Michel de Certeau avant « Certeau ». Les apprentissages de l’écriture (1954-1968)

Claude Langlois
Biographies - Recenseur : Bernard Joassart s.j.

L’aura dont jouit Michel de Certeau dans certains cercles n’est plus à rappeler. Nombre d’historiens, de théologiens, de philosophes, de sociologues, ou d’intellectuels au sens large, étudiant le religieux, s’inspirent de lui et reconnaissent avoir une dette majeure à son égard, pour leur avoir ouvert des sentiers innovants dans leur discipline. Quant à Claude Langlois, on connaît sa passion et sa maîtrise pour des enquêtes, à la manière des investigations policières, à propos de textes qui ont fortement marqué la religiosité contemporaine : en témoignent à suffisance ses études sur les manuscrits autobiographiques de Thérèse de Lisieux. Et c’est précisément à une enquête du même type qu’il s’est livré dans cet ouvrage à propos d’un des premiers grands travaux de M. de C., à savoir sa traduction-édition critique du journal spirituel – plus communément appelée « Mémorial » – de Pierre Favre, l’un des premiers et des plus proches compagnons d’Ignace de Loyola. Cet ouvrage, sorti de presse en 1960, était le 4e volume de la collection « Christus » qui, depuis 1959, publiait des ouvrages dans le sillage de la revue portant le même titre, lancée en 1954, et visant à diffuser les grandes caractéristiques de la spiritualité ignacienne.

Avant d’aboutir à cette publication dont, même après plus de six décennies, on ne peut que louer l’excellence, M. de C. avait connu un parcours pas exactement rectiligne, comme on peut le voir dans la chronologie détaillée (de sa naissance en 1925 à l’année 1967), aux p. 252-254, complétée par sa bibliographie couvrant les années 1954-1960 (sans doute faut-il lire 1968), p. 254-256. Après une année d’études de lettres (Grenoble), il entra dans le clergé séculier et étudia la philosophie au Séminaire Saint-Sulpice pendant trois ans durant lesquels il inclut une année de licence ès lettres à Grenoble, avant de rejoindre le Séminaire universitaire et l’Institut catholique de Lyon, de 1947 à 1950. En octobre de cette dernière année, il entra au noviciat de la Province de France de la Compagnie de Jésus. Membre de celle-ci, il dut accomplir une formation propre à l’Ordre, avec bien sûr quelques raccourcis, jusqu’en 1956, année de son ordination sacerdotale (deux années de noviciat, une de « juvénat », une de philosophie, une de régence comme professeur de philosophie au collège de Vannes, une de théologie).

Quoi qu’il en soit, tôt dans sa vie de jésuite, Certeau s’intéressa à Favre, son compatriote savoyard à trois siècles de distance ; durant son année de philosophie (1953-1954), il rédigea même un premier article sur son Mémorial, demeuré inédit, et dont C. Langlois donne le texte en annexe. La qualité du travail le fit remarquer par M. Giuliani, tant et si bien qu’il fut engagé, au lendemain de son ordination, comme membre de l’équipe de rédaction de Christus. Et, à la différence de ses confrères de cette équipe, il va compléter sa formation dans un cadre universitaire, comme auditeur, puis élève titulaire, du séminaire de Jean Orcibal, à la 5e section de l’École pratique des hautes études, étant par ailleurs proche d’Henri de Lubac. Le tout se termina par un triple résultat, en 1960 : l’obtention du diplôme de ladite section (janvier), la publication du Mémorial, no 4 de la collection « Christus » (mars) et la défense d’une thèse de troisième cycle, avec l’ouvrage en question (juin).

Ajoutons que tout en étudiant Favre, il s’intéressera de près à Surin, qui était quand même d’une autre complexion spirituelle que Favre ; il déposera même, également au cours de son année de philosophie, un sujet de thèse d’État à son sujet ; pour des raisons pratiques (entre autres son implication dans Christus), l’entreprise sera abandonnée en 1963, tandis que l’année suivante, Certeau entrera également dans la voie de la psychanalyse dans sa forme lacanienne.

L’enquête minutieuse de C. Langlois permet de voir combien tout aussi minutieux fût le travail de Certeau à propos du Mémorial. La qualité était au rendez-vous : Certeau faisait preuve d’une attention scrupuleuse au texte (la source), à sa traduction, à son explication. Voilà qui laissait présager une carrière exceptionnelle. Mais quelle carrière, surtout si l’on veut bien se rappeler les chemins pris par la suite par Certeau ? C’est sans doute à partir de là que les questions se posent. Carrière d’historien (dont Certeau n’avait tout même pas la formation stricte), de théologien, de philosophe, de spécialiste des sciences dites « humaines » qui montaient en puissance, ou toutes à la fois ? L’interdisciplinarité n’est certes nullement à proscrire, pour autant que l’on en mesure la portée.

L’A., manifestement admiratif de Certeau, me pardonnera certainement ce qui va suivre (étant entendu – et que me soit permis d’évoquer ici un souvenir personnel – que, comme jeune jésuite, j’eus la chance de lire le « Favre » de Certeau et le trouvai, et le trouve encore aujourd’hui, admirable).

J’ose croire avoir compris sa position : le « Favre » de Certeau est la racine, la pierre de fondation de l’œuvre qui suivra. Si tel est le cas, j’avoue malgré tout avoir un peu de peine à le suivre dans cette voie, en particulier au vu des travaux de Certeau sur Surin et Loudun, et plus encore La fable mystique, avec lesquels on en arrive à se demander si la connaissance du passé n’est pas simple construction de l’historien, sans contact avec la réalité. Mais sans doute, cette réaction est-elle due à la formation du signataire de ces lignes, qui eut entre autres maîtres Roger Aubert ! D’autant qu’il y a de ces « alambications » de langage certaliennes qui demandent une initiation et peuvent alors laisser le lecteur non averti dubitatif. R. Aubert n’aurait jamais toléré qu’un mémorand ou un doctorand entame un travail par une phrase du genre de celle qui inaugure La fable mystique : « Ce livre se présente au nom d’une incompétence : il est exilé de ce qu’il traite » ! — B. Joassart s.j.

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