Tous les lecteurs ne se seraient peut-être pas attendus à ce que H.
Tincq écrive une biographie du Cardinal Lustiger. C'est fait et
bien fait, l'A. ayant pu, dans la mesure du possible, profiter des
archives et recueillir des témoignages pro et
contra, sans bien sûr oublier les écrits et autres textes
du prélat. Jamais le livre ne tombe des mains: il est à tout le
moins captivant. Mais qu'en dire? D'autant qu'à sa manière, le
Cardinal fut ce qu'on appellerait dans d'autres milieux un «monstre
sacré».L'ouvrage est divisé en trois grandes parties. La première
est intitulée: «Un destin singulier». Les titres des chapitres sont
éloquents par eux-mêmes: 1. Un enfant juif et un fils de la
«laïque»; 2. La guerre, la conversion, le drame; 3. Un séminariste
doué et exigeant; 4. L'aumônier de la Sorbonne; 5. Curé de
Sainte-Jeanne et évêque d'Orléans; 6. Un «patron» pour l'Église de
Paris; 7. Le fondateur d'un nouveau clergé. «Une mission pour
Israël», tel est le titre de la seconde partie qui compte deux
chapitres: «Le fils des deux Alliances» et «Le cardinal des Juifs».
Les qualificatifs se bousculent à l'esprit, qui tenteraient de
cerner cette personnalité riche et surtout multiforme:
intellectuel, meneur d'hommes, brillant, fascinant, audacieux,
entreprenant, pétillant… la liste pourrait s'allonger presque sans
fin. Chose particulièrement présente et développée avec art:
l'appartenance du Cardinal au judaïsme. Le chemin parcouru par
Lustiger en la matière fut pour le moins ardu. Mais on ne peut
qu'admirer la manière fine - presque aussi pudique que celle de
Lustiger lui-même quand il en parlait - avec laquelle l'A. retrace
le parcours du jeune Aron qui, peu à peu, va découvrir le mystère
d'Israël et qui présente la place que cette réalité va tenir dans
sa vie comme celle qu'elle occupe dans la vie de l'Église, surtout
depuis la Seconde guerre mondiale, avec la redécouverte par Vatican
II des racines juives du christianisme.Et puis, il y a celui qui
est «devenu chrétien par la foi et le baptême», prêtre, évêque et
cardinal. Il fut comme un feu d'artifice au sein de l'Église,
n'hésitant jamais à parler à temps et à contretemps, dans une
volonté d'être le plus authentiquement fidèle au message de vérité
et de bonté de l'Évangile. Toutes ses positions ne firent pas
toujours l'unanimité. À ce propos d'ailleurs, si l'A. est de toute
évidence admiratif de son héros, il n'est pas uniquement
hagiographique; il ne cache pas que J.-M. L. avait ses défauts et
pouvait, presque plus souvent qu'à son tour, déranger, déconcerter,
être rude, être un empêcheur de danser en rond… Vivre sous ses
ordres ou simplement comme l'un de ses pairs au sein de l'épiscopat
(lesquels ne l'élurent jamais comme président de la conférence
épiscopale de France) fut rarement, voire jamais, une sinécure. Il
faut dire que le bon trois quarts de siècle où vécut le Cardinal
fut riche en rebondissements et en problématiques souvent très
complexes, que rien de ce qui se passait dans le monde et dans
l'Église ne lui était étranger, qu'il y réfléchissait avec
profondeur et n'épargnait pas sa peine pour exprimer sa pensée. Et
la connivence qu'il entretenait avec Jean-Paul II en fit un acteur
de premier plan sur l'échiquier ecclésial français - ce n'est un
mystère pour personne qu'il joua un rôle important dans le choix de
bon nombre d'évêques - et mondial. Une même connivence l'unissait à
des personnalités de tous les bords, sans pour autant qu'il
renonçât, si besoin était, de marquer, et avec vigueur, sa
différence.N'oublions pas que, comme prêtre puis comme évêque, il
fut un pasteur. La formation des prêtres de son diocèse fut l'une
de ses préoccupations majeures. D'aucuns lui ont reproché tant la
manière que les inspirations qu'il déploya dans ce domaine; et les
résultats déconcertent plus d'un. On ne peut toutefois pas lui
reprocher de ne pas avoir pris à bras le corps cette dimension de
la vie ecclésiale et d'avoir tout tenté pour rendre courage à un
clergé si secoué par les tumultes qui ont marqué le dernier
demi-siècle. La formation de l'ensemble du peuple chrétien -
spécialement en milieu urbain - lui tenait tout autant à coeur.À la
p. 155, l'A. a reproduit le texte composé par «Aron Jean-Marie
cardinal Lustiger» destiné à être gravé sur une plaque que l'on
peut découvrir à Notre-Dame de Paris: «Je suis né juif. J'ai reçu
le nom de mon grand-père paternel, Aron. Devenu chrétien par la foi
et le baptême, je suis demeuré juif comme le demeuraient les
Apôtres. J'ai pour saints patrons Aron le Grand Prêtre, saint Jean
l'Apôtre, sainte Marie pleine de grâce. Nommé 139e archevêque de
Paris par Sa Sainteté le pape Jean-Paul II, j'ai été intronisé dans
cette cathédrale le 27 février 1981, puis j'y ai exercé tout mon
ministère. Passants, priez pour moi». Voilà qui résume le parcours
de ce prélat atypique. Peut-être pensa-t-il à la plaque qui fait
mémoire d'un autre grand de l'époque contemporaine, John Henry
Newman, à l'église romaine San Giorgio in Velabro dont il portait
le titre cardinalice: la solennelle titulature du bienheureux est
suivie de cette mention: «sed ante omnia christianus». - B.
Joassart sj