À mesure que le nouveau pouvoir musulman semble durablement établi
au Proche-Orient, le discours apologétique chrétien doit se situer
par rapport à la version islamique de la révélation et notamment de
l'identité du Christ, tout en donnant un sens au scandale de la
domination politique d'une erreur religieuse. Le personnage -
historique ou plutôt légendaire? - de Bahîrâ joue ici un rôle
particulier. On le trouve d'abord dans des récits islamiques
relatifs à la jeunesse de Mohammed: lors d'une expédition
commerciale, celui-ci fait halte près de l'ermitage de ce moine
chrétien, qui l'identifie comme chargé d'une mission prophétique.
Dans une démarche que l'historien juif Amos Funkenstein
qualifierait de «contre-histoire», des chrétiens d'Orient vont
alors produire leur(s) propre(s) version(s): c'est de ce moine
chrétien - orthodoxe ou hérétique - que Mohammed reçut ses
enseignements religieux. La soi-disant révélation coranique est
ainsi court-circuitée et chargée en outre de messages parasites
d'inspiration chrétienne. Bahîrâ est également présenté comme le
bénéficiaire, sur le mont Sinaï, de visions apocalyptiques
décrivant, selon le plan divin, les succès présents et le funeste
destin final de l'islam. Les allusions contenues dans la Légende
suggèrent de la dater des années 810-820, période de luttes
internes au pouvoir abbâside.
Cette thèse présentée à Groningen étudie notamment quelques thèmes
doctrinaux de la Légende (vénération de la croix, christologie,
devoir de protection des chrétiens et en particulier des moines…);
elle examine en outre comment ce plaidoyer tente de retourner le
texte coranique contre l'islam; elle suit enfin les
réinterprétations diverses du personnage de Bahîrâ dans les
littératures des communautés chrétiennes d'Orient et jusque dans
l'Occident latin médiéval. La seconde moitié de l'ouvrage contient
une édition critique et une traduction anglaise de deux recensions
syriaques et de deux recensions arabes de la Légende, ce qui
remplace l'édition fort défectueuse donnée il y a un bon siècle par
R. Gottheil. - J. Scheuer sj