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La séparation entre théologie et spiritualité. Origine, conséquences et dépassement de ce divorce

Origine, conséquences et dépassement de ce divorce

Pierre Verdeyen s.j.
L'auteur pense que le divorce entre la théologie et la spiritualité s'est manifesté pour la première fois au cours du douzième siècle. Il mentionne surtout le conflit qui a opposé Bernard de Clairvaux à Maître Abélard pendant le concile de Sens (1140). De nos jours, on multiplie les instituts de spiritualité. Mais il faudrait surtout approfondir le sens de la connaissance théologique. L'A. donne comme exemple la réflexion originale de Guillaume de Saint-Thierry (1075-1148).

Tout chrétien formé sait que les divines Écritures ne mentionnent nulle part un divorce possible entre théologie et spiritualité. Elles ne décrivent que le divorce entre la foi et l’incrédulité. De même les écrits patristiques ignorent tout divorce entre la connaissance et la pratique de la foi. Les écrits du premier millénaire chrétien ne connaissent pas nos distinctions entre dogmatique et vie sacramentelle, entre morale et droit canonique, entre ascèse et mystique. Les sermons de saint Augustin et du pape Grégoire le Grand abordent tous les niveaux de la foi et de la vie ecclésiale.

Pourtant de nos jours, on constate un vrai divorce entre la réflexion théologique et la vie spirituelle dans l’Église latine. Ce divorce est sans doute moins évident dans les Églises orthodoxes, quoique même ces vénérables Églises, tellement attentives à leurs traditions ancestrales, ne semblent pas insensibles aux sirènes d’un certain rationalisme ambiant. Mais restreignons-nous à l’histoire de la théologie dans l’Église latine.

I L’origine du divorce

Il faut d’abord réfléchir sur l’origine de ce divorce, à la fois regrettable et inéluctable dans une culture comme la nôtre, tellement impregnée de rationalité. Certains auteurs pensent que ce divorce a été provoqué surtout par la mentalité juridique du Concile de Trente. Mais des historiens plus perspicaces se rendent compte qu’il existait déjà du temps de la scolastique naissante, disons au début du treizième siècle. Les Sommes scolastiques se proposent de présenter une science structurée et bien organisée des vérités de la foi. Elles n’effleurent qu’occasionellement des questions de vie spirituelle. Pour cette raison, j’ose vous proposer l’hypothèse que la théologie et la spiritualité se trouvaient, pour la dernière fois, harmonieusement réunies chez les auteurs monastiques du douzième siècle (surtout dans les œuvres de Bernard de Clairvaux et de Guillaume de Saint-Thierry et dans les écrits de Hugues et de Richard de Saint-Victor). En plus, on pourrait trouver la vraie origine du divorce dans le conflit qui a opposé les cisterciens Bernard et Guillaume, au premier maître de la dialectique, Pierre Abélard.

De nos jours, il est extrêmement dangereux de critiquer maître Abélard, car on touche un sujet très sensible pour pratiquement tous les théologiens. Précisons donc notre point de vue. Nous n’avons nulle intention de juger la doctrine ni les mérites de maître Pierre ; nous n’avons aucune compétence pour le faire. Nous essayons seulement de comprendre les raisons qui ont incité Guillaume et Bernard à réfuter plusieurs de ses doctrines et à refuser de suivre les nouvelles voies que proposait Pierre Abélard à ses étudiants.

Il ne fait aucun doute que le signal d’alarme fût donné par Guillaume. On peut s’en rendre compte en lisant la lettre incendiaire qu’il envoya, pendant le carême de 1140, à son ami Bernard et à Geoffroy de Chartres, légat du pape pour la France.

Aux révérends Seigneurs et Pères dans le Christ, à Geoffroy, évêque de Chartres, et à Bernard, abbé de Clairvaux.

Je suis confus, moi, le dernier des hommes, d’être contraint de vous interpeller. Votre devoir est de parler et vous gardez le silence sur une affaire des plus graves, qui intéresse le bien commun des fidèles ! Puis-je me taire à la vue du danger que court la foi de notre commune espérance ? Cette foi que Jésus-Christ a scellée de son sang, pour la défense de laquelle les apôtres et les martyrs ont versé le leur, que les veilles et les travaux des docteurs ont transmise pure et sans tache au siècle malheureux que nous vivons1.

Où et comment Guillaume s’est-il rendu compte que la foi était en danger ? Il nous le confie dans l’introduction de sa Lettre d’or2. Nous y apprenons qu’au monastère de Signy, il a fait la connaissance de deux novices qui avaient suivi les cours d’Abélard et portaient dans leur bagage le traité « Theologia summi Boni ». Ce traité excita la curiosité de Guillaume qui s’empressa de parcourir l’ouvrage, passant d’un sujet d’étonnement à un autre. Guillaume se sentit appelé à dénoncer et à combattre les erreurs qu’Abélard enseignait à ses étudiants.

Ne vous imaginez pas qu’il soit question de bagatelles. C’est la foi en la sainte Trinité, la personne du Médiateur, celle du Saint-Esprit, la grâce de Dieu et le sacrement de notre rédemption qui sont en cause. Pierre Abélard [déjà condamné à Soissons en 1120] se remet à enseigner et à écrire des nouveautés. Ses livres passent les mers : ils vont au-delà des Alpes3.

On connaît la suite des événements. Bernard ne se fit pas prier longtemps. Il proposa à Abélard un dialogue public à Sens. Abélard accepta, mais dut s’apercevoir en dernière minute que le dialogue proposé prenait la forme d’un concile jugeant l’orthodoxie de ses écrits. Il se récusa et fit appel à la cour papale. Innocent II ne tarda pas à condamner Abélard et à le réduire au silence.

Reprenons notre question initiale à propos de cette affaire. Pour quelles raisons Guillaume et Bernard se sont-ils opposés à la théologie d’Abélard ? Nous pensons à deux motifs de caractère différent.

D’abord la méthode dialectique de son enseignement. Guillaume résume cette objection en cette phrase : « Il traite les divines Écritures comme il a l’habitude de traiter la dialectique »4. Abélard était avant tout un dialecticien. Il espérait rendre compréhensibles les vérités de la foi à l’aide de la logique. « En effet, disait-il, que signifient pour le laïc croyant des dogmes dont il ne comprend rien ? » Guillaume et Bernard affirmaient qu’Abélard soumettait toutes les données de la foi à la critique de la raison. Dans son système, la raison avait le premier mot comme aussi le dernier ! C’est pourquoi ils pensaient que l’essence même de la révélation chrétienne était en danger.

Il y avait un second motif qui explique la méfiance de Guillaume et de Bernard vis-à-vis de ce maître tellement populaire : sur sa vie privée circulaient beaucoup de rumeurs. Tout le monde se souvenait de son « affaire » amoureuse avec Héloïse. On savait que le chanoine Fulbert s’était vengé en le faisant émasculer. On savait qu’Abélard avait semé la division et la discorde dans tous les monastères où il était passé. Bernard résume : « Au-dehors il se présente comme un moine, mais au dedans il est un hérétique. Sa vie, sa conduite et ses livres prouvent qu’il est un persécuteur de la foi catholique et un ennemi de la croix du Christ »5.

Au fond, Guillaume et Bernard se méfiaient de ce professeur célèbre parce que sa vie ne s’harmonisait guère avec son enseignement. Avant l’entrée en scène d’Abélard, il était admis par tous que la science du mystère divin ne pouvait être obtenue que dans les monastères ou dans les Écoles collégiales. Tout enseignement de la théologie était soumis à l’autorité de la hiérarchie et supposait une conduite conforme. Abélard voulait libérer la théologie de ce corset ecclésiastique et la considérait comme une science rationnelle, sans lien avec la vie privée. On peut en voir l’expression symbolique dans le conflit qui l’opposa, déjà en 1110, à Guillaume de Champeaux, archidiacre de Paris. Ce dernier avait interdit à Abélard de continuer son enseignement à l’École Notre-Dame. Abélard emporta sa chaire de professeur et alla s’installer un peu en dehors des murs de la ville, auprès de l’église Sainte-Geneviève (l’actuel Panthéon). C’est avec raison que l’on considère ce geste symbolique comme la première fondation d’une université totalement libre. C’est en effet au même endroit, le Quartier latin, que la Sorbonne s’établira plus tard.

Abélard et sa théologie furent clairement condamnés par le pape Innocent II. On n’a pas le droit de faire d’Abélard un hérétique, puisqu’il se soumit à la décision de l’Église. Mais il mourut comme un homme brisé. La suite de l’histoire de la théologie a fini par lui donner raison. Ce novateur condamné fut de plus en plus considéré comme le précurseur de la scolastique. Celle-ci fut un phénomène exclusivement universitaire. Pierre Lombard convertit la théologie en une discipline d’université. Ceci signifia la fin de la théologie monastique. Vers l’année 1250, l’abbé de Clairvaux, Étienne de Lexington, fonda à Paris le Collège Saint-Bernard, à côté des grandes Écoles, pour y faire étudier les moines les plus doués. De la sorte, à peu près un siècle après sa mort, Abélard obtint gain de cause. Les cisterciens eux-mêmes étudiaient uniquement la théologie scolastique.

Guillaume et Bernard eurent le pressentiment du danger et ils essayèrent de renverser le cours des choses. Du point de vue de l’histoire, leurs efforts furent vains. Ils discernèrent cependant un problème tout à fait réel : le divorce imminent entre la théologie et la spiritualité. La théologie allait devenir une science purement rationnelle, et la spiritualité finirait par être réléguée aux marges de l’ascèse et de la mystique (ou plus grave encore : vers la zone irrationnelle de la sensibilité). Au treizième siècle, un Thomas d’Aquin saura réconcilier la raison avec la foi. Mais la raison et l’amour de Dieu n’ont cessé depuis de s’éloigner l’une de l’autre.

Guillaume et Bernard ne voulaient pas négliger l’aspect cognitif de la vie spirituelle. Ils étaient très attentifs au rôle de la raison. Le spirituel doit acquérir une vraie science de la foi. Mais cette science qui maîtrise et organise, doit être accompagnée de la sagesse qui goûte et savoure dans l’affectivité. « Le rôle tenu dans l’activité par la science et la raison, la sagesse le joue dans l’affectivité. La science amasse [les informations], mais pas pour elle-même. Comme les abeilles elle fabrique du miel, mais pour un autre. Ces provisions, on lui en permet bien quelque usage extérieur, mais leur saveur intime, on la réserve à un autre… L’étude de cette science requiert la discipline de la vie de société ; la perfection de la sagesse, au contraire, exige la solitude et le secret, un cœur solitaire, même au milieu des foules »6. Marie, Mère de la sagesse (sedes sapientiae) est la patronne de plusieurs universités. Mais on peut se demander où cette sagesse s’est réfugiée au cours du second millénaire.

II Les conséquences du divorce

Plusieurs siècles durant, la scolastique a occupé tout le terrain de la théologie. La spiritualité était pratiquement exclue des programmes d’école, au grand dam aussi bien de la théologie que de la spiritualité. Cette dernière a trouvé refuge dans les écrits des moniales et des béguines au cours du treizième siècle et dans les œuvres de quelques auteurs mystiques du quatorzième. En général, les représentants de ces domaines séparés se sont royalement ignorés. Des contacts sporadiques font preuve de malentendus réciproques et souvent de condamnations mutuelles. Les critiques formulées par Jean Gerson contre certains écrits de saint Bernard et de Ruusbrœc sont très instructives à cet égard. Gerson rejette en bloc tout le troisième livre des Noces spirituelles. Surtout parce que Ruusbrœc ne fait aucune mention de la « lumière de gloire » (lumen gloriae) que saint Thomas juge nécessaire pour que l’homme créé puisse contempler la lumière incréée. C’est donc le sommet de la vie spirituelle, la rencontre amoureuse entre Dieu et l’âme humaine, qui est en cause. Ruusbrœc a été défendu par son confrère Jean de Schoonhoven, mais également par un chartreux anonyme d’Erfurt, qui était parfaitement au courant de la polémique entre l’éminent auteur mystique et le grand chancelier de l’Université de Paris. Il remarque très judicieusement que Gerson avait les sens de la vue et de l’ouïe très développés (acutissimus in duplici sensu visus et auditus, cf. citation infra), mais que les trois autres sens, notamment l’odorat, le goût et le toucher, étaient parfaitement émoussés et faibles. Par contre, il y a des personnes moins instruites, qui sont aveugles et sourdes aux maximes de la philosophie scolastique, mais ont les sens très développés pour respirer, goûter et toucher les réalités spirituelles. Ainsi s’exprime ce chartreux :

Ô excellent maître docteur Gerson, je vais me servir de vos propres mots. Je les trouve écrits dans votre traité sur la Théologie mystique, dans son avant-dernier chapitre. Vous y traitez de la difficulté qu’ont les savants et les doctes de bien connaître la théologie mystique. Vous procédez ainsi : « Mettons devant les yeux de notre entendement deux personnes, dont l’une a la vue et l’ouïe extrêmement développées, tandis que les trois autres sens (l’odorat, le goût et le toucher) restent très faibles et obtus. L’autre personne est aveugle et sourde, mais ses trois autres sens (l’odorat, le goût et le toucher) sont alertes et pénétrants. Il est certain que cette seconde personne pourra éprouver des jouissances sensuelles plus intenses que la première ».

À la lumière de cette comparaison, nous pouvons présumer que les savants philosophes et théologiens sont forts quant à la vue et l’ouïe spirituelles. Mais il s’avère que beaucoup d’entre eux sont privés des trois autres sens, ou que ces sens restent obscurs et obtus. Par contre, en ce qui concerne les gens simples et sans instruction, on peut dire qu’ils restent aveugles et sourds quant à la compréhension de la philosophie scolastique, mais que leurs autres sens sont très développés quand il s’agit de l’odorat, du goût et du toucher spirituels.

Ô excellent maître Jean, docteur réputé, vous avez écrit et dit vouloir accorder la théologie mystique avec la scolastique. Il est clair que vous êtes très fort quant à la vue et l’ouïe spirituelles, mais que vous restez bien borné quant à l’odorat, le goût et le toucher. Parce que vous n’êtes pas encore parvenu à la sagesse de la théologie qu’il faut apprendre par l’ignorance, par des chemins non rationnels, par l’aliénation et la (sainte) folie. Pourtant on peut lire dans la lettre que vous avez écrite au chartreux Bartholomé, là où vous rejetez le troisième livre du traité de Ruusbroec nommé Noces spirituelles : « Les deux premiers livres, à mon avis, sont assez utiles. Je n’y trouve rien qui soit contraire à la foi ou aux bonnes mœurs, quoiqu’ils demandent souvent beaucoup d’un lecteur modeste ou d’un lecteur n’ayant que peu d’expérience des affections que l’on trouve évoquées dans le second livre »7.

Après la période scolastique, la Réforme a focalisé l’attention sur les divergences doctrinales de part et d’autre. La spiritualité se cantonne dans quelques mouvements piétistes qui se trouvent en marge des églises. Les œuvres musicales de Jean-Sébastien Bach sont plus spirituelles que les cours de théologie des universités allemandes.

Et pourtant, dès le quinzième siècle des voix s’élèvent contre la dichotomie entre la réflexion théologique et la vie pratique des fidèles. Ces voix se font entendre dans deux mouvements distincts mais souvent alliés : l’humanisme et la dévotion moderne. Qu’il me soit permis d’évoquer ici la grande figure d’Érasme (1469-1536). En 1503, il décrit son programme de théologie dans le Manuel du soldat chrétien.

En fouillant les sens cachés (de l’Écriture), il ne faut pas t’attacher aux conjectures de ton esprit, mais connaître une méthode et pour ainsi dire une sorte d’art qu’enseigne un nommé Denys dans son livre Des noms divins et saint Augustin dans son ouvrage Sur l’enseignement chrétien. C’est l’apôtre Paul qui, après le Christ, a ouvert certaines sources d’allégories. À sa suite Origène obtient facilement la première place dans cette partie de la théologie… Nos théologiens, poursuit-il, dédaignent l’allégorie ou bien la traitent d’une manière tout à fait frigide. Dans la manière subtile de faire des distinctions, ils sont égaux aux Anciens, voire supérieurs, mais quand ils touchent à ce mode d’exégèse, on ne peut même pas les comparer aux Anciens. Et cela principalement pour deux raisons, je suppose. L’une que l’exégèse allégorique doit nécessairement rester glacée quand elle n’est pas assaisonnée par les forces de l’éloquence ou par un style gracieux. Les Anciens y ont excellé, nous ne nous en approchons même pas. L’autre raison : on se satisfait du seul Aristote et on bannit de l’école les Platoniciens et les Pythagoriciens. Il n’est donc pas étonnant que les anciens Pères aient traité plus commodément les allégories théologiques, eux qui pouvaient par leur abondance oratoire enrichir et habiller n’importe quel sujet même sec et frigide, et qui, d’autre part, connaissant très bien toute l’antiquité, avaient jadis exercé dans les poètes et les livres des Platoniciens la manière d’interpréter qu’il fallait appliquer aux mystères divins. Je préfère donc que tu lises leurs commentaires, puisque j’ai le souci de te former non aux disputes scolastiques, mais au progrès moral8.

Léon Halkin a résumé ce programme dans son excellent livre Érasme parmi nous9. Érasme prêche l’humilité aux théologiens, parce que la théologie a pour objet le mystère par excellence. Puisque ce mystère est inscrit dans la Révélation, la théologie est d’abord biblique ; elle est patristique, car elle est histoire et tradition, conscience de l’Église en marche. Enfin, elle est mystique, parce qu’elle doit s’élever jusqu’au sens spirituel de l’Écriture, pour la goûter par le cœur autant que par l’esprit.

Ce programme, Érasme ne l’a pas seulement proposé dans ses écrits. Il en a fait le programme de sa vie. Il a édité le texte grec du Nouveau Testament. Il a étudié et édité plusieurs Pères de l’Église, grecs et latins. C’est dans cette ville de Louvain qu’il a fondé, avec l’argent légué par son ami Jérôme Busleyden, le « Collegium trilingue », pour assurer l’enseignement des trois langues bibliques : le grec, le latin et l’hébreu. Au cours des années 1517 à 1521, il s’occupait intensément de cette fondation qui voulait assumer la subsistance de trois professeurs et huit étudiants. Les facultés des Lettres et de la Théologie ont pris peur de ce collège indépendant. On le considérait comme un cheval de Troie, dont les guerriers pourraient attaquer le bastion de la théologie.

On peut remarquer qu’Érasme n’a pas écrit un cours de spiritualité, ni même une histoire de la spiritualité. Il aurait répondu que les circonstances ne le lui ont pas permis. Il fallait d’abord préparer le terrain, c’est-à-dire éditer des textes fiables, aussi bien du Nouveau Testament que des principaux Pères de l’Église. C’est de cette tâche qu’Érasme s’est chargé. Et l’on peut dire que beaucoup de théologiens belges lui ont emboîté le pas. Je mentionne l’entreprise des Bollandistes, la bibliothèque des textes syriaques, les études du Père de Ghellinck, la revue Scriptorium, le Corpus christianorum (latin et grec), etc. Il est impossible de nommer ici tous les grands travaux de théologie positive, qui préparent le terrain et rendent accessibles les trésors spirituels du passé.

Quels que soient les mérites d’Érasme et de ses disciples, il faut admettre que la situation actuelle a besoin d’autres initiatives. Il me semble que les facultés théologiques (et les séminaires) doivent chercher d’autres structures. Il faut également reprendre la question de la nature exacte de la connaissance théologique. Précisons notre idée à propos de ces deux sujets.

III Le dépassement du divorce

Très tôt, la foi chrétienne a dû chercher ses propres lumières au milieu d’une civilisation pluriforme, mais foncièrement rationnelle. Le message évangélique a dû s’inculturer dans la civilisation hellénistique qui, quoique moins scientifique que la nôtre, était très attentive aux possibilités de la raison humaine. Par tous les chemins, les Alexandrins cherchaient la ‘gnose’ ou la connaissance de l’ultime vérité. Il ne faut pas hésiter à parler d’une gnose typiquement chrétienne. On la trouve évoquée aussi bien dans les écrits de saint Paul que dans ceux de saint Jean.

Comment définir le sens de cette ‘gnose chrétienne’ ? Reprenons la description que Karl Rahner en a fait dans plusieurs de ses écrits. Il s’agit d’une connaissance qui est le fruit de la charité plutôt que des raisonnements et qui, selon saint Paul (cf. 1 Co 1-2), appartient aux hommes spirituels. Cette connaissance fait connaître à l’âme spirituelle l’amour incompréhensible de Dieu, qui s’est révélé surtout par la croix du Christ. Grâce à cette compréhension, le fidèle se laisse saisir de plus en plus par cet amour ultime. Il est évident que cette connaissance est un élément de la foi et se développe à l’intérieur de la foi (sans jamais la dépasser).

On trouve la même intelligence de la foi dans le traité de Guillaume de Saint-Thierry intitulé Le Miroir de la foi. L’auteur distingue dans la foi, en tant que science, trois degrés.

Le premier degré consiste à ne pas refuser… la grâce de l’hospitalité à ces vérités venues du dehors… et à leur donner simplement sa foi, par obéissance à celui qui commande. Le deuxième degré consiste à se familiariser… avec ces mêmes vérités et… à les recevoir à la participation au même pain et à la même coupe [que les vérités purement humaines]10.

L’esprit alors se met en devoir de méditer, d’approfondir ce qui lui parvient du dehors. C’est l’activité de l’examinateur spirituel. Tôt ou tard sa persévérance, son zèle ardent lui méritent la lumière d’en-haut, l’intervention de l’Esprit. La grâce illuminante le transporte au dernier degré de la connaissance de la foi. Ce dernier degré se réalise par le sens de l’amour illuminé. C’est à ce propos que Guillaume peut écrire : « Amor ipse intellectus est », « l’amour est lui-même connaissance ». Disons-le plus explicitement encore : l’amour est la seule source de toute vraie connaissance de Dieu.

Cette conception de la vie spirituelle est présentée de façon plus dynamique dans la Lettre d’or, qui distingue trois niveaux de la vie spirituelle : l’homme animal, l’homme rationnel et l’homme spirituel11. Tout auditeur attentif comprend facilement que la doctrine de Guillaume se rapproche beaucoup de la gnose alexandrine, ce qui n’est pas étonnant si l’on se souvient que Guillaume était un lecteur assidu d’Origène. Seulement la gnose alexandrine situe l’intelligence de la foi au milieu des conceptions de la philosophie grecque. Pensons par exemple au Contra Celsum d’Origène. Guillaume situe l’intelligence de la foi au milieu d’un nouveau mouvement dialectique de son temps, en s’opposant au rationalisme de la scolastique naissante. Il me semble que la mission de la spiritualité actuelle est de situer la vie chrétienne dans ses rapports avec la vision scientifique, sociologique et psychologique de nos contemporains — je pense surtout aux écrits spirituels de Pierre Teilhard de Chardin.

Précisons encore la pensée de Guillaume. L’intelligence de l’amour est une vraie intelligence. Il faut se garder du schéma traditionnel : l’intelligence est affaire de raison, l’amour est affaire de volonté. Grande erreur ! L’amour n’est pas affaire de la seule volonté. Il concerne tout l’être humain et rénove l’activité de toutes les facultés humaines. Pour cette raison même, les cinq sens corporels sont changés par l’amour et se comportent réellement comme des sens spirituels. L’anthropologie origénienne est à la base de l’anthropologie de Guillaume12.

Quant à l’influence de la théologie alexandrine, il faut se prémunir contre un malentendu possible. Guillaume n’a pas voulu reprendre ni actualiser la doctrine d’Origène. Il n’est pas un laudator temporis acti, il ne veut pas idéaliser le passé. L’évolution de sa pensée n’a pas été déterminée par des études historiques. Il a par contre été interpellé par les questions de son temps. Il a surtout été attentif aux affirmations du Pseudo-Denys et de la théologie négative. « Jamais la raison humaine ne parviendra à comprendre le mystère divin ». « La meilleure connaissance de Dieu, possible en ce monde, c’est de comprendre que Dieu est inconnaissable ». Progressivement, Guillaume a remarqué que cette approche négative du mystère divin menait à une sorte d’agnosticisme. Il a été sauvé des ténèbres dionysiennes par le verset de Matthieu 11,27 : « Nul ne connaît le Fils si ce n’est le Père, et nul ne connaît le Père si ce n’est le Fils, et celui à qui le Fils veut bien le révéler ». C’est la révélation biblique qui ouvre le chemin vers une connaissance positive de Dieu. On peut suivre la progression de Guillaume vers cette connaissance positive dans ses Oraisons méditatives.

Où es-tu, Seigneur, où es-tu ? Et où, Seigneur, n’es-tu pas ?… Je suis certain qu’ici maintenant, tu es avec moi… Mais puisque tu es avec moi, pourquoi moi aussi ne suis-je pas avec toi ?… Mon âme… il lui semble ne pas t’aimer tout à fait si elle ne jouit pas de toi. Mais jouir de toi, elle ne le pourra pas, si … elle ne te voit et ne te comprend13.

L’âme qui aime Dieu, veut jouir de lui. Mais cette jouissance suppose la présence de Dieu, de même que sa connaissance. L’intelligence de Dieu est un élément essentiel de l’expérience spirituelle. On trouve le même cheminement en lisant plus loin :

Dis à mon âme qu’est-ce donc qu’elle désire quand elle désire ta face. Elle est en effet à ce point aveugle… qu’à la fois elle se consume de désir et [pourtant] ignore ce qu’elle désire. Est-ce qu’elle veut te voir tel que tu es ?… Voir cela est au-dessus de nous, parce que voir ce que tu es, c’est être ce que tu es. Or « personne ne voit le Père, sinon le Fils, et le Fils sinon le Père »… Mais il poursuit et dit : « et celui à qui le Fils veut le révéler »… Donc, par l’Esprit-Saint, la Trinité Dieu se révèle elle-même à tel ami de Dieu qu’elle veut particulièrement honorer14.

Guillaume se rendait parfaitement compte que cette connaissance de la foi n’est pas celle de la raison raisonnante. Il le dit expressément dans son Commentaire sur l’Épître aux Romains, par une longue citation empruntée à saint Augustin.

Tout ce qui vient au devant de sa pensée, l’homme le rejette, le méprise, le désapprouve. Il sait parfaitement que ce n’est pas cela qu’il cherche, bien qu’il ne sache pas encore ce qu’il cherche. Il y a donc en lui une sorte de docte ignorance, enseignée par l’Esprit de Dieu qui vient en aide à notre faiblesse, humiliant l’homme par l’épreuve. Jusqu’à ce que cet homme soit renouvelé à l’image de celui qui l’a créé, et commence à être fils par unité de ressemblance15.

C’est dans son chef-d’œuvre, l’Exposé sur le Cantique, que Guillaume décrira cette connaissance révélée comme intelligence de l’amour (intellectus amoris). Rappelons que cet amour n’est pas une activité de la volonté humaine, mais une activité du Saint-Esprit, avec lequel cet amour est identifié.

De l’Époux à l’Épouse, le premier mouvement de connaissance fut don de la divine Sagesse ; le premier élan de dilection, gratuite effusion de l’Esprit-Saint. Mais de l’Épouse à l’Époux, connaître, aimer, c’est tout comme (idem est), car… l’amour même est intelligence16.

Quand elle se souvenait de l’Époux, pensait à lui pour le comprendre, l’Épouse le tenait pour absent, aussi longtemps que sa connaissance ne tournait pas en amour… Sans aucun doute, l’amour de Dieu s’identifie avec sa connaissance même : on ne le connaît qu’aimé ; on ne l’aime que connu. Oui, à son égard, la connaissance mesure l’amour, l’amour mesure la connaissance17.

Là encore la raison formelle de la connaissance d’amour est la présence de l’aimé : une présence active et passive à la fois, car il s’agit vraiment d’une connaissance relationnelle. Il faudrait montrer ici de quelle façon Guillaume compare cette connaissance amoureuse à la connaissance réciproque des Personnes divines. Mais en suivant ce chemin, on se trouverait du même coup dans les vastes champs de la mystique chrétienne. Ce n’est pas notre sujet ici. Citons par contre le texte qui exprime la complémentarité de la raison et de l’amour, deux chemins parallèles qui mènent à la contemplation de Dieu.

La contemplation a deux yeux : la raison et l’amour ; selon le mot du prophète [Isaie] : « Sagesse et science, voilà les richesses du salut ». L’un de ces yeux scrute, en appliquant les règles de la science, les choses humaines ; l’autre, les choses divines, en appliquant les règles de la sagesse. Illuminés par la grâce, ils se prêtent un mutuel et sérieux appui : l’amour vivifie la raison et la raison clarifie l’amour ; leur regard devient un regard de colombe : simple pour contempler, prudent pour se garder18.

Ce texte reprend une intuition de jeunesse que Guillaume a exprimée dans son traité De la nature et de la dignité de l’amour. Tout au long des années de l’âge adulte, il a mieux apprécié le rôle de la raison, qu’il a toujours considérée comme irremplaçable dans l’évolution de la vie spirituelle. Guillaume n’est jamais irrationnel ni anti-intellectuel.

Conclusion

Essayons, en guise de conclusion, de donner quelques caractéristiques de la connaissance amoureuse.

1. La connaissance amoureuse fait partie de l’expérience spirituelle. Vers 1130, saint Bernard et Guillaume ont découvert ensemble, dans l’infirmerie de Clairvaux, l’importance de l’expérience personnelle du mystère divin19. Dès lors, ils ont essayé de décrire cette expérience dans le langage et avec les symboles du Cantique des Cantiques.

2. La connaissance amoureuse est passive plutôt qu’active. Guillaume dit à cet égard : « L’objet qu’elle pénètre par l’intelligence naturelle, l’âme le saisit ; mais par l’intelligence spirituelle, elle saisit moins qu’elle n’est saisie (non tam capit quam capitur). L’objet qu’elle saisit par l’intelligence naturelle, elle en voit et discerne les éléments intelligibles par une opération rationnelle ; mais un objet que son regard ne peut percer, elle n’en peut rien discerner »20.

3. La connaissance amoureuse est fruitive. Elle n’éclaire pas seulement la raison, mais touche à la fois les cinq sens de l’être humain et surtout les sens affectifs, à savoir : le goût, le toucher et l’odorat. L’âme humaine n’a pas l’impression d’aimer parfaitement, tant qu’elle ne jouit pas de la présence du Bien-aimé.

4. La connaissance amoureuse suppose qu’on conforme sa vie aux exigences de la personne recherchée et aimée. Saint Bernard et Guillaume ont pensé que la vie monastique était la seule école possible de la charité chrétienne. À ce sujet ils ont été, sans aucun doute, trop exclusifs. Mais ils ont très bien compris les multiples invitations de la Bible à une foi sincère et sans ambiguïtés. Ils suivent l’adage bien connu que le texte inspiré doit être lu et compris selon l’esprit dans lequel il a été conçu.

5. La connaissance amoureuse enrichit tous les domaines de l’intelligence humaine. « L’amour vivifie la raison et la raison clarifie l’amour ». En se rappelant l’harmonie qui est nécessaire entre la science et la sagesse, Guillaume est devenu un précurseur de l’humanisme typiquement chrétien.

Notes de bas de page

  • 1 Guillaume de Saint-Thierry, « Epistola CCCXXVI Guillelmi abbatis, ad Gaufridum Garnotensem episcopum, et Bernardum abbatem Clarae-Vallensem » (citée désormais « Lettre à Bernard ») : PL 182, 531-533, ici 531 AB.

  • 2 Cf. Guillaume de Saint-Thierry, Lettre aux Frères du Mont-Dieu (Lettre d’or), éd. J. Dechanet, coll. Sources chrétiennes 223, Paris, Cerf, 1975, « Billet d’envoi » 4-8, p. 133-135 ; Id., « Lettre à Bernard » (cité supra n. 1) 531 CD.

  • 3 Id., « Lettre à Bernard » (cité supra n. 1) 531 B.

  • 4 Ibid. 532 A.

  • 5 Bernard de Clairvaux, « Epistola CCCXXXI ad Stephanum cardinalem et episcopum Praenestinum » : PL 182, 536-537, ici 536 D.

  • 6 Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur le Cantique des Cantiques, éd. J. Dechanet, coll. Sources chrétiennes 82, Paris, Cerf, 1962, p. 109.

  • 7 Weimar H.A.A.B. (Herzogin Anna Amalia Bibliothek), Qu 51 (ex Carthusia Erfordis), 242/r., saeculi 1400/1500. Ce texte nous a été signalé et communiqué par le Dr K. Schepers. Qu’il en soit sincèrement remercié !

  • 8 Érasme, Manuel du soldat chrétien, tr. A. Festugière, Paris, Vrin, 1971, p. 146 ; dans Œuvres choisies, tr. J. Chomarat, Paris, Hachette, 1991, p. 81-82.

  • 9 Halkin L.-É., Érasme parmi nous, Paris, Fayard, 1987, p. 405-424.

  • 10 Guillaume de Saint-Thierry, Le Miroir de la foi, éd. J. Dechanet, coll. Sources chrétiennes 301, Paris, Cerf, 1982, p. 151.

  • 11 Cf. Id., Lettre aux Frères du Mont-Dieu (cité supra n. 2), p. 177.

  • 12 Cf. Verdeyen P., La théologie mystique de Guillaume de Saint-Thierry, coll. Spirituels 2, Paris, FAC, 1990, p. 201-205.

  • 13 Guillaume de Saint-Thierry, Oraisons méditatives III 4, éd. J. Hourlier, coll. Sources chrétiennes 324, Paris, Cerf, 1986, p. 67.

  • 14 Ibid. III 7-8, p. 69-71.

  • 15 Id., Exposé sur l’Épître aux Romains, éd. P. Verdeyen, coll. Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis 86, Turnhout, Brepols, 1989 ; Augustin d’Hippone, Lettre 130, coll. Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum 44, Turnhout, Brepols.

  • 16 Id., Exposé sur le Cantique des Cantiques (cité supra n. 6), p. 153.

  • 17 Ibid. p. 189.

  • 18 Ibid. p. 213.

  • 19 Cf. Guillaume de Saint-Thierry, « Sancti Bernardi vita prima » (Vie de Bernard) : PL 185, 259 AB.

  • 20 Id., Exposé sur le Cantique des Cantiques (cité supra n. 6), p. 193-195.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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