Anthropologie phénoménologique et théorie de l’éducation dans l'oeuvre d’Edith Stein

Eric de Rus
Filosofía - reviewer : Marie-Jeanne Coutagne

Ce livre n’est pas le premier qu’Éric de Rus consacre à Edith Stein. Mais, à certains égards, il représente une somme, puisqu’il s’agit de l’édition de la thèse que l’A. a soutenue à l’École Normale Supérieure le 30 nov. 2018. Suivant le fil conducteur de l’élucidation de la personne humaine, qui offre un accès unifié aux différentes strates de l’œuvre steinienne, de Rus, professeur agrégé de philosophie, entend suivre le lien privilégié entre élucidation de la personne humaine et réflexion sur l’éducation. Il s’agit de rendre compte de la manière dont se constitue une phénoménologie de la personne humaine, de telle sorte que soit possible une théorie de l’éducation porteuse d’un certain idéal. La théorie steinienne de l’éducation, disséminée dans plusieurs livres et opuscules, est adossée à une doctrine compréhensive de l’être humain et du sens de son existence qui porte le sceau de l’orientation métaphysique de sa recherche philosophique. Sans doute la méthode phénoménologique reste la voie d’approche privilégiée. Mais si la théorie pédagogique engage des conséquences pratiques concrètes, la formation de la personne humaine dans sa totalité ne peut faire sens que sur fond d’une détermination de l’essence de l’âme comme réalité intérieure à partir de laquelle il est possible de penser l’unité de la personne, corps-âme-esprit, mais aussi l’éducation comme formation de l’âme elle-même. D’où la nécessité d’une conception de l’être humain et du monde qui soit une métaphysique. À la question la plus déterminante : « Existe-t-il une anthropologie pouvant aider à comprendre l’individualité ? », il est possible de répondre que seule une anthropologie chrétienne est capable de prendre en compte la totalité de l’individualité humaine. Le noyau individuel de la personne, « l’âme de l’âme », en est le centre dynamique (p. 11, 130 et141s.). Edith Stein entrecroise les références thomistes à une âme substantielle et l’approche délibérément augustinienne de la question. Chemin faisant, sans renier la phénoménologie à laquelle elle reste fidèle (p. 30 ; 65, etc.), E. Stein élargit la question et répond aux limites des propos existentiels de Martin Heidegger qui enferme la personne à l’intérieur de sa finitude sans la référer à un au-delà d’elle-même (p. 50-52). L’orientation métaphysique de la pensée steinienne se déploie dans le sens d’une ontologie de l’insuffisance de notre être, qu’il faudrait pouvoir mieux situer en relation avec l’Analogia entis d’Erich Przywara de 1932 (p. 217s.) ou les efforts blondéliens à la même époque dans L’Être et les êtres (1936) (en particulier en lien avec les p. 128s.). Mais l’objectif de E. de Rus est de souligner combien pour E. Stein, l’âme est le fondement du travail éducatif qui ne peut se faire qu’à partir de l’intériorité. Si la vertu formatrice de la culture (p. 180 ; 208) intègre une axiologie et une éthique (p. 221s.) où l’influence de Scheler se remarque évidemment, il s’agit ici d’une anthropologie originale et fondamentalement chrétienne : d’où la nécessité d’une formation de l’être humain qui lui permette dans son individualité de devenir authentiquement lui-même. Par conséquent philosophie et théologie peuvent et doivent s’articuler. Instruite des débats de son époque sur ce que peut être une philosophie chrétienne, dépassant les préjugés des psychologues scientifiques, E. Stein s’appuyant sur les écrits des mystiques du Carmel développe une conception qui lui est propre, des rapports entre liberté et grâce, comme de l’intériorité conçue comme « lieu » ultime de la décision, Blondel eut dit, « de l’option » ! L’art d’éduquer est alors une « recréation » de l’homme (p. 259s.) qui suppose, dans le Christ, une transformation radicale de la personne humaine et finalement la plénitude d’une expérience spirituelle. La figure du Christ est en effet l’archétype de l’éducation.

Éric de Rus suit pas à pas son auteur, en précisant à chaque fois les références, en commentant les pages les plus significatives du corpus steinien. Son travail se lit très aisément, la présentation typographique qui renvoie à de nombreuses citations en notes de bas de page y aide beaucoup. Il convient de le signaler : rien ici d’une thèse touffue. On suit la progression de l’analyse, toujours dense mais claire, sans jamais perdre de vue l’unité de la pensée : celle d’E. Stein comme celle de son commentateur. Un livre qui compte désormais dans l’élucidation de la profondeur et de la pertinence des approches d’E. Stein. Si la personne se caractérise par sa vie intentionnelle ouverte à la fois sur l’extérieur comme sur l’intérieur, son développement ne peut se faire qu’à partir de son âme, toujours ouverte à la force formatrice de la grâce et donc à l’expérience de la sainteté. Face à nos désarrois contemporains, il importe absolument de le rappeler. — M.-J.C.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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