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Une introduction à l’œuvre de Louis Bouyer

M.-D. Weill, L’humanisme eschatologique de Louis Bouyer. De Marie, Trône de la Sagesse, à l’Église, Épouse de l’Agneau, préf. N. Hausman s.c.m., coll. Patrimoines, Paris, Cerf, 2016, 15×23, 640 p., 34 €. ISBN 978-2-20

Jean Duchesne

Le titre de ce volumineux et substantiel ouvrage peut surprendre, et le sous-titre semble aiguiller dans d’autres directions. Mais l’humanisme eschatologique n’est pas ici celui qui, parmi d’autres, serait propre à Louis Bouyer (1913-2004). On trouve là, en réalité, une présentation complète de l’œuvre (une cinquantaine de livres publiés de son vivant, dont une grande synthèse en neuf volumes) d’un théologien français reconnu par les Jean Daniélou, Hans Urs von Balthasar, Henri de Lubac ou Yves Congar, mais aussi par J.R.R. Tolkien et Julien Green, comme leur pair, et par l’acteur Philippe Noiret, le cardinal Lustiger et, aujourd’hui, des philosophes tels que Rémi Brague ou Jean-Luc Marion comme leur maître providentiel.

Non que le père Bouyer ait revendiqué la moindre originalité. L’expression « humanisme eschatologique », apprend-on, est empruntée à un moine de Chevetogne, donc à un bénédictin ouvert à l’orthodoxie. Et le p. Bouyer lui-même, né protestant et d’abord pasteur luthérien, assure avoir trouvé dans le catholicisme romain la plénitude de la foi de sa jeunesse dont il n’a rien renié. Son appartenance à l’Oratoire de saint Philippe Néri et du bienheureux John Henry Newman ne l’enferme dans aucune école particulière, et sa singularité est plutôt une capacité hors du commun à assimiler et intégrer un maximum de la Tradition chrétienne à travers la diversité où se déploie son unité surnaturelle.

L’humanisme qu’il préconise ne consiste pas à prendre l’homme comme mesure et fin de toute chose, mais à reconnaître que sa véritable nature et sa vocation sont révélées par le dessein de Dieu. C’est pourquoi cet humanisme peut être dit « eschatologique ». C’est-à-dire qu’il se fonde sur une histoire inaugurée par la Création, poursuivie dans la Révélation et qui ne s’achèvera qu’à la fin des temps, lorsque le Fils sera « tout en tous ». La théologie s’avère là en même temps une anthropologie.

Elle ne se contente pas de disserter sur Dieu, mais d’abord l’écoute, reçoit l’enseignement des « Pères dans la foi » et ainsi découvre les hommes à eux-mêmes : leur dignité filiale, corrompue par l’illusion de l’autonomie, peut être retrouvée et même acquise pour peu qu’ils laissent vivre en eux le Fils venu partager jusqu’au bout leur condition devenue précaire dans ce renoncement à la possession égoïste qui est justement le secret le plus inattendu et le plus fécond de Dieu.

La double thématique à première vue déconcertante du sous-titre prend alors son sens. Pour commencer, le prototype (si l’on peut dire) de l’humanité voulue et créée par Dieu n’est pas le Christ incréé, mais celle dont le fiat lui offre sa chair et qui est ainsi la Mère non seulement du Fils fait homme, mais encore, d’une certaine manière, de tous ceux qu’il s’incorpore en leur donnant l’Esprit qui l’unit à son Père. Marie est de la sorte le trône – c’est-à-dire le lieu – où se manifeste et resplendit la Sagesse divine, autrement dit le projet que Dieu ne se limite pas à concevoir et met réellement en œuvre.

Ensuite et au terme, cette renaissance par l’engloutissement baptismal dans l’abaissement du Fils fait homme intègre à « son Corps qui est l’Église » en une authentique alliance. Ce n’est pas et ne peut pas être un contrat entre égaux identiques, mais une union sponsale où l’Époux, au lieu de se présenter en dominateur, se donne, pour le festin éternel de la noce, comme l’Agneau sans tache dont le sang répandu avec une confondante abnégation communique la vie incorruptible, nourrissant le peuple qu’il s’acquiert et transfigurant finalement l’univers entier.

L’A., sœur apostolique de Saint-Jean, dont c’est là la thèse doctorale soutenue en 2015 à l’I.E.T. de Bruxelles, montre de façon convaincante que cette perception du mystère chrétien, dans la radicalité qui fait son ampleur, est en quelque sorte le « moteur » de tous les travaux du p. Bouyer et le conduit dans les domaines les plus variés : de la théologie au sens strict (sans ignorer les difficultés et les objections) à la littérature romanesque, en passant par l’Écriture sainte, la liturgie et les diverses expressions de la foi, la spiritualité et son histoire, l’œcuménisme, le monachisme, mais aussi la situation féminine (autant que filiale) de l’humanité dans sa relation à Dieu – d’où le rôle capital que sont appelées à jouer les femmes et l’importance du mariage, auquel le p. Bouyer voulait consacrer un dernier livre, qu’il n’a eu le temps que d’ébaucher.

Les première et troisième parties, centrées respectivement sur les deux thématiques annoncées dans le sous-titre : l’anthropologie mariale et l’Église, encadrent une deuxième, tout à fait centrale, où sont examinées diverses modalités de l’épanouissement de l’homme dans la vie de foi. D’abord une série de figures auxquelles le p. Bouyer s’est attaché, appelées « humanistes » seulement au xix e siècle (en même temps que l’on commençait à parler de « Renaissance » à propos du xvi e), précédées d’une médiévale (Aelred de Rielvaux) et d’une bien postérieure (Newman). Cette sélection dans la galerie des portraits peints comme exemplaires par le p. Bouyer aurait pu être plus large, remonter aux Pères de l’Église et comprendre des personnalités du xx e siècle (comme Dom Lambert Beauduin), et surtout des femmes. Elle réussit cependant à suggérer que l’humanisme n’est pas un moment de l’histoire, mais inhérent au christianisme.

Ce chapitre s’achève par une analyse de la principale œuvre de fiction du p. Bouyer (publiée sous pseudonyme). L’A. y montre bien comment la théologie, en tant que connaissance non seulement de Dieu, mais encore de l’homme et du monde, stimule l’imagination et la créativité dans l’expression culturelle. Le chapitre suivant traite du combat spirituel que le chrétien doit livrer, notamment pour résister au Prince de ce monde, qui n’a pas encore rendu les armes. C’est un aspect aujourd’hui peu accentué de la vie chrétienne. Le p. Bouyer ne l’esquive pas ; l’A. non plus et l’on peut lui en savoir gré. Cette partie centrale se conclut par un copieux développement sur le monachisme comme « vocation du baptisé parvenue (…) au maximum d’urgence ».

On a là au total une synthèse assez complète et en même temps agréablement lisible, sans jamais verser dans la complaisance hagiographique. Avec Connaissance et mystère de D. Zordan (thèse également soutenue à l’I.E.T. de Bruxelles en 2004, publiée au Cerf dans la coll. Théologies en 2008), elle peut servir d’introduction à une œuvre dont l’élan récapitulatif et la cohérence spéculative n’ont rien perdu de leur pertinence. La structuration de l’ouvrage permet d’analyser toutes les œuvres majeures du p. Bouyer, et l’A. a le mérite d’avoir déniché dans des articles de revues et des archives moins accessibles des formulations parfois plus nettes que celles des grands livres.

Cette publication est d’autant mieux venue qu’elle en accompagne et éclaire d’autres1. D’abord, chez Ad Solem, Lectures et voyages, un complément inédit des Mémoires du p. Bouyer, où il montre que sa théologie est inséparable d’une esthétique, et ses Sermons pastoraux, prêchés quand il était pasteur luthérien et qui n’ont pas plus besoin d’être révisés et font autant partie de son œuvre que ceux de Newman du temps qu’il était anglican. Ensuite, chez Parole et Silence, La Théologie de Louis Bouyer, actes de l’important colloque qui lui a été consacré sur deux journées en 2014 (dix ans après sa mort) à l’Institut catholique de Paris et au Collège des Bernardins. Enfin, paraissant au Cerf, dans la même collection que cet Humanisme eschatologique, la thèse (soutenue à Rome) de Don B. Lesoing c.s.m., sur un sujet qui a particulièrement retenu l’oratorien venu du protestantisme et fasciné par l’orthodoxie : Louis Bouyer et l’œcuménisme.

Notes de bas de page

  • 1 L. Bouyer, Lectures et voyages. Mémoires, t. 2, Paris, Ad Solem, 2016 ; Sermons pastoraux : 1936-1938, Paris, Ad Solem, 2017 ; M.-H. Grintchenko, B. Lesoing, P. Prétot (dir.), La théologie de Louis Bouyer. Du Mystère à la Sagesse, Paris, Parole et Silence, 2016 ; B. Lesoing, Vers la plénitude du Christ. Louis Bouyer et l’œcuménisme, Paris, Cerf, 2017.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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