Le mystère de l'être. L'itinéraire thomiste de Guérard des Lauriers, avec la traduction de tous les textes où saintThomas traite de la « nature de l'être ». Préf. de S.-Th. Bonino, op
Louis-Marie de BlignièresPhilosophie - Recenseur : Emmanuel Tourpe
Il faut pourtant être de bon compte et reconnaître que cette tentative de reconstruire pour lui-même l'appareil thomiste n'est pas dénuée de véritables, et même de solides, qualités philosophiques. Le fond de l'argumentation est, au final, plutôt stimulant et pourrait même se rapprocher de certaines riches intuitions de Puntel, Beck, et Brito. Oserait-on le trait d'humour, qui consisterait à parler, pour évaluer les thèses de G. des Lauriers, de sédé-privationnisme de la Sedes sapentiae philosophique? Il y a ici une authentique métaphysique en puissance - mais qui ne parvient pas à s'exercer entièrement.
Les éléments que souligne l'A. ont tout d'abord pour vertu de s'inscrire dans une préoccupation personnelle qui donne une dimension humaine et intérieure à la recherche: la question posée par l'auteur à S. Thomas est en réalité de savoir comment s'agencent dans la connaissance humaine ses propres intérêts pour la poésie, la science (en particulier l'astronomie), la métaphysique et la théologie. Mais la réponse donnée à cette question de fond a une propriété qui la rend singulière, en particulier pour les lecteurs de Blondel: l'A., à la suite de G. des Lauriers, ne propose rien moins que de compléter les affirmations explicites de S. Thomas en mettant en valeur une pensée pneumatique distincte d'une pensée noétique (p. 56s), faisant ainsi droit dans toute la connaissance à la démarche connaturelle de l'esprit. C'est ainsi que le beau peut vraiment intégrer la liste des transcendantaux, par exemple, et surtout que se met en place une «intellectualité pneumatique» qui médiatise la première saisie confuse et la saisie distincte de l'essence.
Mieux encore: l'A. relie et organise, d'une manière presque systématique, les dimensions du pneuma, du noûs et du logos au sein de la pensée humaine (p. 320), de sorte qu'il est possible de dégager le chemin exact qui va de la raison discursive à l'intelligence judicative par le moyen de l'appréhension directe. L'A. met également en rapport cette dialectique latente de l'esprit avec l'auto-communicabilité de l'être dans le cadre de la participatio entis. L'être lui-même est, là encore de manière tout à fait opportune, réfléchi dans sa propre dialectique créée de suppôt, d'essence et d'être, et non pas dans la simple polarité d'essence et d'exister. Les correspondances se mettent ainsi en place entre l'ordre de l'être et l'ordre de l'esprit, sur base d'une dialectique à trois termes et d'une connexion systématique. «La conformation radicale de l'intelligence à l'être» n'est «au fond qu'un aspect de l'unité de l'être, un aspect de la cohérence de l'être avec lui-même» (p. 306). On ne peut nier qu'on ait, dans cette lecture de S. Thomas bouleversée à partir de l'exigence d'un moment pneumatique, une véritable possibilité indéployée de faire dialoguer le thomisme avec la modernité. C'est même à Hegel que l'on songerait en premier lieu au vu des éléments pré-spéculatifs et totalement dialectiques qui sont sous-jacents à la pensée évoquée par l'A.
On aura donc sur ce livre, qui est d'ailleurs complété par des annexes abondantes et précieuses sur le vocabulaire de l'esse chez Thomas, un jugement certes circonspect, mais aussi équilibré. Sans crier au «génie» de G. des L. comme le fait l'A. (p. 37), tant manquent ici les indispensables médiations avec le tout de la pensée philosophique, on ne peut non plus voir dans ce livre un médiocre ouvrage de routine de la littérature néo-néoscolastique. Il y a, en puissance, de solides fondements pour une compréhension renouvelée et avancée de S. Thomas - pourvu seulement qu'on sache les actualiser et les déployer. - E. Tourpe