 : hebel, c’est-à-dire un groupe spontané ; 1 S 19,20 : lahaqâh, c’est-à-dire sans doute un rassemblement). Mais ces regroupements ne sont pas commandés par une institution que les prophètes rejoindraient : il s’agit plutôt d’une famille de frères (voir 1 R 20,35 ; 2 R 2,7.15 …) qui se rassemblent d’eux-mêmes. Ils sont tout de même plus de quatre cents en Israël pour conseiller le roi (voir 2 Chr 18,5) !

  • 7 Ce verbe qôm est utilisé aussi pour établir l’Alliance (Dt 8,18 ; Gn 6,18 ; 9, 9.11.17 ; 17,19.21) ou encore pour établir le peuple de Dieu (Dt 28,9 ; 29,13).

  • 8 Jérémie semble plutôt enclin à déprécier les songes (Jr 23,25-27).

  • 9 On peut lire sur ce point l’état de la question que Wolfhart Pannenberg développe de façon très claire dans le chapitre IV, intitulé « La révélation de Dieu » de sa Théologie systématique, t. 1, coll. Cogitatio fidei n. 268, Paris, Cerf, 2008.

  • 10 Je m’appuie principalement sur les « propositions » stimulantes rassemblées par Pierre Gisel, dans son ouvrage Les monothéismes. Judaïsme, christianisme, islam. 145 propositions, coll. Religions en perspective n. 19, Genève, Labor et Fides, 2006. Les propositions 12 à 26 m’ont particulièrement éclairé.

  • 11 Sur cette question complexe, voir la présentation claire qu’en fait Marie-Thérèse Urvoy dans son article « Prophètes, prophétologie », dans M. Ali AmirMoezzi (dir.), Dictionnaire du Coran, Paris, Bouquin, Robert Laffont, 2007, p. 703-706.

  • 12 Voir en particulier la figure du prophète-docteur dans la Didachè, où celui-ci apparaît comme un prédicateur charismatique itinérant.

  • 13 La kabbale distingue quatre niveaux, dont les premières lettres des noms sont rassemblées dans l’acronyme PaRDèS : peshat ≈ sens littéral, remez ≈ sens allégorique, derash ≈ sens midrashique et sod ≈ sens secret.

  • 14 On en trouve dans vingt-huit autres sourates.

  • 15 On trouvera des listes plus complètes aux sourates 4,163-165 et 6,83-86.

  • 16 Je reprends ici certains développements de mon article « L’homélie, action liturgique de l’assemblée eucharistique », dans La Maison-Dieu 227 (2001), p. 9-34.

  • 17 I. Renaud-Chamska, « La lettre et la voix », dans La Maison-Dieu 190 (1992), p. 25-49.

  • 18 Là encore, les propositions de Pierre Gisel (cité supra n. 10) sont éclairantes, particulièrement aux n. 34 à 38.

  • 19 En arabe, kalâm Allâh. L’expression n’apparaît que trois fois dans le Coran : sourates 2,75 ; 9,6 et 48,15.

  • 20 D’autres interprétations plus récentes critiquent, d’un point de vue historico-critique, cette interprétation.

  • 21 Voir aussi la sourate 13,39 : « Dieu abroge ou confirme ce qu’il veut, car la Mère du Livre est auprès de Lui ». Cette idée d’une Écriture archétypale n’est pas réservée à l’islam. On en trouve des éléments aussi dans la Bible.

  • 22 Voir les sourates 2,23 ; 10,38 et 11,13 où l’imitation du Coran est proposée aux adversaires de Mahomet comme un défi impossible à relever.

  • 23 À côté du commentaire de type linguistique, le tafsîr, il faut surtout mentionner l’érudition et la subtilité du commentaire de type juridique, ahkâm l-Qur’ân. Dans l’islam actuel, le droit est bien plus développé que la théologie à proprement parler : la théologie peut toujours perdre son auteur dans des subtilités dangereuses tandis que le droit et ses développements témoignent de son désir de se soumettre concrètement au décret éternel de Dieu.

  • 24 L’ijtihâd désigne l’effort (c’est le premier sens du mot) de celui qui veut « revenir » au sens véritable.

  • 25 On a déjà renvoyé, en introduction, aux travaux de Moltmann, qui souligne le caractère absolument imprévisible du novum de Dieu, qu’il nomme der ganz Ändernde (celui qui change toute chose), de préférence à der ganz Andere (le tout-autre).

  • 26 Les musulmans sont des muslimûn, forme participiale d’un verbe qui désigne la soumission (au décret divin).

  • 27 Cité supra n. 9, p. 574.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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