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Vertige du corps et recherche de raison

Xavier Dijon s.j.
La manière dont nos ordres juridiques occidentaux traitent, de nos jours, la condition corporelle des humains en leur naissance, leur vie ou leur mort, donne parfois le vertige. Comment éviter que les droits de l’homme ne se retournent contre l’homme ? Après avoir analysé les fondements idéologiques de ce bouleversement, l’A. propose une parole venue de la foi pour soutenir le travail de la raison dans son élaboration de l’éthique sociale et sa formulation du droit.

Débiologisation du mariage, libéralisation de l’euthanasie, autorisation de recherches scientifiques : le corps humain s’est remis entre les mains du législateur. Mais cette prise de pouvoir s’est faite à l’aide des seuls repères de la liberté et de l’égalité, provoquant par voie de conséquence un regard vertigineux sur le corps. Quelle part reste-t-il en effet à la raison dans le mouvement actuel qui vide le corps de sa symbolique ? Comment lire le « réel humain » ? Une parole venue de la foi peut-elle éclairer l’éthique sociale qui devrait régir le destin de la vie et des corps ?

I Le vertige du corps

Les structures juridiques qui protégeaient la personne et la famille ont commencé à se lézarder dans la seconde moitié du siècle dernier. Alors que les libéraux justifient cette évolution par la double invocation de la liberté et de l’égalité, les humanistes dénoncent l’insuffisance de ces références.

1 La déconstruction de la demeure familiale

Jusqu’il y a un demi-siècle, le droit avait construit une demeure commune pour abriter à la fois la personne et la famille. Le toit protecteur comptait deux versants : au civil, l’institution matrimoniale, permettant à l’enfant d’être accueilli dans la légitimité d’une parole échangée pour toujours entre l’homme et la femme ; au pénal, la répression de l’atteinte à toute vie humaine, y compris de l’enfant qui n’est pas encore né ou du grand malade sur le point de mourir. Les murs épais de cette maison, d’un côté, superposaient l’indisponibilité du corps et celle de l’état-civil pour permettre à chaque sujet d’être reconnu tant dans son intégrité physique que dans le réseau de ses relations familiales, de l’autre côté, ces murs opposaient l’ordre public et les bonnes mœurs aux volontés subjectives qui, par leurs excès, mettraient en péril la communauté morale des citoyens. Dans les fondations, enfin, s’ancrait la dignité de la personne sur laquelle s’appuie tout l’édifice des droits et des devoirs de l’homme.

Or, en 50 ans, cette prestigieuse construction, d’ailleurs largement inspirée par l’éthique chrétienne de l’alliance des sexes, du caractère sacré de la vie et de la protection des plus faibles, s’est considérablement démantelée dans bon nombre de pays européens. Le mariage a connu la crise que l’on sait, à la fois dans les faits, par la réticence des couples à y entrer (extension de l’union libre), et dans le droit, par l’abaissement régulier des conditions de sortie du mariage ou, plus récemment, par l’ouverture de cette institution aux couples de même sexe. L’autre versant du toit protecteur s’est découvert non seulement du côté de la vie naissante par la dépénalisation de l’avortement, bientôt devenue droit de la femme à l’interruption de grossesse, au titre des « droits de santé reproductive », mais encore à l’autre extrême, de la vie finissante, comme on le voit dans les débats menés autour de l’euthanasie et du suicide assisté. Les murs porteurs se fissurent également puisque, si l’ordre public garde encore une consistance ferme dans les matières économiques, il n’a plus beaucoup de contenu à opposer à la liberté des partenaires qui s’entendent sur leurs relations privées. Il en va de même des bonnes mœurs. Quant à la double indisponibilité qui régit le corps et l’état civil, elle cède au profit d’audaces telles que le changement de sexe ou la recherche sur embryons. On parle de plus en plus de disposition de soi : des tissus et des organes (jusqu’à évoquer l’idée de leur vente ou de leur brevetabilité), des gamètes et, du même coup, de la filiation (banques de sperme, gestation pour autrui). Enfin, le socle de la dignité se révèle mouvant lui aussi puisque, bien souvent, cette dignité se confond purement et simplement avec l’autonomie elle-même, comprise comme l’entière liberté de disposer de sa propre personne1.

Lorsque le chrétien voit ainsi défiler, au fil des années, soit les lois bioéthiques qui permettent aujourd’hui ce qu’elles interdisaient hier, et qui rassurent aujourd’hui le public par les restrictions qui disparaîtront demain, soit les réformes du droit de la famille (des familles, dit-on à présent) ou encore les aménagements du Code pénal qui élargissent de plus en plus l’espace de la liberté individuelle, il ne peut s’empêcher d’y voir, surtout s’il est de confession catholique, une dérive par rapport aux positions prises par son Église. Le Magistère romain, en effet, inspiré par ces précieuses sources que sont la loi naturelle inscrite au cœur de l’homme, la dignité de toute personne humaine, si faible soit-elle, et la sacramentalité du mariage, ne peut que constater et dénoncer l’écart. C’est que le monde, pris par sa logique propre, s’est détaché de l’écoute de la parole de Dieu : il n’a plus vu dans l’alliance de l’homme et de la femme engendrant la vie dans l’amour l’image et ressemblance de la geste créatrice elle-même ; il n’a plus perçu les corps comme autant de « temples » dans lesquels l’esprit fait habiter le Fils unique. Du même coup, le jugement de l’Église se fait négatif : désunions des alliances, suppressions de la vie, banalisations des manipulations, avilissements et confusions, c’est une « culture de mort » qui s’est installée, dit-elle. Or, puisque la corrélation semble évidente entre la négligence envers la parole d’une part, la décomposition des personnes et des familles d’autre part, les mots du prophète lui viennent en mémoire, évoquant la plainte de Dieu : « ils m’ont abandonné, moi, la source d’eau vive, pour se creuser des citernes, citernes lézardées qui ne tiennent pas l’eau » (Jr 2,13).

2 La justification libérale

Mais la réponse donnée par le libéral à un tel opprobre est facile : la religion est un choix de vie personnel, respectable sans doute en tant que tel, mais qui ne peut en aucune manière déborder sur la vie sociale. Tel est le sens de la laïcité de l’État à l’égard de quelque religion que ce soit. Il n’y a donc pas lieu de se lamenter sur les tendances législatives actuelles que tel ou tel chrétien appellera peut-être une dérive mais qui ne forment tout de même jamais qu’un vaste courant favorable à la liberté. En effet, il était temps, ajoute-t-on, de libérer l’espace public des lourdes contraintes d’une religion déterminée, car une démocratie ne peut pas supporter que des citoyens — si majoritaires soient-ils — imposent leurs propres conceptions éthiques — si traditionnelles soient-elles — au reste de leurs concitoyens. Les bases de la société sont désormais plus saines puisque chaque philosophie se trouve à égalité avec toutes les autres, de telle sorte que chaque membre du corps social est en mesure de suivre la sienne sans entrave.

De la sorte, si un couple croyant veut se marier pour la vie, mener ses grossesses jusqu’à terme, s’abstenir de tout artifice médical en cas de stérilité, vivre son agonie sans être aidé à mourir et suivre toutes les autres prescriptions particulières de sa croyance, libre à lui. Mais à condition qu’il en aille de même pour les autres convictions : si une personne homosexuelle veut se marier avec un/e partenaire de même sexe et recourir à une banque de sperme ou une mère porteuse en vue de la procréation, si quelqu’un veut se détacher du sexe que son anatomie lui assigne contre son gré, ou encore demander que l’on mette fin à ses jours en cas d’image indigne de soi, libre à lui aussi. Car la loi n’est là que pour garantir l’espace de liberté de chacun, à égalité avec tous. Seuls les esprits chagrins et ingrats s’en plaindront, eux qui, libres d’agir comme le requiert leur propre conception de l’amour, de la vie et de la mort, ne voudraient cependant pas que les autres jouissent de la même liberté en suivant la leur.

Or d’où vient que le croyant reste insatisfait devant cette réponse libérale, appuyée sur la devise républicaine (quelque peu modifiée) : liberté, égalité, laïcité ?

3 La critique humaniste

Cette déception provient de ce que la condition humaine ne lui paraît pas bien honorée lorsqu’elle n’est lue que sous cette triple référence : aucun lien, en effet, ne précède le surgissement de la liberté, ni ne justifie l’égalité, ces deux valeurs pareillement mises en œuvre par la conception libérale dans la laïcité vide de toute transcendance. Tout se passe comme si chaque sujet était le commencement absolu de lui-même, sans qu’autrui ait noué avec lui un autre lien que celui d’être, à son tour, à égalité avec lui, un commencement absolu de lui-même. C’est d’ailleurs en cette figure d’égaliberté (s’il est permis de forger un néologisme), que se reconnaît « l’état de nature » imaginé par les théoriciens du Contrat social. Dans les philosophies politiques des Lumières, que sont les humains, en effet, au fond d’eux-mêmes — c’est-à-dire dans leur essence originelle —, sinon, chacun, une pure puissance subjective de vivre, de décider et de posséder, comme le sont également les autres congénères ? Mais comme un tel « état de nature » ne fournit aux sujets aucune règle qui permettrait d’arbitrer les conflits issus de leurs confrontations, ils décident de se donner, par contrat, un cadre institutionnel qui limiterait certes par une norme commune lesdites puissances subjectives, mais le moins possible puisque cette norme serait également décidée par les intéressés eux-mêmes.

Or l’examen de ce Contrat social permet de mettre en évidence la double impasse opérée par cette construction rationaliste, à l’égard du corps d’une part, du lien social d’autre part. Car il n’est pas vrai que le lien des humains entre eux dépendrait seulement de la décision qu’ils prendraient ensemble, en régime d’égaliberté, d’établir une république qui les tiendrait mutuellement dans le respect de leurs « droits de l’homme » individuels. En-deçà de cette convention originaire passée entre adultes se noue en effet un lien combien plus charnel entre l’homme et la femme, d’où naîtront les enfants. Or, la mise entre parenthèses de cet événement fondateur dans la lecture que la société moderne fait d’elle-même ne conduit-elle pas aux distorsions que nos ordres juridiques occidentaux connaissent aujourd’hui ? Car si le contrat remplace la naissance, négligeant ainsi la donnée fondamentale des corps, la décision volontaire des citoyens peut, à son tour, remplacer la nature dans l’édiction de la norme démocratique. Philosophie du corps et philosophie du droit se rencontrent ainsi dans la même abstraction idéaliste.

Pour sa part, le droit naturel classique inscrivait d’emblée l’état social dans la nature même de l’homme et non dans une quelconque convention postérieure à cette « naissance ». Que l’on se rappelle à cet égard la définition que donne Aristote de l’homme comme « animal politique », ainsi que la distinction qu’il pose entre le juste selon la convention, variable d’une cité à l’autre, et le juste selon la nature qui correspond précisément à cette immuable nature politique de l’homme2. Reprenant cette donnée majeure de la philosophie grecque en sa perspective théologique, thomas d’Aquin affirme que l’édiction de la norme positive dépend de la raison, — pas seulement de la volonté, donc — parce qu’elle doit prendre en compte la loi que le Créateur a imprimée dans ses créatures par le sceau de sa sagesse éternelle. Ces données naturelles concernent la persévérance dans l’existence, l’accouplement mâle et femelle, l’engendrement des petits, la vie en société et la recherche de la vérité sur Dieu3. Puisque cette architecture normative place au sommet la sagesse du Créateur, d’où découle la loi naturelle, laquelle devra déterminer la loi humaine, l’Aquinate conclut que, si le législateur positif va à l’encontre des préceptes fondamentaux de la loi naturelle, il n’énonce qu’une corruption de loi. Mais est-ce ainsi qu’il faut lire la réalité de l’être humain ?

II La lecture du réel humain

L’histoire a dépassé ces références à la nature, optant plutôt pour le positivisme, tant dans les voies du droit que dans celles de la science. Mais par là la dimension symbolique de l’être humain se trouve exténuée. Est-ce là l’origine des idéologies du mal ?

1 Les lectures positivistes

Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis la tranquille affirmation tenue au temps des cathédrales quant à l’existence d’une loi naturelle. D’une part, les guerres de religion ont, à la longue, révoqué en doute la nécessité d’un ancrage théologique des énoncés de la norme sociale valable pour tous4 ; d’autre part, la « nature » a troqué son caractère objectif de norme qui tenait d’emblée les humains ensemble, contre la consécration des droits individuels de chaque sujet dans l’état appelé précisément « de nature ». Du même coup, les ordres juridiques modernes veillent à articuler ces droits « naturels » subjectifs sous le double signe (originaire) de la liberté et de l’égalité, mais sans plus chercher à rejoindre, dans la nature humaine elle-même, une quelconque objectivité qui s’imposerait en préalable aux décisions législatives. L’auteur de la loi, en effet, n’a devant lui qu’une société à organiser dans l’égaliberté inhérente au Contrat social, sans que rien ne précède cette Convention elle-même5.

Par où la philosophie positiviste du droit, s’appuyant sur ce commencement absolu du lien social pensé hors des corps, induira à son tour une philosophie du corps modelée par les mêmes principes de liberté et d’égalité : corps personnel et corps social, nous l’avons dit, se répondent dans un commun idéalisme. En effet, puisque la société a lu sa propre formation sans prendre en compte la donnée des corps, préférant se comprendre elle-même comme le fruit de la décision rationnelle de ses membres, chaque sujet pourra renforcer le processus en se comprenant lui-même comme capable de s’instituer, lui aussi, par sa propre volonté, invoquant tantôt son irréductible liberté pour prendre les distances nécessaires par rapport aux données de son corps, tantôt son égalité avec tous pour effacer les disparités qui empêcheraient, chez lui, la libre disposition de soi. Se marier entre femmes ou entre hommes, se donner un enfant par recours à des tiers, changer de sexe, vendre un organe, exiger la mort deviennent ainsi des manifestations de liberté parfaitement acceptables, pourvu que la loi qui les autorise veille, par souci d’égalité, à les rendre accessibles à tous.

Un mot encore, dans cette lecture du réel, sur une autre correspondance, cette fois entre deux positivismes, juridique et scientifique. Dans la mesure où la liberté, qui ne se considère pas comme née, s’institue elle-même en gardant la double distance tant par rapport à autrui qu’à l’égard de son propre corps, elle ne peut plus s’appuyer sur la métaphysique qui, autrefois, l’inscrivait dans l’être ; elle est pur surgissement subjectif. Mais puisque, en sa personne, elle porte tout de même l’objectivité de son corps, elle confiera à la science l’étude de cette donnée corporelle. Qui se ressemble s’assemble : puisque le corps, quittant le régime juridique de l’indisponibilité, est devenu cet « objet » dont le sujet dispose dans les diverses figures parcourues (don de gamètes, vente d’organes, réassignation sexuelle, euthanasie, etc.), plus rien ne s’oppose à soumettre la chair humaine à la discipline qui ordonne la connaissance des objets, c’est-à-dire la science. Avec les conséquences que l’on sait du côté de la manipulation des corps en dehors de toute référence à la parole : circulation des gamètes, congélation d’embryons, clonage, etc.

Certes, la préoccupation bioéthique est née, dans les années 70, du souci de recadrer les audaces imaginées par les scientifiques dans divers domaines de l’investigation des corps, tels l’expérimentation, la procréation, les transplantations, le soin, le génie génétique, etc. Mais la passion de savoir conduit les chercheurs à redoubler, cette fois du côté de la science, la coupure entamée du côté du droit, entre la liberté et son propre corps. Autrement dit, alors que le sujet, refusant de « faire corps » avec son corps, conteste l’ancien principe juridique d’indisponibilité, afin de se donner désormais une maîtrise de lui-même comparable à celle du propriétaire sur ses biens, la science confirme ce mouvement d’objectivation du corps par sa propre approche méthodologique du réel. Dans la dissociation opérée entre la conscience en Je du sujet, libre de disposer de soi, et la connaissance en Il du scientifique qui traite les organes comme des choses, l’entente est paradoxalement possible.

2 Le symbole

Au total, on aura remarqué que la lecture symbolique du réel est sérieusement compromise. Car le symbole mettait ensemble le corps et la parole, comme on le voit dans l’origine grecque du mot. Au moment où, à Athènes, Epaphras quittait son vieil ami Timothée pour se rendre en Asie mineure, ils ont cassé en deux un tesson de poterie, chacun gardant un morceau, de telle sorte que, plus tard, la conjonction des deux fragments permettrait d’assurer leur reconnaissance mutuelle. Or le corps n’est-il pas précisément cette « matière » déjà transie d’un sens de reconnaissance ? sa configuration masculine et féminine, l’engendrement qu’il permet dans l’union de chair et de parole, le lien qu’il suppose à la mère et au père ne sont-ils pas ce langage qui va de soi et sur lequel les humains peuvent se reposer ?

Cette approche symbolique, qui reconnaît d’emblée un sens dans la chair, s’est développée, on le voit, à partir d’un autre point de départ que celui de l’égaliberté. En effet, si le Je qui se croyait surgi de nulle part comme pour mieux s’assurer de rester libre, et le Il qui égalise parfaitement les corps par la commune approche scientifique, ne font que se conjoindre dans une logique de distance (liberté) et de jalousie (égalité), ils ne feront que donner mutuellement raison à leur commune dissociation d’un projet sans corps et d’un corps sans parole. Or, si nous voulons éviter cette logique meurtrière, nous devons reconnaître, entre la première et la troisième personne, la deuxième qui s’entend dire Tu et qui dit Tu à son tour. Car s’il veut habiter son propre corps, un sujet ne peut pas se contenter du Je de sa liberté, éventuellement servi par le Il de la science ; il doit reconnaître que ce corps n’est le sien qu’en étant inscrit dans son lien à autrui. La dualité sexuelle manifeste d’ailleurs on ne peut plus clairement cette médiation du Tu puisqu’elle est à l’origine des sujets, qui naissent eux-mêmes sexués.

Cette clarté n’apparaît que sur le fond d’un a priori qui admet que le sens puisse venir d’un ailleurs que de soi. La lecture symbolique suppose précisément cette parole préalable qui médiatise le sujet et l’objet. Reprenons l’exemple grec. Si la ménagère d’Epaphras, voyant l’insolite tesson de poterie traîner sur le bureau de son patron, le jetait à la poubelle, elle montrerait par là son ignorance du sens que les deux amis voulaient donner à cet objet dans leur échange antérieur de paroles. Pour éviter de répéter une telle bévue aujourd’hui, ne devons-nous pas ouvrir, dans nos lectures du réel humain, l’espace du symbole qui permet la reconnaissance d’autrui ? La question est urgente à propos des changements qui, aujourd’hui, donnent le vertige.

3 Les idéologies du mal

Comment évaluer le bouleversement, dans nos ordres juridiques occidentaux, des liens qui rattachent les citoyens à la vie, à la famille, au conjoint, à l’enfant… ? Certains auteurs se réjouissent des avancées qui permettent d’assurer désormais l’égalité de tous en laissant à chacun la libre disposition de soi, regrettant seulement que le législateur se montre encore trop timide dans la débiologisation du mariage, ou dans la libéralisation de l’euthanasie ou encore dans les autorisations à la recherche scientifique6. Mais d’autres craignent que la mutation en cours ne prépare en réalité un avenir apocalyptique : vie et mort sur commande, filiation à la carte, commercialisation et brevetabilité du corps, exploration scientifique démesurée, sexualité décorporée, cauchemar qui n’a plus rien de bioéthique dans la mesure où les humains finiront par ne plus savoir qui ils sont à force d’être devenus, chacun pour sa part, les seuls dépositaires de la définition de l’homme. Même si certains chrétiens manifestent parfois leur faveur à l’égard de telle ou telle législation dite progressiste, le Magistère catholique, nous l’avons dit, réprouve globalement les évolutions en cours au nom de la dignité de la personne, de la symbolique conjugale, du respect des plus faibles, de l’éducation des enfants, ou encore au nom des droits de l’homme.

On lit par exemple dans un des derniers écrits de Jean-Paul II une évaluation dont l’apparent excès ne laisse pas d’étonner. Après avoir évoqué les nombreuses éliminations physiques et morales perpétrées par les « idéologies du mal » que sont le marxisme et le nazisme, le pape poursuit, à propos de la situation actuelle :

Demeure toutefois l’extermination légale des êtres humains conçus et non encore nés. Il s’agit encore une fois d’une extermination décidée par des parlements élus démocratiquement, dans lesquels on en appelle au progrès civil des sociétés et de l’humanité entière. D’autres formes de violation de la loi de Dieu ne manquent pas non plus. Je pense par exemple aux fortes pressions du parlement européen pour que soient reconnues les unions homosexuelles comme une forme alternative de famille, à laquelle reviendrait aussi le droit d’adopter. On peut et même on doit se poser la question de savoir s’il ne s’agit pas, ici encore, d’une nouvelle « idéologie du mal », peut-être plus insidieuse et plus occulte, qui tente d’exploiter, contre l’homme et contre la famille même, les droits de l’homme7.

Se pourrait-il donc que, à la faveur de ces valeurs-phares que sont la liberté et l’égalité, se développe en sourdine une réelle démolition de l’être humain ? L’accusation paraît démesurée : peut-on comparer aux atrocités du goulag ou d’Auschwitz les pratiques libérales et compatissantes de la société d’aujourd’hui ? permettre à une femme d’interrompre une grossesse qui la met en détresse, offrir à un couple stérile l’appui extérieur qui lui donne un enfant, faire progresser la science par la recherche sur embryons, lever l’ostracisme qui pèse sur les couples homosexuels en leur ouvrant la porte du mariage, permettre à un mourant de sauvegarder aux yeux de ses proches une bonne image de lui-même, n’est-ce pas faire progresser dans l’intimité personnelle et familiale la double cause de la liberté et de l’égalité ? Apparemment oui, mais il faut bien voir que, dans leur champ propre, les « idéologies du mal » tendent aussi vers le progrès humain.

III La recherche de raison

Il ne suffit pas, en effet, de poursuivre une valeur partielle pour justifier un régime ; il faut encore que ledit régime prenne en compte la totalité de l’être humain. À cet égard, l’invocation des droits de l’homme appelle encore un discernement ultérieur. C’est ici que la religion pourrait s’avérer utile à la raison.

1 Les valeurs partielles

Un régime destructeur ne s’instaure pas en se voulant tel, mais en recherchant, lui aussi, une valeur forte. La révolution marxiste gardait à l’esprit le sort de millions de travailleurs sous-prolétaires rivés à la misère par la logique implacable du capitalisme. Pour désaliéner l’homme, il fallait donc supprimer, à la fois, la propriété privée, les classes sociales, les États, la philosophie idéaliste et la religion : les travailleurs retrouveraient ainsi ensemble le sens de leur rapport à la nature. Quant au coup de force nazi, il devait permettre aux Allemands de se donner une nouvelle fierté en décontaminant le peuple aryen de tous ses parasites et en lui permettant d’exercer sur le reste du monde la domination propre aux surhommes. Les camps de la mort sont sans doute l’effroyable conséquence de tels choix, mais ces « idéologies du mal » visaient ce qui leur apparaissait comme un bien. Bien partiel, sans doute, mais que nous devons tout de même prendre en compte si nous voulons évaluer correctement nos propres pratiques considérées aujourd’hui comme des progrès.

Le communisme, prenant fait et cause pour les esclaves, « damnés de la terre », entendait instaurer entre les camarades la plus grande égalité qui soit sur le terrain économique. À l’autre extrême, le nazisme voulait que règne le peuple des Maîtres, appelé à faire advenir l’humanité à elle-même dans la lutte politique. D’où vient donc que ces idéaux, si antagonistes qu’ils furent, ont l’un et l’autre engendré le mal ? Le mal vient de ce que ces idéologies n’ont pas pris en compte la nature humaine en ses propres fondements8. L’égalité marxiste a pensé l’universel, mais sans faire droit aux identités personnelles et politiques, écrasées qu’elles furent dans la suppression de la propriété privée et l’instauration de l’internationale communiste ; de son côté, l’identité du national-socialisme a évacué l’universalité de la dignité proprement humaine, égale dignité qu’il a d’ailleurs fallu rappeler, après la victoire sur la barbarie, dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ces idéologies déséquilibrées — d’une égalité sans identité et d’une liberté sans universalité — n’ont pas connu la médiation qui permettait de penser ensemble la liberté de chaque personne singulière et de chaque nation en même temps que la commune dignité de tous les humains appelés à partager les biens de la terre.

Comme par hasard, la valeur médiatrice qui manquait à la liberté et à l’égalité n’est autre que le troisième terme de la trilogie républicaine qui faisait déjà défaut au départ de l’état social dans la philosophie des Lumières. La fraternité, en effet, née dans la chair par l’alliance de l’homme et de la femme, avait été négligée par les penseurs idéalistes qui fondaient le lien social sur un Contrat passé entre adultes. Pareille omission du réalisme des naissances a fini par coûter très cher dans la suite car si les humains ne peuvent s’appuyer sur une fraternité antécédente qui les tient déjà ensemble, il leur manque le point de repère fondamental pour penser ensemble leur égalité en même temps que leur liberté. Aux extrêmes de gauche et de droite, l’égalité devient soviétique, et la liberté, nazie.

Mais à partir de cette commune négligence à l’égard de la nature humaine, pouvons-nous prendre le risque d’affirmer, comme semble le faire la citation de Jean-Paul II, une analogie entre les idéologies outrancières qui ont sévi au siècle dernier et la manière contemporaine de ranger la vie et le corps sous la bannière des droits de l’homme ?

2 Le bon usage des droits de l’homme

Reprenons l’histoire. La déclaration de 1789 avait assuré l’égalité des citoyens en garantissant à chacun d’eux le même espace formel des libertés, au moyen des droits dits civils et politiques. Or, au siècle suivant, pour que chaque citoyen soit à même d’exercer ces libertés, le socialisme a rempli cet espace formel par les droits économiques et sociaux (travail, logement, niveau de vie, soins de santé…) avec, à l’extrême, le collectivisme marxiste. Contre cet égalitarisme forcené, le nationalisme identitaire a surgi, entraînant à l’autre extrême le nazisme. D’où la nécessité de protéger tous les droits de l’homme, de la première et de la deuxième génération, au plan mondial, par la Déclaration de 1948. Sommes-nous donc arrivés au bout de nos peines ? pas nécessairement car, une fois de plus, les droits de l’homme peuvent se renverser en leur contraire.

Si scandaleux qu’il paraisse, le propos du pape Jean-Paul II sur l’actualité législative est tout de même plausible dans la mesure où les humains ne se voient plus eux-mêmes que dans les miroirs parallèles de leur autonomie absolue d’un côté, de leur indifférenciation égalitaire de l’autre. Ils sont pris dès lors dans le vertige des images ainsi indéfiniment renvoyées, sans pouvoir se reposer dans une nature commune qui les définirait tous par la même dignité. Ne disposant donc d’aucune autre référence que leurs désirs variables, d’amour ou de haine, et l’œil perpétuellement rivé sur la comparaison avec autrui, les voici enfermés dans l’instant d’une vie qui ne connaît plus d’histoire parce qu’elle n’a plus de sens. D’où la violence exercée contre soi ou contre l’autre dans la mort (avortement, euthanasie), la dissociation des engendrements (banque de sperme, mère porteuse), la fuite en avant de la recherche scientifique, et tant d’autres conséquences de l’idéalisme bioéthique. Autant de preuves que les droits de l’homme ont encore besoin d’une instance supérieure (ou antérieure) pour régir leur bon usage.

Dans la Déclaration universelle de 1948, se trouvait tout de même un article salvateur : « La famille est l’élément naturel et fondamental de la société et a droit à la protection de la société et de l’État »9. Mais alors que la société reconnaissait là un fondement qui la déborde en la précédant, permettant à la liberté et à l’égalité, nées dans la fraternité familiale, de se déployer ultérieurement au sein de la Cité, c’est, en sens inverse, la logique d’égaliberté propre aux adultes du Contrat social qui s’est introduite dans la famille, coupant ainsi la racine qui permettait aux citoyens de vivre harmonieusement l’équilibre délicat de leur nature humaine.

Reste alors la question de savoir s’il est possible de renverser cette dangereuse tendance pour retrouver le mode d’emploi correct des droits de l’homme. Si la raison a failli à sa tâche législatrice, faut-il donc faire appel à la religion ?

3 La raison et la religion

On notera en tout cas l’intérêt manifesté par un philosophe tel que Jürgen Habermas pour la contribution que la religion pourrait apporter à la société contemporaine dans l’élaboration de la norme civile10. Alors qu’un laïcisme étroit refuse farouchement tout éclairage de la raison publique par la conviction de foi, une laïcité plus ouverte est capable d’accueillir, selon son mode propre, les lumières de la Bible. Selon Habermas,

Ici, dans l’occident européen, le temps des oppositions entre des compréhensions anthropocentriques et théocentriques de soi et du monde qui s’affirment de manière agressive est révolu. Nous avons plus intérêt désormais à tenter de récupérer les contenus bibliques dans une foi de la raison qu’à combattre la soutane et l’obscurantisme11.

La religion, placée autrefois dans les ténèbres, deviendrait-elle éclairante ? « Dans les domaines sensibles de la vie en société, les traditions religieuses disposent des ressources et du langage qui leur permettent de formuler des intuitions morales d’une manière convaincante »12.

Une telle ouverture aux « réserves de sens » archivées par les religions ne pourrait-elle pas se comprendre dans la ligne de l’histoire développée jusqu’ici ? si le marxisme a développé sa dictature égalitaire sous le signe de l’athéisme militant et si le nazisme a imposé sa domination identitaire sur la base du retour au paganisme, n’est-ce pas le signe que toute société aurait besoin de s’appuyer sur un en-deçà d’elle-même pour lui permettre de tenir ensemble tous les paradoxes de son propre équilibre ? Avançons d’un pas dans l’audace : pouvons-nous prétendre que cet en-deçà se situe dans la révélation que Dieu a faite de Lui-même en la personne de Jésus de Nazareth ? La proposition ne s’impose évidemment pas par l’évidence mais, aux yeux d’un chrétien, elle peut paraître convenable.

Car en rappelant que Dieu a un Fils et que ce Fils, prenant chair dans l’histoire des hommes, est ainsi devenu l’Aîné d’une multitude de frères, l’Église offre à la raison humaine l’espace qui lui convient pour réfléchir sur le devenir de nos sociétés. Non, le Ciel n’est pas vide et la transcendance n’émane pas seulement des idoles païennes : un Tu absolu précède et suscite l’aspiration des hommes à la liberté et à l’égalité cachées dans la fraternité. Sans doute, la raison ne peut-elle pas aller par elle-même jusqu’à la confession de foi en Dieu père, Fils et esprit mais, réfléchissant à cette Fraternité universelle que le Christ a voulu instaurer au cœur de l’histoire à partir de son propre Corps, cette raison peut faire retour sur elle-même pour dresser l’inventaire de ses propres trésors. Stimulée par l’apport chrétien, elle percevrait alors son propre enracinement dans les humbles données du corps et de la famille.

Car l’appel adressé par la raison à la religion ne signifie en aucune manière l’effacement de la raison, mais plutôt sa pleine maturité. C’est au sommet de sa réflexion, en effet, que la raison admet qu’elle ne peut comprendre la société dont elle doit dire la norme comme une pure auto-institution d’individus réputés égaux et libres. Le discours de l’Église ne fait que lui confirmer ici sa propre réflexion à la fois sur les commencements du lien social dans l’alliance conjugale et le rapport fraternel, et sur les drames qu’engendre l’oubli vertigineux de cette donnée fondamentale.

Notes de bas de page

  • 1 On trouvera plus de détails sur cette déconstruction de la « demeure » juridique classique dans X. Dijon, La raison du corps, Bruxelles, Bruylant, 2012 : la disposition de l’alliance et de l’origine (p. 57 à 128) ; la disposition du vivant et de la vie (p. 129 à 210).

  • 2 Cf. là-dessus, par ex., G. Fiasse, « Droit naturel, finalité, nature et esclavage chez Aristote », dans L.-L. Christians et al. (éd.), Droit naturel, relancer l’histoire ?, préf. C. Labrusseriou, postf. J.-M. Ferry, Bruxelles, Bruylant, 2008, p. 133s.

  • 3 Cf. Thomas d’aquin, Somme théologique, Ia IIae, q. 94, art. 2 : « la loi naturelle contient-elle plusieurs préceptes ou bien un seul ? »

  • 4 Ainsi fait Hugo Grotius : après avoir posé, dans les prolégomènes de son De Iure Belli ac Pacis (1625), que l’homme porte en lui, naturellement, une aptitude foncière à la vie sociale, l’auteur poursuit : « Ce que nous venons de dire aurait lieu en quelque sorte, quand même nous accorderions, ce qui ne peut être concédé sans un grand crime, qu’il n’y a pas de Dieu, ou que les affaires humaines ne sont pas l’objet de ses soins » (H. Grotius, Du droit de la guerre et de la paix, trad. P. Pradier-Fodéré, Paris, Guillaumin, 1867, §11).

  • 5 L’illustration la plus classique de ce positivisme juridique se trouve dans la Théorie pure du droit de H. Kelsen (1960). On ne s’étonnera donc pas que le philosophe autrichien serve de référence aux auteurs qui entendent couper la tâche législative de tout appui sur les données du corps, notamment de la dualité sexuelle. Cf. par ex. M. Iacub, « homoparentalité et ordre procréatif », dans D. Borrillo et E. Fassin (éd.), Au-delà du Pacs ; l’expertise familiale à l’épreuve de l’homosexualité, paris, PUF, 2001, p. 195.

  • 6 Cf. par ex., N. Gallus (éd), Droit des familles, genre et sexualité, Bruxelles, Unité de droit familial de l’ULB, Limal, Anthémis, 2012.

  • 7 Jean-Paul II, Mémoire et identité ; conversations au passage entre deux millénaires, paris, Flammarion, 2005, p. 24-25.

  • 8 Nous suivons ici G. Fessard, Le mystère de la société : recherches sur le sens de l’histoire, texte établi et présenté par M. Sales, sj, avec la collab. de T. Castillo, Bruxelles, Culture et vérité (Lessius), 1997, p. 169s.

  • 9 Art. 16 al 3 DUDH. Ce texte est le seul qui mentionne la nature (« fondement naturel ») dans la Déclaration universelle.

  • 10 Ajoutons-y les débats menés en 2012-2013 sous la dir. de J.-M. Ferry à la Chaire de philosophie de l’Europe (Univ. de Nantes) sur le thème : « L’Europe et ses religions : la question d’un espace postséculier » (Actes à paraître).

  • 11 J. Habermas, Entre naturalisme et religion ; les défis de la démocratie, Paris, NRF Gallimard, 2008, p. 13-14 (souligné par l’auteur).

  • 12 J. Habermas : « retour sur la religion dans l’espace public ; une réponse à Paolo Flores d’Arcais », dans « religion et espace public », Le débat 152 (nov.-déc. 2008), p. 29.

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