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Une pédagogie du consentement au corps
 

Une herméneutique franciscaine en réponse à « l’auto-délivrance » du suicide assisté
 

Thierry Collaud

Médecin et professeur de théologie morale, l’A. analyse les discours justificatifs des personnes désirant avoir recours au suicide assisté. Il montre que ceux-ci sont construits en grande partie sur la mise en avant du caractère insupportable de la corporéité bio-psychique modifiée par la maladie. Face à ces suicidants qui rejettent leur corps jusqu’à le détruire, la réflexion théologique peut faire appel à d’autres clés de lecture pour éviter ce dualisme. En particulier, la tradition franciscaine valorise une amitié pour le corps extrêmement féconde. À partir de ces réflexions, l’A. développe une pédagogie du consentement au corps blessé et de la capacité de vivre avec lui des moments de grâce. Les pistes ouvertes comprennent la rééducation des sens à la beauté, le réinvestissement du corps comme lieu de vie et de tendresse ou l’hospitalité qui permet d’avancer en commun sur le chemin de l’existence.

 

I L’interpellation du suicide assisté

La Suisse possède dans son code pénal un article ambigu qui interdit l’aide au suicide pour des mobiles égoïstes1. Certains en ont conclu qu’a contrario la loi autorisait l’aide au suicide pour peu qu’elle soit désintéressée. Ces trente dernières années, on a donc laissé deux associations pro-euthanasie (Dignitas et Exit) se servir de cette ambiguïté législative pour développer une pratique d’aide au suicide, actuellement répandue et acceptée assez largement dans la population helvétique. Des sondages récents2 montrent qu’une partie importante de celle-ci accepte l’idée de se faire aider pour quitter une existence qui serait perçue comme insupportable, insignifiante ou indigne.

Plusieurs situations de suicide assisté ont été évoquées dans les médias en Suisse durant ces dernières années. Ces prises de parole se présentent fréquemment comme des justifications publiques de la décision suicidaire, ou comme l’annonce que l’on aura recours au suicide assisté si les choses évoluent de telle ou telle manière. Deux documentaires ont eu un impact important en Suisse francophone et en France voisine : Le choix de Jean (2004) et Exit (2005)3. Pour beaucoup, ils ont représenté une découverte de cette pratique et, en même temps, pour certains, une validation de leurs désirs plus ou moins refoulés. Ces productions médiatiques ont un impact important sur l’image sociale de la maladie et de la souffrance. Elles contribuent à modeler la mentalité publique par rapport à la manière d’aborder la mort, à la gestion du supportable ou de l’insupportable, ou à la conception de la dignité ou de l’indignité.

Parmi d’autres, un élément qui se dégage de manière récurrente de ces discours justificatifs est le rejet d’une corporéité dont on expérimente ou prévoit le caractère insupportable, le rejet d’un corps qui trahit et qui fait basculer dans la dépendance, qui marque le moment où la personne serait « obligée d’aller dans un EMS »4.

Nous avons voulu explorer plus en détail ce rapport au corps qui se modifie, s’appauvrit et devient indésirable. Nous essaierons de montrer ce qui en constitue le caractère insupportable, au point de vouloir le quitter, s’en délivrer. Ce refus d’une corporéité appauvrie peut être mis en contraste, de manière interpellante, avec la pauvreté choisie de la tradition franciscaine. Nous essaierons de voir comment cette dernière valorise le rapport au corps et peut nous fournir des clés de lecture pour une appréhension renouvelée d’une corporéité fragile. Au niveau pratique, ces réflexions pourront alors indiquer la piste, à développer, de la construction d’une pédagogie du consentement au corps.

1 Le corps auquel on ne peut plus consentir

Le rejet du corps qui devient importun du fait de sa modification souffrante peut être lu comme un refus ou, autrement dit, un consentement retiré à la corporéité. Paul Ricœur, dans sa réflexion sur le consentement, montre que le refus part d’une confrontation non résolue à ce qu’il appelle la tristesse du fini 5. Il y voit en premier lieu « une affirmation de souveraineté » du sujet, le sursaut d’une liberté qui se pose en absolu. Si le corps est un frein à cette « affirmation altière de la conscience », il faut alors s’en distancer. Ricœur a bien vu que suivre cette « conscience triomphante » ne peut mener qu’au désespoir. Le suicide, acte désespéré par excellence, devient l’affirmation la plus radicale de la liberté qui en dernier recours ne peut que supprimer ce qui lui échappe, en l’occurrence une corporéité fragile et boiteuse.

Si l’on veut alors se prémunir contre le désespoir, il faut se demander s’il est possible d’inverser le refus de la corporéité en consentement d’une vie avec elle. Il ne s’agit plus de voir une intentionnalité empêchée par une corporéité rétive, mais d’ouvrir le champ d’une conscience consentante, c’est-à-dire co-évoluant avec son lieu corporel d’incarnation. La liberté doit alors pouvoir être pensée comme déploiement de l’être à partir du lieu de son incarnation et non en échappant à une corporéité handicapante. La métaphore conjugale, récurrente lorsque l’on s’intéresse au consentement, nous amène à la recherche d’une thématisation de l’amitié pour le corps qui puisse se dire même dans sa blessure et sa pauvreté. C’est là que la tradition franciscaine sera d’un apport fructueux.

2 Le corps qui se modifie

Les suicidants font état plus ou moins explicitement du refus d’habiter un corps qui se modifie dans ses dimensions bio-psycho-sociales. Affecté par la maladie ou le vieillissement, il ne correspond plus à ce que l’on attend de lui, ou à ce dont on avait l’habitude. Il n’évolue pas de manière « normale ». Comme si les termes d’un contrat passé avec lui n’avaient pas été respectés. C’est la modification du corps privé de certaines de ses caractéristiques qui est refusée. Dans ces situations, ce qui ne semble plus possible, ce n’est pas la vie en elle-même, mais la vie dans un corps-psychisme privé des éléments que l’on juge constitutifs de celle-ci (mobilité, autodétermination). Par exemple, à propos d’une femme souffrant d’une sclérose en plaques, son mari dit : « elle ne voulait pas faire de compromis… elle ne voulait pas vivre avec la maladie… elle voulait qu’on lui rende ses jambes »6.

Dans l’axe biologique, la maladie provoque des symptômes désagréables (douleurs, troubles respiratoires, fatigue, etc.), mais aussi empêche certaines fonctions investies d’un poids symbolique fort, en particulier la marche. La perte de cette dernière suffit pour beaucoup à rendre la vie intolérable. Au niveau psychologique, ce qui revient de manière récurrente dans les entretiens, c’est le refus de « perdre la tête », c’est-à-dire le refus de toute modification du fonctionnement psychologique qui mettrait en péril l’autonomie décisionnelle du sujet et en menacerait par là l’identité. Finalement, la maladie et la souffrance qu’elle induit modifient aussi l’insertion sociale de la personne, la manière dont elle est corporellement en lien avec autrui. Un des critères forts d’insupportabilité en rapport avec l’aspect social est représenté par la solitude qui prive le corps de tout contact réel ou symbolique. La personne qui ouvre le film Exit explique sa difficulté d’être toujours seule : « C’est pas une vie ! », dit-elle pour justifier sa demande d’assistance au suicide. Certes, dans la dépendance, des liens nouveaux se créent, mais ils sont lus de manière exclusivement négative, comme les signes de la perte de l’autonomie. La positivité dont ils peuvent être porteurs est parfois reconnue, mais elle n’est pas jugée suffisante pour renverser l’appréciation négative. Par exemple, la relation chaleureuse que Jean a avec son oncologue n’a pas d’influence sur son choix de mourir parce qu’il perçoit toute dépendance d’autrui comme dégradante.

3 La perte de contrôle, le corps subi

Le corps qui se dégrade fait glisser l’individu dans ce qui est considéré comme l’indignité de la dépendance physique ou psychologique. Le corps qui se transforme n’est plus le corps que l’on connaissait, il n’est plus reconnu. Il échappe au sujet qui en perd le contrôle, il devient un corps envahi par un processus destructeur qui l’aliène, il évolue de manière autonome contre le sujet. Le corps est comme arraché au sujet par la maladie. Plus celle-ci se fait manifeste, moins la vie corporelle semble satisfaisante, moins elle semble vivable. Le corps s’autonomise, devient hostile. Bernard7 évoque la souffrance qui le pousse à demander la mort. Il évoque les nombreux moments difficiles qu’il doit « supporter ». On a l’impression qu’il veut faire payer quelque chose à ce corps qui le fait souffrir. Le suicide est alors la fin des souffrances, mais aussi l’occasion de reprendre le contrôle sur le corps indocile.

4 L’auto-délivrance

Corps malmené et malmenant qui menace le sujet lui-même. À tel point que celui-ci ne semble pouvoir être préservé de la destruction que par le rejet de ce corps qui « s’abîme » dans les deux sens du terme. Corps « cabossé » dont on perd peu à peu la maîtrise et corps qui entraîne celui qui l’habite dans son naufrage, vers le fond.

On exprime alors l’urgence de s’en détacher pour « sortir », « s’en aller », « partir » ou encore pour aller « retrouver ceux qu’on aime » dans un au-delà pacifié. La mort organisée devient alors la manière qu’a le sujet de se libérer, de se délivrer de ce corps subi et des difficultés qu’il entraîne. Souvent revient l’affirmation de vouloir quitter le corps pour aller « là où il n’y a plus de souffrance ».

Nous sommes ici devant un dualisme interpellant : un sujet qui récuse son corps, c’est-à-dire qui se distancie de sa matérialité, qui cherche à y échapper pour rester lui-même. Dualisme qui se différencie cependant du dualisme platonicien dans la mesure où le corps n’est pas en lui-même porteur de négativité, mais uniquement en fonction de ce qu’il est devenu à cause de l’âge ou de la maladie. Il y a un moment de basculement où le corps passe du statut d’ami, de partenaire du plaisir de la vie, à celui de gêneur. Ceci est bien mis en évidence dans le choix du moment du suicide assisté. Il s’agit de repousser le passage à l’acte tant qu’on peut jouir encore d’une vie acceptable. Mais la particularité du suicide assisté est qu’il doit être un acte posé par une personne capable de discernement. Intervient alors souvent la notion d’urgence. Il faut le faire pendant que l’on est encore lucide, avant d’être entraîné dans le naufrage avec le corps. On voit bien cela dans l’histoire de Jean, un homme souffrant d’une tumeur cérébrale8. Il avait mis comme limite à ne pas franchir la progression des métastases cérébrales qui risquaient de lui faire perdre son autonomie décisionnelle. De manière tout à fait significative, ce sont les modifications décelées par le scanner, la matérialité des images, qui vont lui indiquer le moment où il va falloir quitter précipitamment ce corps qui deviendrait menaçant pour lui en tant que sujet.

Corps menaçant que l’on quitte à la manière d’une fuite, comme on abandonne un navire en perdition. Il s’agit de s’en délivrer pour pouvoir continuer à être. Les « praticiens » des associations d’aide au suicide soulignent continuellement cette possibilité qu’ils offrent de ne pas être happé par la déchéance. Ainsi, le Dr Sobel, président d’Exit Suisse-romande : « La grande victoire d’Exit c’est de permettre à des gens, justement, de ne pas avoir peur parce qu’ils seront en possibilité d’actionner une sortie s’ils le désirent et ça, c’est quelque chose qui est extrêmement réconfortant, extrêmement sécurisant »9. Le vocabulaire utilisé est d’ailleurs illustratif, on parle rarement de mort, jamais de suicide, mais très régulièrement d’auto-délivrance, néologisme qui exprime bien cette lecture dualiste. L’auto-délivrance du suicide-assisté est un ne-plus-vouloir-avoir-affaire-avec-ce-monde-hostile.

Ce monde corporel, que, dans cette vision dualiste, on pourrait presque qualifier de « jetable », est, en contraste, lu d’une manière radicalement autre dans le langage franciscain où il se dit comme le lieu d’une fraternité indéracinable.

II Une lecture franciscaine de la corporéité blessée

Peut-on se débarrasser si facilement du corps ? Comment répondre à ce désamour du corps ? Si l’on veut résister et renverser cette herméneutique d’un corps frappé par le malheur, dont on pourrait se distancer jusqu’à le faire disparaître, il nous faut proposer d’autres clés de lecture de la corporéité blessée. Il faut répondre à ce désamour pour le corps en cultivant une véritable amitié avec ce compagnon dont on ne peut se séparer. Si, en christianisme, nous cherchons une tradition qui puisse nous aider à thématiser cette nécessaire amitié pour le corps et pour le réel créé, nous ne pouvons pas ignorer la tradition franciscaine, en particulier dans sa lecture bonaventurienne.

Nous avons, dans cette théologie, des éléments pour fonder une prise en compte de l’agir humain comme un agir nécessairement incarné et qui, de ce fait, requiert le consentement au corps. Il n’y a pas, ici, de tension entre une vie qui devrait se déployer et le réel créé qui y mettrait obstacle, si insatisfaisant ou si contraire à nos critères d’acceptabilité soit-il. Le monde matériel qui nous entoure fait pleinement partie du jeu que nous jouons et il ne s’agit pas d’en faire l’économie. Les créatures qu’il contient, y compris notre corps, sont porteuses elles-mêmes de quelque chose de Dieu, d’un vestige, ce qui les rend infiniment respectables. Plus encore, le monde sensible n’est pas indifférent à notre marche vers Dieu, « chaque créature, dit saint Bonaventure, est faite pour nous conduire à Dieu »10. N’est-ce pas alors une autre vision du rôle du corps ?

1 L’émerveillement : un regard positif sur les choses du monde

Dans la tradition franciscaine, l’attitude vis-à-vis du monde créé est fondamentalement celle de l’émerveillement. À la louange de François d’Assise face aux créatures fait écho, chez Bonaventure, ce célèbre passage de l’Itinerarium : « Celui que toutes ces œuvres ne poussent pas à louer Dieu est un muet… »11

On se trouve ici à l’opposé de ce que l’on pourrait appeler un rapport d’usage aux objets du monde, dans le sens où l’homme sélectionnerait ceux qui lui sont utiles et négligerait ou rejetterait les autres, établissant par là une hiérarchie d’utilité. L’émerveillement ne vient pas de l’utilité expérimentée ou même d’un sens esthétique premier, mais d’une conscience de la co-créaturité que François exprime en termes « d’amitié débordante » et de fraternité à l’égard de toutes les créatures, « même les plus petites, car il savait qu’elles et lui procédaient du même et unique principe »12. Le rapport à l’origine divine est donc le principe de la dignité que tous partagent. Les choses du monde, du simple fait de leur être, manifestent la triple perfection d’un Dieu tout puissant, sage et bienveillant13.

On dira donc que l’homme est interpellé par le monde et que ce rapport de réception émerveillée qu’il entretient avec lui n’est pas uniquement dépendant des qualités objectives des « natures corporelles » considérées. Ce rapport est au contraire dicté par la relation commune au premier principe.

2 Même dans leur imperfection, les corps mondains sont nécessaires pour conduire l’homme à Dieu

Il faut pénétrer encore plus profondément dans ce rapport que l’homme entretient avec les corps mondains. Au-delà de l’émerveillement et de la joie qu’elles procurent, les créatures sont un élément indispensable du chemin de l’homme vers Dieu. « Dieu est vu dans la créature »14, sa beauté nous fait voir la beauté du Créateur. Comme en un miroir ou en un livre, elle nous fait remonter à Dieu afin de le connaître, de l’aimer et de le louer. Pour Bonaventure, ce passage par les créatures constitue même une nécessité. L’âme ne peut pas s’abstraire du matériel pour connaître directement Dieu dans sa lumière spirituelle. « Elle se trouve dans la nécessité de devoir le connaître par la créature »15. Le chemin de la vraie vie passe donc par les corps mondains, même s’il ne s’y arrête pas. Ceux-ci ne peuvent pas être regardés avec dédain et mis de côté au motif qu’ils nous empêchent d’être vraiment.

On pourrait admettre qu’une créature en sa beauté nous amène à Dieu, mais qu’en est-il lorsqu’à nos yeux, elle perd cette beauté ? Là encore, saint Bonaventure nous interpelle sur notre rapport à l’imperfection des corps. En postulant la présence d’un vestige divin en toute créature, il nous incite à poser ce regard émerveillé sur chaque chose indépendamment de son état, « si peu d’être qu’elle ait »16. Il y a dans toute créature une « beauté limitée » à reconnaître, découvrir et attester parce qu’elle renvoie à la beauté sans limites du Créateur17. La figure du lépreux, récurrente dans la narration franciscaine, en est un bon indicateur. Le réel est à embrasser, si répugnant nous semble-t-il au premier abord : c’est la condition de la joie18.

On mentionnera également que cette présentation du rapport des créatures au Créateur donne une clé d’interprétation positive de la dépendance qui, on l’a vu, est un critère majeur du refus du corps dans le suicide assisté. Les brisures de l’être créé manifestent son imperfection fondamentale et par là sa dépendance radicale vis-à-vis de celui qui constamment le maintient dans l’être19. La dépendance devient alors ce qui nous rapproche de Dieu 20, ce qui nous donne l’occasion d’une relation que la différence des natures aurait rendue improbable. On peut faire ici une analogie avec la dépendance interhumaine et voir celle-ci comme ce qui nous rapproche les uns des autres en cassant les barrières entre nous, plutôt que ce qui nous aliène et nous déshumanise.

3 La fonction médiatrice de l’homme en son corps

La solidarité cosmique entre toutes les parties du créé, exprimée en Rm 8,19-22 (expectatio creaturae), nous oriente sur le rôle de l’homme dans l’accès à la plénitude et à la gloire de la création. Nous avons déjà vu cette solidarité mise en avant dans la tradition franciscaine, quand celle-ci propose une nécessaire amitié et fraternité avec les créatures. Cette solidarité entre les créatures se dit aussi dans le cadre d’une communauté de louange. Toute la création loue et rend gloire au Créateur. C’est là que l’homme joue un rôle tout à fait particulier du fait de sa position d’être à la fois corporel et rationnel.

Le corps humain est placé par Bonaventure au sommet de la hiérarchie des natures corporelles. Il est fait pour recevoir l’âme rationnelle. Ceci place l’homme à l’intersection des mondes matériel et rationnel. Tel un microcosme, il récapitule en lui le monde des natures corporelles et le ramène à Dieu. Il ne peut se dessaisir du corps sans perdre cette place centrale dans l’univers. En effet, seules les créatures rationnelles peuvent faire pleinement remonter la louange vers Dieu21. L’âme raisonnable, associée au corps, fonctionne alors comme point d’attirance pour la totalité des natures créées. Créature à la fois rationnelle et corporelle, l’être humain se trouve donc en position de rassembler et de relayer la louange des créatures. Il est l’élément nécessaire pour que la chair du monde advienne à la parole. Cette conception peut être le point de départ d’une véritable maïeutique qui cherche constamment à faire advenir la vie dans les êtres corporels parce qu’elle part du postulat que toute chair est porteuse d’une réserve de vie, de naissance et de louange toujours encore possible, même dans les circonstances les plus sombres.

Cet éclairage franciscain donne tout son sens au consentement au corps. Consentement riche, mais difficile, face auquel on peut comprendre les refus ou les hésitations, comme celle de François d’Assise sur son cheval quand surgit un lépreux22. Et pourtant, l’homme ne trouverait vraiment son accomplissement, sa « vraie joie », que dans le regard émerveillé sur tous les corps qui le ramènent à Dieu, mais surtout dans cette acceptation d’être dans cette conjonction entre le rationnel et le corporel, dans ce non-refus du corps, lieu de « l’admirable union » (mirabilis nexus) avec l’âme à laquelle il est parfaitement proportionné. Dans l’anecdote du baiser au lépreux, l’histoire ne s’ouvre vraiment que lorsque le jeune François saute de cheval et embrasse le corps répugnant, c’est-à-dire lorsqu’il y consent, lorsqu’il affirme par ce geste qu’une histoire commune est possible entre eux deux, sous le regard de Dieu. Consentant au corps du lépreux, il en atteste la dignité et contribue à lui donner la possibilité de se dire au-delà de la maladie comme corps de tendresse, corps à aimer et de qui on peut être aimé.

III Une pédagogie du consentement au corps

Face au suicide assisté ou à l’euthanasie, la réflexion en théologie morale a beaucoup porté sur l’acceptabilité ou non de l’acte suicidaire. Le discours public sur la négativité morale de telle ou telle pratique doit bien sûr rester une préoccupation ecclésiale, mais il ne doit pas occuper tout l’espace. Il me semble fondamental de ne pas rester focalisé sur le moment ponctuel de l’acte mortifère et sur sa malice, mais de déplacer le regard en amont pour considérer ce qui amène la personne au désespoir et au désir de mourir23. Ce déplacement du regard en amont nous confronte alors à la lecture que nous avons décrite, celle qui voit la corporéité devenue un lieu insupportable de l’être au monde qu’il s’agirait de récuser.

Le défi éthique et pastoral face au suicide assisté serait donc, de manière préventive, de tenter la construction d’une pédagogie du consentement au corps qui permette la traversée avec lui des moments difficiles de l’existence et qui prévienne la tentation de s’en séparer. On est là dans la difficile articulation d’un rapport à la souffrance, inévitablement ambigu, qui doit toujours trouver son chemin entre une nécessaire révolte (contre tout fatalisme) et une tout aussi nécessaire acceptation (contre toute illusion de toute-puissance). On avancera alors sur le chemin d’un « endurer de la souffrance » 24 pour reprendre les termes de Ricœur ou encore d’un « courage d’exister dans l’absurde » 25 qui implique une difficile traversée d’un temps de la patience, mais qui pourrait se résoudre dans le consentement.

1 Consentir au corps plutôt que le subir

Le consentement va largement au-delà d’une posture d’acceptation parce qu’il casse le dualisme du fait d’avoir un corps que l’on peut s’approprier et dont on peut user. Surtout il permet de dépasser l’impasse d’une situation où le corps, rétif à l’usage qu’on voudrait en faire, reste là comme un poids à subir, induisant le rejet jusqu’à vouloir sa mort. Passer du subir au consentir change le lien entre la nécessité corporelle du sujet et sa liberté. Celle-ci ne se dit plus de manière illusoire dans un détachement des contingences corporelles mais à partir d’elles. Consentir au corps, c’est réincorporer la nécessité dans la liberté (Ricœur) et non pas les séparer. Cela implique un nouveau regard sur le corps qui, dans toute situation où il se trouve, représente de manière paradoxale à la fois ce qui limite les possibles (ne pas pouvoir marcher) et en même temps le lieu à partir duquel peuvent toujours se déployer une infinité de possibles, ce que traduit l’émerveillement. La prise de conscience du « à partir de » est ici fondamentale parce qu’elle est occultée dans la quête d’une liberté absolue que le corps rétif viendrait contrarier. Or la liberté vraie se donne certes comme ouverture infinie des possibles, non pas cependant dans l’absolu, mais bien à partir d’un commencement temporel et local. « Je suis toujours en train de commencer d’être libre »26, dit Ricœur, ce qui signifie que la nécessité est antérieure à l’acte de ma liberté. La nécessité ne peut pas limiter ma liberté parce qu’elle n’est que le point de départ à partir duquel se déploie ce commencement. Point de départ qui est aussi un point d’appui nécessaire pour se lancer et naître toujours à nouveau dans le monde : « Je dis : voici mon lieu, je l’adopte »27. On passe alors d’un vivre-malgré-son-corps à un vivre-avec, un toucher, un sentir le monde avec lui c’est-à-dire un consentir (cum-sentire).

Consentir : sentir et habiter le monde avec le corps, mais peut-être, avant cela, sentir le monde y compris le corps avec Celui qui en est le donateur. Ici le consentir fait référence à un tiers-donnant qui habite l’objet et à la sensibilité duquel nous nous harmonisons. Le consentement, à la différence de l’appropriation et de l’usage, implique donc l’engagement dans une relation avec le tiers-donnant, relation dont l’objet donné, ici le corps, sera en quelque sorte le médiateur. Relation qui va se construire et se renforcer dans la durée, en tant que rapport commun (bien qu’asymétrique) à l’objet donné.

On voit là les liens forts qu’il peut y avoir avec ce consentement au monde donné et le regard franciscain sur ce monde que nous avons évoqué. C’est donc à partir de ces interpellations franciscaines qu’on suggérera, pour finir, la valorisation de quelques lieux où pourrait se construire cette pédagogie du consentement à la corporéité blessée.

2 Une réouverture des sens sur la beauté du monde

On abordera cette pédagogie d’abord avec l’arrière-fond de ce qui a été dit de la nécessité de l’émerveillement, c’est-à-dire d’un rapport au monde qui soit capable de réintégrer le sens du beau sans cependant nier la difficulté de la vie.

La situation de maladie et le désespoir qu’elle induit souvent perturbent notre rapport au monde et nous empêchent d’en voir les facettes positives. Plutôt que de quitter le monde, il est peut-être possible de faire un travail de rééducation des sens pour rééquilibrer notre lecture dans un juste rapport entre l’ombre et la lumière. Pédagogiquement, il s’agirait d’aider à la réouverture des sens fermés par la focalisation sur le négatif ressenti ou sur la disparition des possibles.

On est là encore dans une thématique bonaventurienne. Bonaventure propose d’user du « livre de l’Écriture » comme correctif à une lecture sombre du monde28. Ce livre qui « répare le monde entier et le réordonne à la connaissance, à la louange et à l’amour de Dieu »29 nous invite à une rééducation, à une conversion des sens. Ceux-ci doivent être des portes par où le monde entier pénètre dans l’âme. C’est sur cette entièreté du monde à nouveau présent dans l’âme qu’il faut insister. Elle implique le réapprentissage de la dilatation d’un regard rétréci et focalisé par la souffrance et la maladie pour se remettre en position de commencer d’être libre.

Dans cette optique, on peut relever le grand travail réalisé depuis quelques années dans le domaine des soins, et en particulier des soins palliatifs, pour redonner au corps sa place de récepteur de sensations positives et non pas uniquement de lieu pour la douleur. Mais ce chemin ne sera fructueux que si on dépasse la notion de sensations agréables pour atteindre une véritable ouverture spirituelle, une véritable mise en harmonie avec le monde dans sa vibration de louange. Alors sera dépassé l’absurde, c’est-à-dire étymologiquement ce qui ne vibre pas, du fait entre autres du repli sur soi mortifère induit par la souffrance.

Il s’agit de trouver des stratégies pour rouvrir l’âme blessée à la beauté du monde. Dans ce sens, on dira l’importance de la liturgie comme lieu où peut se vivre une corporéité réconciliée tournée vers la beauté, s’exprimant dans la louange et non plus exclusivement dans la plainte. On en trouve un admirable exemple dans le portrait filmé de Jeanne Barbey, une jeune femme souffrant de mucoviscidose qui sort de la posture de malade pour s’épanouir dans le chant liturgique30.

3 Le réinvestissement du corps

Est-ce que l’émerveillement face au monde que l’on vient de décrire peut aller jusqu’à une réconciliation avec son corps ? Dans un documentaire impressionnant, le cinéaste Mehdi Sahebi filme Giusi, un toxicomane souffrant du SIDA et d’un cancer en phase terminale. Les images montrent un corps déformé et douloureux à l’extrême. On n’aurait pas été étonné que Giusi fasse appel à une association d’aide au suicide. Il dit cependant à un moment donné qu’il ne le fera pas et il ajoute : « La vie est belle… et ne serait-ce qu’un rayon de soleil qui vient de là jusqu’ici, je trouve que c’est beau et je m’assieds là où il me réchauffe »31. Malgré tout ce qui lui arrive, il continue de consentir à son corps. Celui-ci est lieu de la plus grande souffrance et en même temps il est investi comme lieu de plaisir et de communion avec le monde. Giusi qui intellectualise beaucoup sa situation, garde cependant une amitié touchante pour ce corps déformé qu’il a lui-même passablement maltraité.

La pédagogie au consentir passe également par une valorisation de la tendresse, c’est-à-dire de l’amour qui se donne dans la dimension corporelle32. Tendresse d’une présence, d’un regard ou d’un geste qui ont ce pouvoir de réconcilier l’autre avec lui-même. On pense à nouveau au baiser de François donné au lépreux. Baiser dignifiant qu’on imagine avoir eu un impact fort sur l’image que se faisait ce malade de son corps repoussant.

Dans ces situations difficiles, la pratique ecclésiale devrait utiliser en plein les riches aspects d’ouvertures corporelles de la vie sacramentelle. On relèvera particulièrement l’importance de deux sacrements : l’eucharistie comme participation à un corps blessé en même temps qu’intégration dans un corps de communion, et l’onction des malades comme toucher et tendresse de Dieu qui ouvre à la guérison c’est-à-dire au-delà de l’hypothétique disparition de la maladie, à toutes les naissances qui peuvent encore arriver au corps.

4 L’hospitalité comme présence validante

L’hospitalité qui accueille le corps fatigué et blessé peut permettre la réinsertion d’une corporéité isolée et repliée sur elle-même dans un vivre ensemble et une marche en commun. Le monde peut être à nouveau perçu et vécu comme regio fraternitatis, lieu d’une mutuelle hospitalité et non pas lieu du rejet et de la stigmatisation. L’hospitalité offerte permet d’aller au-devant des fantasmes d’indignité, d’image dégradée et de dépendance avilissante. On peut ainsi faire ce nécessaire travail en amont de la décision suicidaire, qui prévient l’intensification des affects dévalorisants et les empêche de nourrir le désespoir et la volonté d’en finir.

L’hospitalité peut être définie comme présence validante dans la mesure où elle redonne figure et valeur à celui qui n’en avait plus ou plutôt qui croyait ne plus en avoir. Giusi, dans le film cité, reçoit l’hospitalité du centre de soins palliatifs où il séjourne, mais surtout l’hospitalité de son ami le cinéaste qui lui permet de maintenir une image positive de lui-même et de son corps. On signalera encore que la vraie hospitalité est mutuelle. Être reçu, c’est en même temps s’ouvrir à l’autre, c’est-à-dire d’une certaine manière s’offrir à lui. Et c’est dans le donner et le recevoir ainsi échangés que le consentement à habiter ensemble le monde dans et par nos corps se construit et se renforce.

5 L’importance des grands témoins

Finalement, cette pédagogie est dans la dépendance de grands témoins 33 comme François, mais aussi comme cette figure étonnante d’Etty Hillesum, jeune femme juive pouvant dire d’une manière quasi franciscaine : « Je m’en-tête à louer ta création, mon Dieu, en dépit de tout ! »34. Plongée dans l’horreur d’un camp de concentration, sans nier cette réalité dramatique et mortifère, elle nous interpelle par sa capacité de dire la beauté présente malgré la laideur. Cette multitude de témoins nous ramène, dit Bonaventure, au témoignage immense du Christ, lui, l’image parfaite de Dieu qui a pourtant vu son corps et son existence malmenés exactement de la manière refusée par les suicidants d’Exit.

Non seulement les témoins prétendent, expliquent et argumentent, mais, et c’est tout différent, ils témoignent que cette vie consentie est possible, qu’elle n’est pas destructrice, mais qu’au contraire, contre toutes les apparences, elle conduit à la joie. Humains véritables et non pas ratatinés, ils nous montrent la liberté à l’œuvre sur le socle du corps blessé ou du monde déchiré et, par là, ils cassent l’idée qu’il n’y a qu’une alternative entre supporter l’absurde ou quitter la scène par le suicide. On peut espérer consentir parce qu’au sein de la pire des horreurs quelqu’un a pu dire : « Je regarde ton monde au fond des yeux, mon Dieu, je ne fuis pas la réalité en me réfugiant dans de beaux rêves — je veux dire qu’il y a de la place pour de beaux rêves à côté de la plus cruelle réalité — et je m’en-tête à louer ta création, mon Dieu, en dépit de tout ! »35.

Notes de bas de page

  • 1 Code pénal suisse, art. 115, <http://www.admin.ch/ch/f/rs/311_0/a115.html>, consulté le 12 fév. 2013.

  • 2 C. Schwarzenegger, P. Manzoni, D. Studer, C. Leanza, « Was die Schweizer Bevölkerung von Sterbehilfe und Suizidbeihilfe hält », dans Jusletter 13 (Sept. 2010). À considérer en tenant compte de l’ambiguïté liée à un tel mode de connaissance.

  • 3 S. Malphettes, Le choix de Jean, Capa télévision, France, 2004 ; F. Melgar, Exit, Climage - Les Productions JMH, France, 2005.

  • 4 Établissement Médico-Social : acronyme désignant les résidences pour personnes âgées dépendantes en Suisse francophone.

  • 5 P. Ricœur, Philosophie de la volonté I. Le volontaire et l’involontaire. Paris, Points, 2009, p. 578s.

  • 6 Radio suisse romande Espace 2, émission « À vue d’esprit », 27 oct. 2006.

  • 7 F. Melgar, Exit (cité supra n. 3), 11’.

  • 8 S. Malphettes, Le choix de Jean (cité supra n. 3).

  • 9 Télévision suisse romande, émission Infrarouge, 30 nov. 2005, 3’55’’.

  • 10 Bonaventure, Les « Sentences ». Questions sur Dieu., In Sent. I, d. 3, p. 1, q. 2, ad 4, Épiméthée, Paris, PUF, 2002, p. 76.

  • 11 Id., Itinéraire de l’esprit vers Dieu, I, 15, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 1967, p. 43.

  • 12 Id., Legenda major, 8, 6, dans T. Desbonnets, D. Vorreux, Saint François d’Assise : documents, écrits et premières biographies, Paris, éd. franciscaines, 1968, p. 636.

  • 13 Id., Breviloquium, 2, 2, 2.

  • 14 Id., Une théologie du Verbe. Sermons de la Nativité et de l’Épiphanie, éd. grégoriennes, 2010, p. 36 ; Id., Breviloquium, 2,11,2.

  • 15 Id., In Sent. I, d. 3, p. 1, q. 2, resp. (cité supra n. 10, p. 74).

  • 16 Id., Breviloquium, 2, 12, 2.

  • 17 « Par la beauté limitée de la créature, Dieu fait comprendre sa beauté qui est sans limites », citation d’Isidore de Séville, In Sent. I, d. 3, p. 1, q. 2, sed contra (cité supra n. 10, p. 73).

  • 18 Id., Legenda major, I, 5.

  • 19 Id., Breviloquium, 2, 12, 2 : « Toutes les créatures ont un rapport de dépendance vis-à-vis de leur Créateur ».

  • 20 Id., In Sent. III, d.6 a.2 q.3 ad 1, dans L. Mathieu, La Trinité créatrice d’après saint Bonaventure, Paris, éd. Franciscaines, 1992, p. 197-202.

  • 21 G. Emery, La Trinité créatrice : Trinité et création dans les commentaires aux Sentences de Thomas d’Aquin et de ses précurseurs Albert le Grand et Bonaventure, Bibliothèque thomiste 47, Paris, J. Vrin, 1995, p. 220.

  • 22 Bonaventure, Legenda major, I, 5 (cité supra n. 12, p. 571-572).

  • 23 T. Collaud, « La réponse soignante au choix de la mort », Revue médicale suisse 2008/4, p. 21-24.

  • 24 P. Ricœur, « La souffrance n’est pas la douleur », Autrement 142 (1994), p. 58-69.

  • 25 Id., Philosophie de la volonté I (cité supra n. 5), p. 582.

  • 26 Ibid., p. 552.

  • 27 Ibid., p. 583.

  • 28 L. Solignac, La théologie symbolique de saint Bonaventure, Paris, Parole et Silence, 2010, p. 32s.

  • 29 Bonaventure, Hexaemeron, XIII, 12, dans L. Solignac, La théologie symbolique… (cité supra n. 28), p. 34.

  • 30 L. Chartier, Jeanne Barbey : du Souffle au Ch œur, La Procure/Ktotv, France, 2010.

  • 31 M. Sahebi, Zeit des Abschieds / Le temps des adieux, Pelicanfilms, Suisse, 2008.

  • 32 T. Collaud, « La tendresse à la source de la compassion », dans L. Basset (dir.), S’ouvrir à la compassion, Espaces libres 212, Paris, Albin Michel, 2009, p. 37-57.

  • 33 Id., « Le rôle des témoins dans la dimension spirituelle du prendre soin », Revue internationale de soins palliatifs 26/4 (2011), p. 333-338.

  • 34 E. Hillesum, Les écrits d’Etty Hillesum : journaux et lettres, 1941-1943, Paris, Seuil, 20085, p. 539.

  • 35 Ibid.

 

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