Hegel, système et structures théologiques

Jean-Louis Vieillard-Baron
Philosophie - Recenseur : Emmanuel Tourpe
Voici un livre qui fera grincer bien des dents dans les rangs - certes désormais éclaircis - des interprètes marxisants du penseur d'Iéna: la thèse de l'ouvrage est celle»de la structuration dynamique de la pensée de Hegel par le théologique», en particulier parce que «sa christologie n'est pas simplement une élaboration philosophique du Christ; elle est structurante du système de la philosophie toute entière» (p. 29). En effet «ce n'est pas formellement que le système hégélien est chrétien: mais, au contraire, c'est de l'intérieur qu'il est structuré théologiquement» (p. 9), de sorte que «l'idée de sécularisation appliquée à Hegel est un contresens flagrant, qui fait perdre tout sens à la conception hégélienne de l'Esprit absolu» (p. 30). «Prise globalement, la thèse hégélienne […] est que la religion révélée (chrétienne) et la philosophie ont même contenu, mais non pas la même forme, la religion ayant la forme de la représentation […], la philosophie ayant la forme du concept. Il en résulte que la religion peut être dite, pleinement, Esprit absolu, et que la philosophie n'est pas autre chose que la religion pensée spéculativement» (p. 20).
La pétition est forte et simple. Reste à la démontrer, ce que le Prof. Vieillard-Baron fait en patron incontesté des études hégéliennes, à partir de textes centraux dont il procède à l'analyse avec patience et une très grande clarté. Cette brillante exégèse est exécutée en trois temps: dans une première partie (p. 21-86), l'A. décèle les «infrastructures» théologiques du système, qui en constituent l'intention de fond. Une seconde partie (p. 87-194) développe la formulation logique de ces fondements théologiques, c'est-à-dire leur expression philosophique. La dernière partie (p. 195-290) évoque, par révolution du point du point de vue, l'emmembrement de la religion à l'Esprit absolu, c'est-à-dire le rôle du théologique dans le déploiement du Concept. Il aurait peut-être suffit à l'auteur, pour établir sa thèse, de traverser le système diachroniquement pour en montrer le ressort théologique constant. La voie choisie n'est pas cette avenue de l'approche génétique, mais le chemin étroit de la coupe transversale sémantique pour lequel seuls les maîtres sont équipés. On aura déjà saisi l'aspect dialectique de la démonstration, qui parcourt successivement les trois significations de la «détermination» chez Hegel (signification, constitution, qualification, cf. p. 10); mais le coup de force de l'A. est bien plus impressionnant encore, car il est capable de prendre son point de départ là où l'attend moins: dans la souffrance comme clé de l'Esprit, soit dans la différence nécessaire à la liberté.Le coeur du dispositif mis en place par le remarquable professeur de Poitiers est en effet à trouver dans le refus très net qu'il oppose à l'interprétation heideggerienne bien connue, selon quoi Hegel achèverait le destin onto-théologique de la métaphysique occidentale. C'est exactement le contraire que veut montrerl'A.: loin de s'égaler dans le système hégélien, l'ontologie et la théologie sont rapportés l'une à l'autre à travers le travail du négatif - «la puissance, effrayante, […] du négatif» (p. 12). «Si la philosophie hégélienne a en elle un élément déterminant, c'est le négatif de la douleur infinie, et si Hegel philosophe comme un dieu, c'est plus comme un dieu souffrant, l'acte philosophique étant plus un calvaire qu'une conciliation facile et ambitieuse» (p. 11). L'unité du théologique et du philosophique chez Hegel est précisément ce «renvoi perpétuel de la séparation à la conciliation» (p. 12) qui affiche une proportionnalité entre la théologie de la mort de Dieu et l'ontologie négative dont s'excipe la logique hégélienne. En effet, le «fait de regarder en face la terrible puissance du négatif, la mort même, signifie la mort de la mort, et la Gloire du Dieu chrétien. […] L'absolu est 'identique à soi dans son autre'; son identité est vivante et vraie parce qu'elle implique en elle l'altérité même» (p. 31). «Les figures de l'exinanition, de la mort et de la résurrection de l'homme divin sont les modalités mêmes de la Révélation qui n'a de sens que par leur assomption» (p. 74). C'est donc le négatif qui est le lien du théologique et de l'ontologique chez Hegel: «la manifestation de Dieu et sa douleur infinie, sa mort et son absence ne font qu'un parce qu'elles coïncident avec l'essence de l'Esprit comme réalité effective» (p. 74). La philosophie de Hegel est déterminée théologiquement, parce qu'elle est une philosophie de l'Esprit, qui s'oppose à un tel essentialisme par la négativité intérieure de son rapport à «l'extériorité temporelle» et à «l'existence immédiate» (p. 298). De ce fait, le moment théologique chrétien détermine ce passage du possible à l'effectif dans la manifestation du Dieu désapproprié par l'Incarnation et la Passion. «Où l'absolu peut-il s'incarner, sinon dans la Tri-unité de la religion absolue? » (p. 301).
C'est à partir de ce point saillant que s'élève l'ouvrage méticuleux de l'A., qui entreprend, pièce par pièce, de remonter pied à pied avec des interprétations classiques comme contemporaines les plus avancées, reprenant des questions désormais indispensables (comme celle du lien de Hegel à la théologie aristotélicienne). L'A. établit avec une solidité remarquable cette conclusion, que toute la philosophie de Hegel se fonde «sur l'idée de Révélation» (p. 44).
Sa thèse révoque à la fois les «critiques sommaires» qu'on a pu faire à Hegel sans en voir le sérieux théologique, comme aussi les réductions de la philosophie hégélienne à une théorie naturelle de l'Etat. Avec une grande finesse stratégique, JL. Vieillard-Baron a doublé le présent volume d'une étude approfondie de la politique hégélienne, parue au même moment (Hegel, penseur du politique, Paris, Le Félin, 2006). C'est une manière très élégante pour lui de renforcer sa thèse théologique en démontrant aux interprètes marxisants à quel point il est en mesure de rappeler que chez Hegel «l'Etat n'est qu'un moment de l'Esprit objectif, qui est lui-même jugé par l'histoire» (p. 301). En même temps, placé devant les critiques qu'E. Brito a formulées à Hegel à partir de saint Thomas à la suite de L.B. Puntel, l'A est bien forcé de reconnaître le caractère gnostique de la pensée hégélienne (p. 301s.), dans la mesure où elle est une logicisation de la souffrance divine. C'est d'ailleurs suite à ce livre qu'une telle caractérisation gnostique devient préoccupante, car elle acquiert ici une force inédite dans la mesure où elle est pour une première fois systématiquement démontrée.
Il faudra placer un jour une telle compréhension de Hegel, qui est probablement décisive, face à deux pensées qui semblent seules en mesure d'en dépasser le caractère intégral et englobant. Il s'agit, pour la philosophie, du thomisme spéculatif de Gustav Siewerth dont la maîtrise de la doctrine hégélienne n'a eu d'équivalent que sa capacité à la déborder à partir d'un sens de l'être plus impressionnant encore. En ce qui concerne la théologie, le seul auteur capable aujourd'hui de rivaliser avec l'accomplissement hégélien semble être Hans Urs von Balthasar qui, de Mysterium salutis à la Theodramatik, n'a eu de cesse d'intégrer la kénose intratrinitaire sans pour autant négliger la positivité du don à l'origine.
De ce dernier point de vue, un travail reste à faire afin de montrer comment le chemin de la théologie passe non pas à côté de Hegel, mais par-dessus l'achèvement que sa gnose représente. C'est donc à déchiffrer l'ombre de Hegel dans l'oeuvre de Balthasar qu'il faudra s'atteler si l'on veut vraiment entendre cette leçon donnée par l'A. d'une structuration théologique de la philosophie hégélienne. - Emm. Tourpe

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