Philosophie et théologie chez Maurice Blondel

R. Virgoulay
Philosophie - Recenseur : Paul Favraux s.j.
Spécialiste reconnu de la philosophie de M. Blondel, l'A. fait ici le point de tous les rapports possibles entre philosophie et théologie comme entre philosophie et christianisme dans l'oeuvre de Blondel. L'ouvrage comprend trois parties et suit le plus souvent la chronologie des oeuvres pour indiquer, pour chacun des thèmes, l'évolution de Blondel.
La Première Partie étudie les rapports entre philosophie et christianisme, entendons: la relation entre la foi de Blondel et sa philosophie. La foi vécue (ch. I, p. 15) préside à la genèse des thèmes philosophiques choisis, en l'occurrence d'abord le primat et le privilège de l'action (20): «Je me propose d'étudier l'action, parce qu'il me semble que dans l'évangile il est attribué à l'action seule le pouvoir de manifester l'amour et d'acquérir Dieu.» S'ensuit la définition de la vérité non plus comme adaequatio rei et intellectus, mais comme adaequatio mentis et vitae. Blondel se découvre une vocation de laïc dans l'Université (23). Il part d'une foi vécue; son intention est apologétique en ce sens qu'il veut manifester la crédibilité de cette foi chrétienne. Cette intention première ne se modifiera jamais; elle ne sera pas supplantée par une autre qui serait proprement philosophique (ch. II, 27). Elle détermine la méthode de L'Action (1893) comme «(la) dialectique de la volonté» (31), avec une transformation des rapports de la pensée et de l'action (32), jusqu'à la position de la question du surnaturel: «Blondel veut faire une philosophie du catholicisme… parce qu'il (le catholicisme) implique la conception la plus rigoureuse du surnaturel, celle qui fait le plus de difficulté pour la pensée contemporaine (…) La notion du surnaturel est le principe herméneutique, la clef de lecture qui permet de déchiffrer le contenu du christianisme». La cinquième partie de la thèse en donne une esquisse dont le développement reste inachevé avec La Philosophie et l'Esprit chrétien, mais dont l'intention est première et constante» (36-37). Le ch. III, «L'apologétique philosophique (1896-1913). Parenthèse théologique ou philosophie appliquée?» se concentre sur la Lettre de 1896, mais montre comment celle-ci ouvre (dans les écrits ultérieurs) à la constitution d'une apologétique intégrale. «L'apologétique philosophique n'est donc pas une parenthèse théologique au sens où elle aurait modifié la nature de la pensée blondélienne… Dans ce traitement de questions relevant de la théologie (celle de la Tradition dans Histoire et Dogme notamment), Blondel entend appliquer et vérifier sa philosophie de l'action» (48). Le ch. IV traite du problème de la Philosophie «catholique». En dépit de ses 'rétractactions' par rapport à des écrits antérieurs (la Lettre), «à travers cette évolution même se dégage un invariant: la conception toujours maintenue d'une connexion intrinsèque et nécessaire entre la philosophie et le christianisme, plus précisément avec la conception catholique du surnaturel» (58). C'est ce qui détermine la position de Blondel dans la discussion avec Gilson, Bréhier, Maritain. L'A. décrit ici avec finesse les positions des différents partenaires de ce débat.
La Deuxième Partie de l'ouvrage est intitulée «Philosophie et Théologie». Deux sections la composent: «Transposition philosophique d'une théologie: les principaux thèmes» et «Questions de méthode». Dans la première section, l'A. parcourt successivement les thèmes de la responsabilité et de la sanction, de l'action, du 'Vinculum', du médiateur, de l'actualité de l'Incarnation, des sacrements. Elle se conclut par le parcours, à travers l'évolution de Blondel, des différentes problématiques du surnaturel: introduction de la notion de 'transnaturel' (108) et du concept de 'nature pure' ( 110). Concernant ce dernier concept, malgré certaines concessions aux reproches que lui adresse Lubac, Blondel défend l'introduction d'un tel concept: «Une des erreurs de perspective à éviter me semble tenir à la mauvaise habitude de considérer que l'état où nous place la vocation surnaturelle élimine « l'état de nature ». Non, celui-ci reste immanent à l'adoption divine elle-même» (citation de B., 112). La deuxième section nous semble particulièrement intéressante. L' A. y montre l'évolution de la pensée de B., depuis la Lettre de 1896 ou «le Discours de la méthode» (ch. IX), où il est parlé de la méthode d'immanence(125) et de la philosophie comme phénoménologie (126), jusqu'à la Lettre avec sa méthode d'implication, et la méthode cycloïdale de l'Esprit chrétien (141). Nous soulignons, pour notre part, cette affirmation de l'A.: «Dans la Lettre, l'approche phénoménologique de l'être n'a plus lieu; le parcours est d'emblée métaphysique et ontologique. La considération formelle qui permettait de dérouler la série intégrale des phénomènes sans préoccuption ontologique prématurée est abandonnée.» (p139) Dans La Philosophie et l'Esprit chrétien, la conception du rapport entre philosophie et théologie est modifiée (en différence des premiers écrits): «Nous sommes maintenant en plein réalisme intégral: philosophie et théologie ne peuvent plus se distinguer par la différence de leur densité ontologique» (144).
La Troisième Partie, «Fécondité théologique d'une philosophie» (151), s'ouvre (ch. XI) par l'examen des «incidences critiques et (des) apports philosophiques à la théologie». Dès la Lettre de 1896, Blondel critique «l'extrinsécisme» qui viciait l'apologétique de son temps; dans Histoire et Dogme, il procure une meilleure intelligence de la Tradition et de ses rapports à l'Écriture, en accord avec sa philosophie de l'action. Cette meilleure intelligence est devenue par la suite, ainsi que l'avait signalé le P. Congar (160), le bien commun de la théologie, et a contribué, avec d'autres influences, au renouvellement opéré par Vatican II. Et ce, en dépit, concernant la christologie blondélienne, du reproche adressé par l'A. à Blondel d'une majoration de la connaissance surnaturelle du Christ, qui ne respecte peut-être pas assez le caractère humain de sa conscience durant sa vie terrestre (159). Dans «Le Problème de la mystique», Blondel est soucieux de montrer que «la raison accompagne la vie spirituelle à tous ses niveaux, jusqu'aux plus élevés» (165). À cette affirmation prépare la notion de connaissance par connaturalité (164) cohérente avec la philosophie blondélienne. Le ch. XII montre l'affinité particulière de la pensée blondélienne avec l'augustinisme. «La thèse principale et paradoxale de Blondel est qu'Augustin est et reste toujours philosophe. C'est l'aspect philosophique de sa pensée qui fait l'unité véritable d'une oeuvre immense et apparemment diverse» (167). Ce qui n'empêche pas Blondel de tenir compte aussi de l'apport de saint Thomas. Blondel estime que Gilson, dans son Introduction à l'étude de saint Augustin, l'oppose trop à saint Thomas. L'un montre avec force «la compénétration de la nature raisonnable et de la vie surnaturelle», alors que l'autre, soucieux d'exactitude technique, «tient à marquer l'abîme qui sépare» les deux ordres. Il importe de tenir compte de ces deux orientations, qui ne sont pas exclusives l'une de l'autre, pour trouver «une solution plus compréhensive» qui maintient « à la fois l'incommensurabilité et la compénétration» de la nature et du surnaturel (169-170). Concernant «Blondel et les théologiens de son temps» (171), l'A. passe des opposants (Garrigou-Lagrange et Tonguédec) aux défenseurs (Montini, les jésuites A. Valensin et H. de Lubac).
Citons enfin la «conclusion ouverte» de l'A.: «Blondel part de sa foi vécue, de sa connaissance du donné chrétien… il travaille à en donner une élaboration philosophique… Mais ce premier mouvement qui va vers la philosophie n'est pas à sens unique, comme si la philosophie absorbait et dépassait la rationalité théologique dont elle serait la vérité dernière… Le mouvement se renverse donc. À son tour, la philosophie rejaillit sur la théologie pour lui apporter sa propre stimulation. C'est ainsi qu'elle peut contribuer à une critique du christianisme (nous entendons pour notre part: du christianisme et de la théologie de son temps) dont Blondel esquisse les amorces dans un contexte d'ailleurs peu favorable. Le plus remarquable, chez lui, ce sont les applications théologiques de la philosophie dont nous avons analysé deux échantillons, en ce qui concerne la Tradition et la mystique. Ces applications sont pleinement cohérentes avec la philosophie de l'action et elles ont une réelle incidence théologique» (189-190).
Cet ouvrage, d'un éminent spécialiste, nous semble faire le point de maintes controverses sur la pensée de Blondel, sur l'unité foncière de son oeuvre malgré ses évolutions et «rétractations» de la seconde période. Nous nous plaisons, pour notre part, à voir soulignée la cohérence profonde de l'oeuvre (ainsi que nous l'avions affirmée dans un article de la NRTh (108, mai-juin 1986, p. 356-373). Nous épinglons, au passage, l'affirmation (que nous soutenions) du déploiement, dans la Lettre et la Tétralogie, de la «métaphysique à la seconde puissance», seulement esquissée dans le dernier chapitre de la thèse primitive (137). L'intention proprement métaphysique et ontologique des oeuvres de la seconde période est clairement affirmée, à travers l'analyse de la méthode d'implication de la Lettre et de la méthode cycloïdale de «La philosophie et l'esprit chrétien». De même, nous saluons la valorisation, par l'A., de l'introduction par Blondel du concept de «nature pure» dans la trame de la Lettre ¬- d'une nature pure certes entendue différemment de la scolastique tardive contemporaine de notre philosophe. Nous apprécions encore la référence aux deux articles blondéliens sur la pensée augustinienne et sa forme proprement philosophique, qui fournit - nous l'avions souligné en son temps - comme la matrice de l'entreprise même de Blondel. Les blondéliens, mais aussi les théologiens, sauront gré à l'auteur de cette mise au point - quasi définitive - qui se recommande vivement à une large lecture. - Paul Favraux sj

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