Henri de Lubac, t. III. Enseignement et désert (1930-1960)

Marie-Gabrielle Lemaire
Historia - reviewer : Alban Massie s.j.

Dix ans après le tome iv consacré au « Concile et après-Concile (1960-1991) » (voir NRT 138, 2016, p. 117) paraît le dernier volume de la biographie monumentale du père de Lubac commencée par le p. Georges Chantraine s.j. († 2010) et dont la publication est finalement réalisée par Marie-Gabrielle Lemaire qui vient de publier sa thèse de doctorat en théologie sur le surnaturel et l’exégèse spirituelle chez L. Ce tome iii traite de la période 1930-1960, temps d’« enseignement et désert » qui est étudié, analysé et commenté courageusement par celle qui a accepté le rôle de postulatrice de la cause de béatification du jésuite entamée à Lyon en 2023. Ce livre nous parle effectivement de sainteté, autant que d’un itinéraire intellectuel, ecclésial et missionnaire. Il ne s’agit pourtant pas d’une apologie, mais d’une recherche objective des positions à partir desquelles L. s’est retrouvé happé par des affaires qui touchaient l’Église entière. MGL arrive à véritablement présenter les faits historiques, et, plus important pour la théologie, les faits de conscience de L. qui correspondent à ces faits, aux décisions prises par lui et par d’autres. En effet, ce sont les trente années les plus actives de celui qui, après la ie Guerre mondiale, était déjà considéré comme un « mouton noir » par ses supérieurs. Il sera surtout un esprit libre et il défendra cette liberté au long de ces années, contre les vents de doctrine et les marées des totalitarismes.

Le volume est divisé en trois périodes très inégales dans leur traitement : 1) 1930-1945 : enseignement et résistance chrétienne ; 2) 1946-1954 : l’affaire de Fourvière ; 3) 1958-1960 : vers le Concile. Comme elles sont données dans l’édition des Œuvres complètes, il est inutile de reprendre le déroulé des publications des grandes œuvres de cette époque, de Catholicisme (1938) à Méditation sur l’Église (1953) en passant par Le Drame de l’humanisme athée (1944) et Surnaturel (1946). Observons quelques points qui disent le sens critique adopté par l’ouvrage.

L’A. souligne le rôle de l’académie « La Pensée », qui doit beaucoup à l’influence de Blondel, à laquelle appartenait le scolastique L., vue d’un mauvais œil par les autorités jésuites. Il est vrai que L. ne va pas d’abord enseigner la théologie fondamentale aux jésuites, mais à la faculté de théologie de Lyon, fin 1929. Il est important de noter que plusieurs de ses premiers textes sont dans le champ de la théologie politique et c’est lors de conférences sur la « philosophie chrétienne » à Dax en 1934, invité par son ami Bruno de Solages, que L. est dénoncé à Rome, pour la première fois, a-t-on envie de dire.

La période de la iie Guerre mondiale est l’occasion de discuter si L., en dépit de son combat patent contre l’antisémitisme (cf. Résistance chrétienne à l’antisémitisme. Souvenirs 1940-1944, rédigé en 1984), est tributaire de la théologie de la substitution. L’A. synthétise la position de L. avec finesse : « c’est à la lumière du dogme de Chalcédoine que s’éclairera sans doute le mieux l’expression de la nature de la relation entre Israël et l’Église dans le passage de l’un à l’autre » (p. 156). Certes, mais faut-il parler encore de « passage », qui est assurément un autre mot chez L. et MGL pour dire la Pâque ? L’accomplissement, clé de lecture du rapport des deux Testaments selon L. qui parle aussi de rupture, est-il si dialectique que cela ? L. regrettera de n’avoir pas su perfectionner les analyses d’Exégèse médiévale (1960s) par l’étude des textes rabbiniques.

Le grand dossier de ce livre est celui de « l’affaire de Fourvière » présentée sur 475 pages ! Elle commence déjà en 1946, mais l’A. la fait remonter à 1934 avec les prises de position sur la philosophie de Blondel. MGL donne comme terminus ad quem 1959, quand L. est nommé expert à la Commission préparatoire du Concile. Plusieurs documents inédits sont analysés, des hypothèses proposées, les positions de L. justifiées (voir les pages édifiantes sur l’obéissance aveugle et la liberté de conscience, p. 534-539), mais l’A. reconnaît ne pas trouver d’explications rationnelles, théologiques, tangibles dans les archives dont elle dispose et évoque, sans y croire, la possibilité de combinazioni romane dont L. aurait été victime indirecte (p. 726). Peut-on encore dire que L aurait confondu un thomisme radical d’un Garrigou-Lagrange avec celui, qu’on a pu juger plus nuancé, de St-Maximin ? Sur la question du surnaturel et de la « nouvelle théologie », L. a été ciblé et par les uns et par les autres. Les attaques contre L. ne venaient pas d’abord de l’extérieur de la Compagnie, où il trouva aussi des amis, comme André Ravier ou René d’Ouince : ce dernier, en 1949, année prodromique, console déjà son compagnon : « Il en est de votre thèse comme de celle des Yeux de la foi (de P. Rousselot) : l’essentiel est définitivement acquis » (p. 410). Un an plus tard, L. est à deux doigts de l’excommunication. Mais, en 1952, il publie « Nos tentations à l’égard de l’Église », futur chap. de Méditation sur l’Église (1953) où chacun peut trouver grain à moudre pour son examen de conscience.

Tout l’ouvrage est finalement le récit d’une confrontation entre un religieux plaçant sa liberté dans l’obéissance ignatienne la plus authentique et une institution surtout romaine coupable d’accorder du poids à l’incompétence théologique dans l’exercice de l’autorité (voir p. 637, une lettre à d’Ouince d’une lucidité fulgurante).

Un tel dossier, pour monstrueux qu’il est, était nécessaire. Il est désormais incontournable. L. nous rappelle dans une sorte d’autoportrait que « seul l’esprit désintéressé, l’esprit tout court, l’esprit pur (la pure spiritualité) est vraiment révolutionnaire. (…) Ses fruits sont imprévisibles » (sept. 1960, p. 783). — Alban Massie s.j.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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