L’Épitre aux Hébreux au regard des Évangiles

Martin Pochon
Sacra Scrittura - reviewer : Sébastien Dehorter

Le point de départ est un étonnement : « Comment le concile de Trente, dans son décret sur le Saint Sacrifice de la Messe, a-t-il pu inverser le sens de l’offrande du Christ lors de la Cène ? » (p. 15, 629, 685). « Comment peut-il affirmer que Jésus a offert son corps et son sang, sous les espèces du pain et du vin, à Dieu son Père » alors que, dans les récits de l’institution, rien n’est offert au Père, au contraire, tout vient du Père pour être donné aux hommes » (p. 629, nous soulignons) ? Question décisive puisqu’elle touche à la liturgie, « matrice symbolique de notre vie chrétienne », ecclésiale et théologique. La réponse de l’A., jésuite et formateur au Centre d’études pédagogiques ignatien, est en gros la suivante : sur ce point, le concile de Trente se réfère abondamment à la Lettre aux Hébreux (He) qui offre une interprétation de la mort de Jésus bien différente de celle des Évangiles (d’où le titre du livre). Alors que, d’après les évangiles, Jésus, qui se reçoit totalement du Père, s’offre aux hommes pour leur exprimer la miséricorde divine (mouvement descendant), en He, la mort de Jésus est un sacrifice offert à Dieu pour obtenir la miséricorde (mouvement ascendant).

À partir de là, l’ouvrage se présente comme un examen minutieux du texte d’He (avant tout He 7,1-10,18) pour mettre en valeur son message central – à savoir la conception sacrificielle qui le traverse et la figure sacerdotale qui lui est associée – mais aussi comme un plaidoyer évangélique afin de ne pas « inverser le sens de la Cène ». Comme le signale l’épaisseur du livre, l’enquête est substantielle. Les idées importantes sont répétées à maintes reprises de sorte qu’elles ne peuvent échapper au lecteur. Énonçons-les succinctement.

Le mouvement de la Cène est-il ascendant (offrande sacrificielle au Père sous la forme d’une supplication pour obtenir le pardon) ou descendant (Jésus s’offre à tous les hommes, y compris aux pécheurs, manifestant ainsi la miséricorde du Père) ? Quelles sont les conséquences d’une référence interprétative au Yom Kippour et non pas à Pâques ? La symbolique du sang : est-il possible de concilier l’aspersion pour la rémission des péchés avec sa livraison en boisson pour la vie éternelle ? La fonction sacerdotale de Jésus, orientée vers la purification et la rémission des péchés, est-elle l’accomplissement de son être filial ? Quelle est l’image du Père qui se dégage : un éducateur sévère ou un père aimant qui invite à vivre en communion avec lui ? Par suite, quelle conception de l’autorité avons-nous en Église ? Les interprétations scripturaires sont-elles justes (la figure de Melchisédech, le psaume 39 (40), etc.) ? L’absence de la mention des « ennemis » ou adversaires est très dommageable du fait que, pour l’A., le discours sur la Montagne et l’amour des ennemis sont un cadre interprétatif incontournable pour comprendre l’interprétation que Jésus donne de sa mort à la Cène. La figure de l’obéissance vécue par Jésus : est-elle une fin en soi ou bien orientée à faire la volonté du Père qui est précisément de donner sa vie pour le salut du monde ? Enfin, le rôle de l’Esprit : réduit à n’être que l’inspirateur des Écritures ou bien agissant au cœurs des croyants pour les conformer au don que Jésus leur offre ? À ces considérations proprement théologiques s’en ajoutent d’autres sur la genèse du texte. L’A. fait sienne l’hypothèse qui voit en Apollos son auteur (pour une partie du moins), avant de proposer une rédaction en trois moments (cf. la synthèse p. 656-659) – ce qui rendrait compte de certaines tensions dans le texte, notamment quand la dernière partie d’He semble promouvoir une conception du sacrifice différente de celle de la partie centrale.

Entre l’introduction et la longue conclusion (p. 629-702) sous la forme d’une reprise et de « quelques perspectives (liturgiques et théologiques) pour demain » (p. 692-699), la démonstration se fait en six chapitres. Les trois premiers suivent assez naturellement la thèse d’He (le Christ a réalisé une fois pour toutes le pardon des péchés par l’offrande sacrificielle de sa propre vie, cf. He 1,3), ce qui suppose (dans une perspective biblique) : 1. la médiation d’un prêtre (le chap. 1 : « La figure de Melchisédek ») ; 2. du sang (chap. 2 : « Prêtre pour la purification des péchés ») ; 3. d’offrir à Dieu ce qu’il veut et désire (chap. 3 : « L’utilisation du psaume 39/40 »). Ces trois premiers chapitres (incluant chacun en contrepoint la perspective des Évangiles sur ces mêmes thématiques conduit l’A. à s’interroger sur l’absence de la figure des ennemis dans la Lettre (chap. 4 : « Ennemis et adversaires » en He). Viennent encore deux gros chapitres. Le chap. 5, « Un sacrifice accompli “une fois pour toutes” qui ouvre sur un autre registre sacrificiel », débute par une remarque importante : la dernière partie d’He offre une conception sacrificielle différente de celle qui a été développée jusque-là. L’A. en rend compte en proposant une histoire de la rédaction en trois moments visant trois auditoires différents. Le chap. 6, enfin, à partir d’une enquête sur les notions « d’obéissance et de châtiments » s’interroge sur la figure d’autorité et le visage du Père qui se dégagent de ce parcours.

On le perçoit, l’ouvrage, engagé et insistant mais sans virulence ni écart de ton, ne manque pas d’interroger. En effets, les enjeux pointés – le visage du Père et les figures d’autorité dans l’Église ; le « mécanisme » de la rédemption – sont suffisamment importants pour être pris au sérieux. Par ailleurs, l’envergure du propos (malgré un certain matraquage des formules) montre que l’A. en a réfléchi l’argumentation en suivant minutieusement le texte biblique. À défaut d’une véritable évaluation, nous nous permettrons deux remarques. Tout d’abord, l’A. n’offre pas de réflexion approfondie sur le sens du mot « sacrifice » qu’il semble vouloir exclure de la théologie eucharistique. Ce mot doit-il uniquement être compris en un sens doloriste, impliquant une image sévère de celui à qui le sacrifice serait présenté ? He, lui-même, ne parle-t-il pas de « sacrifice de louange » (13,8) ? Ensuite, l’A. argumente essentiellement à partir de ce que l’auteur d’He aurait pu dire (p. ex. dans ses références scripturaires) sans aller jusqu’au bout de ce qu’il a vraiment voulu dire. Or, comme l’a bien montré J. Massonnet dans son Commentaire (Cerf, 2016, recensé en NRT 139, 2017, p. 661), un des enjeux de la Lettre est de relier la nouveauté apportée par le Christ à la tradition juive, enjeu absolument nécessaire à l’époque de sa rédaction comme il l’est encore aujourd’hui (voir également sa critique sur , consulté le 15 juil. 2022). Certes, He n’épuise pas le mystère du Christ, ni celui du sens de sa mort, mais l’effort théologique consistera tout autant à en manifester la pertinence qu’à en pointer les limites au regard des Évangiles. — S.D.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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