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Dieu: «sans lequel rien n'existerait»

P. Knauer s.j.
Comment peut-on parler de Dieu si nous reconnaissons vraiment qu'il ne tombe pas sous nos concepts et est plus grand que tout ce que nous pouvons penser? La réponse se trouve dans une ontologie relationnelle qui comprend le monde comme ce qui est « entièrement relatif à … / en totale distinction de … ». Ainsi Dieu se définit comme celui « sans lequel rien ne pourrait être ». Notre être créé « à partir du rien » signifie que notre être et notre être créé sont formellement identiques, et cela peut être prouvé. Si nous pouvions abolir notre être créé - nous ne le pouvons pas - rien de nous subsisterait. Mais alors - paradoxalement - le monde ne s'explique pas par Dieu, mais exclusivement par son être créé en ce sens rela-tionnel.

Nous rencontrons le mot « Dieu » dans le message chrétien qui, selon S. Paul (cf. 1 Th 2,13), se comprend lui–même comme « Parole de Dieu ». Est « Parole de Dieu » toute communication de la foi. Même la Sainte Écriture n’est pas « Parole de Dieu » en tant qu’étant écrite, mais en tant que proclamée et interprétée, en tant que « viva vox evangelii », c’est-à-dire proclamation actuelle de la foi. Le sens de l’Écriture est de rendre possible cette transmission de la foi d’une personne à l’autre, et elle n’est « Parole de Dieu » qu’en ce sens.

Devant un tel message qui affirme être la « Parole de Dieu », une toute première question s’impose : « Qui est Dieu ? ». Tous ceux qui affirment dire une Parole qui serait celle de Dieu doivent pouvoir donner une réponse à cette question. Mais le message lui-même affirme que Dieu n’entre pas dans nos concepts. Cela semble signifier qu’il ne peut donc être ni point de départ, ni objet, ni résultat de syllogismes. Mais alors, comment peut-on encore vraiment parler de Dieu ?

Au lieu de nous enfoncer dans nos propres spéculations, il vaut mieux poser la question au message chrétien lui-même. Comment celui-ci introduit-il le mot « Dieu » ? Notre credo commence par dire : « Je crois en Dieu, le Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre ». Dieu est ici « défini » comme celui qui est puissant en tout et sans lequel rien de notre monde n’existerait. Si donc on veut parler de Dieu, on doit parler du monde et de nous-mêmes en reconnaissant que rien de cela n’existerait sans lui.

Ceux qui s’imagineraient savoir d’abord qui est Dieu pour seulement lui attribuer par la suite qu’il aurait aussi créé le monde ne parlent en réalité que d’une chimère qui n’a rien à voir avec le Dieu du message chrétien. Leur grande erreur consiste à ne pas respecter l’incompréhensibilité de Dieu : celui-ci n’entre pas dans nos concepts.

Dans ce qui suit nous n’allons donc qu’expliciter cette phrase : « celui sans lequel rien n’existerait », en quelques-unes de ses implications.

Être créé à partir de rien

Le premier Concile du Vatican dit en effet que, par la raison, Dieu doit être connu à partir de ce qui est créé (cf. DS 3004). Et, par la raison, il ne peut même être connu que moyennant les choses créées. Ce sont toujours elles qui sont le point de départ de notre connaissance de Dieu. L’univers tout entier avec ce qu’il contient est notre raison de parler de Dieu. Rien dans notre monde n’échappe à cette condition d’être ce qui nous renvoie à Dieu. Ou bien tout a à voir avec Dieu, ou bien le mot « Dieu » n’a plus aucun sens. La tradition du message chrétien affirme même que tout ce qui existe (et non seulement le commencement du monde) est créé à partir de rien. Cela vaut même de tout ce que nous fabriquons nous-mêmes. Par rapport à Dieu, ces choses, en tout ce en quoi elles se distinguent du rien, sont créées.

Mais que signifie « être créé à partir de rien » ? Il ne nous est pas possible d’imaginer vraiment « rien ». Tout au plus pouvons-nous nous imaginer un espace vide, mais c’est là encore imaginer « quelque-chose » et non pas « rien ». Là réside toute la difficulté à rendre compte de l’expression « être créé à partir de rien ». La plupart du temps on s’imagine peut-être que « création à partir de rien » veut dire : tout d’abord il n’y a rien et puis, soudain, quelque chose commence à exister. Cette idée me paraît entièrement fausse. En réalité on peut substituer à l’expression négative « à partir de rien » l’expression positive : « totalement ». En effet, « être créé à partir de rien » veut dire exactement la même chose que « être créé totalement ». Entre ces deux expressions on pourrait concevoir un terme moyen : « être créé en tout ce en quoi quelque chose se distingue du rien ». Tout et en tout moment de son existence est créé à partir du rien. Il n’est même pas possible de compléter ce concept de « création à partir du rien » par le concept d’une « création continuelle ». Il ne peut pas être surpassé et n’admet pas d’ajout. Ainsi le premier Concile du Vatican parle du fait d’être créé « secundum totam suam substantiam », en sa substance tout entière (DS 3025). Le Concile semble identifier cette expression à celle d’« être créé à partir du rien ».

Ainsi l’expression « être créé » pourrait-elle être remplacée par une autre, plus explicite et plus claire : « être créé » signifie « ne pas pouvoir exister sans … », tout en restant « entièrement distinct de … ». L’univers et toute réalité individuelle en lui ne seraient alors qu’un « être entièrement relatif à …/ en totale distinction de … ». Il faut prendre ici les mots « entièrement » et « totalement » dans leur sens concret. L’être créé d’un arbre consiste précisément dans son existence comme cet arbre, et ainsi en est-il de toute autre réalité. Et les points de suspension dans ces deux expressions (« être entièrement relatif à …/ en totale distinction de … ») désignent le terme de cette relation, dont celle-ci se distingue en même temps. La seule manière de déterminer ce terme consiste à dire qu’il est tel que rien ne peut exister sans lui ou que tout ce qui existe, bien que distinct de lui, renvoie dans sa totalité à lui. En lui-même ce terme n’entre pas en nos concepts. Nous le nommons « Dieu ». Il est donc défini comme celui sans lequel rien ne pourrait être. C’est ce que toute la Bible affirme de Dieu. Elle parle de lui en disant de nous que, en toute notre réalité, nous n’existerions pas sans lui.

Par là, la Bible a déjà répondu à la question que nous nous posions au point de départ : comment est-il possible de parler de Dieu bien qu’il n’entre pas dans nos concepts ? Nous ne comprenons de Dieu que ce qui reste distinct de lui tout en renvoyant à son existence. C’est pourquoi on ne peut parler de Dieu qu’analogiquement, et cela dans une analogie unilatérale.

L’analogie

Si Dieu n’entre pas dans nos concepts, alors on ne peut parler de lui que d’une manière « indicative ». Il s’agit d’un nouveau mode d’emploi de nos concepts, d’un élargissement de notre langage, exigé et rendu possible par le message chrétien. Nous sommes en effet accoutumés à faire usage de notre langage de telle sorte que nos concepts y couvrent ce qu’ils désignent. Ce n’est qu’en ce domaine qu’on peut faire des syllogismes.

Mais le message chrétien nous apprend à faire encore un autre usage de notre langage. Celui-ci consiste à employer nos concepts de manière « indicative », par mode de renvoi. On parle alors d’« analogie métaphysique ».

Saint Augustin explique cette analogie : « Toi donc, Seigneur, tu as créé le ciel et la terre, toi qui es beau — car ils sont beaux ; toi qui es bon — car ils sont bons ; toi qui es — car ils sont (= via affirmativa). Mais ils ne sont pas ainsi beaux ni ainsi bons ni ne sont ainsi comme toi, leur créateur, (= via negativa), en comparaison avec lequel ils ne sont ni beaux ni bons ni ne sont. » (= via eminentiae) (Confessiones, l. 11, ch. 6 [PL 32, 811]).

Parce que le monde et tout qui est en lui ne sont que « totale relation à … », ils ressemblent au terme de la relation qui les constitue. Parce que le monde et tout qui est en lui restent « totalement distincts » de leur terme, ils restent, en toute leur ressemblance, en même temps dissemblables par rapport à leur terme. Et parce que sa relation à ce terme est unilatérale, ce n’est pas le terme qui est semblable au monde. C’est pourquoi le quatrième Concile du Latran (1215) a déclaré : « inter creatorem et creaturam non potest tanta similitudo notari, quin inter eos maior sit dissimilitudo notanda [Entre le créateur et la créature on ne peut constater une ressemblance si grande qu’elle soit sans qu’on doive constater une dissemblance plus grande encore.] » (DS 806). Cela veut dire que l’analogie du monde par rapport à Dieu reste unilatérale. Il n’y a aucune analogie de Dieu par rapport au monde.

La scolastique distinguait entre les « perfections simples » qui, par leur concept, n’impliquent pas de limites (comme « être », « connaître », « vouloir », « un », « vrai », « bon ») et les « perfections mixtes » qui, par leur concept, impliquent une limitation « matérielle », comme le sont l’existence divisible, la connaissance discursive, le désir sensible, l’unité composée, la vérité historique ou encore la bonté humaine. Les concepts de perfections simples peuvent être employés analogiquement pour désigner Dieu (= via affirmativa). Mais par rapport à Dieu toute limitation doit en rester expressément exclue (= via negativa) ; et même lorsqu’on attribue à Dieu une perfection infinie, celle-ci ne reste que comme l’ombre de sa réalité qui, en elle-même, dépasse toute pensée (= via eminentiae).

Si nous voulons parler de Dieu, nous devons donc toujours rester conscients de ce que notre langage sur lui reste « analogique ». Cela vaut même pour ce que le message chrétien appelle « Parole de Dieu ». Mais devoir parler de Dieu de cette manière analogique ne provient pas d’une insuffisance de notre langage. En réalité, il s’agit de l’usage le plus parfait que nous puissions en faire et qui rend tout dans notre monde comme transparent à la gloire de Dieu. Dire de Dieu que rien n’existerait sans lui, c’est parler d’une manière absolument correcte.

Le message chrétien comporte une nouvelle ontologie « relationnelle »

Le nouveau vin du message chrétien a besoin d’outres nouvelles. Pour l’accueillir, nous avons besoin de nous convertir jusqu’au niveau de notre pré-compréhension. Ainsi le message chrétien implique-t-il aussi comme une philosophie nouvelle. Notre pré-compréhension habituelle se trouve comme imprégnée d’une « ontologie de la substance » qui correspond à notre expérience dans le monde. Mais cet instrument de la pensée ne suffit pas pour l’intelligence du message chrétien. C’est comme si l’on voulait rendre les couleurs par une photographie en noir et blanc. C’est aussi pourquoi, par exemple, tous nos efforts œcuméniques restent nécessairement sans succès tant que nous restons enfermés dans cette ontologie de la substance. On peut discuter éternellement le fait qu’une nuance grise corresponde à la couleur rouge ou à la couleur bleue.

L’ontologie de la substance consiste à penser que la catégorie primordiale de la réalité serait la substance, de telle sorte que la relation resterait toujours, par nature, un ajout secondaire. Dans l’ontologie de la substance on ne peut penser la relation que comme un ajout à la substance, qui la prive un peu de son autonomie. Et ainsi on s’imagine Dieu et le monde comme deux substances, l’une à côté de l’autre, interagissant entre elles. De telles idées ne sont guère compatibles avec le message chrétien.

Or c’est cette image de Dieu qui, justement et à bon droit, est rejetée par tout athée bien pensant. Elle attribue à Dieu une fausse toute-puissance, comme si Dieu pouvait toujours intervenir dans le cours du monde. Elle lui attribue une toute-puissance seulement « potentielle » : Dieu pourrait intervenir dans le monde, mais on ne saurait jamais d’avance s’il veut vraiment le faire. En réalité, Dieu est tout-puissant dans un tout autre sens. Sa toute-puissance est, de prime abord, « actuelle » : rien ne peut exister sans lui. Tout est déjà entièrement dans sa main. L’idée d’interventions divines dans notre monde (ce que les Anglais appellent « acts of God » contre lesquels toute compagnie d’assurances se déclare incompétente) est en réalité une idée qui fait de Dieu un « acteur » comme tous les autres à l’intérieur du monde, bien que quelque peu plus puissant. Mais ce n’est pas le Dieu du message chrétien. Celui-ci est « puissant en tout », d’une toute-puissance actuelle et non pas seulement potentielle. « Est-ce que l’on ne vend pas deux moineaux pour un sou ? Pourtant, pas un d’entre eux ne tombe à terre indépendamment de votre Père. » (Mt 10,29). Il n’y a pas d’autre dépendance du monde de Dieu que celle qui est entière et totale. Une dépendance qui s’identifie à notre être même ne peut pas être encore dépassée.

Le message chrétien comporte donc une philosophie bien différente de l’ontologie de la substance. J’appelle cette philosophie une « ontologie relationnelle ». Elle consiste à concevoir une relation constitutive pour la substance. La relation du monde à Dieu est ce qui constitue la substance du monde, sans s’y ajouter. Cette relation est d’emblée absolument identique à son sujet en le constituant. Certes, l’ontologie relationnelle n’exclut nullement que, à l’intérieur du monde, il existe des relations qui s’ajoutent à leur sujet. C’est même la raison pour laquelle un tel ensemble doit être reconnu comme lui-même « entièrement relatif à …/ en totale distinction de … », ce qui justement signifie « être créé ». Nous y reviendrons.

Le caractère absolument unilatéral de cette relation

Si « être créé à partir de rien » signifie qu’une réalité ne peut exister que comme « entièrement relative à … / en totale distinction de… », cette relation ne peut être conçue que comme unilatérale. Autrement, celle-ci ne pourrait pas s’identifier totalement à son sujet, mais en outre ce sujet serait lui-même le terme constitutif d’une autre relation, celle d’une autre réalité à lui.

C’est ce que déjà saint Thomas a expliqué : « Étant donné que Dieu est en dehors de tout l’ordre du créé et que toutes les créatures se réfèrent à lui et non pas vice versa, il est manifeste que les créatures se réfèrent réellement à Dieu lui-même ; mais en Dieu il n’y a aucune relation réelle de lui aux créatures, sinon une relation de raison en tant que les créatures se réfèrent à lui » (Summa theologiae I q13 a7 c ; cf. aussi Contra Gentiles, lib. 2 cap. 12 n. 1 –2). La créature renvoie à Dieu, mais Dieu en lui-même ne se réfère pas à la créature. Si nous disons que Dieu crée le monde, nous exprimons une relation entre notre concept indicatif de Dieu et notre monde, et cette relation se joue seulement à l’intérieur de notre raison ; bien sûr, ce n’est pas seulement une imagination, puisque cette relation purement conceptuelle trouve son fondement dans la réalité de la relation réelle unilatérale du monde à Dieu.

Cette doctrine du caractère unilatéral de la relation réelle du monde à Dieu semble être entièrement oubliée dans le mainstream de la théologie actuelle. En effet, cette doctrine présente la plus grande objection qui soit à la foi en une communion avec Dieu. Car la communion avec Dieu ne peut exister que comme relation bilatérale, et le concept de « Parole de Dieu » n’implique-t-il pas que Dieu aussi se tourne vers nous en une relation réelle ?

Une relation de Dieu au monde ne peut qu’elle-même être Dieu

Le message chrétien ne s’ouvre à notre intelligence que si nous prenons cette objection au sérieux. C’est alors qu’il y répond. Le message chrétien explique son affirmation d’être la Parole de Dieu par son contenu même. Parole de Dieu signifie en effet une relation réelle de Dieu à nous, mais une relation dont la réalité n’est pas créée, mais divine. Dieu se tourne vers nous dans un amour éternel, celui qui existe en lui de toute éternité comme amour entre le Père et le Fils, amour qui est lui-même Dieu, le Saint-Esprit. Dieu n’a pas d’autre amour que celui-ci. Nous avons été créés à l’intérieur de cet amour. C’est ce qu’affirme notre credo lorsqu’il dit que tout a été créé dans le Christ. Cette relation ne trouve pas son terme constitutif dans le monde et, pour cela, ne peut pas non plus être « lue » dans le monde, déduite du monde. Elle doit nous être dite. Dieu s’est fait homme pour rendre possible le fait qu’une parole humaine puisse être comprise comme Parole de Dieu.

Les trois personnes divines sont trois autoprésences d’une même réalité divine, la première sans origine, la seconde présupposant la première et la troisième présupposant la première et la deuxième. Et dans l’Incarnation, une nature humaine avec son autoprésence humaine est assumée dans l’autoprésence divine qui est le Fils. La nature divine et la nature humaine ne sont pas mêlées entre elles, mais restent absolument distinctes l’une de l’autre, sans être séparées pour autant l’une de l’autre, car elles sont reliées l’une avec l’autre par la relation d’autoprésence divine qui est le Fils. C’est pourquoi on parle d’union « hypostatique », c’est-à-dire d’union faite par une relation d’autoprésence divine. Dans une ontologie relationnelle, il n’y aucune difficulté logique à énoncer cela. La Sainte Trinité et l’Incarnation ne sont pas mystères dans le sens qu’elles seraient inintelligibles, ou du moins difficiles à entendre ; elles sont mystères dans le sens qu’elles ne peuvent pas être déduites du monde, qu’elles doivent nous être dites par la Parole et que leur vérité n’est accessible qu’à la foi elle-même.

Est objet de la raison toute la réalité de la création, y compris le fait de notre être créé. Nous sommes créés exactement dans la mesure où nous sommes. Si notre être créé s’identifie totalement à notre être et si celui-ci est l’objet de notre raison, la raison doit être capable de connaître notre condition de créature. La foi ne commence que lorsqu’il s’agit de notre communion avec Dieu. Elle consiste dans notre participation à la relation de Jésus au Père. En effet, croire en Jésus de Nazareth comme Fils de Dieu, est identique à la conviction, fondée sur sa parole, qu’on est assumé dans l’amour éternel entre le Père et le Fils, amour qui est lui-même Dieu, le Saint-Esprit. Un objet de raison ne peut jamais devenir objet de foi, et un objet de foi ne peut jamais devenir objet de raison.

Cette foi nous libère de l’angoisse pour nous-mêmes, qui — selon He 2,15 — est à la racine de l’esclavage sous le péché, de toute espèce d’inhumanité. Qui se sait aimé de Dieu ne vit plus sous l’empire de la crainte de la mort.

Peut-on prouver le fait d’être créé ?

Si Dieu n’entre pas dans nos concepts, il reste absolument exclu qu’il puisse y avoir une preuve de l’existence de Dieu en lui-même. Il ne peut jamais être l’objet d’une conclusion logique. Et il ne sera jamais possible d’expliquer quoi que ce soit « par Dieu ». Mais cela ne signifie pas que l’existence de Dieu ne puisse pas être connue par la raison. Dieu peut être connu par la raison du fait même que le monde est créé, c’est-à-dire qu’il n’est qu’« entière relation à … / en totale distinction de … ».

Pourquoi notre monde nécessite-t-il cette explication ? Une explication au sens métaphysique n’est en effet nécessaire que si, pour sa description, une réalité pose le problème de comment éviter une contradiction logique.

Or toute réalité soumise au changement, ne fût-ce que le fait de vieillir dans le temps, pose un tel problème. Ce qui change reste d’une part une même réalité, et pourtant ne reste pas totalement la même. On pourrait essayer, comme le faisait Aristote, de distinguer entre un substrat qui resterait tout à fait identique à soi-même et des accidents qui deviennent autres. Mais en voulant penser de cette manière, on oublie que c’est justement la substance elle-même qui est affectée par ses accidents changeants. Il n’est pas possible de dissoudre une union d’identité et de non-identité d’une manière quelconque. Mais comment distinguer alors une telle union d’opposés d’une contradiction pure et simple qui, au fond, ne serait qu’un non-sens ? Si l’on admet une contradiction logique, on pourrait en déduire logiquement n’importe quoi. On cesserait de pouvoir distinguer entre sens et non-sens.

S’il n’est pas possible de dissoudre une union d’opposés comme identité et non-identité et s’il n’est pas possible de supprimer un des opposés, la seule manière d’éviter une contradiction logique consiste en ce qu’on puisse indiquer pour cette union d’opposés deux aspects distincts entre eux, mais qui pourtant ne s’excluent pas mutuellement. Une union d’identité et non-identité n’est possible que comme « entièrement relative à …/en totale distinction de … ». L’identité dans la non-identité s’explique par « l’entière relation à …/ en la totale distinction de … ». La non-identité qui pénètre l’identité s’explique par le fait de rester totalement distincte du terme de cette « entière relation à … ». Et l’union de ces deux opposés s’explique par le fait que ces deux aspects d’être « entièrement relatif à …/ en totale distinction de … » ne s’excluent pas mutuellement. On ne peut donc décrire une réalité soumise au changement sans contradiction logique qu’en affirmant qu’elle est créée.

Au fond il s’agit bien d’une « preuve ontologique » de notre être créé. Elle constitue une relecture de celle de saint Anselme. Ce dernier explique en effet le sens du mot Dieu par deux énoncés : Il est, d’une part, celui par rapport auquel rien de plus grand ne peut être pensé (« quo nihil maius cogitari possit »), et de l’autre, Il est plus grand que tout ce qui peut être pensé (« quiddam maius quam cogitari possit » (Proslogion 15). Le second énoncé veut dire que Dieu n’entre pas dans nos concepts. C’est pourquoi l’interprétation traditionnelle de la preuve ontologique de saint Anselme qui voudrait déduire l’existence de Dieu simplement du concept de Dieu ne peut être qu’aberrante : saint Anselme nie la possibilité de penser Dieu lorsqu’il dit de lui qu’il est plus grand que tout ce qui peut être pensé. Et le premier énoncé est en réalité un énoncé sur le monde. Il veut dire que Dieu et le monde ne sont pas plus que Dieu. Cela signifie en d’autres termes que le monde ne peut être pensé que comme « entièrement relatif à … / en totale distinction de … ». Le monde n’ajoute rien à Dieu parce que l’existence du monde s’identifie pleinement à n’être que relatif à Dieu. S’il est possible de penser le monde comme formellement identique à un « être entièrement relatif à … / en totale distinction de … », il doit même être pensé ainsi. Une identité formelle ne peut pas être pensée comme une identité purement matérielle, et donc dissociable. Toute identité purement matérielle entre des réalités (par exemple, ce mur est quelque chose de blanc) ne peut être décrite sans contradiction logique qu’en reconnaissant qu’elle est à tout moment formellement identique à son « être entièrement relatif à … / en totale distinction de … ».

Mise en garde contre des abus du nom de Dieu

Le monde ne s’explique pas par Dieu mais par son être créé. Ces deux expressions ne sont pas interchangeables, sous peine d’identifier Dieu et la créature. Et si être créé est une relation unilatérale, il ne sera jamais possible de déduire du monde quoi que ce soit de Dieu. Dieu ne se laisse jamais « employer » comme argument. Il ne fait pas partie d’un système, ce qui doit rester même systématiquement exclu si l’on ne veut pas abuser du nom de Dieu.

On ne peut même pas déduire de Dieu les normes de la morale. Celles-ci doivent être reconnues à partir de la réalité créée. Une action ne peut être mauvaise que si elle cause ou permet un dommage. Mais toute action qui cause ou permet un dommage n’est pas de fait mauvaise. Elle n’est mauvaise que si elle cause ou permet ce dommage sans raison proportionnée. Une action n’a pas de raison proportionnée si elle sape en dernière analyse le bien même qu’elle cherche à atteindre. En toute action mauvaise il y va d’une action en réalité contre-productive. Les normes morales, comme d’ailleurs toute la réalité, renvoient certes à Dieu, ce qui est tout différent du fait de vouloir les déduire de Dieu.

Qu’on ne puisse pas prendre Dieu comme argument vaut tout spécialement pour la question, apparemment épineuse, de la théodicée : comment un Dieu à la fois tout-puissant et bon peut-il permettre tant de maux dans notre monde ? Cette question n’a pas de réponse, non pas parce que nos moyens intellectuels seraient insuffisants, mais tout simplement parce qu’elle part de présupposés contradictoires en eux-mêmes. Elle part en effet d’une fausse conception de l’omnipotence de Dieu, comme si celle-ci consistait dans le fait de toujours pouvoir intervenir et, en même temps, d’une fausse conception de sa bonté, comme si celle-ci consistait dans le fait de toujours garantir que nous nous sentions bien. Omnipotence et bonté trouveraient alors leur mesure dans le monde. Si le temps est bon et qu’on se sent bien, Dieu est proche, dira-t-on. Et si le temps se gâte et qu’on se trouve dans le malheur, on le dira lointain. On doit vraiment être sauvé, racheté, rédimé de telles idées absurdes. Au lieu de fausses questions de la théodicée, il vaut mieux se demander comment la foi en notre communion avec Dieu nous aide à ne jamais désespérer, parce que même la mort ni aucun autre mal n’auront plus le pouvoir de nous séparer de lui. En réalité la toute-puissance de Dieu consiste en ce que rien ne puisse être sans lui ; il est donc celui qui reste puissant en tout ce qui arrive. Et sa bonté consiste dans son autocommunication. Aucun pouvoir de ce monde ne peut alors nous séparer de notre communion avec Dieu (cf. Rm 8,35-39).

Les pages qui précèdent pourraient être résumées dans les thèses suivantes

1. Le message chrétien se comprend comme « Parole de Dieu » (cf. 1 Th 2,13). Devant un tel message, une toute première question s’impose : « Qui est Dieu ? » Comment peut-on parler de Dieu si ce même message a toujours dit que Dieu n’entre pas dans nos concepts ? Celui-ci ne peut donc être ni point de départ, ni objet, ni résultat d’un syllogisme.

2. Selon le message chrétien, Dieu est « le Créateur du ciel et de la terre », c’est-à-dire de tout l’univers et de tout ce qui existe en celui-ci. Cela signifie que « rien n’existerait sans lui ». Il s’agit d’un énoncé de la raison. On ne comprend de Dieu que ce qui renvoie à lui tout en restant distinct de lui. Ainsi est sauvegardée l’incompréhensibilité de Dieu et il est pourtant possible de parler de lui.

3. Être « créé à partir de rien » signifie : en tout ce en quoi nous nous distinguons du rien, donc dans toute notre réalité créée (cf. DH 3025), nous sommes « entièrement relatifs à … / en entière distinction de … ». Le terme de cette relation — qui, comme relation, est déterminée par le fait d’être « entière », c’est-à-dire de coïncider avec notre être — est nommé « Dieu ».

4. On ne sait donc pas d’abord qui est Dieu pour dire ensuite qu’il nous a créés. Notre être créé est précisément le point de départ pour pouvoir parler de Dieu. Dieu n’est connu qu’à partir de la création (cf. DS 3004).

5. Ainsi le message chrétien apporte-t-il lui-même une nouvelle « ontologie relationnelle ». La substance de l’univers et de tout ce qui est en lui est constituée comme « entière relation à …/ en entière distinction de … ». Si nous pouvions écarter notre être créé — nous ne le pouvons pas —, rien de nous ne subsisterait.

6. Une « entière relation à … / en entière distinction de … » ne peut être qu’unilatérale (cf. Thomas d’Aquin, s. th. I q13 a7 c ; s. c. g. lib. 2 cap. 12 n. 1 –2). La relation inverse dont le terme constitutif est le monde ne peut être qu’une « relatio rationis », une relation dans notre pensée qui n’a pour seul fondement réel que la relation réelle unilatérale du monde à Dieu.

7. On ne peut parler de Dieu que de manière unilatéralement « analogue », « par mode de renvoi ». D’une part, parce que le monde en son existence et en sa perfection ressemble et renvoie à Dieu, on attribue à Dieu une existence et une perfection infinies (« via affirmativa »). De l’autre, parce que le monde reste distinct de Dieu, on doit nier en Dieu toute limitation (« via negativa »). Enfin, parce que la relation du monde à Dieu est unilatérale, tout ce que nous lui attribuons tout à la fois par la « via affirmativa » et la « via negativa » reste infiniment en-dessous de sa réalité (« via eminentiae »). À toute ressemblance du monde à Dieu correspond donc une dissemblance plus grande (cf. DS 806). Dieu lui-même ne fait jamais partie d’un système.

8. Il ne peut y avoir de preuve de l’existence de Dieu, mais seulement de notre être créé. Le monde ne s’explique pas par Dieu, mais par son propre être créé avec lequel celui-ci s’identifie d’ailleurs formellement. Car tout dans le monde est union d’opposés (être et non-être, identité et non-identité, nécessité et non-nécessité, ou encore identité seulement matérielle), ce dont on ne peut rendre compte sans contradiction logique que moyennant ces deux aspects de notre être créé que sont le fait d’une « entière relation à … / en entière distinction de … », qui ne s’excluent pas mutuellement.

9. S’il est possible de penser le monde et tout en lui comme étant formellement identique avec son « être entièrement relatif à … / en totale distinction de … », il est même nécessaire de le penser ainsi, comme y invite une relecture de la preuve ontologique de saint Anselme.

10. Si le monde est relation unilatérale à Dieu, comment une communion du monde avec Dieu est-elle encore possible ? Le message chrétien dit que nous sommes assumés dans l’amour éternel entre le Père et le Fils, relation qui est l’Esprit Saint et qui est une relation, non pas créée, mais divine. C’est ici que commence la foi. Les trois personnes divines sont trois auto-présences d’une seule et même nature divine. Car une « Parole de Dieu » au sens propre implique l’Incarnation de Dieu et, dans la foi, on est rempli du Saint-Esprit. Ainsi le message chrétien explique-t-il par son contenu même son auto-compréhension comme « Parole de Dieu ».

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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