En feuilletant ce pondéreux volume (précédé d'un tome premier tout
aussi compact: près de 2000 pages chacun) où se trouvent rassemblés
tous les commentaires bibliques rédigés par le «poëte» (nous
respectons ici l'orthographe claudélien de ce substantif) de 1945 à
sa mort en 1955, on ne sait ce qui suscite davantage l'étonnement
admiratif du lecteur: l'exceptionnelle densité de l'écriture;
l'extraordinaire liberté du ton et du style, ou l'immense et
minutieux travail d'édition et d'annotation des manuscrits
claudéliens accompli par Michel Malicet (lui-même auteur d'une
Lecture psychanalytique de l'oeuvre de Claudel, 3 vol., Les Belles
Lettres, 1978-1979). À quoi il convient d'ajouter l'apport
important de Dominique Millet-Gérard et du P. Xavier Tilliette,
auxquels on doit la présentation et l'annotation d'un certain
nombre de textes majeurs.Cet ensemble témoigne-t-il d'une évolution
dans l'écriture claudélienne? Plutôt d'une «libération», estime M.
Malicet, en ce sens qu'un des thèmes majeurs et des plus risqués
est «celui du roman de la Création qui engendre le drame universel
du Salut où l'homme est un acteur qui doit son aide à Dieu dans sa
lutte contre Satan». Il convient d'ailleurs d'ajouter que ce thème
«risqué» était déjà présent dans l'oeuvre dramaturgique de Claudel,
notamment dans l'Otage, où un humble curé de campagne déclare à
l'aristocratique Sygne de Coûfontaine: «Quoi de plus faible et de
plus désarmé que Dieu quand il ne peut rien sans nous?». Signalons
également à ce propos que cet appel explicite à «aider Dieu»
apparaît à la même époque dans le Journal spirituel d'une jeune
juive morte à Auschwitz en 1943, Etty (Esther) Hillesum, dont le
rayonnement mystique et littéraire ne cesse aujourd'hui de
s'étendre (cf. NRT 121 [1999] 410-411). Correspondance à la fois
inattendue et significative: il se fait que l'un et l'autre auteurs
figuraient cette année au programme de l'École Cathédrale de Paris.
On la décèle également dans l'Introduction à l'Apocalypse qui
évoque le Christ, «revêtu à la fois de notre humanité et de notre
souffrance, vers qui monte la plainte de tous les innocents immolés
depuis la création du monde, à quoi aujourd'hui même vient
s'adjoindre celle des myriades torturées et massacrées par les
Allemands dans les épouvantables abattoirs de Pologne et de
Thuringe» (p. 7).Une fois l'itinéraire balisé par le précieux
«avertissement» de M. Malicet, on s'embarque sur le puissant fleuve
scripturaire dans lequel le Poëte nous entraîne, non sans nous
rappeler que «l'Écriture, étant l'oeuvre de l'Esprit Saint à
travers les circonstances momentanées, s'adresse à tous les hommes
et à tous les temps». Nous cheminons ainsi avec ce «Paul Claudel»
qui «interroge le Cantique des Cantiques» au rythme de huit
puissants chapitres (le dernier se bornant à une traduction du
latin de la Vulgate), ponctués par un dialogue animé d'un père avec
sa fille. Il évoque ensuite, en trente-neuf étapes, dont l'ensemble
est intitulé «Emmaüs», cette relecture, par l'Inconnu qui a rejoint
sur la route Cléophas et son anonyme compagnon, de «toutes les
Écritures» qui le concernait. Et pour mieux en manifester la
multiforme cohérence, Claudel commence par évoquer les livres qui
sont sur sa table au moment où il écrit: celui que son ami Romain
Rolland a consacré à l'Hindouisme et celui de Louis Massignon sur
le mystique musulman al-Ha-llaj. Après avoir caractérisé avec
respect, sans concordisme complaisant, l'inspiration fondamentale
de ces grandes traditions religieuses, ainsi que celle du
Bouddhisme, il rend la parole à ce passant mystérieux en déployant,
en 220 pages compactes, les destinées d'une série de figures
emblématiques du Premier Testament. Signalons aussi les quatre
pages qu'il consacre ensuite à Marie-Madeleine, à laquelle il
associe, comme une antique tradition, Marie la pécheresse et Marie
de Béthanie, et qui constituent sans doute les plus merveilleuses
qu'il ait consacrées à la féminité transfigurée par le Christ.
Vient ensuite l'Évangile d'Isaïe, précédé de cette émouvante
dédicace (nous sommes en août 1949): «Dédié au Peuple d'Israël», et
qui retrace en 300 pages, dan une perspective prophétique, toute
l'Histoire du Salut.
Comment s'orienter dans cette masse compacte, avec laquelle
l'auteur lui-même suggère quelque analogie avec l'univers en
expansion tel que le présente ce grand savant belge, le chanoine
Lemaître, à la suite des travaux d'Einstein et de Sitter, et dont
Claudel se rend compte que son Art poétique (1901) constituait une
sorte de prémonition littéraire? Il nous semble qu'il serait
éclairant, pour un premier contact, de commencer par 16 pages
intitulées «J'aime la Bible». Il s'agit du texte d'une conférence
donnée à Lyon-Fourvière le 12 janvier 1952, à la demande du
cardinal Gerlier, dans le cadre de la Semaine de prière pour
l'unité des chrétiens. L'auteur y déclare que la Bible fut associée
chez lui au premier éveil du coeur et de l'imagination. Et avec un
lyrisme que son âge avancé rendait encore plus convainquant, il
évoque en ces termes l'expérience qu'elle a suscité en lui, après
tant d'autres: «Nous avons entendu l'Homme, par la bouche de Job
[10,19], se plaindre de son sort (…). Eh bien, ce sort misérable et
contraint, Dieu, la Parfait, l'Être incommunicable, a choisi de
l'endosser dans ce qu'il a de plus humble et de plus abject (ce
sont les mots même de l'Écriture). Il a demandé à une créature
telle que nous de Lui partager son coeur. Il a eu besoin d'elle, et
grâce à elle Quelqu'un d'inouï se dresse au milieu de l'Histoire,
qui se déclare non plus seulement le fils de l'Homme, mais le fils
de Dieu. Mais cette grâce inestimable est encore plus grande qu'il
ne paraît. On a eu besoin de nous! Dieu a eu besoin de nous! Il ne
nous a pas tirés seulement dans les liens d'Adam, dit le prophète,
Il nous a épousés dans la Justice [Os 11,4; 2,19]». Il est
également significatif que dans la conclusion de cette conférence,
Claudel, que l'on a parfois qualifié, non sans quelque raison, de
«dernier représentant de l'esprit Contre-Réforme» (A. Blanc), se
manifeste comme un précurseur des avancées de Jean-Paul II en ce
qui concerne l'oecuménisme et les relations judéo-chrétiennes.
On ne négligera pas non plus la pénétrante Postface de Madame
Dominique Millet-Gérard. Elle rend opportunément obsolète la
polémique qui, au cours des années 30, opposa Claudel et certains
promoteurs de la Formgeschichtliche Schule, dont l'abbé J.
Steinmann, qui estimaient pouvoir l'exclure de l'exégèse
«sérieuse». Sans méconnaître les questions que se pose une approche
historico-critique, Claudel pratique une exégèse poétique, qui
respecte le sérieux spirituel dû à l'Écriture sans sacrifier, comme
l'écrivait le P. Congar, «le don de percevoir et d'exprimer d'une
façon qui pénètre l'esprit le sens et les harmoniques profondes des
choses» (La vie intellectuelle, oct. 1949, p.336). À cet égard, il
se sentit conforté par le renouveau des études patristiques,
merveilleusement concrétisé, à l'initiative d'Henri de Lubac et de
Jean Daniélou, par la collection Sources chrétiennes. On l'aura
compris: cet imposant monument historique, exégétique et littéraire
peut se réclamer de cette invitation qu'entendit un jour chantonner
le jeune Augustin d'Hippone: Tolle, lege! - P. Lebeau sj