Le Festin. Une lecture de la sourate « al-Mâ'ida »

M. Cuypers
Religioni - reviewer : Nayla Farouki
Michel Cuypers s'est engagé dans une tâche qui demandait à la fois de la patience, de la méthode, et une immense abnégation. En effet, la cinquième sourate (al Mâ'ida) n'est pas des plus faciles à lire. Malgré certains versets qui résonnent dans la mémoire de n'importe quel musulman (de préférence arabisant) avec une majesté et un ton kérygmatique qui forcent le respect et l'émerveillement (tels que «Aujourd'hui j'ai parachevé pour vous votre religion et ai parfait pour vous mon bienfait»…) al-Mâ'ida est un chapitre austère, qui donne par excellence l'impression d'être composé contre toute raison, sémantique, syntaxique ou même rhétorique. On n'y retrouve guère les envolées poétiques de la sourate 55, al-Rahmân, ou des premiers versets de la sourate 19, Mariam, pas plus que les thématiques légales exprimées en tir groupé dans les sourates 2 ou 4.
Et pourtant, une lecture minutieuse, précise et attentive, telle que celle accomplie par l'A. vient montrer à qui en douterait la finesse de l'organisation de cette sourate aux thèmes multiples. Oscillant entre les préceptes et les lois, les références aux juifs et aux chrétiens, les narratifs à vocation d'édification, la sourate se déploie selon les règles de la rhétorique, règles déjà tirées pour la plupart de l'analyse de textes bibliques par Nils W. Lund dans les années 1930-1940. M. Cuypers signale ce fait en utilisant une analogie qui m'est particulièrement précieuse: « les différentes lignes thématiques […] vont s'entrecroiser, à la manière d'une arabesque". Et il y a de cela en effet, dans les multiples variations sur quelques thèmes qui constituent l'essentiel du message de la Sourate. Constater l'existence des règles rhétoriques dans le Coran ne fait certes que confirmer ce que l'on savait déjà, à savoir que le Coran est un livre rédigé dans une langue sémitique, obéissant aux règles qui déterminent l'expression dans une telle langue. Mais il y a plus: le Coran rejoint la Bible (tous livres confondus) dans l'usage qu'il fait des tournures de style, des analogies, des métaphores et de tout un ensemble de propriétés linguistiques exprimant une proximité (de culture ou de révélation? libre à chacun d'y voir ce qu'il veut) indubitable entre les Écritures juives, chrétiennes et musulmanes. Cependant, M. Cuypers va encore plus loin, transformant de ce fait son livre en une véritable encyclopédie dédiée à la Sourate nº 5. Car non content d'élaborer l'analyse rhétorique du texte, il approfondit la recherche avec ce qui me semble être le plus essentiel: analyse de la signification des mots, analyse des différentes exégèses musulmanes et last but not least un retour systématique vers les textes de la Bible, montrant à chaque fois où cela s'avère, le lien profond qui existe entre le discours du Coran et celui des Psaumes ou du Deutéronome, de l'Évangile de Matthieu ou celui de Jean.
Ici, la sphère culturelle se resserre et s'éclaircit. L'utilisation quasi-systématique par exemple du verbe «entrer» - que ce soit en Terre Sainte (Nb 14,5-9; «Si Dieu nous est favorable, il nous fera entrer en ce pays et nous le donnera»), ou le Christ se définissant lui-même (Jn 10,7-9: «Amen, amen, je vous le dis, je suis la porte des brebis….si quelqu'un entre par moi, il sera sauvé»), font écho à la constatation de la sourate 110: «…et que tu vois les gens entrer dans la religion de Dieu en foule» - cette analogie d'usage exprime nécessairement une analogie de pensée: l'entrée est ici l'expression d'un changement définitif de statut. La porte est frontière et passage. Il y a le dehors et le dedans, l'avant et l'après. Choisir la Voie de Vérité ou l'idolâtrie, telle est l'alternative qui se présente à l'être humain, une volonté de transcendance d'une part et une absence de sens de l'autre.
On pourrait indéfiniment aligner les exemples. Les textes se renvoient les uns aux autres, s'éclairent, les uns simplement par le regard porté sur les autres. Les analyses, comme les textes, s'entremêlent sans jamais perdre cohérence et rationalité. Tel un détective, l'A. nous entraîne dans des tentatives de compréhension et d'interprétation du texte qui, du même coup, éclairent les tentatives de compréhension et d'interprétation d'autres textes, ceux du Coran bien entendu, mais aussi ceux de la Torah ou des Évangiles avec lesquels le Coran proclame la continuité.
Bien entendu, il peut arriver que l'on s'arrête, que l'on ne suive pas l'A. dans sa manière de comprendre ou d'interpréter certains liens, sans mettre en doute le fait que ces derniers sont à l'évidence tissés par le texte. Le champ sémantique ne se ferme pas, n'est jamais réellement figé en une façon de voir unique et par suite dogmatique. Mais l'effet reste bien celui d'une profonde - et à mon sens nécessaire - méditation sur la magie de ces langues (hébreu, araméen, arabe) qui ont pu porter toute la richesse et la beauté du Message, dans sa simplicité extrême, mais aussi dans son extrême complexité. - Nayla Farouki

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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