Le conflit des intériorités. Charles Taylor et l'intériorisation des sources morales : une lecture théologique à la lumière de John Henry Newman

L. Terlinden
Morale e diritto - reviewer : Thierry Lievens s.j.
L'A. parcourt deux histoires. La première est celle du 'sujet' en Occident. Comment en sommes-nous venus à nous considérer comme des 'je' et à conférer une telle importance au déploiement individuel de soi? Le retour à soi en vue de trouver plus grand que soi, chez saint Augustin, est la première étape majeure. Dans la suite advient la maîtrise rationnelle du monde que permet l'objectivation de celui-ci par le 'sujet', qui dès lors s'en dégage. À ces deux étapes s'ajoute celle du romantisme et son insistance sur le pouvoir naturel d'expression de chacun.
Cette esquisse ici abrégée du livre de Ch. Taylor The Sources of the Self (1986), que l'A. présente de façon claire et éclairante dans les 120 premières pages, sert à diagnostiquer le malaise du sujet éthique moderne confronté au conflit, récurrent, de la multiplicité des 'sources morales' en lui et autour de lui. (Par 'source morale', il faut comprendre ces biens supérieurs [hypergoods] privilégiés dans notre échelle de valeurs, qui confèrent à d'autres réalités d'être des biens; ainsi par exemple, pour le croyant, c'est la communion avec Dieu qui donne à la prière d'être un bien.) À chaque étape où le 'sujet' augmentait ses pouvoirs, il s'est présenté des penseurs pour lui proposer de réduire la part de Dieu - qui était encore Créateur et acteur d'événements dans la vie du sujet chez Augustin -, pour faire de lui pendant un temps l'auteur lointain d'un monde ordonné et bon (déisme), et finalement l'écarter quand le sujet a été persuadé de trouver uniquement en lui-même ses sources morales.
Au terme de la première partie, l'A. dégage un quadruple défi: 1. la localisation progres¬si¬ve des sources morales dans l'intériorité du sujet s'est accompagnée historiquement de la sécularisation: les deux sont-elles liées? 2. La rationalité objectivante et maîtresse du réel a aussi apporté son lot de bienfaits; mais quels autres horizons de sens sont-ils laissés à l'homme moderne? 3. L'avènement de la subjectivité a remarquablement promu la liberté et l'authenticité du sujet, mais comment se sauver des écueils du subjectivisme? 4. La multiplicité affirmée des sources morales expose aujourd'hui le sujet à des conflits intérieurs. Une unification des sources morales est-elle possible pour lui?
Pour permettre d'envisager des réponses à ces défis, l'A. nous présente ensuite une autre histoire, celle du cardinal John Henry Newman. Ici aussi nous avons droit au parcours -historique et intellectuel - de plusieurs couches d'influences: sa conversion (la découverte bouleversante et fondatrice du socle indubitable de toute sa pensée: « Myself and my Creator »), l'evangelicalism et son attention au sentiment, la libre-pensée (appelée à la manière anglo-saxonne libéralisme), la doctrine de l'évêque anglican Butler sur la certitude pratique à partir d'une convergence de vraisemblances (en anglais probable evidences), la lecture des Pères de l'Église. L'expérience fondatrice, et poursuivant son oeuvre unificatrice, d'une Présence dans la conscience humaine aurait pu rester un témoignage: celle d'un homme du XIXe siècle exposé à des courants contradictoires semblables à ceux qu'affronte le jeune d'aujourd'hui (religieux et anti-religieux; exaltant la rationalité scientifique et technique ou au contraire le sentiment subjectif; etc.) a trouvé de quoi unifier sa vie. Mais l'A. fait bien plus; il déploie pour nous l'anthropologie et l'épistémologie rigoureusement argumentées du cardinal Newman dans sa Grammar of Assent. La centralité de l'expérience de la conscience, le rôle de 'l'imagination' et des images imprimées en nous par l'expérience du réel et le rôle non moins important de la raison dans nos certitudes concrètes (distinguées des certitudes théoriques), tout cela permet au lecteur de réfléchir et non seulement d'être touché.
La conclusion reprend les quatre défis exposés à la fin de la première partie et met en dialogue les apports de Ch. Taylor et du cardinal Newman. Certes, d'autres éléments auraient pu être intégrés pour enrichir et affiner la pensée de l'A. qui s'adresse à l'homme moderne: p. ex. la psychanalyse et sa compréhension de la conscience; le rôle de l'altérité et du dialogue dans l'autonomisation de celle-ci; l'écologie et sa perception d'une profonde interdépendance des êtres. Mais l'A., conscient des limites de son discours et de celles des auteurs présentés, expose ceux-ci de façon critique à la fin de chaque partie.
Ce livre précieux et original par les auteurs qu'il associe a le mérite de faire entrer dans le champ de la réflexion théologique et éthique francophone les apports de la tradition anglo-saxonne. Derrière la recherche intellectuelle fouillée, méthodique, pointe en outre le souci pastoral. L'insistance sur l'expérience dialogale que constitue la conscience permet à l'A. de se retirer au terme de son exposé et de s'effacer derrière la devise du cardinal Newman: Cor ad cor loquitur. - Th. Lievens

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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