La mystique de l’amour selon Hans Urs von Balthasar en écho à Adrienne von Speyr. 2. Vers une nouvelle URL théologique

Antoine Birot
Théologie - Recenseur : Pascal Ide

Enfin, est publiée la thèse en théologie d’Antoine Birot, prêtre diocésain, lecteur assidu de l’intégralité (il faut le souligner) de l’œuvre du théologien suisse, Hans Urs von Balthasar (124 volumes) et de la mystique Adrienne von Speyr (67 volumes) !

La thèse poursuit un double objectif, doctrinal et historique. Le premier est d’explorer l’essence mystique de l’Amour qui s’identifie à la vie même des Personnes divines, à laquelle nous sommes appelés à participer. Le second est de le faire à l’écoute de la double œuvre de Balthasar et d’Adrienne qui, selon le mot de Balthasar, constitue les « deux moitiés d’un tout ». Aussi étonnant que cela paraisse, alors qu’on dispose de près de 450 thèses sur Balthasar et d’une dizaine sur sa dirigée, aucune n’a jamais été consacrée à « l’unité particulière de leur œuvre commune » (p. 19).

La thèse se déploie en six parties et trois tomes. Le premier propose une approche diachronique de cette unique théologie, parcourant les différentes étapes de son élaboration. Dans une première partie, après avoir proposé une contextualisation globale, puis immédiate (p. ex., l’influence de Boulkakov), l’A. montre avec précision comment se sont opérées les différentes dictées d’Adrienne à Balthasar. Il peut alors, dans une deuxième partie, entrer dans la doctrine de l’Amour comme Mission divine, en analysant en détail le commentaire qu’Adrienne a donné du Prologue du quatrième évangile (saint Jean étant venu lui-même dicter ce commentaire à la mystique), puis, sur mode anthologique, en citant et exposant brièvement de nombreux et longs textes, tous retraduits, tirés des « grandes dictées » d’Adrienne.

Aussi imposant que le premier, le deuxième tome, qui correspond à la troisième partie, propose une approche synthétique de la théologie d’Adrienne, non sans entrer en dialogue avec les grands auteurs de la Tradition. L’A. la systématise à partir de six niveaux étroitement articulés (cf. les tableaux récapitulatifs des p. 348 et 394), aboutissant à ce qu’il appelle « l’URL théologique » de la mystique de l’Amour (chap. 7). Ce sont autant de bifurcations attestant la profonde originalité de cette théologie : la mystique comme itinéraire individuel d’union purifiante à Dieu ou comme charisme participant à l’acte rédempteur du Christ (chap. 1) ; la Croix comme satisfaction n’affectant pas l’être (la vision) du Christ ou comme portage substitutif du péché entraînant la déréliction notamment du Samedi saint (chap. 2) ; l’Incarnation comme assomption de la nature humaine sans abandon de la nature divine ou comme assomption de la forme d’esclave entraînant la mise en dépôt trinitaire de la divinité (chap. 3) ; la décision de l’Incarnation rédemptrice comme œuvre trinitaire commune ou comme mission trinitairement différenciée (chap. 4) ; la vie éternelle des Personnes divines sans dialogue ou comme échange personnel d’Amour (chap. 5) ; le Mystère de Dieu comme cause première ressaisie à travers l’analogie psychologique de l’esprit créé soulignant l’unité ou comme Amour kénotique introduisant une distance (infinie) entre les Personnes qui constitue des espaces positifs de liberté (chap. 6).

Demeurent les trois dernières parties qui composeront le troisième tome, encore en préparation. Celui-ci consistera essentiellement en un retour à Balthasar relu dans la perspective de la mystique. En effet, selon l’A., la théologie de Balthasar trouve sa source première d’inspiration dans l’expérience mystique d’Adrienne.

Les mérites de ce travail sont grands. Quant à la forme, il est d’une grande clarté et d’un réel souci pédagogique qui tranche avec les textes balthasariens souvent si difficiles d’accès. Quant au fond, il offre pour la première fois une présentation détaillée et historique des dictées d’Adrienne, il montre la nouveauté des grandes notions comme le portage ou la mise en dépôt, il donne accès à de nombreux textes d’Adrienne ou de Balthasar non ou nouvellement traduits.

Les questions sont à la mesure du travail ! Les plus importantes relèvent de la théologie fondamentale. L’expérience mystique d’Adrienne est ici donnée comme un fait premier, simple et non-critiqué. Or, p. ex., les évaluations exigées aujourd’hui par la Congrégation pour la Cause des Saints montrent combien une telle expérience engage de facteurs, physiques, psychologiques, etc. Il en est de même pour les dictées qui mesurent tout et ne sont mesurées par rien. Or, elles ne nous sont parvenues qu’à travers la relecture qu’en donne Balthasar. Et quand bien même, celui-ci retranscrirait mot à mot l’expérience d’Adrienne, l’on est en droit d’interroger le recul qu’il a vis-à-vis de sa dirigée. Il y a enfin la question soulevée par l’articulation entre expérience mystique et théologie. Là encore, la prétendue évidence de la première paraît rendre superflue toute médiation herméneutique.

Se joignent des problèmes de théologie dogmatique. Limitons-nous à trois : systématiquement réactif contre la grande théologie médiévale, l’A. ne nourrit pas la même sérénité qu’adoptait à son égard celui qu’il commente ; outre d’être à cheval entre la notion et l’image, le terme central d’Hinterlegung (« mise en dépôt ») n’est pas confronté au concept classique d’union hypostatique et, plus fondamentalement, à la nature de l’unité entre les deux natures, une fois la nature divine déposée auprès du Père ; critiquant frontalement la notion d’immutabilité divine, jamais l’A. ne s’explique avec l’affirmation dogmatique du concile Vatican i selon laquelle Dieu est « omnino immutabilis », ni ne montre comment, pour être appliquée à la vie immanente des Personnes divines, la kénose peut être pensée sans perte.

Mais peut-être toutes ces questions seront-elles affrontées dans le troisième volume. — P. Ide

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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