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L’observatoire de la modernité

À propos d’un ouvrage récent*

Joseph-Marie Verlinde

Cet ouvrage rassemble les contributions d’un ensemble de spécialistes de disciplines diverses, au cours d’un cycle de conférences organisé par le pôle de recherche du Collège des Bernardins, sous la responsabilité de Chantal Delsol et Jean-François Mattéi. L’« observation » porte davantage sur la modernité tardive ou post-modernité contemporaine que sur la modernité elle-même. Le but des conférences est en effet de mieux comprendre la rupture entre ces deux époques et d’en prendre la mesure.

Jean-François Mattéi ouvre le débat par une réflexion sur la crise du sens dans le monde postmoderne, crise qui affecte les différentes avenues de la culture : la science, la philosophie, les religions monothéistes, l’art, l’économie ; crise généralisée donc, dont l’issue, selon notre auteur, ne saurait être que politique.

Dans une seconde conférence, J.-F. Mattéi émet et défend l’hypothèse selon laquelle la déconstruction du sens s’enracine dans le renoncement de la pensée occidentale à la transcendance, dont « l’effondrement a détruit en même temps, avec le regard qui se portait sur elle, l’œuvre qui protégeait le dépôt du sens ».

Poursuivant l’analyse, Chantal Delsol constate que « l’idée du progrès ne peut survivre longtemps lorsque s’efface la transcendance qui l’a, au départ, érigée ». D’où la fin du temps finalisé et le retour au temps cyclique, qui voit ressurgir périodiquement l’affrontement des éléments naturels et la menace du chaos. « Entre un passé inavouable et un avenir forcément sombre, il reste à jouir du présent. Ce qui explique l’impatience contemporaine : ce qui ne s’obtient pas au moment présent, n’a plus de sens. »

Dominique Schnapper se demande :

comment une société sans transcendance commune peut se maintenir si ses membres ne partagent pas une conception du monde et les grandes valeurs qui organisent la vie des hommes ? Peut-on faire société, ce qui signifie à la fois contrainte et solidarité, si l’on ne fait pas de référence à un projet transcendantal ?

L’auteur prolonge cette réflexion sur le lien social, par un questionnement sur la capacité de la République à intégrer la revendication des particularismes, tout en veillant à ce que les groupes demeurent ouverts les uns aux autres au sein d’un corps social unifié. « Comment concilier la liberté et l’égalité individuelle de tous les citoyens et la reconnaissance publique de leurs spécificités culturelles qui sont collectives ? »

Guy Hermet affronte le problème politique dans deux conférences traitant de l’avenir de la démocratie. Sans doute la majorité de nos contemporains européens pense-t-elle spontanément que la démocratie est l’aboutissement indépassable de la quête du système politique idéal et universel — sans se rendre compte que dans le contexte actuel de la mondialisation, « la démocratie ne peut plus prendre figure d’avenir politique du monde ». La crise économique a conduit au développement de la puissance bancaire au détriment du pouvoir de l’État, et cette tendance s’élargit à d’autres institutions supranationales et paraétatiques. Celles-ci constituent une forme de « société civile », qui traite les grandes questions économiques et politiques, d’envergure nationale, européenne et internationale. Quant au « peuple », il est entretenu dans l’illusion démocratique par le biais de l’élection de représentants, qui ne font que participer à une gouvernance entre responsables cooptés. G. Hermet fait remarquer que, pour fonctionner, ce système doit « tenir la masse des spectateurs de l’univers médiatique en haleine, en lançant continuellement de nouvelles histoires “people”, dépourvues de sens politique effectif ».

Monette Vacquin se penche sur le problème que pose à notre société la démission de l’éthique face aux exigences de la science biologique, qui occupe le devant de la scène. « Tout indique en effet que la science de la vie a opéré un glissement hors de son champ traditionnel, l’investigation des lois de la nature, pour aborder d’autres rivages, autrement plus obscurs : les mystères de la nôtre. » Notre psychanalyste va chercher les sources de cette « épistémophilie » du côté des « ambivalences les plus archaïques de l’humain » : volonté de rompre avec les parents, désexualisation de l’origine, démantèlement de la filiation. Dans une seconde conférence, l’auteur illustre son propos en approfondissant les enjeux inconscients du clonage :

un fantasme de sortie du corps ; un glissement comme fraternel, hors de la filiation ; un engendrement latéral, le clone fils et le frère jumeau du père ; un bras d’honneur à l’idée même de parents, à ce dont elle est imaginairement porteuse.

Dans sa première intervention, Dominique Lecourt présente la genèse de la théorie darwinienne sur l’horizon des autres théories transformistes de l’époque (Buffon, Lamarck), de la doctrine de Malthus dont Darwin reconnait s’être inspiré, et surtout de la longue réflexion personnelle qui devait conduire ce dernier à l’élaboration de son hypothèse de l’évolution des espèces par sélection naturelle. Prenant le contre-pied de son Maître de Cambridge, W. Paley, Darwin affirme que « dans la nature, la sélection s’effectue sans choix ». Il faut donc « en finir avec l’idée d’un dessein intelligent de caractère surnaturel, dirigeant l’évolution des êtres vivants vers un but préalablement déterminé ».

C’est précisément au débat contemporain entre les défenseurs de la théorie darwinienne et les protagonistes de la doctrine de l’Intelligent design (ID), que notre philosophe consacre sa seconde intervention. Pour les Iders, l’évolution serait guidée par « une entité directrice, qu’on ne saurait identifier aux forces physico-chimiques supposées par les darwiniens régler le jeu du hasard et de la nécessité dans la sélection naturelle ». De là à tirer de cet argument une « preuve de l’existence de Dieu » il n’y a qu’un pas, que les plus religieux de ses défenseurs ont allègrement franchi. D. Lecourt nous invite à ouvrir les Dialogues sur la religion naturelle (1779) de David Hume, puis à relire quelques pages de Kant, pour y découvrir la complexité de la question du finalisme, et le simplisme de la comparaison entre l’outil (disposé de telle façon qu’il puisse servir à une fin) et l’organe vivant (approprié à sa fin ou à ses fins).

Devant le retour des utopies millénaristes — prévisible en ce temps de crise culturelle — Jean-François Mayer rappelle les manifestations historiques les plus importantes de ce genre de discours, dont il dévoile la structure interne, et dont il explique l’engouement :

le croyant millénariste se sent dans une position privilégiée : il ne se trouve pas dans un environnement marqué par l’absurdité, car il lui est donné de comprendre où va le monde. Les turbulences présentes n’apparaissent finalement que comme des péripéties dans un scénario écrit d’avance et dont l’aboutissement est connu, débouchant finalement sur la sortie de l’histoire telle que nous la connaissons et le début d’un monde de paix.

Dans une seconde conférence, l’auteur focalise sur les attentes qui se sont cristallisées autour de la nébuleuse du Nouvel Age, en particulier à l’occasion des prophéties concernant les événements supposés advenir le 12.XII.(20)12.

En clôture de l’ouvrage, Miklos Vetö dénonce l’agression moderne et contemporaine contre la transcendance et en montre les conséquences. Pour notre auteur, les deux figures emblématiques de cette opposition sont les régimes totalitaires et l’individualisme, qui, tous deux pour des motifs qui leur sont propres, mettent entre parenthèses l’universel. Les totalitarismes politiques du siècle passé s’opposent à l’universel en vertu d’un principe particulier — la nation, la race ou la classe — érigé en pseudo-universel. Par le fait même, ils récusent toutes différences — et donc toutes essences, qu’elles soient descriptives (ce que les choses sont) ou prescriptives (ce qu’elles doivent être) — qui constitueraient autant d’oppositions intolérables au principe érigé en unique universel totalisant. Celui-ci s’incarne en général dans un parti, ou mieux dans une personne unique, dont la volonté est au-dessus de toutes les lois particulières — intermédiaires inutiles qui entravent l’emprise immédiate du « chef » sur les masses anonymes, et freinent l’expansion incessante du régime, dont la finalité n’est autre que cette expansion même.

L’individualisme contemporain ignore lui aussi l’universel au nom de l’autosuffisance et de la normativité ultimes de l’individu humain. La mise entre parenthèses de la différence conduit au refus de la continuité avec le passé, et en particulier au refus de la filiation, dans une illusoire revendication d’auto-fondation. Enfermé dans un présent sans profondeur, il ne reste à l’individu que le plaisir, qui ne se définit pas en termes de structures, mais d’intensité et donc de quantité.

L’idéologie totalitaire et l’idéologie individualiste illustrent, chacune, les périls et les carences de toute pensée qui croit pouvoir mettre entre parenthèses l’universel, qui se refuse à penser la différence, et surtout à la penser à partir de l’universel, qui en est le principe et la norme véritable.

Un ouvrage exigeant mais stimulant, que tous ceux qui s’intéressent à l’évolution de notre culture se doivent de lire. Abordant les grandes interrogations qui hantent notre Occident tourmenté, sous des angles d’approche complémentaires — philosophie, sociologie, psychanalyse, histoire — ces analyses menées par des auteurs compétents, confirment que la crise contemporaine est bien plus profonde qu’une turbulence économique passagère : avec l’oblitération de la transcendance, ce sont les fondements même de notre civilisation occidentale qui sont mis en question. Le phénomène n’est pas d’aujourd’hui ; on lit déjà en 1873 sous la plume de F. Nietzsche ces propos tristement prophétiques :

Partout des symptômes de dépérissement de la civilisation, de sa totale extirpation. Hâte, refus du religieux, les luttes nationales, l’action morcelante et dissolvante de la science, la méprisable soif d’argent et de plaisirs des milieux cultivés, leur manque d’amour et de grandeur. Que les milieux savants eux-mêmes sont eux aussi pris dans ce mouvement, c’est ce dont je me rends de mieux en mieux compte. Ils deviennent de jour en jour plus pauvres en pensée et en amour. Tout sert la barbarie montante, l’art aussi bien que la science — où devons-nous tourner nos regards ? Le grand déluge de la barbarie est à nos portes1.

Lors d’une conférence donnée à l’occasion du Jubilé des catéchistes (8-10 décembre 2000), le card. J. Ratzinger soulignait que « le vrai problème de notre temps est la “crise de Dieu”, l’absence de Dieu camouflée par une religiosité vide ». Puisse la nouvelle évangélisation ouvrir à cette « Europe qui n’aime plus la vie2 » les portes de l’espérance.

Notes de bas de page

  • * C. Delsol, J.-F. Mattéi (éd.), L’observatoire de la modernité, coll. Cours, colloques, conférences 27, Paris, Collège des Bernardins - Lethielleux, 2012, 15x23, 220 p., 20 €. ISBN 978-2-249-62234-2.

  • 1 F. Nietzsche, Fragments posthumes (été 1872 - hiver 1873-1874).

  • 2 A. Camus, L’homme révolté.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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