À cause des Pères. Le « Mérite des Pères » dans la tradition juive

Michel Remaud f.m.i.
Sacra Scrittura - reviewer : Jean Radermakers s.j.
Une remarquable thèse de doctorat, dirigée par Charles Perrot, et défendue à l'Institut Catholique de Paris en 1993, voit enfin le jour. Elle fait honneur à la collection de la Revue des Études Juives. L'A., professeur à l'Institut Ratisbonne de Jérusalem, est déjà connu par son essai Chrétiens devant Israël serviteur de Dieu (1983, rééd. 1996; cf. NRT, 1985, 742; 1998, 490) et ses contributions à la revue. Le thème de cette étude est courant dans les écrits aggadiques du judaïsme; Paul en fait mention en Rm 11, 28. Analyser les principaux textes de la tradition juive pour percevoir le sens précis de cette expression et en même temps montrer le fonctionnement de l'exégèse rabbinique, tel est l'objet propre de l'ouvrage.
L'A. procède de façon méthodique. Il commence par définir l'idée de «mérite» et précise le sens du vocabulaire qui l'exprime. Il nous fait ensuite parcourir le dossier des textes afin d'élucider en quoi ce qui est advenu aux patriarches a valeur de signe pour leur descendance. L'A. s'efforce de percer les origines du thème avant d'en discuter les traditions. Enfin, d'une manière originale et suggestive, il étudie comment la liturgie synagogale traite du «mérite des Pères».
La première partie (p. 7-47), essentiellement philologique, dégage du terme zekût la notion d'innocence, à laquelle se mêlent des connotations d'acquisition, de dignité, de mérite. Les «mérites» de la triade patriarcale, à laquelle les matriarches sont parfois associées, n'enlèvent rien à la gratuité du don de Dieu, et ne constituent pas un droit à sa sollicitude pour leur progéniture. La deuxième partie (p. 49-257) présente le développement du thème dans les sources rabbiniques. Ayant repéré les textes significatifs, I'A. s'attelle à une analyse serrée des passages traitant des mérites respectifs d'Abraham, d'Isaac et de Jacob; il en dégage les motifs invoqués et le type de solidarité qu'ils instaurent avec leurs descendants. Ce que les pères ont vécu est paradigmatique pour les fils et permet une actualisation aux différentes périodes de la vie d'Israël, grâce au midrash. De plus, les pères sont porteurs de ceux qu'ils engendrent; ils leur lèguent en quelque sorte un patrimoine génétique spirituel. Chacun d'eux a sa destinée propre, et les interventions divines leur sont accordées eu égard à leurs mérites. Ainsi Abraham est lié à l'exode et à la terre, mais aussi à la création: foi, confiance en Dieu, hospitalité et «ligature» sont les titres le plus souvent invoqués. Pour Isaac, on loue son offrande volontaire à l'aqédah, qui vaut à Israël le pardon de ses péchés et la libération d'Égypte. Jacob, du fait qu'il n'a pas engendré de païens, mérite le passage du Jourdain et l'entrée en Terre promise. L'analogie du thème fonctionne aussi avec d'autres personnages bibliques: Moïse, Aaron et Miryam. Intéressante est la recherche de la thématique dans les sources anciennes: Targum et apocryphes. Les origines remontent très loin, jusqu'à la Bible. Mais la tradition n'est pas unanime sur ce principe méritoire des Pères: chacun ne reçoit-il pas le salaire de ses oeuvres propres, et finalement ne faut-il pas s'abandonner à la bonté divine? Aussi la troisième partie est-elle d'importance, car on y découvre comment le thème du mérite a imprégné la pensée religieuse juive. Les célébrations du Premier de l'An et de Kippour rappellent que le pardon des péchés est obtenu grâce aux mérites des Pères, en particulier à l'aqédah. Bref, avec louange ou suspicion, le thème des mérites des ancêtres est constamment repris. Que révèlet-il? D'abord la liberté de Dieu qui peut gracier les fils sans mérite de leur part: les Pères ont obtenu grâce pour eux; d'où la solidarité étroite entre les générations. Une question théologique surgit: le don de l'Alliance est gratuit, mais il faut en observer les commandements pour y demeurer. Et pourtant une grâce initiale semble traverser toutes les infidélités des générations suivantes. Comme l'écrit saint Paul: «si les prémices sont saintes, toute la pâte l'est aussi» (Rm 11, 16). Nous retrouvons les thèmes pauliniens de Rm 9 à 11; l'A. y consacre un bref appendice sur la fidélité de Dieu, dont «les mérites des Pères» offrent un témoignage saisissant. Nous voyons ainsi comment un thème controversé dans la tradition juive trouve un écho dans le N.T., signe de sa fécondité, et de l'utilité, pour les chrétiens, d'étudier de manière désintéressée les sources juives, afin de mieux saisir les cheminements d'une révélation diversément interprétée. Une précieuse bibliographie, une liste des auteurs et un index des sources permettent une consultation aisée de ce beau volume dont nous recommandons la lecture aux exégètes et aux théologiens de la grâce, comme aux étudiants et à ceux qu'intéressent les relations entre chrétiens et juifs. - J. Radermakers, S.J.

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