Chrétiens modernes? L'engagement des intellectuels catholiques «progressistes» belges de 1945 à 1958

J.-L. Jadoulle
Storia - reviewer : Bernard Joassart s.j.
Au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le catholicisme est encore un acteur majeur au sein de la société belge. Un catholicisme assez monolythique, marqué par une solide tradition d'intransigeance. Il n'empêche: dans la foulée des grands changements survenus du fait du conflit (changements d'ailleurs amorcés avant les hostilités), certains catholiques, clercs et laïcs, «intellectuels» engagés dans des carrières souvent en vue (enseignement universitaire et théologique, monde politique et syndical, professions libérales; cf. à ce propos les «Notes biographiques» des principaux intervenants dans l'ouvrage, p. 309-332) remettent en question à la fois la vie interne de l'Église - sa pensée comme ses modes de fonctionnement - et la manière dont elle envisage et concrétise son insertion dans la société. Dans une thèse de doctorat, dont voici une version remaniée, J.-L.J. a étudié trois milieux où se pensèrent ces remises en questions, s'exprimant essentiellement par des organes de presse: la Revue nouvelle, qui prenait le relais de la Cité chrétienne, La Relève et la page belge de Témoignage chrétien. L'enquête de l'A. comporte deux moments principaux. Tout d'abord un exposé des caractéristiques de ces milieux de réflexion: origines, présentation des collaborateurs, fonctionnement, audience, etc. La deuxième étape analyse tout d'abord les prises de position de ces revues face aux défis de l'heure ou du moins ce qu'ils estimaient tel. Le travail de J.-L.J. est ici particulièrement intéressant car il permet de repasser toute une époque de l'histoire de Belgique riche en problématiques: les unes accompagnaient le destin du pays depuis presque sa création, telle la question scolaire, qui trouvera un arrangement dans le Pacte scolaire de 1958; les autres étaient plus immédiates, en particulier la question royale; d'autres encore étaient héritées d'un passé plus ou moins lointain, notamment tout ce qui touchait aux conditions socio-économiques, la place de l'État et les relations que l'Église entretient avec lui; sans oublier, ainsi que déjà dit, tout ce qui avait trait à la pensée théologique proprement dite (pensons entre autres au débat autour de la «nouvelle théologie», les premiers pas en fait de renouvellement de la liturgie…). Et dans tous ces domaines, il apparaît que ces milieux préconisaient des positions se distanciant plus ou moins nettement des positions officielles de l'Église (certes avec des nuances propres à chacune des revues).
La question la plus intéressante était, on s'en doute, en particulier au vu du titre, de savoir comment qualifier ces chrétiens. Étaient-ils «de gauche», «réformistes», «progressistes», ou…, étant entendu que de telles appréciations sont toujours délicates à formuler car on sait combien les mots peuvent revêtir des significations très diverses? Pour tenter d'apporter une réponse à la question - dont on trouve la solution dans les deux qualificatifs retenus pour le titre: «modernes» et «progressistes» (mais à ne pas entendre dans le sens où ils étaient reçus alors en France) -, l'A. s'est inspiré des travaux d'É. Poulat, J.-M. Mayeur, R. Rémond, Cl. Langlois et autres (on pourrait y ajouter ceux de M. Lagrée, La bénédiction de Prométhée. Religion et technologie, XIXe-XXe siècle, Paris, 1999, et d'É. Poulat et D. Decherf, Le christianisme à contre-histoire, Paris, 2003), et a retracé brièvement, mais sans simplification outrancière, l'histoire de l'attitude de l'Église face au monde dit «moderne» engendré au 18e siècle. Et il rappelle que d'une manière générale, les spécialistes s'accordent à reconnaître une ligne de fond majeure dans cette attitude: l'intransigeantisme ¬qui caractérise, certes selon des modalités concrètes assez variables, tout autant l'action d'un Pie IX et d'un Pie X que celle de Léon XIII et de Pie XI, tout autant la «démocratie chrétienne» que les formes les plus raidies de l'intégrisme, tous ayant finalement en ligne de mire le «libéralisme», véritable bête noire du catholicisme. Or les milieux étudiés ici auraient, selon J.-L.J. opéré une certaine transaction avec le monde «moderne», voulant «rendre à la foi et à l'Église leur capacité de faire choc»: «plus enclins à reconnaître la valeur des réalités terrestres, plus attentifs à la distinction des sphères profanes et religieuses et davantage acquis à la séparation de l'Église et de l'État et au respect de la liberté de conscience, ils invitent les chrétiens à se faire hommes parmi les hommes» (p. 301). Il y aurait sans doute beaucoup à dire sur ces réflexions de l'A., en particulier à propos de l'histoire de l'intransigeantisme en général. D'une part, l'A. s'appuie essentiellement sur des travaux français - de très grande qualité, certes; mais était-ce suffisant? L'A. m'autorisera à faire appel à un souvenir personnel: une discussion avec un jeune chercheur français, spécialiste de l'univers catholique français du XIXe siècle. Lui aussi mettait en exergue l'opposition «catholicisme-libéralisme», et faisait appel à bon nombre de textes romains à propos de positions exprimées en France, terre de prédilection du libéralisme, ou plus exactement d'un certain libéralisme…, jusqu'au moment où je me suis permis de lui signaler qu'il faudrait peut-être nuancer l'idée que les textes des papes de l'époque n'étaient quand même pas uniquement des prises de position face à la seule chrétienté française. On notera d'ailleurs que l'A. prend ses distances face à cela. Et on le comprend: en terre belge, le libéralisme n'a-t-il pas adopté des visages peut-être «plus fréquentables» ou «moins infréquentables» aux yeux de Rome?
D'autre part, l'A. affirme à la p. 289: «La raison ultime de cet antilibéralisme [de l'Église catholique] n'est guère aisée à discerner». La fin de la conférence qu'Étienne Fouilloux prononça lors du centenaire de la Revue d'histoire ecclésiastique, à Louvain-la-Neuve, le 17 novembre 2000, intitulée Intransigeance catholique et «monde moderne» (19e - 20e siècles) (vol. 96, 2001, de la RHE, p. 70-86) est certainement très éclairante à ce sujet: «on ne peut utiliser de manière univoque, en histoire du catholicisme contemporain, des concepts aussi massifs que libéralisme ou intransigeance. Ils n'ont manifestement pas le même sens ni le même poids selon les époques, les lieux et les domaines. Un bilan sommaire à la fin du 20e siècle suggère … que l'Église catholique a gradué sa riposte au « monde moderne » né de la mutation intervenue à la charnière des XVIIIe et XIXe s. Sans renier une intransigeance solidifiée voici cent cinquante ans, comme le souligne à mon sens la béatification de Pie IX, elle a transigé plus ou moins nettement, plus ou moins précocement et de plus ou moins bon gré avec un environnement devenu défavorable où il lui fallait pourtant diffuser son message. La facilité relative de la transaction politique tient à son peu d'intérêt pour les formes et systèmes de gouvernement pourvu qu'ils respectent l'essentiel: à savoir la liberté de culte et de conscience des fidèles [N.B.: deux réalités bien sûr à ne pas confondre]. La transaction religieuse symbolisée par Vatican II est d'une autre nature, à caractère apologétique: il fallait rendre plus attrayant le visage du catholicisme pour faciliter son apostolat. Quant à la transaction sociale, elle demeure incomplète, du fait de la persistance d'un renvoi dos à dos de la contrainte collective et du libéralisme sans frein. En revanche, l'Église catholique s'est refusée à transiger sur deux points majeurs: sa propre identité d'Église de Jésus-Christ qu'elle ne se résout pas à relativiser, malgré une réelle ouverture conciliaire; et plus encore sa conception de l'homme qu'elle estime gravement menacée dans son fondement, notamment par les développements récents de la biologie, fine pointe de notre modernité». Les quelques dernières lignes, certes signées par un Français, mais qui dépassent le cadre de l'Hexagone, ne sont-elles pas la réponse à la question posée par l'A.? Ne doit-on même pas aller plus loin? Le libéralisme n'est-il pas intrinsèquement «anticatholique»? Ceci est sans doute d'autant plus ardu à discerner qu'il use d'un langage hérité du catholicisme mais dont les mots revêtent des sens à la fois très proches mais aussi très distants? Évidemment, on entre ici dans une question de philosophie et de théologie, qui dépasse le seul cadre historique. L'A. me permettra de lui adresser une critique - mineure - quant à la facture de l'ouvrage. Les «Notes biographiques» signalées plus haut sont d'un grand intérêt. J'avoue toutefois qu'un index complet des personnages cités dans l'ouvrage aurait été le bienvenu, surtout si l'on pense au lecteur non belge.
Voilà en tout cas un ouvrage qui intéressera non seulement les lecteurs belges, mais aussi les étrangers qui scrutent les rapports entre Église et «Modernité». Et ce d'autant plus qu'il se situe, à mon estime, dans la grande tradition des travaux menés dans notre pays en matière d'histoire religieuse, tels qu'en a publiés le Chanoine Aubert, d'ailleurs un des acteurs principaux de ce livre. - B. Joassart, S.J.

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