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Traitement de faveur. Jacques Derrida et nos renseignements sur la « grâce »

Jérôme Lefert osb
L’article traite de la notion de la grâce, telle qu’elle pourrait se déployer dans l’espace ouvert par la mise en correspondance de l’histoire de la tradition théologique avec le projet de la déconstruction. La réflexion s’avance en suivant deux « époques » décelables dans la formation de ce concept : 1) de la compréhension binaire de la grâce, envisagée en opposition au jugement, aux œuvres, à la nature, etc., 2) vers les tentatives médiévales de clarification de ce concept, en identifiant ses dimensions connexes, jusqu’à l’effacement de la structure binaire en tant que telle. Ce développement n’est pas sans ressemblance avec la logique de renversement et de transgression, décrite par Derrida. En développant cette intuition, notamment à travers la comparaison systématique des procédés, profondément caractéristiques, qui unissent Derrida et Saint Paul, la logique de la question oblige à faire un cercle complet, et éventuellement à questionner-en-retour, sur la généalogie de la déconstruction elle-même. Alors émerge une certaine idée de la « sécularisation », faisant écho, encore une fois, au concept de la « grâce », comme un « lien neutre » et paradoxal de la promesse et du secret.

…il aborda le lieu.

Genèse 28,11

I De la connaissance des lieux

Ce texte entend rendre hommage à un homme grand et loquace, un maître de nuance et de scrupule1. Quant au fait que ces réflexions essayent de lier Derrida à la « grâce » et à d’autres notions qui n’appartiennent pas à son vocabulaire (encore que…), celles-ci n’exigent pas d’excuses particulières : leur moteur secret trahit moins une tentative de récupération posthume de l’auteur — avide de trouver encore un « enfant de chœur, et juif de surcroît »2 — que la volonté de s’instruire. Qu’est-ce que la théologie, et — tant qu’on y est — qu’est-ce que la théologie chrétienne pourrait apprendre de Jacques Derrida, au point où il nous a laissés ?

À vrai dire, la littérature relevant du genre « Jacques Derrida et la théologie » s’est transformée déjà en une petite industrie académique. Dans sa partie la moins intéressante, elle contient des variations sur le Dieu : Dieu, survivra-t-il à Jacques ? Qu’est-ce que ce dernier pensait du premier ? Dès le point de départ, il était clair pourtant, sans recherches poussées, que la « théologie » et la « religion » représentaient pour lui plutôt une mise en garde. Le courrier cependant va dans les deux sens. La théologie « déconstructrice » existe aussi depuis longtemps3 et elle est nettement plus féconde lorsqu’elle essaie de repenser le contenu théologique traditionnel à partir du travail de Derrida. Sans entrer dans ces méandres, on peut tout simplement se poser la question : « et si la théologie répondait », où trouverait-elle Jacques Derrida ?

Car Derrida demeure un voisin, semble-t-il. La totalité de la « théologie » était régulièrement associée chez lui à la « métaphysique occidentale », donc au paysage à la limite duquel il situait son propre travail. À la limite, c’est-à-dire sans y appartenir et sans en sortir. L’impossibilité de se placer simplement en dehors de ce monde théologico-métaphysique commande même son entreprise déconstructive en tant que telle : la communauté d’un certain monde doit être toujours présupposée, afin qu’un déplacement puisse se produire et être remarqué4.

Il ne m’est pas possible, en quelques lignes, d’esquisser, même brièvement, le projet de Derrida, tel que je le vois. Les introductions à sa pensée sont nombreuses, facilement accessibles. Je tiens seulement à souligner que la déconstruction n’a rien à voir avec le relativisme, pas plus qu’avec le nihilisme, comme le voudraient les clichés répandus. Derrida entendait bien, et expressément, conduire son propos jusqu’à l’affirmation. Il voyait celle-ci comme un « lieu » qui sous-tend toutes les incohérences des oppositions binaires, c’est-à-dire « la structure qui rend possible l’incohérence ». Ce « lieu » peut s’interpréter aussi bien en termes « négatifs » qu’en termes « positifs », c’est-à-dire comme un oui préalable à tout acquiescement, une promesse donnée avant tout sujet et tout objet de la promesse. Bref, Derrida « ne voit aucune raison de ne pas l’appeler la vie, l’existence, la trace » (Passions, p. 70). Sa stratégie déconstructive est subordonnée à ce projet. Elle compte accéder à ce « lieu » par un double mouvement : d’abord par le renversement de la hiérarchie des oppositions binaires dont chaque système est fait, puis par sa transgression, dans un affranchissement du système binaire en tant que tel5.

En revenant à notre question de départ (« Et si la théologie répondait ? »), comment ne pas se demander si la théologie ne connaîtrait pas déjà ce lieu où Derrida habite, et sous quel nom ? mon hypothèse sera qu’elle en parle sous le nom de « grâce », et c’est à ce titre qu’elle devrait se croire en état d’envoyer une carte postale à notre auteur à cette adresse, et pas pour trouver en lui encore un « docteur de la grâce » venu d’Afrique du Nord, même si cela aussi ne manquerait pas de piment.

II De l’histoire de la « grâce »

Pour entamer l’argumentation en faveur de cette proximité des lieux entre le théologien et Derrida, je me limiterai à une seule observation. Celle-ci est tirée de l’histoire du développement de la notion de la « grâce » dans la tradition théologique (surtout latine). Il semble que cette histoire ait connu deux grandes époques de questionnement. Dans la première, la question s’est portée moins sur l’élucidation de ce qu’est la « grâce » que sur l’établissement des relations qu’elle entretient avec d’autres données, apparemment distinctes, telles que la grâce entretient avec le jugement, les œuvres, le libre arbitre ou encore la nature… Son sens était indissociable de ces oppositions binaires et se définissait en grande partie par elles.

À la seconde époque, lors des grandes formalisations médiévales et par la suite, la question s’est portée plus précisément sur l’essence de la « grâce ». La grâce s’est mise à se dire alors, tout comme l’être, « de façon multiple », finissant par développer ce que nous connaissons. Sans discuter la légitimité de ces catalogues et les espèces de la « grâce », il suffit, pour notre propos, de relever un fait remarquable : dans cette formalisation, la grâce ne reçoit plus son sens de l’opposition des termes ; désormais, elle se retrouve des deux côtés des termes opposés. Position impossible pour toute autre notion théologique : la « grâce » est dite à la fois créée et incréée, originaire (avant l’histoire) et salvifique (historique), interne et externe, actuelle (donc ponctuelle) et habituelle (permanente), prévenante et subséquente, opérante (dans l’homme passif) et coopérante (avec l’homme actif), pour soi (gratum faciens) et pour l’autre (gratis data), efficace (donc accomplie) et suffisante (inaccomplie), sacramentelle et non-sacramentelle, etc.

Ces deux époques de questionnement théologique, qui ont pu parfois s’entrecroiser chronologiquement, reproduisent d’assez près le double mouvement du « pari stratégique » conçu par Derrida : à la fois le renversement et la transgression. La première époque présente bien un renversement, puisque la « grâce », tout en faisant partie d’un système d’oppositions, y reçoit immanquablement le beau rôle, comme le retour d’un refoulé. Et la seconde, de l’ordre de la transgression, consiste précisément dans l’émancipation éventuelle par rapport au système des oppositions comme tel. Et cela, sans rupture avec le développement précédent, mais par un simple effet de formalisation ou de radicalisation, sans devoir passer par une « relève » quasi-hégélienne (réconciliation des oppositions) ni par des percées vers un « dehors » du système binaire, lequel reste en place et garde ses droits.

Une autre considération aide ici à approfondir la ressemblance. C’est à dessein que l’on n’a pas commencé par évoquer le sens pré-théologique de la « grâce », tel qu’il constitue le foyer autour duquel s’organise tout un ensemble de termes, aussi bien dans la Bible hébraïque que, sans différence cruciale, dans le monde extrabiblique, à savoir le contraire de la défaveur, du déplaisir, du déplaisant, c’est-à-dire le traitement de faveur. Cette omission entendait d’abord éviter l’impression qu’il existe un « sens propre » au terme « grâce », par rapport auquel les élaborations théologiques, en commençant par celle de Qumran ou du Nouveau testament, ne seraient que des extensions et des métaphores. Car que sait-on, après tout, de ces élaborations ? Peut-être celles-ci ne font-elles qu’expliciter et formaliser le contenu potentiel du sens courant du terme ? En tout cas, il est plus fécond de penser que nous avons ici une notion qui se construisait en tant que terme théologique et se déconstruisait en même temps par le renversement et la transgression.

Un inconnu allait de soi, se déguisant et redéguisant à volonté, au gré de l’introduction de précisions toujours nouvelles. Au terme (à un certain terme) de ce processus, est-il permis de décrire la situation nouvelle qui s’ensuit par la formule « plus d’une grâce » ? Cette formule est à entendre doublement. D’abord il n’y a plus de « grâce », au sens d’une notion unifiée. Car où se trouvent, désormais, les garanties de l’unité du sens d’une notion qui n’a presque plus de contraires ou qui, en tout cas, déborde tous les contraires possibles ? Ensuite, il y a toujours eu plus d’une seule « grâce ». Si la grâce arrive en effet à engloutir les vieux couples, ne serait-elle pas, par hasard, dès le départ, leur matrice commune, voire leur condition, celle par rapport à laquelle ces oppositions sont secondaires ? Et si c’est le cas, cette matrice ne peut même plus se dire première, « originelle », puisque « originel » n’est encore qu’un terme à l’intérieur d’une composition. Elle est à la fois plus âgée et plus jeune que ces termes, depuis toujours « plus d’une ».

À cette considération, il faut encore ajouter que, tout compte fait, une conviction de base enveloppe cette construction/déconstruction, à savoir qu’en dernier ressort la « grâce » est de l’ordre de l’événement. Cela revient à dire que la question « qu’est-ce que c’est ? », pour autant qu’elle vise une essence définissable (et quoi d’autre pourrait-elle viser ?), rencontre ici les limites de sa pertinence. La non-réponse même à cette question est peut-être : « mais tout, mais rien ».

La convergence de ces considérations suggère que le lieu de la « grâce » et celui que vise Derrida ne sont pas si éloignés l’un de l’autre. « Disent-ils la même chose ? Sûrement pas. Mais parlent-ils de la même chose ? Peut-être » (Mémoires, pour Paul de Man, p. 89). Il faut laisser à ce stade cette argumentation6 parce que ce n’est pas là que se trouve l’intention essentielle de mon texte. Il ne s’agit pas ici de procéder à l’édition d’une concordance élémentaire où, au lieu de la « trace » dont parle Derrida, on lirait « grâce »7.

Mais quelque chose de bien plus intéressant se donne à penser dans la proximité de ces lieux : leur mise en correspondance produit un espace inédit qui peut être exploré pour lui-même. Ce n’est sûrement pas par hasard, on s’en doute, que le mot « grâce » se trouve mis ici entre guillemets. Car le discours théologique a une possibilité, une obligation même, dont l’histoire des idées serait privée. L’histoire des idées part toujours d’une tradition donnée telle qu’elle s’est déjà constituée dans le passé, tandis que la théologie a le devoir de prendre en compte aussi ses possibilités jusqu’ici inexplorées. Le terme « grâce », dans le sens construit/ déconstruit qu’on lui a reconnu, est-il encore un mot juste ? Ou plutôt peut-il l’être en restant seul ? N’explique-t-il pas une polyphonie de motifs, d’images, d’exclamations, d’interjections ? Ne faut-il pas le prendre d’abord comme un emblème, un témoin qui « connaît les lieux » auxquels se rapportent un certain nombre d’« impressions » qui les cernent, et « pour lesquelles un concept en formation reste toujours inadéquat à ce qu’il devrait être, divisé, disjoint entre deux forces » (Mal d’archive, p. 52) ?

Ce qui va suivre aura été le produit de séries brèves de doubles déplacements : déplacement par rapport à la notion de « grâce » telle que la voyait la tradition théologique passée ; mais aussi par rapport au lieu qui répond aux noms multiples et où se loge la déconstruction derridienne. Ces deux courants discursifs y vaudront surtout en tant que témoignages, entièrement débordés, par ce qu’ils indiquent.

III De la loi

Ces séries de déplacements engagent d’abord les oppositions binaires de la « première époque », en reprenant les plus célèbres d’entre elles, à savoir le rapport de la « grâce » à la Loi, à la liberté, à la nature, et puis, tout naturellement, le questionnement sur « ce qu’est » la « grâce ».

En effet, tout ce que Derrida a pu dire à propos de « l’ordre établi », du « système », est facilement transposable dans un discours sur la Loi. Lui-même parle souvent de la complicité du logos et du nomos (La Dissémination, p. 191). Le déplacement s’effectue à l’aide de procédés simples (ou même à partir d’un seul, appelé différemment), dont l’extension, la généralisation d’une notion, autrement dit l’usage dans un sens général de ce qu’on entend habituellement dans un sens restreint. En élargissant, par exemple, la notion de loi, sa relation à la langue se thématise et on se demande si elle-même, la langue, n’est pas la loi. Elle n’est jamais simplement la mienne, elle vient vers moi comme la langue de l’autre. Je ne la possède pas, personne ne la possède non plus ; mais elle vient d’un maître (Monolinguisme de l’autre, passim), douée de toute une « force de loi ».

Il est logique de passer ensuite à la considération de la langue, tant dans sa forme orale qu’écrite. Faut-il rappeler que, dans les épîtres de saint Paul, le couple lettre/esprit est étroitement lié au couple Loi/« grâce » ? De manière analogue, l’écriture en tant que telle n’a pas le beau rôle dans la tradition philosophique, depuis Platon jusqu’à rousseau (De la grammatologie, passim), et souvent elle sert carrément comme signe de décadence. Son chemin est celui d’un « voyage sans grâce » (Écriture et différence, p. 22-23).

La tradition dominante réduit toujours le langage, ou plutôt l’essence du langage, à sa forme orale. La crise actuelle de la parole (De la grammatologie, p. 16) manifeste par contre la possibilité de renverser la hiérarchie établie, et de « remettre la parole à sa place » (Écriture et différence, p. 323) et, peut-être aussi, de voir l’écriture, en généralisant son concept, comme « région de l’origine du langage comme dialogue et différence » (ibid., p. 187). La condescendance traditionnelle à l’égard de l’écriture au sens habituel serait alors un symptôme de l’oubli de l’écriture au sens général, de « l’archi-écriture ». On pourrait dire qu’une telle extension utilise le mot « écriture » seulement comme métaphore. Mais le problème est que la logique de la métaphore trahit la logique du passage, de la différence, de la distance inscrite dans le langage lui-même. Autrement dit, la métaphoricité du langage est le meilleur témoignage rendu à l’archi-écriture, comme à sa condition8.

Comme on l’a dit, il n’est pas nécessaire d’appeler ce procédé une généralisation. On peut le voir aussi comme une radicalisation, une exagération, une hyperbole9. Le déplacement se fait alors à l’aide de la logique de « en tant que tel » : la notion généralisée, aussi, se dédouble nécessairement par rapport à son usage habituel, en en dégageant l’idée pure. Dans le cas de l’écriture, l’écriture comme telle, « digne de ce nom », dans sa pureté, en sa différence par rapport à toute autre notion, mène au dédoublement entre l’écriture commune et l’archi-écriture (ibid., p. 396)10.

Et quel est le lien de tout ce propos avec la « grâce » ? Le voici. Le dédoublement de la « lettre » s’accompagne du dédoublement de la « Loi ». Celle-ci se situe sur deux registres : à la fois comme la « justice » (absolue, inatteignable dans toute sa pureté, toujours à venir) et comme le « droit » (un code, le rassemblement des normes d’une époque donnée, permettant le fonctionnement d’une société concrète)11. Dans l’univers de la Bible hébraïque, ce dédoublement n’a pas de sens (car les commandements concrets de la tora y expriment précisément la justice absolue), mais il est facile de le voir chez Paul, en rapprochant de la notion du « droit » tout ce que Paul appelle « œuvres », « mérite », « salaire », c’est-à-dire ce qui appartenait dans la Loi au domaine économique, et au savoir-comment-s’y-prendre. Là où on a appris à vivre. C’est le visage prévisible de la tora. Mais, bien sûr, la tora comme telle n’est prévisible ni pour la Bible, ni pour Paul : elle est la vie. Le dédoublement, comme on le sait, se produit alors entre la tora-œuvre et la tora-amour. La Loi comme telle, « digne de ce nom », s’accomplit dans l’excès : elle prescrit le devoir de ne pas être accomplie par devoir12. L’existence de la traduction grecque courante de la tora comme nomos donne à Paul une prise commode pour développer toute une critique de la « Loi » sans formellement toucher à la tora-quivient-du-Ciel. Et tout ce qui déborde le nomos dans la tradition juive, Paul le transpose systématiquement au profit de l’« esprit » et de la « grâce ».

Ici nous pouvons ajouter aux procédés déjà mentionnés — la généralisation et la radicalisation — encore un nom possible du même geste de la sortie-sans-sortie du système des oppositions binaires : le brouillage de la frontière entre les contraires. Ce que saint Paul entend dans sa critique de la « Loi » s’oppose seulement à son échelon pour ainsi dire inférieur, économique — Paul aurait dit pédagogique —, c’est-à-dire à ce qu’on a appelé ici le droit. Tandis que l’échelon supérieur de la Loi, à savoir la justice, s’attache précisément à ce que Paul désigne comme « grâce » : l’impossible justification.

Dans ces conditions, il faut regarder de plus près ce que Derrida appelle la justice. La justice est chez lui — comme on pouvait s’y attendre — l’inverse de ce que toute la tradition philosophique, depuis les Grecs jusqu’à Kant et même Heidegger, avait l’habitude de nommer par cette expression : rendre ce qui est dû. Rendre le dû revient toujours à se venger. En rompant avec le principe de l’équivalence — le « salaire » selon Paul — (Politiques de l’amitié, p. 83), la justice — qui à la fois exige le droit et le déborde infiniment — se produit plutôt comme acte de mémoire (Mal d’archive, p. 122, n. 1), son lieu est dans la disjointure des temps (« out of joint » dans Spectres de Marx, p. 48, 51-52 ; Voyous, p. 128) et dans l’attente d’un don qu’il est impossible de rendre, c’est-à-dire dans la dette insolvable.

Le même couple droit/justice peut être présenté aussi, en ayant recours à un vocabulaire moins caractéristique de Derrida, comme le rapport du prescriptible et de l’imprescriptible. Bien sûr, Derrida s’intéresse d’abord aux cas où l’on peut brouiller les contraires et prescrire l’imprescriptible. Cela devient même la base de son « éthique ». Par exemple, dans l’expérience de l’amitié, écrit-il, « le devoir est d’agir au-delà du devoir » ; dans l’expérience de la politesse, « il est impoli d’être poli seulement par politesse » (Passions) et l’expérience de l’hospitalité « digne de ce nom » ne peut se limiter à l’accueil uniquement de ceux qui sont invités pour une durée précisée à l’avance, et à des conditions bien définies… (De l’hospitalité). L’excès est ici constitutif : dès le moment où c’est, c’est trop. Un autre langage, celui de la « grâce » justement, appellerait ici l’expérience du gratuit. Or classiquement, on traite l’au-delà de la loi, non en termes d’excès, mais comme une intention, une profondeur intérieure. Ainsi Kant conçoit le dépassement de la « lettre » (du devoir) en engageant les intentions secrètes du cœur, qui sont « l’esprit » (Passions, p. 88). Mais là où l’au-delà est interprété comme gratuité, l’action que Kant considère comme absolument morale, c’est-à-dire là où on agit exclusivement « par devoir », devient la définition même de l’amoralité absolue (Passions, p. 75)13.

Cela répond encore à une tendance chez Derrida dans sa recherche d’une loi hors des catégories, insoumise à toute généralisation, à l’encontre de ce postulat kantien sur lequel il y a la possibilité d’étendre la maxime de mon agir à l’ensemble des hommes. Chaque œuvre, chaque action, engendre ainsi sa loi propre, sa propre condition d’être jugée. « Est-ce que ça existe, une loi ou une catégorie pour un seul ? » (Faculté de juger, p. 99). Comment ne pas se rappeler ici ce style étrange qui se fait jour dans les responsa de Paul, aux questions posées, concrètes et singulières ? Lorsqu’on attend de lui une décision juridique — comme chez les Corinthiens, dans le cas de l’achat de la viande des idolâtres — Paul évite autant que possible une formulation directe de la règle, de la norme. La règle doit surgir du moment, chaque fois unique. Et quand Paul propose une norme générale, la règle qu’il propose interdit précisément les normes générales, laissant ses interlocuteurs à leur responsabilité (1 Co 8,1-10,33).

« La condition paradoxale de toute décision : elle ne doit pas se déduire d’un savoir dont elle serait seulement l’effet, la conclusion et l’explicitation » (Donner la mort, p. 109). L’indécidable est la condition de la décision, toujours en elle, et non comme une phase qui pourrait être dépassée (Politiques de l’amitié, p. 247). De là découle « que l’auto-justification d’une décision est impossible et ne saurait, a priori et pour des raisons de structure, répondre absolument d’elle-même » (Passions, p. 25-26). Chaque action est injustifiable : d’abord, parce qu’on ne peut jamais définir exhaustivement son contexte, ensuite parce que sa loi est singulière. L’impossible advient quand même, comme hors-la-loi. Comment comprendre autrement le « hors-la-Loi » de Paul (Rm 3,21), si ce n’est en termes d’excès de la Loi, absence de règle qui pourtant pénètre et conditionne la règle elle-même ? La série des déplacements opérée à partir du couple Loi/« grâce » nous amène à rencontrer ce en face de quoi toute responsabilité se situe : le jugement, dès le départ parasité par le non-jugement. La « grâce » se présente comme celle d’un non-jugement responsable. De ce point de vue, on ne peut pas définir la tâche de la déconstruction comme un non-jugement14. Explicitement, elle se veut toujours dégagement de la logique totalitaire (Mémoires, pour Paul de Man, p. 224). La responsabilité suppose la possibilité de la non-réponse, sans laquelle la responsabilité s’annule, ne devenant que l’exécution d’un ordre. Mais la non-réponse est aussi une réponse (Passions, p. 42). « mais le non-lieu même est un événement de droit, c’est, au titre du droit, une décision juridique, un jugement de non-jugement. » (Faculté de juger, p. 89). La justification impossible ne s’oppose pas à la responsabilité, mais au contraire en appelle à elle, et infiniment, puisque le principe de la responsabilité est de « ne jamais se croire quitte d’aucune dette » (Passions, p. 51).

IV De la liberté

Il est logique, à partir d’ici, de passer au couple suivant d’oppositions : « grâce »/liberté, dans un style, il est vrai, de plus en plus télégraphique, vu l’étendue du champ qui s’ouvre. Lorsque l’entrelacement du jugement avec le non-jugement est perçu dans toute son ambiguïté, l’apposition de la « grâce » et de la Loi se perçoit plutôt comme la condition essentielle pour la décision, la responsabilité. Autrement dit, pour l’espace libre, mais cette liberté n’est plus évaluée comme un « je peux » de « l’homme capable » (Voyous, p. 65).

Ainsi, au premier regard, nous n’avons qu’une confirmation de l’ancienne conviction théologique : la « grâce » ne s’oppose pas à la liberté, elle la rend précisément possible. Mais… il y a là plus qu’une confirmation supplémentaire, venue d’un côté inattendu, comme une cerise sur le gâteau des manuels. Car la « grâce » et la liberté, conjuguées d’une telle façon, donnent au final un mélange considérablement moins rassurant que d’habitude. Tout d’abord, la « grâce » est maintenant inséparable du « coup de grâce », qui suscite des humeurs plus variées que le beau fixe. Il faut se rappeler que pour Derrida la possibilité du mal absolu s’ouvre avec celle du témoignage et du parjure en même temps. La même ombre est jetée par la promesse, la décision, la responsabilité, etc. La « grâce » prend toute l’ambiguïté d’un risque réel encouru. C’est pour ainsi dire la « grâce » d’avant la faveur, la condition de faveur et de défaveur. Une « archi-grâce », en somme. On pourrait désigner l’effet que produit ce changement d’éclairage comme — et ce mot nous importera — la neutralité de la « grâce ».

Un autre dépaysement s’opère aussi par rapport à l’exil fréquent du chapitre sur la « grâce » dans les traités sur la morale et l’anthropologie, où, même en y soulignant que la « grâce » concerne « l’homme et son salut », l’intérêt premier se porte sur la vie privée de cet « homme », plutôt que sur son existence historique, sociale, économique, politique… Or comment apprécier la force subversive et proprement révolutionnaire de la « grâce », en tant que transgression de l’ordre établi (dont l’affirmation par excellence se trouve dans le magnificat)15 ? Quelle sera, par exemple, la plus « gracieuse » des politiques : une tyrannie, une terreur révolutionnaire, une « démocratie à venir » ?

La question n’est pas vaine. Car il est facile de dire : « hors-la-Loi ». Paul lui-même sentait que ses idées pouvaient ouvrir la voie au nihilisme et à la fameuse conception du « salut à travers la transgression »16 : « Allons-nous donc pécher, pour que la grâce surabonde ? » (Rm 6,1). Et si, tout compte fait, la « grâce » appartenait à la violence, et à la violence absolue, parce que sacralisée ? Comment traverser sans légitimisme les eaux troubles du « fondement mystique de l’autorité »17 qui essaie toujours de nous faire croire que le fait établit le droit ? D’une part, la « grâce » politique ou juridique, même dans sa parure la plus immaculée de « justice », suspend le « droit ». De l’autre, lorsqu’elle ne fait que confirmer le droit, elle s’annule : elle n’est plus dès lors une faveur, mais un dû, à savoir ce qui doit être, un droit. Le droit de suspendre le droit s’appelle la souveraineté. Que la « grâce » soit souveraine, c’est un lieu commun18. Mais est-ce que le mot traduit vraiment le sens visé ? Qu’en résulte-t-il si à l’ambiguïté du terme souverain on propose comme alternative la figure de l’inconditionnel19 ou de l’« anéconomique »20 ? L’inconditionnel arrive dans l’expérience de la liberté comme expérience de l’indécidable, qui donne lieu à la décision, à la responsabilité, au témoignage, à la signature. La « grâce » est chaque fois unique, une « singularité incalculable », exceptionnelle et indéconstructible (Voyous, p. 203).

Cette conviction entraîne une conception de l’histoire, de l’historicité en tout point différente de l’effectuation d’un plan téléologique préétabli qui de fait annule l’historicité en remplaçant la promesse par un programme où rien n’arrive vraiment21. Par contre, l’avenir digne de ce nom est « l’inanticipable qui marque toujours la mémoire du passé comme expérience de la promesse » (Mémoires, pour Paul de Man, p. 155), laquelle est « toujours excessive. Sans cet excès essentiel, elle reviendrait à une description ou à une connaissance de l’avenir » et donc de nouveau à un programme (ibid., p. 99). « une promesse ne peut pas être tenue, elle ne peut même pas être faite, en toute pureté » (ibid., p. 143). Elle est toujours déjà là, comme condition22 : « la grâce est promise » (Spectres de Marx, p. 255). Cette conception de l’histoire est liée, cela va sans dire, à une certaine idée messianique. Derrida parle à ce propos d’« un messianisme désertique » (ibid., p. 56). Celui-ci est distinct de tout messianisme déterminé au sens traditionnel du terme : une « messianicité » (Mal d’archive, p. 60, 115) plutôt que d’un messianisme23.

V De la nature

Parvenu à ce point, il pourrait paraître presque superflu de s’arrêter à la problématisation de la relation « grâce »/nature. En effet, on peut parcourir l’œuvre entière de Derrida en suivant une à une des mises en question de la notion de nature. On partirait alors des premiers motifs du supplément, de la prothèse d’origine, en arrivant à la critique plus tardive de la « fraternité » (opposée à l’amitié et, en fin de compte, coupable seulement d’être naturelle, menaçant de nationalisme, de mystique du sol et du sang, du genre et de l’espèce : l’idéologie de ceux qui partagent la même nature). Le sous-entendu de ces critiques est le peu de confiance accordée au propre : la nature se rapproche d’une certaine idée de la loi en tant que « droit », elle est ce qui est « dû », prévisible, sans quoi « on n’est plus soi-même », contaminé par « l’autre ». Cet effort ne vise pas à invalider complètement la notion, mais à subordonner la nature à ce qui la conditionne, à la contaminer par ce conditionnement, à questionner la légitimité de ses prétentions et possessions24.

Mais la grâce comme « supplément d’origine », qu’y a-t-il de plus classique ? Pourtant, encore une fois, c’est plus qu’une simple confirmation des lieux communs qui est en jeu. Ce qu’on viendra à appeler la neutralité de la « grâce » nous dépayse, en rendant toujours plus difficile d’y voir un perfectionnement de la nature, et même de la rattacher exclusivement à l’idée de la perfection en général. La « grâce », semble-t-il, devient encore davantage elle-même dans l’inachèvement, l’indécision, l’imperfection par lesquels la nature est contaminée. Autrement dit, elle serait une indétermination encore plus qu’une détermination. Elle ne « parfait » pas la nature parce qu’à elle-même elle est son lieu, sa khôra.

VI Du don

Dans ces conditions, on s’en doute, la question « qu’est-ce que la grâce ? » correspondant à la « deuxième époque » de notre interrogation, ne se pose pas comme la recherche d’une essence, mais bien plutôt celle d’une structure : « Il s’agirait bien d’une structure et non de quelque essence de la khôra, la question de l’essence n’ayant plus de sens à son sujet » (Khôra, p. 25). Avec ce nouveau déplacement, se brouille (et se débrouille) le fameux « catalogue des grâces ». Pour l’aborder, il peut être bon de prendre ici comme fil conducteur le thème du don. C’est à la fois un des thèmes majeurs de la pensée de Derrida25 et pour ainsi dire « l’appellation contrôlée » de la notion de « grâce ».

Le thème du don se trouve toujours engagé dans le rapport donner/prendre. Comment peut-on donner/prendre ce qui n’est pas une chose ? (Donner le temps, p. 15). Par définition, le don est ce qu’on n’a pas payé (il serait autrement une vente) ni prêté (il ne doit pas revenir au donateur). Il est ce qui à la fois appartient à l’économie et l’interrompt (Donner le temps, p. 18). Dans la pureté de son concept, en tant que tel — et ici on retrouve les procédés bien connus de la généralisation et de la radicalisation d’une notion —, il ne doit entrer dans aucun système, même symbolique, parce qu’on peut se payer du don de façon morale ou verbale, en en supprimant ainsi la gratuité. À la limite, le don serait sans sujet ni objet, le sujet et l’objet étant précisément les arrêts du don (Donner le temps, p. 39). Autrement dit, « ces conditions de possibilité du don (que quelqu’« un » donne quelque « chose » à quelqu’« un d’autre ») désignent simultanément les conditions de l’impossibilité du don. Ces conditions de possibilité définissent ou produisent l’annulation, l’annihilation, la destruction du don » (Donner le temps, p. 24). Le don doit être oublié, et en même temps, on ne peut pas ne pas l’oublier26. Il vient comme mémoire de la promesse : « il n’y a de don qu’à cette condition aporétique qu’il ne donne rien qui soit présent et se présente comme tel. Le don n’est que promesse et mémoire promise » (Mémoire, pour Paul de Man, p. 141).

Cette structure réunit tous les grands motifs de Derrida qui ont trait à ce qui conditionne et déborde l’économie, le calcul, le programme. Parmi ces motifs, il y a aussi le pardon, le secret, le témoignage que nous n’avons pas encore thématisés. La formule de Derrida « le pardon pardonne seulement l’impardonnable » a connu une grande fortune (Foi et savoir, p. 108). « On ne pardonne pas à un innocent. Si en pardonnant, on innocente, on est aussi coupable de pardonner » (Donner la mort, p. 182). Le pardon27, digne de ce nom, est soumis au même jeu d’oubli et de secret que le don28, car « ce secret n’est pas phénoménalisable » (Passions, p. 57). On ne peut qu’en témoigner, avec tout le risque de parjure que cela comporte. Le secret est la condition du témoignage (« il n’y a que moi qui puisse en témoigner » : Demeure, p. 32). « On ne réconciliera jamais, c’est impossible et il ne le faut pas, la valeur d’un témoignage avec celle du savoir ou de la certitude » (Passions, p. 70). Le secret et le témoignage rejoignent ainsi « le croire, le phénomène radical de la croyance, seul rapport possible à l’autre en tant qu’autre » (Mal d’archive, p. 147).

Est-il besoin de souligner que tous ces motifs croisent le vocabulaire de la « grâce » à chaque pas ? Et enfin, après avoir évoqué ces apories, peut-on poser la question sur la « grâce » comme l’aporie par excellence ? L’histoire des querelles interminables sur la grâce témoigne que l’aporie doit rester intacte, justement comme affirmation. « La seule affirmation qui soit affirmative, c’est celle qui doit affirmer l’impossible, sans quoi elle n’est qu’un constat, une technique, un enregistrement »29.

VII De la généalogie

Une dernière interrogation survient cette fois-ci comme en retour, en repensant le chemin qui vient d’être fait. Que la déconstruction soit depuis toujours engagée en ce qui concerne la « grâce », j’espère l’avoir fait entrevoir. Les ressemblances sont trop nombreuses entre le comportement d’un saint Paul et celui de Derrida, dans leur façon de traiter l’arsenal préexistant des mots et des notions. Évitant l’assaut frontal, ils secouent l’édifice de l’intérieur. À première vue, Paul semble partager l’idée du primat de l’oralité sur l’écriture par sa critique de la « lettre », et cela, d’une manière qui dépasse en virulence même Platon ; mais, ce faisant, il introduit en même temps le virus dans le disque dur de la langue grecque et de tout le système d’idées qu’elle abrite, dédoublant la « lettre » et gommant les frontières des termes opposés. De même, les formalisations scolastiques épousent à leur tour cette logique paradoxale : en copiant la structure de la « grâce » sur celle de l’être et de l’étant, elles la conduisent résolument hors des filets de l’ontologie en transgressant la frontière des oppositions binaires et en plaçant la « grâce » des deux côtés de l’opposition. Comment se fait-il qu’en se proposant d’établir seulement une classification, ces formalisations ont répété, de façon fort probablement inconsciente, le geste déconstructif, ne faisant ainsi que ratifier la désintégration de ce même disque, qui ne se montre en l’occurrence pas si dur ?

Mais si correspondance il y a, elle engage les deux pôles : saint Paul d’une part, Jacques Derrida de l’autre. À quel titre, en effet, le discours lui-même sur la déconstruction, et sa version proposée par Derrida, entre-t-il dans l’histoire de la grâce ? Sa généalogie reste encore pour une bonne part un angle mort dans les études qui lui sont consacrées. S’agit-il de fait de deux généalogies30 ? Les recherches généalogiques sont bien sûr très difficiles à conduire, à cause de la non-identité à soi des traditions qu’on imagine homogènes (Politiques de l’amitié, p. 215). Néanmoins, celui qui mime un geste, même en le contredisant, s’approprie toute la généalogie que ce geste entraîne. L’argument peut toujours se retourner : ce geste est-il l’ultime moyen pour hériter quand même, récupérant tous les cadeaux empoisonnés « dont sont faits les héritages » (Donner le temps, p. 93 n. 1), mais aussi pour hériter tout en essayant d’éliminer les autres héritiers, en ridiculisant l’héritage lui-même ? même au prix d’un parricide, qui sait31, auquel on reconduirait l’expérience de « out of joint », comme celle d’un héritier, hanté par le fantôme du père, dans un deuil impossible (Spectres de Marx, p. 42s) ? « Peut-on concevoir un héritage athéologique du messianique ? En est-il au contraire de plus conséquent ? un héritage n’étant jamais naturel, on peut hériter plus d’une fois, dans des lieux et à des moments différents, choisir d’attendre le temps le plus approprié, qui peut être le plus intempestif, — en écrire selon les différentes lignées, et signer ainsi sur plus d’une portée » (ibid., p. 266).

Faisons ici encore un déplacement, d’autant plus nécessaire que tous les déplacements précédents ont déjà été dictés par lui. Car ceux-ci n’étaient possibles, tout comme le rapprochement initial entre la doctrine de la « grâce » et la pensée de Derrida, que parce qu’une certaine sécularisation y était admise, tacitement, comme possibilité d’un usage non-théologique de certains mots consacrés, tels « lettre », « loi », « faire grâce », « justifier », etc. Ce fait relevait aussi de toute une tradition qui depuis longtemps recherche « un doublet non dogmatique du dogme » (Donner la mort, p. 75)32. Peut-on vraiment « hériter plus d’une fois » du dogme, précisément à travers lui ? Et ce « doublet non-dogmatique » appartient-il encore au dogme ? Le modifie-t-il ? Ou plutôt s’oppose-t-il uniquement à une certaine conception du dogme ? Comment est-il seulement possible ? On peut se rappeler que cette aporie était explicitement reconnue par Derrida comme celle qu’il y a entre révélation et révélabilité (Politiques de l’amitié, p. 36), lui qui reconduisait régulièrement la première à la seconde, c’est-à-dire les formes instituées et déterminables de la révélation à la condition de leur possibilité33.

Toutes les deux, la sécularisation et la déconstruction, s’abritent dans cette aporie. Derrida s’est posé la question de la sécularisation en commentant la lettre célèbre de G. Scholem à F. Rosenzweig à propos de la sécularisation de la langue hébraïque. Scholem imagine la sécularisation comme assise sur un volcan où bouillonne l’ancien sens religieux des mots et il en prédit l’éruption future. Ce point de vue suppose que la « langue sacrée » est gardée intacte à travers la sécularisation, qu’elle demeurera seulement enfouie. Ainsi la langue séculaire en tant que telle n’aurait pas d’existence, elle ne serait qu’une « façon de parler »34. Derrida, on s’en doute, répond qu’il est impossible de décider où est l’original et où est le simulacre35 : la sécularisation est toujours ambiguë (Voyous, p. 51), portant au paroxysme l’ambiguïté de toute appartenance.

Mais si, au cours de ce pique-nique sur le volcan, il arrivait quelque chose à la « langue sacrée » elle-même ? Ne rapprochera-ton pas le phénomène qui s’ensuivrait d’une sorte d’ésotérisme (on n’en est jamais loin, avec Scholem) très particulier : la sécularisation comme une façon de garder le secret tout en le révélant, de le garder d’autant plus sûrement qu’il est offert à la vue de tous, de le garder si bien que même son gardien ne le connaisse pas ? On vient ainsi à la condition de « ces marranes avec qui je me suis toujours secrètement identifié » (Mal d’archive, p. 111), et qui gardent le secret tout en l’ignorant.

Comment articuler ces problèmes avec la théologie non seulement juive, mais aussi chrétienne, puisque nous traitons des marranes ? Derrida semblait identifier la possibilité de la sécularisation au christianisme, parce qu’inséparable d’une certaine conception du « monde »36. La sécularisation du christianisme serait alors encore une réalisation proprement chrétienne, une sorte de survie sous le sceau du secret. « Il ne saurait donc y avoir de critique “externe” du christianisme qui ne déploie une possibilité interne et ne dévoile les puissances encore intactes d’un avenir imprévisible, d’un événement ou d’un avènement mondial du christianisme » (Donner la mort, p. 148-149). Bref, la sécularisation produirait « le doublet non-dogmatique du dogme » pour mieux préparer le retour du dogme tout court. « À moins que le christianisme ne porte en lui, et ne consiste, constitutivement, à porter en soi la ressource, et la loi, de cette destructuration, de son passage au-delà de soi, du pouvoir de se quitter sans se quitter, de s’abandonner universellement en restant auprès de soi, en un mot de mourir sans mourir, sans que cette “mort même” advienne jamais. Alors une déconstruction du christianisme aurait à l’infini du pain sur la planche » (Le toucher, Jean-Luc Nancy, p. 73).

En délaissant le motif quelque part si rassurant du volcan, seulement masqué par la sécularisation, remplaçons-le par celui du spectre, sur lequel Derrida a tant écrit. Car celui qui meurt sans mourir, c’est bien sûr un spectre. D’un côté, le spectre désigne chez Derrida ce qu’il s’agit de déconstruire, de conjurer : la théologie, la « métaphysique » (qui « revient toujours, je l’entends au sens du revenant, et le Geist est la figure la plus fatale de cette revenance » : De l’esprit, p. 45 et 66, et même « une essence générale de l’Homme » (Spectres de Marx, p. 278). De l’autre côté, il y a chez lui ces spectres pour ainsi dire « alliés », qui apparaissent depuis un temps immémorial, en commençant par le fantôme qu’est l’écriture (Dissémination, p. 129 et 179) pour aboutir à la spectralité comme telle, dont la logique excède celle du logos (Parages, p. 292). Comment distinguer dès lors un spectre à conjurer (désigné comme esprit) et ce spectre qu’on invoque ? La différence tient, paraît-il, à une « sensibilité insensible » (Spectres de Marx, p. 25-27)… En somme, le « bon » fantôme est celui qui ne se veut qu’un fantôme, mais dès le moment où celui-ci éprouve un besoin de prendre corps, il se démasque comme un « esprit », se présentant comme la visibilité de l’invisible et du surnaturel. Dès que Khôra, le don, le secret, la promesse, le témoignage se phénoménalisent, nous sommes ainsi, pour Derrida, dans la « spectralité spiritualisante » et immanquablement « chrétienne »37. Car tous ces motifs se rencontrent dans celui du spectre, du revenant et du survivant : le don (qui ne peut venir du sujet comme tel)38, la promesse (elle ne promet que si on s’en souvient, et on en fait mémoire à partir du deuil)39, le témoignage (« le témoin n’est-il pas toujours un survivant ? » [Demeure, p. 54]). Enfin, pour faire une coupe verticale à travers toutes nos questions, la survie est appelée « grâce », « vraie grâce » (ibid., p. 137 n. 1).

Ainsi ce passage du spectre (de la révélabilité) à la phénoménalisation (de la révélation) est-il très important. Dans un texte significatif (Spectres de Marx, p. 266-267s), Derrida s’explique à propos de l’articulation des deux. « Si l’appel messianique appartient en propre à une structure universelle, à ce mouvement irréductible de l’ouverture historique à l’avenir, […] comment le penser avec les figures du messianisme abrahamique ? […] Le messianisme abrahamique, n’était-il qu’une préfiguration exemplaire, le prénom donné sur le fond de la possibilité que nous tentons de nommer ici ? mais alors pourquoi garder le nom… ? »

Il n’y répond pas, ou plutôt il laisse entendre que ce n’est pas son propos. Lui-même s’intéresse surtout à l’universalisme de ces figures de la révélation, à la condition de leur possibilité. Il le fait par « l’ascèse » (ibid., p. 266). On peut seulement spéculer que si le dénigrement de « l’écriture au sens courant » (de l’écriture phénoménalisée) servait de symptôme du dénigrement de « l’archi-écriture » (non-phénoménalisable), il devrait en être de même dans le cas du droit et de la justice, des dons et du don, des pardons et du pardon, des secrets et du secret, bref de l’esprit et du fantôme. Mais il ne faut pas forcer la réponse, on a toujours le droit de ne pas répondre40. Je me contente de dire que la généalogie de la déconstruction doit être mise en relation avec la logique de la sécularisation, et que tout cela n’est pas sans correspondance avec une certaine expérience de la « grâce ».

Évidemment, dans cette acception, la « grâce » est justement ramenée à une certaine expérience à travers les mots et les motifs qui l’attestent. La nouvelle prise de vue fournit des renseignements à méditer, dont le premier est la neutralité41 qui s’est dégagée ici graduellement comme l’enjeu de cette correspondance entre la dogmatique chrétienne et la spectralité déconstructivo-sécularisatrice de Derrida42.

VIII De la neutralité

Comment entendre ici la neutralité de la « grâce » ? Dans la théologie chrétienne, c’est une notion de part en part positive. Pourtant, c’est simple : sans désespoir, l’espérance n’est qu’un calcul. La « grâce » augmente le risque. Elle en est le danger même, probablement. Peut-on penser ce qualificatif de « pleine de grâce » (Lc 1,28) comme une exposition, dans une liberté vertigineuse, à la solitude du risque maximal, incalculable ? On peut aussi citer à comparaître toute une tradition d’appellations neutres, ambiguës, que reçoivent certaines figures privilégiées de la révélation : le serpent d’airain, qui représente inséparablement le danger et le salut (la figure par excellence du pharmakon, du poison-remède) ; la manne qui nourrit et pourrit ; la coupe de salut qui se transforme en coupe de colère (Paul encore souligne cette « neutralité » à propos de ceux qui « mangent et boivent leur condamnation » au « repas du Seigneur » : 1 Co 11,29) ; tout le motif du scandalon, du « Christ-piège »…43

À partir de là, on peut poser encore beaucoup de questions. Si la « grâce » est souveraine, peut-on alors « rendre grâce »44 ? Est-ce qu’elle est toujours une relation hiérarchique (de supérieur à inférieur), une inclination ? Nous avons l’habitude de concevoir la « grâce » comme une force agissante, mais n’en est-elle pas moins un impouvoir45 ? Son extension sur les opposés du « catalogue » la propose comme une matrice commune, le lieu commun, la relation elle-même entre le « supérieur » et l’« inférieur ». Elle appartient donc — sans appartenir — aux deux. Par ailleurs, il n’est possible d’imaginer une réalité débordant toutes les oppositions que si on admet son émancipation par rapport à la chute et au salut. Comment autrement représenter une « grâce incréée » en Dieu, qui ne tombe pas et ne se sauve pas ? Sinon le monde-à-venir, même après le salut, serait privé de « grâce » : le comble de la privation.

En considérant la « grâce » uniquement comme une proximité, une faveur qui permet d’approcher, on ne la reconnaît plus dans l’éloignement. Cependant, débordant la distinction créée/ incréée, elle signifie à la fois l’abolition de la distance (qu’elle franchit) et son exacerbation (en plaçant quelque chose de non-immédiat, un détour, dans la vie divine elle-même) : « la distance de l’altérité infinie comme singularité » (Foi et savoir, p. 37). La « grâce » a quelque chose d’irréductiblement indirect, oblique, elliptique (Passions, p. 30-31). On ne peut jamais la montrer du doigt. Ses « dons » ne se donnent pas ouvertement, en pleine présence des participants. Elle n’oblige pas, ne fait pas partie de l’Alliance (dans le sens de contrat supposant des obligations, des échanges, des dettes) et la conditionne pourtant, irréparable et « sans repentance » (Rm 11,29), parce qu’on ne peut reprendre le don sans l’annuler. « Si tu savais le don de Dieu » (Jn 4,10) : mais, peut-être, Dieu lui-même ne le sait-il pas, et justement est-ce parce qu’il donne ? Sa main gauche ignore-t-elle ce que donne sa droite (Mt 6,3), autrement le Sermon sur la montagne l’aurait-il exigé des disciples ? Peut-être Dieu donne-t-il en pensant recevoir ? On peut aussi transposer cela à propos de la bénédiction : « Parler à personne, dans le risque, chaque fois, singulièrement, qu’il n’y ait personne à bénir, personne pour bénir, n’est-ce pas la seule chance d’une bénédiction ? d’un acte de foi ? Que serait une bénédiction assurée d’elle-même ? un jugement, une certitude, un dogme » (Schibboleth, p. 76).

La « grâce » serait donc un volcan sur lequel des générations de théologiens étaient assis ? Ou serait-elle un spectre ? Les « archives de la grâce » restent à explorer, jusqu’à (et peut-être surtout) leurs protocoles les plus historiques, concrets, dans ce fameux « monde sécularisé », par rapport à qui aussi bien la réaction d’un repliement, d’une affirmation identitaire, que l’idéologie de « l’ouverture au monde », seraient privées de sens. La sécularisation, tout en posant ce choix entre la « fermeture » et l’« ouverture », atteste qu’il est désuet, dans la mesure où il suppose la relation à une chose extérieure, devant laquelle la responsabilité « chrétienne » se présenterait comme un discours « qui se tient », de quelqu’un qui sait « comment il faut faire », qui a « appris à vivre ». Mais tout se passe, au contraire, comme s’il était plus « gracieux » d’être attentif à la « sécularisation » comme héritant déjà d’une expérience de la neutralité de la « grâce », c’est-à-dire de la promesse et du parjure ; de se découvrir comme responsable de la promesse et du parjure, dans un témoignage que (d’abord par pudeur, mais ensuite pour ne pas faire un parjure, précisément) on n’identifiera pas avec l’assurance d’un savoir. Si on s’expose à la structure de ce lieu qu’est la « grâce », tout le paradoxe classique de la tension entre le « déjà-là » et le « pas-encore » s’abîme peut-être dans un paradoxe encore plus grand, qu’on pourrait formuler ainsi : le monde-qui-vient ne serait jamais venu s’il n’était pas toujours à venir.

Ouvrages de J. Derrida cités dans l’article : De la grammatologie, Paris, minuit, 1967 ; L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967 ; La dissémination, Paris, Seuil, 1972 ; Pharmacie de Platon (c’est un chapitre de « La dissémination ») ; Marges de la philosophie, Paris, minuit, 1972 ; Positions, Paris, minuit, 1972 ; Faculté de juger, Paris, minuit, 1985 ; Parages, Paris, Galilée, 1986 ; Shibboleth, pour Paul Celan, Paris, Galilée, 1986 ; De l’esprit. Heidegger et la question, Paris, Galilée, 1987 ; Mémoires, pour Paul de Man, Paris, Galilée, 1988 ; Donner le temps, Paris, Galilée, 1991 ; Khôra, Paris, Galilée, 1993 ; Passions, Paris, Galilée, 1993 ; Spectres de Marx, Paris, Galilée, 1993 ; Force de loi. Le fondement mystique de l’autorité, Paris, Galilée, 1994 ; Politiques de l’amitié, Paris, Galilée, 1994 ; Mal d’archive, Paris, Galilée, 1995 ; Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996 ; Adieu, à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997 ; De l’hospitalité, avec Anne Dufourmantelle, Paris, Calmann-Lévy, 1998 ; Demeure, Maurice Blanchot, Paris, Galilée, 1998 ; Donner la mort, Paris, Galilée, 1999 ; Foi et savoir, Paris, Seuil, 2000 ; Le toucher, JeanLuc de Nancy, Paris, Galilée, 2000 ; Judéités. Questions pour Jacques Derrida, Paris, Galilée, 2003 ; Voyous, Paris, Galilée, 2003.

Monastère N-D de la Ste Espérance

Notes de bas de page

  • 1 « A great and talkative man », « master of nuance and scruple » (W.H. Auden, « At the Grave of Henry James », dans Collected Poems, London, Boston, Faber and Faber, 1979, p. 119).

  • 2 Le toucher, Jean-Luc Nancy, p. 73. Les citations de l’auteur sont suivies du titre de l’ouvrage et du numéro de page. Pour la maison d’édition et la date de parution, voir à la fin de l’article.

  • 3 Et Derrida la discute lui-même, par exemple dans Mémoires, pour Paul de Man, p. 39.

  • 4 Cf. les réflexions sur l’inscription dans le « monde », dans toute ambiguïté de ce projet : Voyous, p. 170-171.

  • 5 Je reprends le schéma le plus simple, présenté dans Positions, p. 11-24 et 56s.

  • 6 Que n’importe quelle autre pourrait remplacer. Par exemple : comparer les débats que la pensée de Derrida a suscités avec les débats sur la « grâce » au cours de l’histoire théologique.

  • 7 En s’autorisant d’ailleurs de l’identification assez explicite : Passions, p. 90.

  • 8 De la grammatologie, p. 27 ; Dissémination, p. 186 ; « L’essence ou l’énergie du grafein comme effacement originaire du nom propre. Il y a écriture dès que le nom propre est raturé dans un système » : De la grammatologie, p. 159.

  • 9 Voir, à propos du passage radicalisant : Marges, p. 20-21 ; Spectres de Marx, p. 151-152 ; concernant l’exagération, la surenchère : Mal d’archive, p. 142 ; enfin, sur l’« hyperbolite incurable » : Monolinguisme de l’autre, p. 81.

  • 10 Il est intéressant de remarquer que le seul auteur qui emploie aussi systématiquement ce procédé est, semble-t-il, maître Eckhart. La logique de « en tant que tel » lui sert très fréquemment de pont liant une version intramondaine d’une chose avec sa version en Dieu.

  • 11 Ces distinctions sont thématisées dans Force de loi.

  • 12 Dans ce rappel simplifié je n’entame aucunement la discussion du bien-fondé des idées pauliniennes, non plus que de la justesse de sa critique du judaïsme contemporain. Ceux qui voudraient prendre connaissance des discussions analogues des maîtres rabbiniques, à propos de la nécessité de l’excès dans l’accomplissement des commandements, pourront se reporter, par exemple, au chapitre « Commandements » du grand livre d’E. Urbach, Les Sages d’Israël, Paris, Cerf, 1996, p. 329-415. Il faudra aussi rapprocher les idées pauliniennes de l’adage rabbinique « l’amour détruit l’ordre des choses » (ahava mekalkelet hashura : Berechit rabba, Vayiera 55 ; rachi sur Gn 22,21).

  • 13 Et, bien sûr, on ne peut obéir à Dieu seulement par devoir (Donner la mort, p. 91-92).

  • 14 Derrida donne même quelques « règles » d’un tel non-jugement dans ses propositions pour la lecture de Paul de man (Mémoires, pour Paul de Man, p. 217-219).

  • 15 Que D. Flusser a pu appeler la « marseillaise juive », mais la vérité est peut-être que s’il n’y avait pas cette « marseillaise juive », personne n’aurait entendu parler de la marseillaise française. Cf. plus loin les remarques sur la « sécularisation ».

  • 16 Comme on le sait, ce terme lui-même et cette conception vont effectivement jouer un certain rôle dans la pensée juive. Cf. G. Scholem, La rédemption par le péché, dans Le messianisme juif, Paris, Calmann-Lévy, 1974, p. 139-217.

  • 17 Selon le mot de Pascal, commenté dans Force de loi.

  • 18 Pour le lien entre la « grâce » (à accorder ou ne pas accorder) avec la souveraineté, la politique, l’unicité, cf. Voyous, p. 110-111.

  • 19 Voyous, p. 195s. Pour les figures de l’inconditionnel, cf. ibid., p. 204s.

  • 20 Comme l’amitié : Politiques de l’amitié, p. 178.

  • 21 Spectres de Marx, p. 125-126. Mémoires, pour Paul de Man, p. 152 : « Quelque chose arrive seulement à condition qu’on ne s’y attende pas. Je parle ici le langage de la conscience, bien sûr. Il n’y aurait pas non plus d’événement identifiable comme tel si quelque répétition ne venait amortir la surprise en préparant son effet depuis quelque expérience de l’inconscient. Si le mot “inconscient” a un sens, il tient à cette nécessité ».

  • 22 « Il y a nécessairement de la promesse et donc de l’historicité comme à-venir » (Spectres de Marx, p. 124).

  • 23 Sur le messianisme comme « l’indéconstructible » : Spectres de Marx, p. 102.

  • 24 N’est-ce pas ce qu’E. Levinas avait en vue quand il a essayé de définir l’apport de la pensée de Derrida comme l’affirmation de la « créaturalité de la créature » ? Ce serait ce par quoi la Création diffère de la Nature. (texte repris récemment dans le Cahier de l’Herne consacré à Jacques Derrida, Les Cahiers de l’Herne, 83, Paris, éditions de l’Herne, 2004, p. 18).

  • 25 Toute son œuvre se laisse aussi transposer sous cet angle. On se souvient que déjà l’écriture, dès la Pharmacie de Platon, s’offre comme un don (Dissémination, p. 93-94), le don qui, en l’occurrence, n’est pas reçu chez Platon. Pour la généalogie du motif du don à travers ses écrits, voir le résumé que Derrida en donne lui-même : Donner le temps, p. 10, n. 1.

  • 26 Pour la mise en correspondance du don avec l’Ereignis de Heidegger (à partir de l’oubli, au sens de l’oubli de l’être) : Donner le temps, p. 33.

  • 27 Évidemment, pardonner et « gracier » tiennent de la même racine.

  • 28 Le don est le secret lui-même : Donner la mort, p. 50. Sur Dieu comme possibilité du secret : ibid., p. 147.

  • 29 Mémoires, pour Paul de Man, p. 52. Derrida revendique explicitement la déconstruction comme affirmation : ibid., p. 43.

  • 30 « Appartenons-nous encore à cette remuante mais imperturbable généalogie ? » : Voyous, p. 9.

  • 31 Tout compte fait, depuis le Parménide, le parricide appartient à la grande tradition philosophique. Derrida devait se reconnaître dans le projet qu’il prête à Artaud : produire l’espace non-théologique (Écriture et différence, p. 345), et il reconnaît le caractère parricide du geste non-théologique (ibid., p. 350).

  • 32 La position de Patocka est proche de la perspective présente : selon Derrida, « il parle et il pense là où le christianisme n’aurait pas encore dit et pensé ce qu’il aurait dû être et qu’il n’est pas encore » (Donner la mort, p. 74).

  • 33 Cf. Mal d’archive, p. 127 ; Adieu, et en général tout ce que Derrida a écrit sur Lévinas, sur la « tora avant le don de la tora ».

  • 34 Cahier de l’Herne… (cité supra n. 24), p. 479.

  • 35 C’est ce que Derrida remarque chez Heidegger : l’idée même de « l’inauthentique » trahit un « théologien chrétien » (De l’esprit). Cf. aussi Marges, p. 50.

  • 36 Que fera-t-on alors de l’assimilation juive ?

  • 37 Bien sûr, ce traitement est possible parce que Derrida opère avec un « christianisme », c’est-à-dire précisément avec un « isme », une version déjà sécularisée, une configuration idéologique faite à partir de la « singularité indéconstructible » qu’est l’Évangile (comme la tora l’est aussi dans le cas du « judaïsme »). On connaît la généalogie de ce « christianisme », avec un moment fort que fut le xix e siècle allemand. Que dire de l’entreprise de lire derrière ce fantôme aussi, scrutant la condition de sa possibilité, la structure qui a permis son apparition ?

  • 38 Pour l’articulation du don et de la survivance, cf. Donner le temps, p. 131132.

  • 39 Mémoires, pour Paul de Man, p. 101-102. À propos de la mémoire et du deuil : ibid., p. 51s.

  • 40 Cf. Abraham, l’autre, dans Judéités.

  • 41 Peut-être à rapprocher de ce que la tradition jésuite appelle « l’indifférence », et de la Gelassenheit de maître Eckhart.

  • 42 « … une correspondance ouverte. À venir et littéralement en souffrance » (Voyous, p. 11).

  • 43 Développé particulièrement par H. U. von Balthasar.

  • 44 On ne peut rien donner au souverain (« La souveraineté doit être ingrate » : L’Écriture et la différence, p. 395).

  • 45 « rien n’est moins sûr, bien sûr, qu’un dieu sans souveraineté, rien n’est moins sûr que sa venue, bien sûr. Voilà pourquoi, voilà de quoi nous parlons… » (Voyous, p. 161). Un témoin à citer à cet égard serait K. Barth, pour qui, on s’en souvient, ce n’est pas la glorification du Christ qui révèle sa divinité, mais justement son mouvement d’abaissement.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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