Ethics and Theology after the Holocaust

D. Pollefeyt
Teologia - reviewer : Lutgarde Verbouwe

Didier Pollefeyt, professeur ordinaire à la Faculté de théologie et d’études religieuses de Katholieke Universiteit Leuven (K.U.L.) en Belgique, nous livre dans cet ouvrage le fruit de plus de trente-cinq ans de réflexion, de recherche, d’enseignement et de publications sur l’éthique et la théologie après la Shoah. Il y présente une éthique pour l’avenir (sections 1 à 5), ainsi qu’une théologie actualisée et renouvelée, en particulier au niveau de la christologie et du dialogue entre juifs et chrétiens, pour l’Église catholique (sections 6-14). « Ne pas donner une victoire posthume à Hitler » (Fackenheim) inspire et anime son raisonnement et lui permet de tirer de la Shoah des enseignements normatifs pour les nouvelles générations.

Dans l’introduction (section 1), l’A. présente chacune des quatorze sections, leurs connexions internes ainsi que la méthode suivie : réfléchir la Shoah de l’intérieur pour comprendre les mécanismes et la dynamique éthique et théologique qui ont rendu possible la mise en place progressive de l’extermination programmée et méthodiquement orchestrée de six à sept millions de juifs et d’autres groupes. Sa réflexion s’appuie sur une très vaste littérature relative à la Shoah : les témoignages des victimes, les travaux des anthropologues, historiens, philosophes, psychanalystes, psychologues et sociologues. L’A. fait dialoguer les thèses en présence, les argumente et les réfute, pour finalement les intégrer dans sa propre pensée qui les dépasse.

Dans les sections à portée éthique (sections 1 à 5), l’A. récuse avec une grande fermeté une diabolisation du mal et des malfaisants ; celle-ci finit par créer des cercles vicieux. L’obéissance bureaucratique des nazis peut, dans une certaine mesure, rendre compte des atrocités commises (la banalisation du mal, H. Arendt). Pour l’A., toutefois, elle était fondée sur l’éthique manichéenne des nazis où le « mal comme mal » était devenu indiscernable. Cette éthique légitime l’idéologie nazie, fonde son Weltanschauung et s’incarne dans sa bureaucratie. Avec Todorov, et contre Rubinstein, l’A. discerne dans la pratique des « vertus quotidiennes » des victimes (les gestes de dignité, de créativité et de solidarité) des « espaces de liberté » qui témoignent d’une résistance éthique contre le mal. Avec Lévinas et Fackenheim, il atteste la présence de l’Absolu qui traverse le visage du plus vulnérable comme un appel éthique (aussi section 7). Conditions nécessaires, mais non suffisantes, la bureaucratie, la rationalité et la technologie de la modernité ont facilité la mise en œuvre de la Shoah, celle-ci n’est ni la conséquence, ni l’expression ultime de la modernité (contre Baumar). Lui faire porter toute la responsabilité est souvent an easy escape route (une échappatoire facile) pour les chrétiens. En effet, l’antijudaïsme chrétien séculaire a préparé une terre fertile pour l’enracinement du génocide nazi. En accord avec Todorov, l’A. voit dans la fragmentation, la dépersonnalisation et la jouissance du pouvoir des mécanismes visant à neutraliser le « Visage ». Le concept de self-deception (l’auto-tromperie) donne une intelligence profonde de la dynamique cruciale à l’œuvre dans l’engrenage du mal.

Les sections théologiques (sections 6 à 14) comprennent un développement sur le pardon et l’impardonnable, la réconciliation, la culpabilité individuelle et collective (section 6), Dieu (section 7), le Christ (section 8), le dialogue interreligieux (section 9), la Bible (section 10), la Nature (section 11), l’enseignement de la Shoah (section 12), l’éthique et la politique en terre d’Israël (section 13) et la mort (section 14). Sans faire du pardon a cheap grace (une grâce à bon marché) l’A. affirme que chaque acte, si les conditions sont réunies, demeure ouvert au pardon ; l’impardonnable étant réservé aux situations de fait (p. ex. la mort de la victime), ou celles qui butent contre une fermeture, toujours temporaire et en attente d’être dépassée. Si le pardon au nom des victimes n’est pas possible, son refus ne l’est pas non plus. Confiant ainsi le mal à la tragédie de l’histoire humaine, partagée par tous, la repentance demeure possible, elle est en suspens. Cette ultime espérance enlève à Hitler une victoire posthume : le mal n’aura pas le dernier mot, le pardon n’est pas une expression de faiblesse (contre Hitler) et l’histoire demeure une histoire de miséricorde (contre Hitler). Dans la section 7, l’A. réfute la mort de Dieu à Auschwitz (Rubinstein), le mal en Dieu (Blumenthal), et interroge avec Lévinas et Fackenheim la manifestation de la Présence divine à travers le visage comme protestation éthique et théologique contre le mal. Le mal à Auschwitz n’est pas seulement une privatio boni (Platon, Th. d’Aquin), il est aussi une perversio boni, l’idéologie du nazisme a perverti le bien et l’a présenté comme finalité. L’ode à la force de la Nature divinisée par les nazis n’est pas seulement une privatio deo, mais aussi une perversio deo. La christologie chrétienne, avec la théorie de la substitution, a joué un rôle majeur dans la légitimation de l’antijudaïsme chrétien et a préparé une terre nourricière pour le génocide nazi à l’égard du peuple juif (section 8). La tragédie d’Auschwitz manifeste le non-accomplissement de l’œuvre de rédemption et marque la fin du triomphalisme christologique traditionnel. Le « déjà-là, pas-encore » crée l’espace pour une interprétation positive du « non » des juifs à Jésus (cf. Moltmann). Les questions théologiques classiques portant sur une ou deux Alliances, la continuité et la discontinuité entre les deux Testaments sont analysées et évaluées. Dans l’après Shoah, avec Nostra Aetate 4 (1965), les initiatives de rapprochement et les appels au dialogue des papes successifs – Jean-Paul ii, Benoît xvi et François – les tensions historiques entre le judaïsme et le christianisme trouvent un apaisement (section 9). Pour le pape François, la Parole de l’Alliance, comme base commune, permet d’articuler une place aux juifs et aux chrétiens dans l’économie divine : les uns vivent Torah centred, Torah shaped, les autres vivent Christ centred, Christ shaped. L’Église catholique est appelée à développer une christologie qui lui permet de sortir de la théorie de la substitution, de donner une pleine acception aux paroles de Paul « les dons et l’appel de Dieu sont irrévocables » (Rm 11,29) et de reconnaître une place entière à l’existence du peuple juif dans l’économie du salut. Aux quatre paradigmes en cours pour fonder une théologie du dialogue interreligieux (l’exclusivisme, l’inclusivisme, le pluralisme et le particularisme), l’A. propose une approche « transrelationnelle et herméneutique » ; les religions sont invitées à offrir et à accepter une hospitalité réciproque (section 9). L’horreur commise dans la Shoah interroge aussi notre lecture de la Bible (section 10), en particulier celle des passages violents. Par sa Parole, Dieu veut sauver l’humanité et non la détruire. Dans ce sens, l’A. plaide pour une lecture eschatologique et non apologétique de la Bible (avec une exégèse sur 1 Th 2,14-16), une lecture qui veille à ouvrir des horizons pour un « avenir normatif ». Souvent très hostile aux victimes, mais divinisée par les nazis comme une Force impersonnelle et immanente – Gott mit uns – la Nature (section 11) invite à redécouvrir le Dieu biblique, transcendant qui laisse des traces dans la nature (Charlier) ; la nature et la création sont herméneutiques (cf. Jb 38 et 39). Depuis plus de dix ans, l’A. constate dans l’enseignement une fatigue chez les jeunes d’entendre parler de la Shoah, a Holocaust Fatigue. Quelles en sont les causes et comment y remédier (section 12) ? L’A. propose de découvrir dans la Shoah une complexité herméneutique de sens qui permet de contextualiser son enseignement avec une normativité pour le futur. Dans la section 13, l’A. présente une réflexion éthico-politique pour la terre d’Israël et propose un bi-nationalisme comme issue possible pour sortir de l’impasse politique. Deux massacres du vingtième siècle, la Shoah et Hiroshima, ont déchiré les symboles de l’immortalité qui permettaient de vivre avec la mort en face. L’A. propose une contextualisation de ces symboles par une approche holistique et co-relationnelle.

Une belle contemplation de la peinture de M. Chagall la Crucifixion blanche, choisie comme couverture du livre, conclut et récapitule les thèmes étudiés : le mal et la souffrance, le deuil et l’espérance, la destruction et la rédemption, le ciel et la terre, l’antijudaïsme chrétien et la Shoah, le Christ et le peuple Juif, la politique, l’éthique et la théologie. Le lecteur trouve dans cet ouvrage une synthèse systématique et une analyse rigoureuse de la pensée des auteurs juifs et chrétiens sur la Shoah, avec les réflexions très interpellantes, solidement fondées et parfois audacieuses de l’A. Pour les lecteurs peu familiers de la pensée des auteurs juifs, une courte présentation de chaque auteur à la fin du livre serait bienvenue. — L. Verbouwe

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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