Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Raconter l’Histoire avec des documents. Mise en intrigue de l’écrit dans le livre d’Esdras

Dominique Joseph f.s.j.
Au cœur de la poétique narrative des livres d’Esdras et de Néhémie, la production de documents disparates (listes, lettres, mémorandum, rapports, décrets, etc.) fait de la question des sources comme un argument. Cet article étudie les usages de l’écrit pour chacune de ses fonctions narratives (caractérisation, mise en scène, mise en abyme, jeu d’inférence, construction de la mémoire du lecteur) et tente de dévoiler une «intrigue de l’écrit» soutenant l’ensemble Esd-Ne. Il met ainsi en lumière la constitution de l’identité narrative du lecteur et les fondements du modèle prophétique d’écriture de la Bible.

L’ensemble Esd-Ne1 présente l’œuvre d’Esdras (Esd 7-10), prêtre et scribe expert dans la Loi de Moïse (7,5-6), et de Néhémie (Ne 1-13), proche du roi perse Artaxerxès (Ne 2,1), dans le contexte du retour de l’exil à Babylone (Esd 1-6). L’histoire s’ouvre sur la promulgation de l’édit de Cyrus (1,2-4)2, autorisant le retour des déportés — sous la conduite de Zorobabel — et la reconstruction du Temple de Jérusalem. Accompagné d’une caravane (7,7; 8,1-12), Esdras revint à Jérusalem porteur d’une lettre royale (7,12-26) lui donnant la capacité de rétablir le culte et les sacrifices. Le Grand Roi Artaxerxès a probablement autorisé aussi les travaux de reconstruction (6,14; 9,9). Le déroulement de ce projet d’ensemble connaît de nombreuses péripéties — l’opposition du «peuple du pays» (4,4) et même l’interruption des travaux (4,24) — et déroute le lecteur contemporain à plusieurs reprises: le roi perse Cyrus semble être un fidèle de Yhwh dont il recommande le culte (1,2); le scribe Esdras est chargé par le roi perse de promulguer la Loi de Dieu comme loi du roi (7-8); le gouverneur Tatnaï, venant inspecter le chantier à Jérusalem, ignore qui l’a autorisé (5,3); Néhémie, gouverneur de Jérusalem (Ne 5,4), semble œuvrer autant pour le roi dont il sert les intérêts — surendettement des paysans (Ne 5,3), repeuplement de Jérusalem (Ne 11,1), question du montant de l’impôt (Ne 10,35-40) — que pour le respect des traditions de son peuple — reconstruction des remparts de Jérusalem (Ne 3,1-32), respect du repos sabbatique (Ne 10,32), restauration du service du Temple (Ne 12,44-45), etc. Nous voudrions cependant nous arrêter sur une autre particularité de ce court récit. Le temps de la narration, la posture et le style narratif3 sont en effet l’enjeu des stratégies narratives les plus subtiles d’Esd-Ne. Son originalité réside notamment dans la production de documents.

L’historiographie biblique, d’une manière générale, innove en la matière en indiquant ses sources; en cela, elle se révèle en avance sur les pratiques référentielles de l’historiographie critique4. Esd-Ne se situe clairement dans cette démarche: les nombreux repères historiques structurant Esd, la mention de documents officiels accessibles à qui veut vérifier — «que l’on recherche à la trésorerie royale, là-bas à Babylone» (5,17) —, les preuves de la correspondance du monde du récit avec l’expérience empirique du lecteur dans le monde réel — «je les rassemblai près de la rivière Ahawa» (8,15); «tremblant à cause de cette affaire et à cause de la pluie» (10,9) — témoignent de la visée historiographique d’Esd-Ne. Le personnage d’Esdras reçoit un traitement particulièrement insistant à cet égard: dans la longue introduction destinée à le caractériser, six versets (Esd 7,1-6) sont consacrés à le situer dans l’Histoire des peuples et dans la généalogie de ses pères. Ainsi, à l’instar de l’ensemble du corpus narratif de la Bible qui affirme raconter l’Histoire5, Esd-Ne saisit dans un récit la réponse dans l’Histoire à l’initiative divine: «afin que s’accomplisse la parole de Yhwh» (1,1)6.

Parmi les livres bibliques, Esd-Ne se distingue pourtant dans le traitement des documents. En effet, les allusions à l’activité du scribe dans les «livres historiques» sont seulement des évocations de documents. Les commentaires mentionnant les sources clôturent les récits, apparaissant sous forme d’appendice à l’histoire et non comme éléments de l’histoire7. Esd-Ne, quant à lui, produit les documents, en multiplie les citations et en fait un élément central de sa poétique.

I L’écrit, au centre de la poétique d’Esd-Ne

1 Multiforme, l’écrit régit le monde du récit

L’ouverture d’Esd-Ne se fait non pas en décrivant le cadre des événements ou les débuts d’un personnage central, mais en produisant un document explicitement daté. Dès les premières pages, l’écrit est multiforme et omniprésent. Il se fait édit (Esd 1,1), mémorandum (6,3), registre (2,62), lettre (4,7), livre (6,18), ordonnance (3,10), copie (4,11), coutume (3,4), autorisation (3,7), accusation (4,6), mémoires (4,15), décret (4,17), écrit (3,4), ordre (4,19), rouleau (6,2), archives (6,1), etc.8 L’écrit permet de lire9, de savoir, de faire connaître10, de s’y référer11, d’entreprendre des recherches12 et de trouver13. L’usage de l’écrit est de toutes les péripéties de l’intrigue, souvent souligné avec insistance, comme en témoigne l’accumulation: «Ils écrivent une accusation» (4,6), «ils écrivent à Artaxerxès» (4,7), «ils écrivent au roi Artaxerxès» (4,8).

Un écrit particulier se distingue parmi tous: la Loi, dénommée de façon variée14. L’édit de Cyrus, un écrit qui est une proclamation, oriente prophétiquement le récit15 — de même l’appel au rassemblement en Esd 10,7 —, mais c’est à la Loi, une proclamation donnée dans un écrit (Ne 8,1) qu’il revient de révéler le sens des actes. Commandements, lois, prescriptions et ordonnances divins (Ne 9,13-14) sont ainsi la cause première et le cadre des événements racontés. Les écrits, couvrant tout le champ de l’action, sont organisés selon une hiérarchie, depuis la simple attestation — la liste des vases sacrés confirme la mise en œuvre de l’édit de Cyrus (Esd 1,8) —, en passant par les questions logistiques — «pour qu’ils fassent venir par mer du bois de cèdre (…) suivant l’autorisation que le roi de Perse, Cyrus, leur accorda» (3,7) — et politiques — l’aide des «ennemis de Juda» est repoussée en référence à l’édit de Cyrus (4,3) —, jusqu’au domaine cultuel — «ils célèbrent la fête des tentes, comme il est écrit» (3,4) — et moral — à propos des mariages mixtes: «qu’il soit fait selon la Loi!» (10,3). À l’inverse, il arrive que le cours dramatique soit interrompu par un écrit. L’arrêt des travaux (4,24) en est la forme la plus radicale.

Ainsi, l’écrit rythme le récit souverainement. Les personnages ne quittent pas la scène mais l’initiative de l’action leur échappe. Le Grand Roi lui-même est soumis au pouvoir de l’écrit et doit remettre l’heure de sa décision après le temps de la consultation des écrits (Esd 6,1). Les chefs de famille à propos du retour d’exil (1,5), Josué pour rétablir l’autel (3,2), Zorobabel pour la reconstruction du Temple (4,3), Darius pour protéger le chantier (6,7), Esdras pour vérifier l’intégrité du trésor du Temple (8,34) et pour formuler sa prière de confession (9,6-15), Shekanya à propos de la rupture des mariages mixtes (10,3), etc.: tous les personnages du récit subordonnent leurs initiatives et réfèrent leurs actions à l’écrit.

L’écrit n’est pas seulement déterminant pour l’action, il l’est aussi pour les personnages eux-mêmes16. Esdras est longuement caractérisé dans son rapport à l’écrit le plus éminent de tous: la Loi de Dieu. Le prestige du personnage vient d’abord de sa proximité avec la Loi (Esd 7,6) et de sa remarquable capacité à lire et à interpréter cet écrit (7,10). La stature d’Esdras vient également de ses ancêtres considérables, ce qu’établit un document: la courte liste généalogique accompagnant l’entrée en scène du scribe (7,1-5).

2 Mobile, l’écrit relie les personnages

L’écrit se déplace beaucoup et souvent, de mains en mains (Esd 7,14.25). Les voyages de l’écrit ne sont pas seulement spatiaux: il possède en effet la capacité de traverser le temps — le cours de l’histoire est ainsi interrompu pour produire des documents venant du futur du récit (4,6-22)17 et d’autres relancent l’action depuis le passé du récit (6,3-5)18. L’écrit se révèle encore capable d’être acheminé et rendu présent simultanément dans tout le pays (10,7) comme dans tout l’empire (1,1), par proclamation.

Mais il n’est pas le seul à parcourir le monde du récit; un enjeu principal du livre est en effet le retour des exilés. Ce voyage n’est cependant pas mis en scène, la liste des rapatriés (Esd 2) agissant dans le récit comme une ellipse du retour de Babylone à Jérusalem.

Par ailleurs, la copie de la lettre de Rehoum et la réponse que lui fait Artaxerxès (Esd 4,8-22) déplacent le lecteur de Damas à Babylone et de Babylone à Damas. Ainsi, les lettres construisent des ponts entre les auteurs et leurs destinataires, permettant au lecteur de se déplacer d’un endroit à un autre, affranchi non seulement de la mention du temps du voyage mais encore de la conscience des distances parcourues. Les écrits sont pour le narrateur des outils rassemblant en un seul lieu, le document, et en un seul temps, le temps de la lecture, la complexité du monde raconté.

L’entête du courrier de Rehoum (Esd 4,9-10) en est une illustration. Qu’on l’imagine sous forme de billet à part ou d’entête de la copie, cet incipit contient la liste précise des opposants à la reconstruction. Grâce aux indications géographiques, l’attention se déplace du conseil des potentats locaux à la cour du roi de Perse, destinataire du courrier. Le narrateur dévoile ainsi, dans sa distribution géographique, l’ampleur du soutien aux opposants. De la sorte, le récit reste centré sur Jérusalem et s’y déroule entièrement. Les lettres font faire un voyage virtuel qui dispense d’éloigner le lecteur du centre de l’histoire racontée tout en assumant qu’il n’est pas le centre de l’Histoire politique à cette époque.

3 Le mode narratif de l’écrit

Il est par ailleurs remarquable qu’aucune information n’est jamais donnée par oral, au cours d’un dialogue; le mode scénique19 est négligé au profit de la publication du document, lequel détient l’exclusivité de la transmission d’informations — même lors de l’inspection de Tatnaï (Esd 5), les informations essentielles sont communiquées au lecteur en dehors du dialogue, dans le rapport officiel. De même, lors du premier échange avec les «gens du pays» (4,1-3), les paroles sont difficiles à décrypter, chacun avançant masqué; il revient à la production des écrits de révéler explicitement les pensées et les motivations des auteurs — même s’ils n’écrivent pas ouvertement leurs idées, leur rhétorique dévoile clairement les tentatives de manipulation (4,8-23).

Ce choix de raconter par documents interposés dépasse les rencontres entre les protagonistes: la liste des vases du Temple (Esd 1,9-11), tronquée, trop courte, est produite comme une référence majeure pour l’ensemble du récit. Même détériorée et parcellaire, elle reste importante pour la poétique d’Esd-Ne. La liste sera en effet un élément déterminant lors de la visite de Tatnaï, figurant en place d’honneur dans son rapport (5,14-15); de même lors du retour conduit par Esdras, le décompte des vases sacrés sera l’objet de la plus grande vigilance du scribe (8,24-34). Lorsqu’il abordera ces épisodes, le lecteur sera en position de juge, capable de se référer à cette liste pour vérifier avec Esdras que rien n’a été perdu ou volé pendant le voyage, vérifiant que Tatnaï fait à Darius un rapport authentique de la mission de Sheshbassar. Ainsi, le mode narratif de l’écrit en Esd-Ne dépasse les options esthétiques et les choix légitimes de représentation dramatique; il constitue un fondement du rapport entre le lecteur et le livre, que le texte biblique construit minutieusement et dont il révèle l’ampleur en Ne 8.

4 Mise en abyme de l’écrit

Alors que les lettres et les édits passent de mains en mains, liens entre les personnages, véhicules de leurs paroles, alors que les documents occupent la plus grande part de la surface textuelle, la présence diffuse de l’écrit devient ostentation publique: le livre lui-même, dans sa matérialité, est bientôt mis en scène (Ne 8). La lecture et l’interprétation sont primordiales, mais l’homme rencontre d’abord l’écrit en tant qu’objet. Le livre d’Esdras, tenu par le scribe-prêtre au-dessus du peuple rassemblé, omniprésent dans le monde du récit, collection abrupte de documents et de livres, est mis en abyme entre les mains du lecteur, nouvel Esdras tenant en mains le livre des livres. L’écrit célébré est l’objet central de la poétique narrative, l’agent d’une intrigue qui constitue l’une des trames unifiant Esd-Ne et qui procède de plusieurs mouvements.

En premier lieu, le mouvement de recherche que le lecteur voit se déployer autour des lettres est spontanément celui qu’il reproduit. Dans une mise en abyme sophistiquée, chaque élément de l’intrigue repose sur un écrit; le lecteur compare ces documents entre eux et les garde pour référence, construisant peu à peu sa connaissance du monde du récit et apprenant à travailler par inférences. Le narrateur façonne de cette manière la mémoire du lecteur et crée des effets de lecture particuliers. Les échanges épistolaires du chapitre 4 (Esd 4,9-22) en sont une bonne illustration. Lors de la lecture du courrier reçu par Artaxerxès, le lecteur se trouve en effet dans une position supérieure au roi qui ne connaît ni ses interlocuteurs ni leurs intentions. En présentant cette lettre des opposants, le narrateur conduit le lecteur à une recherche du même ordre que celle proposée au roi; certes, contrairement au monarque, il n’a pas accès au «livre des mémoires» (4,15) mais il a la mémoire des livres précédents. Son itinéraire est différent de celui d’Artaxerxès car, sensibilisé au cours général de l’Histoire, connaissant le dessein de Dieu (relu en 1,1) et percevant l’intention des auteurs de la lettre, le lecteur peut constater l’absence de référence à l’édit de Cyrus et déceler les falsifications du jeu d’inférences. Ainsi cette sous-intrigue est-elle l’occasion pour le narrateur de donner au lecteur un exercice de discernement dans sa lecture.

Élément majeur de la stratégie narrative du livre, l’écrit apparaît aussi en tant qu’il est inscrit dans le récit. Il importe peu que le texte ait été construit par intégrations successives de documents20; l’ordre de lecture témoigne de la poétique à l’œuvre. Ainsi, en remarquant que les éléments de dialogue entre Tatnaï et Zorobabel sont des phrases tirées du rapport de Tatnaï cité juste après leur échange, il faut retenir que ces phrases sont données à lire avant le rapport intégré dans le récit. L’effet volontairement engendré fait apparaître le document publié comme un reflet authentique de l’entretien. Le narrateur atteste ainsi que les «preuves historiques», c’est-à-dire les documents cités, sont conformes au plan de Dieu en cours de réalisation.

En outre, la production des documents, au même titre que la citation des dialogues, est soumise à l’art du narrateur biblique21. Il serait illusoire de voir seulement en Esd-Ne un assemblage de données brutes et irréductibles. L’objet de la poétique du livre réside ainsi dans le rapport du lecteur aux documents écrits — et non dans les documents en eux-mêmes. Les lettres administratives sont les éléments d’un récit dont le but est de conduire le lecteur à Ne 8, façonnant progressivement le rapport du lecteur à un autre corpus d’écrits, éminent entre tous. Désormais, la Loi sera en effet proposée au lecteur pour être l’initiative, la mesure et le rythme de ses actes; elle sera sa référence, sa mémoire et sa lecture.

Enfin, la lettre, interrompant le récit conduit par le narrateur extradiégétique, provoque une mise en abyme diégétique; elle ouvre un récit dans le récit, à un autre endroit du temps, donnant la parole à son auteur, personnage soumis à l’autorité du narrateur omniscient.

II Mise en intrigue de l’écrit

Par sa mise en scène de l’écrit, riche en rebondissements et en péripéties, Esd-Ne compose une véritable «intrigue de l’écrit» destinée à expliciter une théorie de l’écrit, à dévoiler l’art biblique de raconter l’histoire en produisant — voire en exhibant — des documents. Loin de certains pessimismes contemporains22, la Bible trouve dans le récit les ressources pour dévoiler le sens et la finalité de l’Histoire. En colligeant au sein d’une trame narrative lettres, listes, édits et autres documents administratifs, les auteurs et les éditeurs d’Esd-Ne semblent en effet considérer qu’on ne peut pas mieux révéler la cohérence d’un recueil de documents disparates qu’en les intégrant dans un récit. Pour eux, le récit a ainsi le pouvoir d’inscrire la discordance de l’expérience, des sources documentaires et des témoignages dans une configuration unifiée et porteuse de sens. Les documents que produit Esd-Ne sont le lien entre le discours et l’Histoire, ils permettent au discours de raconter l’Histoire, selon la volonté de Dieu.

À l’origine, le projet d’écriture vient en effet de Dieu lui-même: «Yhwh éveilla l’esprit de Cyrus (…) afin qu’il fît publier» (Esd 1,1). Il a pour but de vérifier la conformité des événements survenus dans l’Histoire avec les paroles données. Ainsi la liste des vases du Temple est-elle consignée pour comparaison ultérieure, au départ et à l’arrivée du voyage, et plus tard encore, aux jours du lecteur implicite. L’écrit est fondamentalement lié au temps et à l’histoire, à la communication de la parole et à la vérification de sa mise en pratique. «Sheshbassar emporta le tout» (1,11), c’est-à-dire les vases et la liste avec, c’est-à-dire les vestiges du passé et la référence à l’exil, les promesses de reconstruction et la preuve de l’intégrité du trésor, l’annonce de la reprise du culte et l’assurance de la fidélité à la Loi. L’écriture de l’histoire, dans sa forme la plus élémentaire qu’est la liste, prend sa force et trouve son efficacité dans sa mise en récit: «Sheshbassar emporta le tout».

Le récit d’Esd-Ne met alors en scène l’avenir de l’écrit lui-même. Dans les trois premiers chapitres, les écrits sont produits conformément au plan de Dieu et à l’initiative de Dieu — ou de ceux qui ont reçu mission de lui. Ils sont des repères et des aides pour la réalisation du dessein divin. Mais à partir du chapitre 4, alors que de nouveaux personnages sont introduits sur la scène, «les ennemis de Juda et de Benjamin» (Esd 4,1), une nouvelle catégorie d’écrit fait son apparition: les documents dont les hommes ont l’initiative, afin d’atteindre leurs propres objectifs: «ils écrivirent une accusation» (4,6). Le temps de l’opposition apparaît, l’ambivalence des documents est mise en scène. Ainsi naît l’«intrigue de l’écrit», avec son personnage central, sa caractérisation, ses déplacements: sa vie propre. Une question crée bientôt la tension narrative: l’écrit est lu et proclamé, il est texte sacré, édit royal, lettre ou document comptable, il est recherché et produit, il passe de mains en mains et est entreposé dans des archives, il contient la mémoire des pères et encadre la vie humaine; ne va-t-il pas l’étouffer? En premier lieu, les nombreuses lettres ne vont-elles pas tuer le récit? Produites à foison, elles prennent le pas sur l’action; les écrits vont-ils figer le temps du récit?

III Caractérisation de l’écrit

Entre les hommes qui le lisent ou le proclament et les archives qui le conservent — et quelques fois le cachent —, l’écrit voyage de mains en mains, relie les protagonistes et orchestre nombre des rebondissements de l’histoire des hommes.

Il existe une possibilité de manipulation de l’écrit. Au sens propre, il s’agit d’une caractéristique de l’écrit: les lettres et les documents passent de mains en mains tout au long du récit. À tel point que la main devient bibliothèque, lieu de référence où trouver l’écrit: «la Loi de ton Dieu qui est dans ta main» (Esd 7,14). Au sens figuré, la manipulation de l’écrit représente une faiblesse. Elle est illustrée par la stratégie des opposants aux Judéens, qui renvoient Artaxerxès vers des écrits relatant la révolte de Jérusalem (4,19). La manipulation n’est pas ici falsification, mais elle éconduit en produisant des documents inadaptés. Les écrits concernant la révolte de Jérusalem sont nombreux et véridiques, mais ils occultent l’édit de Cyrus. La juste interprétation d’une situation par un écrit dépend donc de la main qui le désigne ou qui le tend.

L’écrit s’affranchit de cette limite lorsqu’il désigne lui-même la référence documentaire. L’attitude de Darius est droite, qui entreprend une recherche de conformité de la lettre reçue avec les archives (Esd 6,1-2). Elle le conduit à une juste décision.

Enfin, cette capacité de l’écrit de démontrer lui-même sa valeur est liée à sa faculté de se démultiplier23. Comme le souligne Esd-Ne, des copies sont manipulées, plutôt que les originaux. Cette insistance rappelle probablement que seuls ces derniers sont conservés dans les archives. Mais les deux, l’original et sa copie, ont la même valeur référentielle. En effet, la première lettre donnée à lire dans Esd est d’abord présentée par son entête comme «la lettre» (4,8), avant que le narrateur ne précise: «la copie de la lettre». L’écrit n’est donc pas un objet de recherche passif: il sort de sa réserve et, par ses multiples copies, va à la rencontre de ses lecteurs et s’offre à diverses lectures24.

Cette présentation de l’écrit en Esd-Ne n’induit cependant jamais une autonomie de l’écrit et ne lui prête pas de volonté propre. Il est omniprésent mais son lien à la Parole est premier: «afin que s’accomplisse la Parole de Yhwh» (Esd 1,1). Ainsi, notre insistance sur la poétique de l’écrit ne peut occulter la poésie de l’écrit, mise en scène notamment par l’ouverture du livre en Ne 8. Le livre n’est pas seulement une collection de documents au centre des communications et des interprétations, il est un objet possédant sa matérialité propre, il n’est jamais désincarné. Au centre de la cérémonie de lecture, à nouveau, le livre paraît ainsi être un quasi-personnage. Il construit son espace et prend son temps. Il prépare la rencontre de l’homme et de Dieu par la vertu de son lien à la Parole de Yhwh: le livre contient les «paroles de la Loi» (Ne 8,10.14). Le livre est ainsi partie prenante de l’économie dans laquelle le Verbe est engagé. Il est pleinement le personnage principal d’une intrigue lorsqu’il apparaît n’être que secondaire, relatif à la Parole de Yhwh.

IV Identité de l’Israël postexilique

L’exposition du récit (Esd 1,1–2,70) repose sur la production de trois documents — l’édit de Cyrus (1,2-4), la liste des vases (1,9-11) et la liste des rapatriés (2,3-67) — et sur une allusion au livre de Jérémie (1,1). Notre commentaire a montré que la référence à ces quatre écrits fonde une première définition de l’Israël postexilique, qui s’est avérée être l’enjeu d’une présentation dynamique liée à l’intrigue du récit.

D’abord, l’appel de Yhwh est premier (Esd 1,3). Il est médiatisé par l’édit de Cyrus et invite au retour à Jérusalem, la liste des rapatriés énumérant ensuite les membres du peuple. Mais répondre à l’appel du Dieu d’Israël n’est pas l’unique critère d’appartenance à son peuple, faire partie de la caravane du retour n’est pas suffisant. Une frontière est délimitée par d’autres écrits, les registres de généalogie (2,62), capables d’établir l’ascendance familiale préexilique et définissant ainsi ceux qui sont à l’intérieur du peuple saint (2,3-58) et ceux qui sont à l’extérieur (2,59-62). Cette ligne de démarcation n’est pas inflexible; bientôt la liste des rapatriés sera complétée, de manière plus concise et plus détaillée, lors du retour mené par Esdras (8,2-14). En outre, être comptés parmi les membres du peuple n’apporte aux rapatriés aucune garantie de stabilité: quand l’intégrité du peuple saint est menacée, les coupables sont menacés d’exclusion (10,8) et dénoncés (10,18-43). Au contraire, tous ceux qui renoncent aux «impuretés des païens du pays» sont intégrés aux «fils d’Israël» revenus de la déportation (6,21).

Ensuite, reconnaître «Yhwh, le Dieu d’Israël» (Esd 1,3) comme son propre Dieu et lui offrir des sacrifices n’est pas suffisant. Les «ennemis de Juda» le prétendaient (4,2), mais le récit d’Esd a montré que la manière de célébrer le culte est un critère discriminant. C’est ainsi que l’ultime écrit, celui qui n’est d’abord introduit que par une énigmatique allusion au livre de Jérémie, celui dont la nature et l’importance sont progressivement dévoilées jusqu’à son ostentation (Ne 8,5-6) et sa lecture liturgiques (Ne 8,8), fait sa première apparition dans le récit: «présenter les holocaustes, comme il est écrit dans la Loi de Moïse, l’homme de Dieu» (Esd 3,2). Appartiennent au peuple du Dieu d’Israël ceux qui le célèbrent selon ses propres prescriptions, consignées dans la Loi transmise par le prophète Moïse.

Enfin, la fidélité et la continuité dans la localisation, non seulement du Temple (Esd 2,68; 5,15; 6,7), mais de l’autel lui-même, sont des données identitaires liées à l’intrigue. Ce dernier sera en effet rétabli sur ses anciennes fondations, à la hâte et dans la peur (3,3), et la construction du premier sera l’objet d’un souci de conformité au passé (5,11) suscitant de nombreuses oppositions (4,6-8). Le jeu des ennemis consistera en effet, par des citations choisies et une rhétorique habile, à falsifier la perception de la période préexilique, à en déformer la mémoire (4,12-16), et par là, à interrompre les travaux (4,21). Les rapatriés devront alors reconstruire une interprétation du passé conforme à la vérité historique (5,11-16) et, grâce à la probité de Tatnaï, Shetar-Boznaï et leurs collègues, ouvrir une enquête administrative orientée vers les sources documentaires confirmant leur lecture de l’Histoire (5,17).

Enfin, dans Esd-Ne dont le thème inaugural est la réalisation de la prophétie, la Loi du prophète Moïse, dans sa réception et son application, fait figure de critère fondamental pour l’appartenance au peuple du Dieu d’Israël. Parce qu’il est caractérisé dans son rapport à la Loi (Esd 7,10.12.14.21.26, etc.), le scribe Esdras est celui qui est capable d’interpréter l’Histoire (9,6-15), à la fois dans un acte de mémoire du passé (9,10) et dans la compréhension du présent (9,9). En cela, Esdras est un fils d’Israël exemplaire: il bénéficie de la même clairvoyance pour son péché personnel (10,1) que pour celui de son peuple (9,7), il reconnaît également la bonté de Dieu pour lui (7,28) et pour son peuple (8,18; 9,8). Le dévoilement progressif de la Loi au cours des péripéties de l’intrigue d’Esd-Ne, à travers le drame de la continuité du péché, des pères aux fils, avant l’exil et après (Esd 9,7), est ainsi lié à l’articulation entre la sainteté du peuple et la sainteté de chaque personne. La figure d’Esdras n’est donc pas mise en exergue comme on isole un héros mais comme on illustre une règle par un exemple. Esdras, par l’infaillibilité de sa confession (9,6-15) attestée par le narrateur omniscient (10,1), montre que, au-delà du culte, la Loi est normative pour toute la vie (7,10) et pour tout le peuple (Ne 8,1), et que l’accomplissement de la prophétie (Esd 1,1) est la sanctification de chaque membre du peuple (10,3) et par là du peuple entier (6,21), à l’image du Temple (6,16) et de la ville sainte (Ne 12,27-30) restaurés dans leur splendeur.

Se situant d’emblée par rapport au cours de l’Histoire de l’empire perse, le récit d’Esd-Ne raconte ainsi les événements qui «accomplisse[nt] la parole de Yhwh» (Esd 1,1). Cette ouverture caractérise le livre comme le récit prophétique d’événements historiques, enseignant que la vérité de l’Histoire ne réside pas dans sa factualité, insaisissable, mais dans le discernement de l’action de Dieu. Esd-Ne commence alors un récit dont l’intrigue principale ne repose pas sur la succession des événements: l’exposition en donne immédiatement la résolution et la clôture, la parole de Yhwh sera accomplie. Pareille introduction met l’accent sur une autre histoire, celle qui se révèle être au centre du récit: l’histoire du lecteur, celle du peuple dans son acte de lecture et de relecture, de proclamation de l’écrit, de compréhension et de mise en pratique de l’écrit. «Qu’il soit fait selon la Loi!» (Esd 10,3).

V Aux sources de l’écriture de la Bible

La poétique d’Esd-Ne ouvre ainsi les portes à une théologie de l’histoire. Déstructurant à dessein la séquence chronologique des événements, découvrant une temporalité complexe sous-jacente à l’Histoire25, le récit d’Esd-Ne démontre que le moteur de l’histoire n’est ni le principe d’action-réaction ni la volonté des puissants, mais l’agencement des aléas irrésistiblement ordonnés par la volonté divine. La causalité qui confère sa cohérence à l’intrigue constitue en elle-même l’objet de la création artistique d’Esd-Ne, s’élaborant en imposant la déconstruction du rapport du lecteur à la succession chronologique26. Ainsi le narrateur construit-il un monde où les références au cours de l’Histoire ne sont pas une garantie de vérité aussi fondamentale que l’enjeu des épisodes dans le projet de Dieu. Par exemple, la perception unifiée de l’ordre de Dieu induit qu’il n’y a eu qu’un seul mouvement pour son accomplissement, bien qu’il se réalise dans une pluralité d’événements: un seul retour, un seul élan de reconstruction, et un seul «roi de Perse» (Esd 6,14). Le singulier est celui d’une œuvre divine qui ne se dévoile pas dans la succession chronologique mais dans l’interprétation synthétique qu’en manifeste la Parole par la médiation du récit.

De manière indirecte, le récit d’Esd-Ne raconte aussi sa propre histoire. La multiplication des références écrites et l’apparente disparition du narrateur omniscient, absorbé par l’art de la citation et de la production de ses sources, procèdent d’un dévoilement du processus de composition du livre lui-même, qui se présente comme une suite de copies de lettres. Ce récit, proposant une interprétation des événements survenus au retour de l’exil, se présente comme le fruit de recherches dans les archives, orientées par des témoignages, et comme le résultat de la lecture de documents, particulièrement par la lecture de la Loi.

Par les développements narratifs qu’elles ont suscités, les quatre composantes fondatrices de l’identité d’Israël selon Esd-Ne — la continuité généalogique, le lieu et l’orthodoxie du culte, l’édification du Temple (par extension, de Jérusalem) et la fidélité à la Loi — constituent les fils rouges fondamentaux de l’intrigue d’Esd-Ne27. L’usage original des documents montre que parmi elles, une les détermine toutes: la Loi, dont la nature et l’autorité font l’objet d’un traitement narratif particulier à travers l’économie de l’écrit.

Dans son art de développer une intrigue par documents interposés, Esd-Ne saisit ainsi le terme d’une pensée réflexive et narrative de l’écrit dont, à l’autre extrême du corpus biblique, le Deutéronome dévoile le moment fondateur28. Alors que le Pentateuque conçoit un modèle narratif accordant discours et histoire racontée29, Esd-Ne expérimente un autre modèle, révélant une théorie de l’écrit plutôt que l’écriture en acte. L’incapacité apparente d’Esd-Ne à se conformer à l’art de la composition inter-épisodique de la Bible30 s’avère donc être un choix de mettre en scène les coulisses, de dévoiler la genèse du modèle omniscient à partir de l’expérience des témoins et de leur relecture croyante de l’Histoire recoupant celle du narrateur anonyme.

Finalement, Esd-Ne construit un modèle particulier, en quelque sorte au fondement de la narration biblique, le modèle de l’expérience de foi — ou prophétique — et renvoie de cette manière au seuil du récit de Luc, très similaire. La démarche de ce dernier est inverse de celle d’Esd-Ne, dans l’ordre de l’écriture; en Luc, le modèle omniscient est en effet introduit par le modèle empirique. L’objectif est cependant identique: d’une part, concevoir un écrit permettant aux acteurs de vérifier l’accomplissement du projet divin, d’autre part, fonder ce récit sur l’intervention d’un témoin-pédagogue racontant fidèlement l’expérience universelle. En Lc-Ac, le jeu des passages entre la narration empirique et omnisciente suscite de nombreuses interpellations du lecteur31. Il est ainsi invité à faire sien l’itinéraire intérieur présenté dans l’incipit du troisième évangile, résumant le dynamisme intime de la poétique d’Esd-Ne: «les témoins oculaires devenus serviteurs de la Parole» (Lc 1,2).

Notes de bas de page

  • 1 Nous respecterons la convention courante de noter les livres bibliques par leur abréviation et de désigner les personnages en toutes lettres: «Esd» pour le livre d’Esdras, «Esdras» pour le scribe. De même «Ne» pour le livre et «Néhémie» pour le personnage qui lui donne son nom.

  • 2 Sauf mention explicite, les références bibliques sont relatives au livre d’Esdras.

  • 3 Le livre d’Esdras — dans sa deuxième partie — et celui de Néhémie se présentent comme un récit de témoin. Au niveau narratif, ils représentent ainsi une exception notoire au modèle «standard» du récit biblique, tel que l’a décrit M. Sternberg, The Poetics of Biblical Narrative, Ideological Literature and the Drama of Reading, Bloomington, Indiana University Press, 1987 (désormais: The Poetics), mené par un narrateur parlant à la troisième personne.

  • 4 «Methodologically speaking, however, the Bible is even the first to anticipate the appeal to the surviving record of the past that characterizes modern history-telling» (M. Sternberg, The Poetics, p. 31). Le procédé renforce la prétention à la vérité historique.

  • 5 Pour la Bible, raconter l’Histoire n’exclut pas l’intégration de certaines pièces littéraires fictionnelles: Gunn parle ainsi de divertissement sérieux conduisant le lecteur à s’interroger sur lui-même et sur le monde où il vit, car le message du texte n’est pas une simple prescription. Voir D.M. Gunn, The Story of King David. Genre and Interpretation, coll. JSOT.S 6, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1978, p. 12. La Bible ne cherche pas à flatter les sens. Cf. E. Auerbach, Mimésis, la représentation de la réalité dans la littérature occidentale, trad. de l’allemand par C. Heim, Paris, Gallimard, 1968, p. 24. Il convient ainsi de ne pas mésestimer l’importance et le rôle de la fiction dans la Bible. Voir une lecture de 1S 15 comme «parabole historique» dans J.-P. Sonnet, «Échec au roi (1 Samuel 15). Le récit biblique comme échiquier de la vérité», dans B. Bourgine, J. Famerée, P. Scolas (dir.), Qu’est-ce que la vérité?, Paris, Cerf, 2009, p. 79-96.

  • 6 Ce dernier verset est justement — et, aux yeux modernes, paradoxalement — celui qui scelle le caractère historiographique du récit biblique: «parce qu’il met en jeu le Dieu maître de l’histoire et qu’il sanctifie la mémoire du passé, le récit biblique ne saurait s’accommoder d’aucun statut de fiction.» (J.-P. Sonnet, «De Moïse et du narrateur: pour une pensée narrative de l’inspiration», dans RSR 93 [2005], p. 519).

  • 7 Voir Sh. Bar-Efrat, Narrative Art in the Bible, JSOT.S 70, Sheffield, Sheffield Academic Press, 1992, p. 24. Il faudrait par ailleurs souligner combien ce mécanisme référentiel présente des lacunes évidentes. Les renvois aux archives royales sont en effet généralement invérifiables, les Actes de Salomon (1 R 11,41), le livre des Annales des rois d’Israël (1 R 14,19), le livre des Annales des rois de Juda (1 R 14,29), le livre des rois d’Israël et de Juda (2 Chr 27,7), les Actes de Samuel le voyant, du prophète Natan et de Gad le voyant (1 Chr 29,29) étant hors de portée de l’historien. L’évaluation de l’exactitude des données historiques doit ainsi tenir compte de la démarche littéraire et des indices que le texte biblique fournit lui-même pour reconnaître les limites de l’interprétation qu’il met en scène. Voir M. Z. Brettler, «Method in the Application of Biblical Source Material to Historical Writing (with Particular Reference to the Ninth Century bce)» dans H.G.M. Williamson (ed.), Understanding the History of Ancient Israel, coll. PBA 143, Oxford, Oxford University Press, 2007, p. 305-336.

  • 8 Le vocabulaire est parfois spécifique à Esd: Esd 4,8.11; 5,6.

  • 9 Esd 4,18.23; Ne 8,3.8.18; 9,3; 13,1.

  • 10 Dans Esd, seules les lettres ont la fonction de «faire connaître». Esd 4,12. 13. 14; 5,8. 10; 7,24. 25; Dn 2,5. 8. 9. 15. 17. 21. 22. 23. 25. 26. 28. 29. 30. 45; 3,18; 4,3. 4. 6. 14. 15. 22. 23. 29; 5,8. 15. 16. 17. 21. 22. 23; 6,11.16; 7,16.

  • 11 Esd 3,2.4; Ne 8,15; 10,35.37.

  • 12 Esd 4,15.19; 5,17; 6,1; 7,14. Il faut chercher dans les écrits (Esd 4,15.19; 5,17; 7,14) ou bien il faut chercher les écrits dans les bibliothèques (Esd 6,1).

  • 13 Esd 4,15.19; 6,2; 7,16.

  • 14 Esd 3,2; 7,6. 10; 10,3; Ne 8,1. 2. 3. 7. 8. 9. 13. 14. 18; 9,3. 13. 14. 26. 29. 34; 10,29. 30. 35. 37; 12,44; 13,3. Les manières de désigner la Loi sont nombreuses: le plus fréquemment elle est simplement «la Loi» (11 fois), mais elle est aussi «la Loi de Moïse» (2 fois), la «Loi de Dieu» (2 fois), «la Loi de Dieu» (2 fois), «les paroles de la Loi» (2 fois), ou encore «la Loi de Yhwh», «la Loi de Moïse que Yhwh avait prescrite à Israël», «la loi de Dieu donnée par l’intermédiaire de Moïse, serviteur de Dieu», «le livre de la Loi», «le livre de la Loi de Dieu», «le livre de la Loi du Seigneur leur Dieu».

  • 15 Le terme «proclamation» est utilisé pour les prises de parole de la part de Dieu dans les livres prophétiques. Voir Is ou Jr.

  • 16 Nous nous limitons ici à une remarque exemplaire, mais une étude complète montrerait facilement que tous les éléments déterminants du monde du récit sont caractérisés par l’écrit, même indirectement. Par exemple, alors que le Temple est rebâti selon les splendeurs salomoniennes, le narrateur n’en fait jamais la description explicite. Le faste du sanctuaire et sa correspondance avec le premier édifice ne sont accessibles que par la liste des vases précieux revenant de Babylone (Esd 1,9-11).

  • 17 La correspondance produite à partir du chapitre 4 complète le portrait des «ennemis de Juda et de Benjamin» (Esd 4,1): non seulement «ils payèrent contre eux des conseillers (…) durant tout le temps de Cyrus, roi de Perse, jusqu’au règne de Darius, roi de Perse» (4,5), mais encore, sous le règne de leur successeur Xerxès, c’est-à-dire plus de cinquante ans après le retour d’exil, ils luttaient toujours, selon ce qu’atteste la lettre évoquée (4,6).

  • 18 La deuxième version de l’édit de Cyrus crée une surprise. La mention de «la première année du roi Cyrus» renvoie en effet le lecteur vers le passé de l’histoire, à l’ouverture du livre, et lui fait découvrir la dissemblance des deux versions de l’édit. En produisant un document parfaitement conforme aux nécessités de la dispute administrative, et non celui dont le lecteur a la mémoire, le narrateur décrit la capacité de Dieu à s’adapter aux résistances humaines et à réécrire l’histoire des hommes au-delà de la conscience qu’ils ont de son action dans leur vie. L’apparition de cette version de l’édit de Cyrus, que le narrateur avait délibérément passée sous silence, donne au lecteur un aperçu des ressorts providentiels de l’intrigue. Enfin, cette répétition annonce la fin heureuse de la quête: le chantier sera mené à son terme.

  • 19 Mode de représentation théâtrale, par opposition au mode narratif par lequel le narrateur résume une péripétie dans un sommaire ou un commentaire. Voir W. Booth, The Rhetoric of Fiction, Chicago, University of Chicago Press, 19832, p. 3-22; J.-P. Sonnet, «L’analyse narrative des récits bibliques», dans M. Bauks, Ch. Nihan (éds), Manuel d’exégèse de l’Ancien Testament, coll. Le monde de la Bible 61, Genève, Labor et Fides, 2008, p. 56-57; 73-74.

  • 20 Notre approche est orientée vers le discours et non vers les sources. Pour le dossier génétique, voir par exemple H.G.M. Williamson, Ezra, Nehemiah, coll. WBC 16, Nashville, Thomas Nelson, 1985, p. 745-775.

  • 21 Dans le récit de la Bible, écrit J.-P. Sonnet, «tout est vu à travers les lunettes du narrateur — jusqu’au point de vue des personnages, Dieu compris. Rien n’échappe au “filtre” du narrateur biblique, un filtre qui, par convention, “fait la vérité”: opérant à la manière d’une loupe, la vision du narrateur est celle qui, dans le contrat biblique, révèle la vérité des choses et des êtres. Le discours direct des personnages n’échappe pas à cette loi: tout direct qu’il soit, il nous arrive à travers la médiation du narrateur.» (J.-P. Sonnet, «À la croisée des mondes: Aspects narratifs et théologiques du point de vue dans la Bible hébraïque», dans RRENAB, Regards croisés sur la Bible: Études sur le point de vue, coll. Lectio Divina, Hors-Série, Paris, Cerf, 2007, p. 78).

  • 22 Par son imagination et par la mise en récit, l’être humain conférerait au réel un sens qu’il ne possède pas en lui-même. Cf. N. Huston, L’espèce fabulatrice, coll. Un endroit où aller, Paris, Actes Sud, 2008.

  • 23 Le phénomène de la duplication est inhérent à celui de l’écriture, le signe écrit étant offert à la reproduction. Voir J. Goody, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, trad. J. Bazin, A. Bensa, Paris, Éd. de Minuit, 1979. Le premier «scribe» à s’adonner à la copie étant le Dieu du Deutéronome, puisque, à la suite de l’épisode du veau d’or, il fait, pour ainsi dire, un double des tables de la Loi (Dt 10,4). Par ailleurs, l’archéologie atteste l’usage courant de la copie dans la culture perse. Pour justifier le meurtre de Cyrus et s’inscrire dans la dynastie royale, le roi Darius a ainsi voulu donner une grande publicité à l’inscription de Behistoun, perchée à flanc de falaise, cent mètres en surplomb de la route, et interdite d’accès. Il en fit faire des copies et des traductions, reproduction des fresques comprises, que l’on retrouve sur papyrus ou sur d’autres stèles (P. Briant, Histoire de l’empire perse. De Cyrus à Alexandre, Paris, Fayard, 1996, p. 135-136).

  • 24 «Ceci se trouve mis en relief par les trois lectures successives du “livre trouvé” (comme par la triple lecture de la megillah de Jérémie). Qu’il s’agisse d’une lecture personnelle (2 R 22,8), d’une lecture en face à face (22,10) ou d’une proclamation à tous (23,2), un même document se prête à une pluralité d’actes de communications» (J.-P. Sonnet, «‘Le livre trouvé’: 2 Rois 22 dans sa finalité narrative», dans NRT 116 [1994], p. 858). Remarquons encore que la répétition est également une caractéristique de la lecture: dans le Dt, la copie de la Loi que le roi est invité à conserver, lui permet de lire et de relire, tout au long de sa vie (Dt 17,18-19).

  • 25 Le temps de l’histoire humaine est reproduit par les références à l’empire perse, sa dimension transcendante est construite par le temps liturgique, sa pesanteur est illustrée par le temps des ennemis. La chronologie de l’Histoire est ainsi déployée dans le récit en un espace de lecture tridimensionnel. L’organisation chrono-logique du récit demeure, mais celui-ci est élaboré comme une méta-histoire dont la causalité se déchiffre à la lumière du dessein divin. Le point de vue sur l’Histoire est délibérément transcendant.

  • 26 Il s’agit bien d’une déconstruction et non de l’usage de procédés artistiques de déformations volontaires connus. Esd-Ne n’invite pas à reconstruire la séquence historique originale — il rend d’ailleurs cette initiative impossible — mais introduit son lecteur dans une temporalité originale destinée à lui faire percevoir le plan de Dieu.

  • 27 Ph. Abadie, au terme d’une recherche orientée vers les sources, formule une conclusion similaire: «c’est prendre conscience (…) de la fonction de l’écrit: au vu des conditions matérielles du travail des scribes durant la fin de l’époque royale, et plus encore aux périodes perses et grecques (pour en rester à notre domaine de compétence), écrire c’est avant tout définir une identité — celle du peuple dont on conte l’histoire» (Ph. Abadie, Des héros peu ordinaires. Théologie et histoire dans le livre des Juges, coll. Lectio Divina 243, Paris, Cerf, 2011, p. 174).

  • 28 Les caractéristiques fondamentales de ce moment sont décrites dans trois articles: J.-P. Sonnet, «Le Deutéronome et la modernité du livre», dans NRT 118 (1996), p. 481-496; «‘Lorsque Moïse eut achevé d’écrire…’ (Dt 31,24). Une ‘théorie narrative’ de l’écriture dans le Pentateuque», dans RSR 90 (2002), p. 509-524; «De Moïse et du narrateur: pour une pensée narrative de l’inspiration», dans RSR 93 (2005), p. 517-532.

  • 29 «Les patriarches (…) sont des hommes de l’oralité, des hommes de la parole échangée — aucun d’entre eux n’est décrit dans l’acte d’écrire ou de lire. Lorsque Moïse apparaît dans le livre de l’Exode, la communication écrite fait, elle aussi, son entrée sur la scène du récit» (J.P. Sonnet, «‘Lorsque Moïse eut achevé d’écrire…’ (Dt 31,24). Une ‘théorie narrative’…», cité supra n. 27, p. 509).

  • 30 «Dans le cas (…) des relations irrécupérables entre Esdras et Néhémie (…) le même principe s’est avéré: échouer à se conformer à l’art de la composition inter-épisodique de la Bible, c’est tomber plus bas que l’art» (M. Sternberg, La Grande Chronologie. Temps et espace dans le récit biblique dans l’histoire, trad. Chr. Leroy, J.-P. Sonnet, coll. Le livre et le rouleau 32, Bruxelles, Lessius, 2008, p. 117).

  • 31 De manière directe, comme dans les paraboles, ou indirecte, le «nous» du narrateur rapprochant le lecteur de la scène et le rapprochant des acteurs de la même manière que Ne 8 lui «ouvre le livre» en offrant au lecteur comme une place dans l’assemblée.

newsletter


la revue


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80