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A. Begasse de Dhaem: «Théologie de la filiation et universalité du salut». À propos d'un ouvrage

À propos d’un ouvrage récent*

Jean-Marie Hennaux s.j.

Le fondateur du Mouvement ATD Quart Monde, le père Joseph Wresinski (1917-1988), ne fut pas qu’un homme d’action. Il fut aussi un homme de pensée. Une pensée intimement liée à l’action, issue d’elle et y conduisant. Une pensée — et c’est là incontestablement son caractère principal — née conjointement de la méditation de l’Évangile (déployé dans la tradition de l’Église) et de la vie partagée avec les plus pauvres (partage où l’écoute est si fine qu’elle entend l’implicite et l’indicible). Une pensée théologique donc, mais aussi, inséparablement, anthropologique (cf. le sous-titre du présent ouvrage). Cela nous vaut une théologie originale où les plus pauvres, à travers leur interprète, deviennent «sujets» de la théologie, au sens où ce sont eux qui parlent et qui nous enseignent. La parole de saint Vincent de Paul, «Les pauvres sont nos maîtres», est ainsi portée à son extrême. Amaury Begasse de Dhaem ne craint pas d’écrire: «... cet âge [les xxe et xxie siècles] est le premier, à notre connaissance, où la réflexion théologique considère la dimension proprement théologique du mystère de la misère et envisage le pauvre ou le plus pauvre, l’insignifiant, l’exclu ou le handicapé, même lorsqu’il n’est pas chrétien, comme sujet théologique, porteur d’une parole, d’une pensée, d’un enseignement unique, propre à contribuer à l’intelligence de la foi du peuple chrétien, à sa compréhension de l’autorévélation de Dieu dans l’histoire des hommes (602)»1. Et il ajoute: «De ce point de vue, J. Wresinski s’inscrit dans la partie de la réflexion théologique de son époque qui innove résolument par rapport à la tradition sur laquelle elle s’appuie» (id.)2.

1 Problèmes épistémologiques

Bien entendu, cette identification (légitime selon nous) de l’authentique «théologien» Wresinski à ceux dont il a épousé la misère pose nécessairement des problèmes épistémologiques. Il faut en montrer la véritable nature, les limites éventuelles. Il faut la justifier. C’est ce que fait A.B. dans la première partie de son livre, intitulée «Portrait théologique de Joseph Wresinski». Le «style théologique» de ce dernier y est précisé grâce aux catégories mises en œuvre par Paul Ricœur dans Temps et récit. S’y amorce une réflexion sur un sujet qui a passionné le père Wresinski: celui du rapport entre les différentes formes du savoir, particulièrement entre le savoir universitaire et le savoir des plus pauvres. On se souvient des énergies folles que le père Joseph a dépensées pour donner corps au «croisement des savoirs». Amaury Begasse croit pouvoir rapprocher le savoir des plus pauvres du savoir originaire si magnifiquement décrit par G. Siewerth dans sa Métaphysique de l’enfance (cf. 199 à 212). Les autres savoirs en seraient des savoirs dérivés. Cette question sera réélaborée dans la quatrième partie du livre: «Reprise critique». Elle y trouvera une réponse à notre sens lumineuse dans les chapitres xiii et xiv: «La question du savoir» et «La question de la théologie».

Venons-en maintenant aux deuxième et troisième parties de notre ouvrage. Elles sont consacrées à deux convictions théologiques fondamentales du père Wresinski: la filiation divine de tout homme et l’extension universelle du salut. C’est avec raison, nous semble-t-il, qu’A.B. a choisi de concentrer sa recherche sur ces deux questions qui prêtent, certes, à discussion, mais qui conduisent directement au cœur, au don propre, du théologien qu’il étudie.

2 La filiation divine de tout homme

Il n’y a pas de doute que la filiation divine est au centre de la pensée théologique du père Joseph. Écoutons quelques-unes de ses affirmations: «L’Église […] connaît cette identité de l’homme, et en tout premier, elle peut dire que l’homme est à l’image de Dieu et que tous ses droits se fondent sur cette réalité: il est Fils [sic] de Dieu […]. Avant d’être des fils d’hommes, nous sommes des Fils de Dieu. Et c’est en tant que Fils de Dieu, ayant un destin de Fils de Dieu, que nous nous rencontrons et que nous existons […]. Et l’humain qui est en nous n’est pas autre chose que la partie visible d’une autre réalité, beaucoup plus profonde, qui est celle d’être Fils de Dieu. Cette partie cachée, divine, en chacun de nous [est] la participation de Dieu à notre vie quotidienne, à notre vie personnelle, communautaire […]. Ce qui fonde notre réalité de Fils de Dieu, c’est l’Évangile […]. L’Évangile fonde notre réalité de fils d’homme mais, plus profondément encore, notre réalité de Fils de Dieu» (237; texte d’une homélie); «Fils de Dieu, nous le sommes et tout homme dans l’humanité est fils de Dieu; que nous le voulions ou pas, c’est notre réalité ontologique. Depuis que Marie a dit oui, on ne peut pas ne pas être fils de Dieu» (257); «L’Église ne peut pas ne pas reconnaître — serait-ce de manière furtive, serait-ce de temps à autre seulement — que les hommes considérés comme des gêneurs, des irrécupérables, des inutiles sont fils de Dieu, sont présence de Dieu parmi nous» (270); «L’Esprit est en chacun, croyant ou non» (325).

Ces affirmations se basent évidemment — entre autres textes du Nouveau Testament — sur la méditation de Col 1,16: «C’est en Lui qu’ont été créées toutes choses… tout a été créé par Lui et pour Lui» et de Ep 1,4-5: «Il nous a élus en Lui, dès avant la fondation du monde, pour être saints et immaculés en sa présence, dans l’amour, déterminant d’avance que nous serions pour Lui des fils adoptifs par Jésus-Christ».

A.B. écrit: «il (J. Wresinski) lit la réalité humaine dans un regard qui cherche à épouser celui de Dieu, dès avant la fondation du monde» (303).

Pour Henri de Lubac, on s’en souvient, notre création dans le Christ et notre prédestination à être fils dans le Fils ne nous restent pas extrinsèques, elles déterminent en nous un désir du surnaturel (concrètement: de la divinisation, de la filiation divine): il n’existe en réalité qu’une seule finalité — surnaturelle — pour l’homme. A.B. consacre de nombreuses pages à la comparaison entre Wresinski et de Lubac (principalement 317-327). Il conclut: «… le père Wresinski, parce qu’il envisage la créature à partir de son assomption déjà réalisée dans et par le Christ, nous semble penser (…) la filiation divine (…) comme déjà constitutivement en acte en tout homme, du fait de son humanité créée et sauvée dans le Verbe incarné, ce que ne ferait pas le père de Lubac» (333).

En fait, Wresinski ne peut se satisfaire d’une destination surnaturelle christique de l’homme, même si celle-ci a la densité d’un désir réel, avec son poids d’ontologie et d’inclination concrète. Il ne peut se contenter d’un désir de filiation divine. Il contemple dans les êtres humains et singulièrement dans les plus misérables la réalité en acte d’un fils de Dieu avec la gloire totalement paradoxale qu’elle comporte. Il articule donc autrement que le père de Lubac ordre naturel et ordre surnaturel, nature et grâce, création, rédemption, divinisation, filiation par l’Esprit.

Sur ce point de la filiation divine et humaine de l’homme, A.B. met J. Wresinski en dialogue, non seulement avec H. de Lubac et G. Siewerth mais aussi avec M. Henry, G. Fessard, E. Grieu, H.U. von Balthasar, Fr.-X. Durrwell, R. Meynet. Il cite à plusieurs reprises Gaudium et spes, n. 22: «En réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné» (§1); «Par son incarnation, le Fils de Dieu s’est en quelque sorte uni lui-même à tout homme» (§2); «Puisque le Christ est mort pour tous et que la vocation de l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l’Esprit Saint offre à tous, d’une façon que Dieu connaît, la possibilité d’être associé au mystère pascal» (§5); «Le Christ nous a abondamment donné la vie pour que, devenus fils dans le Fils, nous clamions dans l’Esprit: Abba, Père» (§6). Il nous fournit aussi d’abondantes références scripturaires. Le lecteur est ainsi mis en possession de toutes les données qui lui sont nécessaires pour apprécier la position du père Wresinski.

Celle-ci pose évidemment la question de la signification du baptême. À ce sujet, A.B. propose une interprétation intéressante, qui n’est pleinement compréhensible que si on garde à l’esprit le fait que, dans sa théologie de la rédemption, Joseph Wresinski accorde une importance capitale à l’affirmation johannique suivant laquelle Jésus est mort «pour rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés» (Jn 11,52): «Le sens du baptême ne serait pas d’engendrer ex nihilo des fils qui ne le seraient pas encore, mais de faire de “fils dispersés” (Jn 11,52), “perdus” ou “morts” (Lc 15,24), des “fils rassemblés” dans l’unité de la Trinité» (295). Dans la perspective du père Joseph, le baptême «manifesterait le consentement fondamental de l’homme à son être, créé et sauvé dans le Fils pour être fils en Lui» (id.).

Il est important de voir que cette «théologie de l’homme, fils de Dieu» (expression de J. Wresinski dans Les pauvres sont l’Église, p. 221) est la réponse éternelle de Dieu au drame de la misère, qu’elle est un élément du salut que Dieu accorde à l’humanité et en premier lieu aux plus pauvres et qu’elle est énoncée par ceux-ci lorsqu’on les écoute jusqu’au bout.

J. Wresinski s’étonne que cette «idée reçue que “toute humanité a son déchet”» — cette «erreur de pensée» qui est à l’origine de l’existence de la misère — J. Wresinski s’étonne que cette idée ait «pu coexister en tous temps, semble-t-il, avec celle de l’homme fils de Dieu» (182). Il constate que ce dont les hommes et les femmes de la misère ont «besoin avant tout, [c’est] de savoir que la misère n’[a] en rien altéré leur condition d’homme, fils de Dieu» (195). A.B. écrit: «Le choc de l’homme qui vit dans la misère fait (…) découvrir au fondateur d’ATD que dans l’être apparemment le plus détruit dans son humanité (“la prostituée” et “le plus sale ivrogne”) brillent la secrète présence divine et le souffle de l’Esprit, non seulement comme un appel, mais comme une réalité (…)» (327).

3 L’universalité du salut

Le père Wresinski «souligne le lien et la quasi-identité entre le péché et la misère» (349). Les pages (349-379) où A.B. décrit, à la suite de son auteur, ce lien entre misère et péché nous ont semblé extrêmement saisissantes.

Comme Péguy, Joseph Wresinski distingue pauvreté et misère: «La pauvreté, c’est le tissu de la grâce, tandis que la misère est le tissu du péché» (390).

Le péché et la misère sont atteintes à la filiation divine de l’homme, ils détruisent la communion avec Dieu et avec les autres. L’œuvre de salut consistera donc à restaurer la pleine conscience de la filiation divine et à «rassembler dans l’unité les enfants de Dieu dispersés» (Jn 11,52). L’unité de l’Humanité ne peut se faire qu’autour des plus pauvres (cf. déjà 299), mais dans cette œuvre de rassemblement, ceux-ci sont loin de n’avoir qu’un rôle passif; ils sont au contraire des acteurs de premier plan. Pour le père Wresinski «être sauvé, (…) c’est être constitué sauveur de ses frères» (403). Cela est vrai en premier lieu des pauvres (cf. les sections «La médiation active des très pauvres» [397-401] et «Sacerdoce adamique3 et coopération universelle au salut» [401-404]). J. Wresinski a parlé du «sacrement du pauvre» (cf. par exemple 542). Les plus pauvres sont signe de la présence du Christ sauveur dans l’histoire et instruments de son action salvatrice.

Dans son chapitre X: «Salut et Trinité», A.B. voit comment pour le père Joseph, le salut est œuvre indivise des trois Personnes divines. Nous nous arrêterons ici plus particulièrement au salut comme œuvre du Fils, car c’est là, nous semble-t-il, que la réflexion théologique du père Wresinski se révèle la plus originale.

Puisque, selon les Pères, «n’est sauvé que ce qui est assumé» (418 et ss.), le Fils de Dieu devait, pour sauver l’humanité, rejoindre en son incarnation les plus pécheurs des humains d’une part, et d’autre part ceux qui sont les plus détruits par le péché: les misérables. Jésus s’est fait, dit le père Wresinski, «homme de la misère»4: «Le Christ est l’extrêmement pauvre par excellence. Il est l’unique extrêmement pauvre, il est le seul extrêmement pauvre» (425); «C’est ce que fit le Seigneur [assumer tout ce qui doit être sauvé] en prenant sur lui toutes nos infirmités, en se chargeant de toutes nos maladies, en assumant toute la souffrance. Il ne pouvait le faire qu’en choisissant la condition des plus pauvres qui subissent tout sans défense» (426). «Le Fils de Dieu, fait homme de la misère, est la condition de l’universalité du salut» (428), écrit le commentateur du père Joseph.

Dans la deuxième partie de son ouvrage, A.B. avait déjà présenté la christologie de Wresinski. Il l’avait caractérisée comme «christologie de la kénose et de l’Ascension» (204-248). Il reprend maintenant le sujet dans sa troisième partie, en y ajoutant de précieuses précisions: «La christologie de la kénose, de l’Ascension et de l’exaltation, développée par notre auteur, assumant toute l’humanité dans la gloire et récapitulant toute la création, le conduit à insister sur la réalisation effective de ce dessein du Père dans l’histoire des hommes» (416). L’auteur commente de près quelques dizaines de pages de Les Pauvres, rencontre du vrai Dieu. Elles sont intitulées par le père Joseph: «La semaine sainte des plus pauvres, rencontre avec le vrai Dieu». Nous nous trouvons avec ces extraits au cœur le plus brûlant de la théologie de Wresinski et c’est à leur propos qu’A.B. a peut-être écrit les plus belles pages de son livre (433-447).

Wresinski médite les mystères du Christ depuis le jeudi saint jusqu’au matin de la résurrection. On nous permettra de nous concentrer sur le mystère du samedi saint où le théologien du Quart Monde est le plus personnel.

La théologie du samedi saint du père Joseph «s’enracine dans un essai de compréhension d’une affirmation récurrente qu’il entend des familles du Quart Monde. D’une part, elles sont sûres que “ce Jésus mourant sans haine, implorant son Père de pardonner à ses assassins, a vraiment aimé et sauvé tous les hommes”. D’autre part, elles disent du Christ: “Lui a souffert plus que nous”» (435); «C’est par là qu’il va être conduit, à travers son désir de comprendre la parole des familles, à accompagner le Christ au-delà de l’ultime de son passage dans la mort, en méditant à nouveaux frais, par-delà le Golgotha, le mystère de la descente aux enfers. Il cherche à mieux saisir comment et en quel sens le Christ a pu aller, au-delà même de leur propre souffrance, habiter “l’enfer” vécu par les plus misérables, pour leur en offrir une issue imparable. Les réflexions des familles sont donc le moteur de son approfondissement théologique» (435-436).

Voici comment A.B. expose la pensée de son auteur: «Visant, dans sa contemplation du mystère pascal, à comprendre la souffrance au-delà de toute souffrance et l’espérance au-delà de toute espérance, notre auteur n’entend dès lors pas la descente aux enfers dans le sens le plus commun et le plus traditionnel dans l’Église. Il ne s’agit pas pour lui de la descente du Christ au shéol pour en ramener Adam, Abel, Noé, les patriarches et les prophètes de la première Alliance, et tous les justes qui ont, explicitement ou implicitement, vu, attendu ou désiré son jour. Il est question, dans sa vision, d’une prise au sérieux de l’universalité peccamineuse, dont Adam est le symbole biblique (voir Rm 5), et de la gravité du combat spirituel, dont Abel, Noé, les patriarches, les prophètes et même les justes des nations témoignent. La descente aux enfers est une plongée aux sources de la haine et du mépris qui ont eu “libre cours” le vendredi saint et ont “submergé Jérusalem”. Il s’agit, pour le Christ, non d’abord d’aller réveiller les justes endormis, mais d’aller visiter l’enfer des damnés» (436).

En sa théologie du samedi saint Wresinski est donc proche de Balthasar puisque le Christ y visite l’enfer des damnés5. Il y a cependant une profonde différence: pour le théologien suisse, le Sauveur prenant sur lui la peine des damnés est rendu totalement passif. «Pour le père Wresinski, au contraire, le Christ du samedi est actif, il avance “croix en main”. Si, en effet, il descend affronter et “confondre” Satan, c’est pour aller lui “disputer” ses fidèles servants: “les savants égarés”, “les hommes sans amour et sans contrition”, ceux qui “avaient érigé [la Croix] et l’érigent encore”, “ceux qui s’étaient laissé prendre par Satan”, ceux qui seraient “plutôt du côté du mauvais larron”, “les nantis, les oppresseurs, ceux qui savent ou ne savent pas ce qu’ils font en torturant les malheureux”» (439).

On le voit: pour le père Wresinski, la descente du Christ aux enfers est une condition théologique absolument nécessaire de l’universalité du salut. C’est dans ce mystère que le Sauveur confère son salut aux rebelles.

Remarquons-le ici encore: «Les plus pauvres sont (…) témoins de l’irréductible triomphe de la vie. L’affirmation d’un salut universel procède d’abord de cette allégation de l’expérience vécue» (490). Wresinski a une intuition qu’il n’explicite guère: on ne souffre que dans la mesure où l’on aime. Dans les abîmes de la misère, le prêtre de Noisy-le-Grand lit des abîmes d’amour et d’un amour universel. C’est là que trouve son origine sa conviction du salut universel. Or, pour lui, le savoir des pauvres est «irréfutable»6.

Mais qu’en est-il alors de la liberté? Si l’homme est libre, ne doit-on pas tenir la possibilité de l’enfer? «On peut dire que la liberté pour notre auteur ne se conçoit qu’à l’intérieur d’un univers déjà totalement gracié, de sorte que sa plus pâle lueur suffit pour faire entrer dans une âme la splendide lumière du salut» (512); «Partout, le salut est à l’œuvre, c’est-à-dire que s’observent au quotidien le triomphe de la vie sur le mal, la résurgence de l’espérance contre toute espérance, la renaissance du germe sur le chêne qu’on abat» (513); «Sauf à considérer l’absurde du désir, du sursaut et de l’appel, prend déjà corps, dans l’espérance des très pauvres, la réalité d’un salut. Leur vie quotidienne révèle de constants relèvements qui suivent les innombrables chutes. Si ténue soit-elle, la résurrection s’y dévoile comme structure de la vie sauvée» (516); «À partir du moment où la lumière a visité toute zone d’ombre, il y a donc une sorte d’affirmation nécessaire que la liberté de tout homme ne pourra définitivement nier la visite et rejeter le visiteur. Dans une veine qui rappelle la tradition origénienne, l’apocatastase, professée par notre auteur en des formules sans équivoques, ne consiste pas à proférer l’automaticité du salut, mais à affirmer dans la foi la réponse positive de toute liberté humaine à l’offre du salut. (…) La liberté humaine n’est pas évacuée, mais J. Wresinski croit et espère qu’elle sera toujours consentante» (518).

Wresinski s’avance donc plus loin que Balthasar dont il est pourtant sur ce point très proche. Le théologien de Bâle a toujours affirmé avec force qu’il se situait au plan de l’espérance («Espérer pour tous»), et non à celui de la foi (affirmation qu’aucun être humain ne se damnera). Les affirmations de Joseph Wresinski au sujet de la réalité du salut universel, si elles s’expriment souvent dans un contexte de prière plutôt que sur le plan d’une affirmation dogmatique (cf. 507), relèvent cependant pour lui de la foi.

4 Pour conclure

Il nous reste à ajouter quelques remarques importantes:

1) Nous avons affirmé plusieurs fois que la théologie de Joseph Wresinski était à ses yeux la théologie même des plus pauvres. C’est d’eux et de la Révélation chrétienne7 qu’il l’a reçue. Les plus pauvres ne sont pas seulement objets, mais «sujets du discours théologique» (551). Il faut préciser cependant qu’ils ne peuvent l’être que par la médiation de ceux qui les écoutent. On pense ici tout particulièrement aux volontaires du Mouvement ATD. «Pour J. Wresinski, seule une vie partagée dans la durée, comme il le fit à Noisy, permet de rejoindre l’homme concret, de vivre, de penser et de souffrir avec lui (…). Dans cette relation faite de présence, de silence, d’écoute, de disponibilité intérieure, le partenaire le plus faible est en mesure de libérer sa propre parole. (…) Pour le théologien de métier, se laisser instruire par les plus pauvres, (…) suppose de s’en donner les moyens» (552).

2) «En dépit de certaines apparences trompeuses, la pensée de notre auteur ne part pas du manque, du vide ou de la privation. Elle n’est pas une dialectique ascendante qui irait au plus par le moins, à la plénitude par le creux, à la lumière par l’obscurité» (561); «La réflexion de J. Wresinski (…) s’inscrit dans une théologique qui part de la plénitude toujours déjà donnée dans le Christ. (…) J. Wresinski retrouve (…) la grande vision biblique et patristique de la totalité cosmique créée, récapitulée et sauvée dans, par et pour le Christ. (…) Le père Wresinski, dans son mouvement profond, va de la Gloire à la Croix» (562).

3) Le Concile Vatican II a parlé d’une «hiérarchie des vérités» révélées (cf. Unitatis redintegratio, n. 11). La théologie de Wresinski est remarquable par l’œuvre de hiérarchisation qu’elle opère. Il repense toutes les vérités à partir de la vérité qu’il estime absolument première: la divinisation filiale de l’homme. Dieu ne crée l’homme que pour en faire son fils dans le Fils. Ce dessein divin de filiation divine est plus originaire que la création, plus originaire que le péché. «Parler de “la filiation comme salut” déplace donc l’accent par rapport à une conception du salut entendu d’abord comme libération du péché» (566). Pour Wresinski le salut est instauration/restauration de la filiation divine; il concerne tous les êtres humains; il est «rassemblement dans l’unité des enfants de Dieu dispersés»; ce dessein divin universel ne rencontrera pas d’échec.

4) On voit — du moins, nous l’espérons — l’intérêt immense qu’il y a à étudier la théologie de Joseph Wresinski. L’ouvrage que nous offre le père Amaury Begasse de Dhaem a déjà, nous semble-t-il, la valeur d’une somme. Il s’appuie non seulement sur toute l’œuvre publiée de son auteur, mais aussi sur nombre de textes inédits. Il est clair, profond, très pénétrant. Il se place au niveau d’une réflexion dogmatique. Il ouvre une voie royale à d’autres études. Il serait, par exemple, très intéressant d’étudier l’ecclésiologie de Wresinski ou encore de confronter sa théologie, non seulement aux théologiens de la libération, mais à la théologie de l’Arche (Thomas Philippe, Jean Vanier, Xavier Le Pichon), à la théologie de Mère Teresa…

Le livre que nous présentons est le fruit d’une thèse soutenue avec un plein succès aux Facultés jésuites de Paris, le Centre Sèvres. Le père Michel Fédou en fut le directeur, qui a écrit pour l’ouvrage publié une préface instructive; avec le mérite d’une relative brièveté, elle met bien en lumière les principaux acquis de la recherche. Nous avons dû, quant à nous, laisser dans l’ombre bien des richesses de l’ouvrage. Les familles du Quart Monde, écrit le père Wresinski, sont «maîtres en humanité et maîtres en théologie». «Elles nous donnent de “pressentir le plan de Dieu avec toujours plus d’acuité et de rigueur”» (137).

Notes de bas de page

  • * A. Begasse de Dhaem, Théologie de la filiation et universalité du salut. L’anthropologie théologique de Joseph Wresinski, coll. Cogitatio Fidei 277, Paris, Cerf, 2011, 628 p.

  • 1 Les chiffres entre parenthèses à même notre texte renvoient aux pages du livre que nous présentons.

  • 2 Aux p. 573-583, l’auteur mène une comparaison détaillée entre la théologie de son auteur et les théologies de la libération.

  • 3 Amaury Begasse se réfère là au livre de son confrère Th. Monfils, Le Père Joseph Wresinski, fondateur d’ATD Quart Monde. Sacerdoce et amour des pauvres, Namur, Culture et Vérité, 1994 (Diffusion Lessius).

  • 4 Ce thème avait déjà été développé, avec quelques différences d’accent, par un autre confrère d’A.B., J. Lecuit dans «Jésus misérable». La christologie du Père Joseph Wresinski, coll. Jésus et Jésus-Christ 92, Paris, Mame-Desclée, 2006.

  • 5 Un autre point rapproche les deux théologiens dans leur méditation du Triduum pascal. Ils partagent tous deux la conviction origénienne que «Le Père lui-même n’est pas impassible» (Homélies sur Ezéchiel, VI, 6).

  • 6 On lit avec beaucoup d’intérêt les réflexions d’A.B. sur cette «irréfutabilité» (536-537).

  • 7 Ces deux sources sont, pour le théologien Wresinski, inséparables. Il comprend l’Écriture grâce aux plus pauvres et l’Écriture éclaire le mystère des plus pauvres. C’est ce qu’A.B. appelle une «herméneutique de la vie» (72).

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