Un livre courageux sur une question épineuse et délicate! On connaît le P. Dingemans pour son franc-parler et son souci pastoral. Dominicain, membre de la communauté de Froidmont, il a enseigné la sociologie à Rome et contribué à la rédaction de Gaudium et Spes. Depuis plus de trente ans, le contact pastoral avec les personnes divorcées l'a amené à réfléchir le problème et à s'interroger sur le radicalisme évangélique pratiqué par l'Église dans un monde qui évolue, où le mariage n'est plus perçu comme indissoluble et où le divorce est de plus en plus accepté. Dans ce livre, il examine à nouveaux frais les textes pauliniens et évangéliques auxquels s'adosse le magistère officiel.
La méthode de l'A. s'inspire de l'exégèse historico-critique, dont il esquisse une sorte de tableau global des résultats de la recherche, sans trop discuter leurs positions. Dans ce cadre, l'enquête prend une apparence scientifique rigoureuse: présentation des cinq textes de base du NT sur la répudiation, en grec puis en traduction française, avec essai de datation fondé sur l'emploi du vocabulaire. On songe au travail publié naguère par J. Cottiaux, La sacralisation du mariage (Cerf, 1982).
Dans un chapitre intitulé «La femme, son joug et le péché d'adultère», il brosse une esquisse de la conception du mariage dans la société juive contemporaine de Jésus, puis chez les Romains hellénisés de la même époque. Il aborde ensuite les épîtres aux Corinthiens pour y situer, en le discutant, le chap. 7 de 1 Co, qui fait appel au contexte de Corinthe, immoral et laxiste selon certains, rigoriste et ascétique selon d'autres. Paul réagit en juif, sans mentionner le caractère consensuel du mariage selon le droit gréco-romain, lequel permet le divorce de l'initiative des deux conjoints, mais il prend en compte le «privilège de la foi». Vient alors la polémique sur la répudiation en Mc 10,1-12, puis en Mt 19. Les déclarations de Jésus sur le sujet sont soigneusement replacées dans chacun des évangiles, avec leurs nuances propres, la première insistant sur l'opposition entre la miséricorde de Dieu et la dureté du coeur humain, la seconde sur la nouvelle législation (ou halakhah) instaurée par le Christ; aucun des deux, selon l'A., ne posant le principe de l'indissolubilité du mariage. Les «antithèses» sur l'adultère en Mt 5,31s. et Lc 16,18 sont aussi examinées, et l'A. conclut que Mt, et surtout Lc, décrivent l'existence chrétienne vécue dans le souffle de l'Esprit, et non les normes d'une loi: «On peut donc voir dans ces deux sentences l'expression hyperbolique de l'exigence de la fidélité et du refus de l'adultère. Cette hypothèse serait conforme au style des autres antithèses du Sermon sur la montagne» (p.95). Enfin, pour clore la première partie, l'A. parle de la soumission de la femme dans les écrits deutéro-pauliniens (Col 3,18-4,1 et Ep 5,21-6,10; 1 Co 11,3-16 et 14,33-35). Pour lui, il s'agit de passages interpolés qui «n'ont qu'un caractère disciplinaire dû aux convenances de la société… et de codes de morale domestique… dans le but d'évangéliser le comportement des chrétiens avec objectif d'ordre pragmatique» (p. 104).
La seconde partie de l'ouvrage aborde précisément les questions concrètes d'une pastorale chrétienne dans une société où se multiplient les divorces et où le principe même de la famille se trouve controversé. L'idéal «abstrait» proposé par Jésus ne serait plus alors qu'une vision mystique pratiquement irréalisable, mais utile comme utopie éclairante quoique inefficace. La réflexion de l'A. s'attaque à la tension entre «loi objective» de l'Église et conscience morale du chrétien. Car «les normes qui définissent le statut des divorcés remariés dans la communauté chrétienne paraissent peu évangéliques et injustes, et, en outre, inadaptées au bien commun de l'Église et de ses membres» (p. 120). Méthodologiquement, l'A. donne alors un aperçu de théologie morale catholique et esquisse un renouvellement possible grâce à un apport plus fouillé des textes du NT, selon deux thèmes: «loi, conscience et transgression» et «l'esprit et la loi». Il rappelle brièvement les moments-clés de l'évolution de la doctrine et de la discipline de l'Église romaine à propos du mariage comme sacrement. Il en appelle au sociologue pour comprendre la crise actuelle du mariage et de la foi avant de proposer une nouvelle évangélisation du mariage des chrétiens. Il en arrive enfin à l'accueil pastoral des divorcés et aux conditions de célébration par l'Église de leur remariage éventuel. Le développement est honnête dans sa démarche et logique dans son argumentation. L'A. en effet est soucieux de la souffrance de personnes qui ont vécu un échec dans leur union, mais qui désirent sincèrement malgré tout vivre selon l'évangile. Il entame une réflexion intelligente sur la loi, son interprétation, la conscience personnelle et le jugement prudentiel interprétatif qui préside à l'accompagnement pastoral.
Mais il nous semble qu'une faille apparaît dans sa démonstration - sans compter une dépréciation appuyée des «canonistes», qui en fait désirent précisément adopter l'attitude miséricordieuse du Christ, car c'est le sens du Droit canonique. Tout en soulignant le caractère radical des prises de position de Jésus et de Paul sur le mariage, et son indissolubilité en raison même de l'engagement dans la chair, c'est-à-dire dans l'incarnation prise au sérieux, il dévalue cependant leur enseignement, soit en l'alignant simplement sur les normes juives de l'époque, soit en spiritualisant à outrance l'idéal proposé. Il est vrai que Jésus se montre miséricordieux envers la femme adultère ou les pécheresses et qu'il ne sévit pas contre les adultères mâles, sinon dans des affirmations de type sapientiel, alors que les admonitions des sages à ce sujet sont autrement significatives; son attitude vis-à-vis de la Samaritaine notamment est empreinte de «compassion», mais aussi pleine de sens, car il invite la femme à une réflexion sérieuse sur son comportement «polyandre».
Il reste que Jésus fonde l'institution du mariage dans l'acte du Créateur, et qu'il en affirme l'indissolubilité pour cette raison: il s'agit en effet du Père créateur engageant son Fils dans l'histoire humaine à travers l'union des sexes et pour le temps de cette vie. Certes, ceci n'est plus perçu par nos contemporains, quoique mis en évidence et par l'évangile et par saint Paul, dont on ne peut dévaloriser les textes, même si Col 3 et Ep 5 n'étaient pas authentiquement pauliniens. Ce n'est pas en exténuant la force des passages évangéliques et pauliniens qu'on découvrira la vérité révélée, mais en se laissant interpeller par eux. C'est en essayant de montrer que le mariage, tel que l'appréhende la Parole de Dieu à travers une longue évolution et une élaboration progressive culminant en Jésus, concerne tout homme, aujourd'hui comme autrefois. De montrer aussi que le chemin de la révélation en ce domaine peut éclairer de façon bénéfique la réflexion chrétienne. Certes, «ce mystère est grand», comme l'écrit Paul: «je veux dire celui du Christ et de l'Église», mais c'est ce mystère qui chemine dans l'institution du mariage chrétien et qui est prophétique pour le monde. Qu'il y ait des accidents de parcours - plus nombreux aujourd'hui en raison de la crise de la foi et de la morale -, c'est trop clair, et il faut en tenir compte avec douce sollicitude et délicate compréhension, mais ils doivent être resitués dans la perspective fondamentale: compréhension miséricordieuse vis-à-vis de ceux qui ne peuvent vivre indissolublement le mariage - et donc sans condamnation ou excommunication -, et en même temps évangélisation des moeurs et recherche en matière de sociologie familiale. Situation difficile des pasteurs, mais indispensable, sous peine de réduire complètement la portée du mariage, alors que Jésus en a explicitement assumé l'institution de par sa naissance même en notre humanité. On consultera à ce propos les Défis éthiques de G. Cottier (Saint-Maurice, 1996; cf. NRT 120 [1998] 326).
Mais peut-on parler d'une «théologie d'un échec salutaire» (p. 198)? N'est-ce pas précisément celle de la rédemption du péché? On a trop confondu péché et culpabilité. Or le pardon est la découverte de l'amour de Dieu et de l'amour en Dieu. Nous sommes reconnaissants au P. Dingemans d'avoir osé traiter clairement de la question et chercher sincèrement des moyens pastoraux pour rendre aux époux chrétiens le sens prophétique de leur vocation au mariage indissoluble, par souci de fidélité à l'engagement de Dieu lui-même dans leur union. Mais nous ne pensons pas que c'est en édulcorant la visée ou la portée des textes évangéliques et pauliniens que le but sera atteint. Au demeurant, il y a une pastorale concrète du pardon à instaurer dans la pratique chrétienne et dans l'accueil des divorcés remariés, sans toutefois canoniser la pratique de «célébration» d'un remariage de divorcés. L'archevêque de Strasbourg nous met sans doute sur la voie: signalons les «Orientations pour une pastorale des personnes divorcées et divorcées remariées» signées par Mgr Joseph Doré (cf. Doc. Cath. 2318 [101, 2004] du 18.7.04). - J. Radermakers, S.J.

newsletter


the review


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80