Le combat amoureux d'Emmanuel Falque propose une
approche originale des grands penseurs de la phénoménologie
française récente ou actuelle. Recueillant diverses contributions
de l'A. sur Derrida, Merleau-Ponty, Levinas, Marion, Henry,
Chrétien, Lacoste, Romano et Greisch, l'ouvrage se veut une
discussion philosophique portée par l'A. sur le mode de
la disputatio ou plus proprement du « combat
amoureux », pour reprendre l'expression de Heidegger qui donne son
titre à l'ouvrage, combat où il en va « de la chose même ». Tour à
tour élogieux et questionnant, amoureux et exigeant, l'A. nous
propose une lecture vivante où s'entend un véritable dialogue avec
ceux qui furent pour certains ses maîtres (en particulier Marion,
Lacoste et Greisch avec lesquels sa dette est plus avouée et plus
honorée aussi par la qualité de l'étude) et pour les autres des
inspirateurs admirés. Sans doute perd-on quelque peu en rigueur
pour aborder telle ou telle pensée à partir d'elle-même (ainsi, la
contribution sur Henry est à mon sens la moins réussie et il est
dommage que la réponse qu'Henry y avait donnée n'ait pas été
discutée à cette occasion) ; sans doute n'échappe-t-on pas au
danger d'une certaine rapidité dans le traitement de questions
profondes ; et si la pertinence des références et des citations
révèle une grande connaissance de ces auteurs, leur abondance
risque parfois d'étourdir. Mais l'apport le plus précieux selon moi
est d'y découvrir les grandes options de la pensée d'Emmanuel
Falque, pensée justement élaborée dans la fréquentation des oeuvres
qu'il discute et la confrontation avec leurs approches. Cette
pensée, telle qu'elle est déployée pour elle-même
dans Passer le Rubicon, revient, lancinante, dans
chaque étude, avec la constance du « hérisson », penseur d'une
seule idée, ainsi que l'A. se décrit dans l'épilogue. Cette idée,
la voici : pouvoir opérer un « choc en retour » de la théologie sur
la philosophie, en pensant philosophiquement à partir des concepts
et données théologiques et proposer ainsi une phénoménologie de
l'expérience religieuse. Ceci conduit Falque à reposer sans cesse
au point de départ, avec Foucault et Heidegger, la finitude et la
facticité humaine (Falque s'en fait le gardien presque jaloux),
contre tout tournant théologique de la phénoménologie
(cf. Janicault) et toute « préemption de l'infini sur le
fini », pour ensuite faire entrer l'expérience religieuse (et ainsi
les données théologiques) au prisme de la finitude humaine que Dieu
vient alors visiter et métamorphoser.
On pourra s'étonner de cette farouche « orthodoxie » heideggérienne
et considérer d'un point de vue théologique qu'elle ne fait pas
droit au désir naturel de Dieu tel qu'Henri de Lubac en a
rappelé la présence au coeur de la condition humaine actuelle. Le
sous-titre de l'ouvrage peut à ce propos nous questionner :
disputes phénoménologiques et théologiques. Ce et
en italiques indique une conception de la théologie peut-être trop
vite réduite à son contenu révélé et propose un programme
revendiqué par l'A. : non pas regagner une philosophie à partir de
la théologie (cf. Balthasar) mais libérer la théologie par la
philosophie (cf. Falque dans la ligne de Rahner). Ceci nous
montre comment, derrière les options phénoménologiques, se cachent
des options sur le rapport nature/grâce. Mais à vouloir réduire le
théologique à ses données révélées positives (conception sans doute
influencée par la conférence de Heidegger, Phénoménologie
et théologie) pour les éclairer comme des possibilités
phénoménologiques, une phénoménologie de l'expérience religieuse ne
risque-t-elle pas de reproduire mutadis
mutandi ce que Kant inaugura avec La religion
dans les limites de la simple raison et ce que, plus
proche de nous, Jean-Luc Nancy poursuit avec la déclosion du
christianisme ? Le théologique peut-il alors encore être
« l'honneur » du phénoménologue si les réalités divines ne se
révèlent plus à la lumière de Dieu, mais du monde ? Qu'il me soit
permis de poser cette question au terme de la lecture de cet
ouvrage riche et stimulant. - A. Vidalin