La riflessione europea sull'islam corre il rischio di allontanarsi dal campo religioso stesso, per farne un oggetto di studi a partire dalle strutture di pensiero occidentale. Ne viene fuori un «islam alla moda»: mistico, capace di sviluppare una saggezza comunitaria, senza che il rischio della violenza ne sia pertanto espunto.
F. Jullien, Ressources du christianisme, coll. Carnets, Paris, L’Herne, 2018, 11x16, 128 p., 8,00 €. ISBN 978-2-851-97232-4
François Jullien nous présente ici le texte court, dense et fort stimulant d’une conférence donnée à la Bibliothèque de France en 2016. Il s’agit d’aborder le christianisme comme ressource pour la philosophie, en déployant ce qu’il a « fait à la pensée » et ce qu’il peut produire encore pour la pensée contemporaine, laissant de côté la question de la foi qui, selon lui, est « morte et n’a plus d’effet ». Tel est le projet d’une « philosophie du christianisme » : ni apologie, ni critique, ni explication réductrice, ni rationalisation, mais la mise au jour de la pensée présente dans ses textes fondateurs. Nous retrouvons ici la méthode comparatiste déjà utilisée par notre philosophe avec la pensée chinoise : opérer par le détour d’une pensée étrangère à notre culture un effet en retour sur la pensée contemporaine. C’est là la part stimulante de l’opération, reconduite ici avec la « philosophie » du christianisme. Deux limites s’imposent immédiatement à l’exercice ; celui-ci oblige en effet à des simplifications : peut-on parler en général d’une pensée chinoise ou d’une pensée occidentale, comme s’il y avait là deux doctrines unifiées ? Surtout, concernant le christianisme, peut-on le réduire à une pensée ou à un type de pensée, qui plus est lorsque l’évangile de Jean devient le seul texte de référence ? (Il est vrai que l’évangile selon saint Jean a toujours été pour les philosophes le lieu de la plus haute fascination.) Nonobstant ces réserves méthodologiques, entrons dans l’exposé des principales ressources exhumées par François Jullien, et présentées selon une progression où elles s’appellent mutuellement. Pour honorer pleinement sa pensée, nous lui adresserons au fur et à mesure nos remarques et nos critiques éventuelles.
Tout commence par une sorte de discours de la méthode : remarquant que les textes du christianisme quittent d’emblée l’hébreu pour le grec et que l’Évangile lui-même est quadriforme, Jullien trouve dans cette traductibilité et cette pluralité, un « entre-langues » caractéristique, propre à créer un « écart » maintenant en tension les réalités pensées et appelant à leur constant dépassement l’une par l’autre : « l’écart met en tension en même temps qu’il fait apparaître de l’entre, par la distance ouverte, au travers duquel se traduit un commun qui n’est plus pauvre, comme le serait celui de la ressemblance, mais intensif ». Ce concept d’« écart », si important dans le travail philosophique de Jullien, va commander sa lecture de saint Jean et la progressive mise au jour des ressources du christianisme.
1. Ainsi celle d’« événement » qu’il exhume à partir d’une lecture du prologue de saint Jean dans laquelle le verbe grec egeneto est systématiquement traduit par « ad-venir », pour le contre-distinguer de l’autre traduction ordinaire « devenir ». La première selon lui envisage la possibilité de l’événement comme irruption de l’inouï : (le Verbe était Dieu, et le Verbe ad-vint chair), l’autre, propre à la philosophie grecque envisage le devenir comme déperdition d’être, comme inconsistance. L’interprétation est séduisante et l’effet de lecture obtenu avec la traduction d’un même verbe (très ordinaire) par un mot précieux, est garanti. Plus encore, ce verbe « ad-venir », selon Jullien, parvient, chez Jean, au statut de concept à part entière pour dire l’absolu de l’événement, par « écart » avec le devenir de la métaphysique grecque.
Deux remarques sur cette première opération : est-il recevable de traduite de manière univoque le verbe egeneto sans respecter la pluralité des sens qu’il contient et donc sans faire jouer « l’écart » permis par la traduction ? (L’écart ne serait alors pas tant entre deux modes de pensée – la pensée grecque et celle prêtée à Jean –, qu’à l’intérieur même de la réalité désignée par le mot.) Enfin, peut-on vraiment prêter à Jean l’intention de vouloir faire œuvre de philosophie, et même de philosophie transcendantale, en affirmant, avec Jullien, que le projet de son évangile, par écart avec les autres, est uniquement de penser la possibilité de l’événement à partir de l’éternel, et ainsi de sortir de la philosophie grecque ? Jean, ainsi que Jullien l’affirmera d’ailleurs au terme de son ouvrage, n’écrit-il pas d’abord pour témoigner de celui qu’il a vu, entendu et touché, le Verbe de Vie ? Que ce témoignage lui permette de contempler de manière nouvelle le rapport du temps et de l’éternité et ouvre ainsi un champ radicalement nouveau à la philosophie, est certain, mais on ne peut enrôler Jean comme philosophe sans manquer ce qui est plus essentiel, son enracinement dans les Écritures de son peuple, à la lumière desquelles il contemple et témoigne du Verbe de Vie.
2. À partir de cette première ressource qu’est « l’événement », Jullien en met au jour une seconde : en effet, la manière dont l’événement surgit dans son ad-venir absolu, non causé par les déterminations du monde, est selon lui, ce que Jean nomme la vie (zôè). Et pour qu’il y ait là encore un « écart » permettant de penser cette vie comme pur jaillissement, elle sera contre-distinguée du simple « être-en-vie » (psuchè). Jullien affirme trouver cette distinction chez Jean lui-même à partir du verset 10,10-11 : d’un côté le bon pasteur donne sa vie (psuchè), de l’autre les brebis reçoivent la vie (zôè) en surabondance. Par suite, il s’agira d’« avoir la vie en soi » et non d’être simplement en vie. Comment cela se fera-t-il ? Par un détachement du souci de sa vie (psuchè). Si on ne peut qu’adhérer au propos repris de Jn 12, 25 : « qui hait sa vie (psuchè) en ce monde la gardera pour la vie éternelle (zôè) », notons cependant que, tout en déplorant que les deux mots psuchè et zoè soient traduits par vie, Jullien utilise cette homonymie pour installer l’écart et la distinction entre deux vies, forçant ainsi quelque peu le texte : psuchè signifie âme et non vie ; elle a certes rapport à la vie (zôè) puisque au commencement Dieu y insuffle son souffle pour que l’homme devienne une âme vivante (psuchè zôsa). Ce n’est donc pas un écart de pensée qu’instaure Jean mais la considération de l’âme en son rapport avec la vie reçue de Dieu et qui la traverse.
L’insertion de la notion jullienne d’« écart » dans l’évangile de Jean se poursuit jusqu’à en faire la clef de l’opération accomplie par le Christ pour faire passer ses interlocuteurs du sens littéral au sens spirituel, ainsi, par exemple, de l’eau qui étanche la soif à l’eau qui fait vivre (cf. Jn 4). Ce passage vise selon Jullien à dégager l’eau du puits, étanchant la soif, de sa détermination concrète, pour faire paraître à partir d’elle une dimension absolue, à savoir la vie vivante dont Jésus est à la fois « la révélation et la médiation ». Une question se pose, me semble-t-il, sur la nature de cette opération : si Jullien maintient finement la co-présence des deux sens littéral et spirituel et le fait que le passage soit effectué par le Christ, il n’en fonde pas la possibilité. Le risque est de n’y voir plus qu’une opération de pensée (la pensée est justement capable d’ouvrir et de maintenir l’écart) et dans le Christ, seulement un « opérateur d’écart ». Or la médiation du Christ, invoquée par Jullien, implique sa chair comme tout l’évangile de Jean le proclame (« le Verbe s’est fait chair »). Pour que l’eau qui étanche la soif demeure présente à celle que donne le Christ, ne faut-il pas que par la médiation de sa chair, celui-ci reconduise, non par écart mais par approfondissement, l’expérience de la soif étanchée, à ce qui la rend possible, le don de la vie déjà à l’œuvre en elle ?
Il me semble que cette impasse sur la vérité de la chair, lieu où la vie devient vivante, explique l’impasse faire par Jullien sur la résurrection de la chair, préférant s’en tenir à la position confortable de « l’en-deçà de la résurrection ». On ne pourra reprocher au philosophe de choisir les passages de l’évangile qui lui donnent de penser mais on pourra lui faire remarquer qu’en évitant cette révélation du Christ en qui la vie jaillit de la Résurrection (« je suis la Résurrection et la Vie »), Jullien s’interdit de penser le lien de fondation entre l’être-en-vie, et la vie comme source jaillissante. Le choix préalable d’une pensée de l’écart (terme absent chez Jean) l’empêche d’honorer la notion johannique plus centrale d’accomplissement (cf. Jn 19,30) comme passage réel du sens littéral au sens spirituel.
Conscient que l’écart ne peut être un simple jeu de signification, voire de symbolisation, Jullien poursuit, en cohérence avec ses choix, par l’élaboration de l’éthique qui lui correspond et exhume ainsi une nouvelle ressource.
3. Reprenant le verset de Jn 12,25 où il avait exhumé la notion d’écart entre l’être-en-vie et la vie vivante, Jullien propose une « logique de la dé-coïncidence » dans laquelle il s’agit de « s’arracher » à soi-même et à ses déterminations, de « décoller » de son adéquation au vital pour « accéder en soi à la vie vivante ». Cette logique est fondée en Dieu lui-même, c’est-à-dire en la vie « se promouvant elle-même par écart » puisque Dieu pour être vivant doit nécessairement dé-coïncider de lui-même, se séparant de soi pour se poser à l’extérieur de soi : « il faut que Dieu le Père s’envoie en Fils dans le monde ». Outre la difficulté théologique à affirmer une nécessité de l’Incarnation pour que Dieu advienne comme vivant (qu’on se gardera de reprocher au philosophe), remarquons à tout le moins la saveur plus hégélienne que johannique d’une telle affirmation. Cette source hégélienne est d’ailleurs revendiquée par l’auteur et lui permet d’introduire le « négatif d’une dissension interne » nécessaire à la logique de la dé-coïncidence.
Or il nous semble que la nécessité du négatif contredit la notion d’écart, si précieusement affirmée par Jullien, puisqu’elle ne maintient pas en présence les termes de l’écart, et retombe dans une autre logique, relevée et critiquée par Jullien chez saint Paul, celle de la conversion où le nouveau terme annule l’autre. Le point délicat demeure celui de la possibilité même de la mise à l’écart de soi. Comment s’arracher à soi pour advenir à soi, si le soi n’est pas au préalable donné à l’origine ? Ne faudrait-il pas introduire un troisième terme, celui d’un soi déjà venu dans la vie, sans doute coupée d’elle par forclusion de soi (le péché) mais enjoint à puiser, dans cette venue en soi de la vie, la possibilité d’un vivre en plénitude. Sans doute qu’une telle option quitterait alors la logique de la dé-coïncidence pour une logique de l’engendrement, plus à même de penser la vie en en épousant la logique fontale. Plus qu’une sortie de soi, la vie se promeut alors comme vie vivante par entrée en soi et approfondissement.
Cette visée fut celle de Michel Henry qui permit l’intégration d’une pensée de la vie pour élaborer une philosophie du christianisme. C’est bien sûr vis-à-vis de lui que se positionne François Jullien et l’on peut dire qu’à certains égards, son ouvrage est l’exact contre-pied de celui d’Henry C’est moi la vérité. Jullien, en cohérence avec ses présupposés, reproche en effet à Henry de n’avoir pas honoré la distinction johannique entre être-en-vie (psuchè) et vie vivante (zoè) et d’avoir ainsi dû recourir au « transcendantal » de l’Archi-vie, Avant absolu de tout vivant, s’enfermant dans le discours auto-référentiel de l’auto-engendrement et de l’auto-révélation.
À quoi nous pourrions répondre que c’est justement pour honorer la distinction entre psuchè (âme vivante) et zoè (vie divine) qu’Henry est conduit à la découverte de l’altérité immanente de la vie dans le vivant, comprise comme auto-engendrement. Cet « auto » ne désigne pas une tautologie vide, mais la subjectivité d’un soi s’éprouvant soi-même, de ce que Michel Henry nomme une ipséité, donnée à elle-même dans l’auto-engendrement de la vie. Jamais le soi ne peut se séparer de soi et c’est pour cela qu’il peut s’ouvrir au monde sans se perdre et que résonne en lui l’appel à s’accroître de soi dans la vie. Seule la notion d’engendrement permet d’honorer cette consistance d’un soi réduit sinon à être en écart permanent d’avec soi, c’est-à-dire à être impossible. Il y a bien altérité immanente de la vie au vivant mais sans écart.
4. Or c’est justement la notion d’ipséité qui devient chez Jullien une nouvelle ressource et qu’il commence par contre-distinguer par écart de celle d’identité. Celle-ci, selon lui, cherche à réduire toute affirmation au « même » et appartient encore à l’horizon d’une vérité théorique et mondaine, c’est-à-dire du logos. L’ipséité, à travers l’affirmation christique « je suis la vérité », nomme « l’absolue singularité du sujet tel qu’en lui-même » et opère une « reconfiguration de la vérité » : non plus l’adéquation aux contenus du monde mais la révélation d’un « soi-sujet » seul à même d’opérer sa propre révélation. Jullien propose alors de belles réflexions sur « l’ipséité inouïe » du Christ, totalement Dieu et totalement homme, en qui les identités humaine et divine sont désexclues, et qui donne à toute ipséité de se « désisoler » pour communier à l’ipséité de Dieu. Jullien y voit la promotion du soi-sujet « comme absolu de l’Être : je suis ».
Cette promotion de la vérité en vie touche juste même si on peut, là encore, regretter qu’elle soit pensée sur le mode d’un écart et qu’ainsi la médiation du Christ soit ici plus exemplaire que réelle. Au fond, le Christ nous permettrait de passer de notre fausse identité à notre soi véritable « où se découvre un plus profond que soi ». Les deux modalités sous lesquelles, selon Jullien, ce nouveau rapport à la vérité peut se découvrir sont le « croire en », contre-distingué du « croire à », et le « témoignage » par écart d’avec la « démonstration ». Les deux attitudes ont ceci de commun qu’elles engagent totalement le sujet qui croit et témoigne et qu’elles se rapportent à un sujet (le Christ) en qui il est cru et dont il est témoigné. Mais ce Christ, terme de la foi et vérité du témoignage, est là encore plus compris comme garant et révélateur de l’inouï de toute ipséité que dans sa singularité charnelle et historique. Or parce que Jullien a relégué par écart l’identité et ses coordonnées mondaines à un contenu sans valeur, son ipséité devient quelque peu gnostique, sans chair et sans expression possible dans le monde. C’est sans doute la raison pour laquelle le « croire en » n’est jamais strictement rapporté à Jésus mais rapporté à tout autre, devenant une variante édulcorée de la foi. Jullien y voit un sens purement existentiel en ce que l’homme apprend par le témoignage à « se tenir hors de ce monde » et de soi, à « ex-ister dans l’autre ».
5. Ex-ister, c’est à la fois décoïncider de soi et désadhérer du monde. Lorsque le sujet ex-iste, l’accès à l’autre devient possible : à l’autre comme un tu, c’est-à-dire comme capacité d’ex-ister dans son ipséité d’Autre. Dès lors devient possible le sens nouveau de l’amour comme agapè : en se tenant hors de soi et du monde, être « dans l’autre », demeurer en lui et le promouvoir dans son altérité. C’est cette capacité d’être en l’autre que « Jésus partage avec les autres : je suis en vous et vous en moi ». Telle est l’ultime ressource du christianisme que l’ouvrage déploie : l’amour comme le « mouvement expansif de la vie » par lequel en devenant extérieur vis-à-vis du monde, le soi devient intérieur à l’autre, au plus profond de son ipséité.
Dans ce dernier chapitre qui n’est pas sans beauté ni séduction, on ne peut manquer d’être cependant questionné par la radicalisation opérée par l’ex-ister où se perd la notion d’écart si importante par ailleurs dans l’ouvrage. Car désormais le monde devient le lieu dont il faut s’arracher et l’ipséité perd tout enracinement dans l’expérience vivante et charnelle. La seule possibilité d’un tel ex-ister ne peut être que d’ordre intellectuel et ressemble plus à une gnose qu’à l’évangile de Jean pour qui, sans être du monde, nous sommes dans le monde. Cette dernière question de la provenance (d’où sommes-nous ?) peut jeter une lumière différente sur le sens de l’ex-ister : car le vocable d’existentia fut d’abord formé par Richard de saint Victor à propos des personnes divines pour exprimer leurs relations d’origine : le Fils ex-iste à partir du Père et l’Esprit à partir du Père et du Fils. Le Père n’ex-iste pas car il est sans origine. Si on accueille ce sens primitif, il ne s’agit donc pas d’abord de vivre hors-de-soi mais à partir d’un Autre, de l’Ipséité de l’Archi-vie en laquelle tout soi est ipséisé et donné à lui-même. C’est en vivant de sa chair, celle du Pain de Vie, en en étant nourri, que chacun entre dans la vérité vivante de son existence et de celle d’autrui. C’est à partir de cette condition charnelle commune que l’intériorité réciproque avec autrui est possible. Tel est l’amour chrétien qui accomplit cette intimité réciproque en laquelle la vie est donnée en communion.
Il est frappant à cet égard que, dans les dernières pages de son ouvrage, Jullien méditant sur l’amour « jusqu’à la fin (Jn 13) » par lequel un « absolu » du don de soi est possible, en vienne à affirmer que cet accomplissement de l’amour n’est atteint « qu’après la mort de l’Autre ». Ce paradoxe est cependant cohérent avec tout l’ouvrage : la mort permet en effet cet « écart d’avec le vital de la vie » (le banal être-en-vie dans le monde) qui nous permet de rejoindre pleinement l’ipséité de l’Autre qui nous a aimés. Cette considération d’un amour qui s’accomplit par la mort va de pair avec l’impasse délibérée sur la question de la résurrection. Peut-être pouvons-nous voir dans ce choix une résurgence du motif heideggérien de l’être-pour-la-mort. Par là, Jullien s’écarte plus qu’il ne le pense de l’évangile johannique où mort et résurrection du Christ sont le lieu unique de la révélation de la gloire de Dieu. Il en arrive ainsi au paradoxe d’un amour sans chair qui vient contredire l’affirmation centrale de Jean sur l’Incarnation. Un tel amour par-delà la mort ne peut donner la vie. Or c’est avant sa mort, dans l’acte où il dépose sa vie que le Christ aime les siens jusqu’au bout, accueillant dans sa chair souffrante nos vies fragiles et mortelles, pour nous porter dans nos impasses et nous donner par la puissance de sa résurrection de naître d’en haut comme ces ipséités que nous sommes en lui depuis toujours : « Je suis la résurrection et la vie. »
Finalement, en s’intéressant à ce que le christianisme a fait à la pensée, Jullien produit une philosophie du christianisme qui doit peut-être plus à lui-même qu’au christianisme. S’il a affirmé vouloir se garder de toute réduction ou rationalisation du christianisme, il n’a pu éviter de faire de celui-ci une pensée, ce qu’il n’est pas puisqu’il est avant tout une personne et une vie. Or toute pensée, même lorsqu’elle cherche à penser la vie, procède par concepts souvent extérieurs à la logique de la vie et est alors amenée à dévaluer ou araser ce qui est de l’ordre du particulier, du charnel et du symbolique. Ce travers, initié par Spinoza, se poursuit chez Kant et dans l’idéalisme allemand, se renouvelle avec Heidegger et se prolonge chez Jullien qui en vient ainsi à faire l’impasse sur la chair singulière du Christ et ainsi sur la foi (réduite à une croyance liée à des faits particuliers et positifs).
Tout autre à cet égard était l’entreprise henryienne d’une philosophie du christianisme, puisqu’il s’agissait de développer la philosophie appelée par le christianisme et le type de vérité dont il témoigne, la vérité de la vie. Parce que cette vérité s’éprouve à même la chair, il était possible d’intégrer dans un discours phénoménologique (toujours second) les réalités propres à la vie de foi, sans devoir faire d’impasse sur la résurrection, tout en laissant l’espace libre au déploiement de la théologie à partir de ses Écritures et de sa Tradition.
Mais un christianisme sans chair est-il encore un christianisme ? Et la philosophie du christianisme proposée par Jullien ne nous renseigne-t-elle pas plus sur son auteur que sur le christianisme ? Il est frappant à cet égard de remarquer comment les ressources dégagées au fur et à mesure de l’ouvrage (événement, écart, décoïncider, ex-ister) recoupent les principaux concepts de sa pensée, en particulier ceux qui sont élaborés dans sa Philosophie du vivre1, comme s’il n’avait fait que les retrouver dans l’évangile de Jean.
Or cette « philosophie du vivre » ambitionne de réinstaurer le vivre au cœur de la pensée en reprenant le projet de Hegel qui, selon Jullien, s’est le plus approché d’une intuition de la vie. Hegel aide en effet selon lui à comprendre la vie comme procès du négatif (« ce levain de réel2 »), comme dé-coïncidence de tout contenu, de toute détermination dans le contraire d’elle-même. Partant de là, Jullien, à la différence de Hegel, ne cherche pas à résorber la contradiction en la surmontant par la dialectique. Au contraire, il s’agit de maintenir « l’ambiguïté propre de la vie3 » dans l’écart ouvert par la négativité. Cette négativité est pensée sur un mode différent de celui de Hegel, grâce au recours à la pensée chinoise telle que Jullien depuis ses premiers ouvrages l’a comprise et présentée. C’est en particulier la compréhension du Tao comme procès (contre-distingué de création) qui lui permet de penser une vie se dispensant par écart : « le Tao par son écart, promeut la vie4 ». Cette dispensation est identiquement retrait. C’est ce même mouvement qu’il identifie dans le « muthos » chrétien d’un Dieu qui « dans l’octroi de son Fils se retire5 ». Ce procès de la vie, se dispensant dans « l’entre », permet à Jullien de récuser toute finalité, tout arrière-monde et toute transcendance, pour une immédiateté du vivre, jamais assignable à quelque logos que ce soit.
Je ne sais si cette interprétation du Tao est pertinente, ni même si on peut y ramener toute la pensée chinoise (plusieurs sinologues l’ont critiquée comme étant fondée sur le présupposé d’une altérité de la pensée chinoise et plutôt instrumentalisée comme modalité théorique). Je vois par ailleurs qu’un Père se retirant dans l’octroi de son Fils est plus proche des spéculations juives sur le tsim-tsoum que de la Tradition théologique. Mais surtout il me semble que cette pensée de la dispensation comme retrait a tout à voir avec la pensée de l’être de Heidegger, de la dispensation du « Es gibt » comme retrait de l’être.
C’est bien cette impersonnalité de la dispensation comme peut-être du Tao qui fait que la pensée de Jullien sur la vie et sur le christianisme en délivre l’apparence plus que la réalité. Que la vie se promeuve par écart et négativité, sans pouvoir jamais s’atteindre, voilà qui demeure plus un effet de pensée qu’une vie véritable s’éprouvant elle-même dans l’immédiateté de sa souffrance et de sa joie. Vouloir se maintenir dans l’écart du oui et du non, n’est-ce pas demeurer dans l’attitude de Monsieur Ouine6, incapable de vouloir et de se risquer au oui de la vie ?
Et si finalement, du christianisme, une seule ressource était à penser : le Logos de la vie ?