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André Comte-Sponville - Luc Ferry. Spiritualité sans Dieu, leurre ou vrai chemin?

Joseph-Marie Verlinde
Pendant des siècles, l'Occident «chrétien» désignait spontanément, par le terme «spiritualité(s)», l'ensemble des voies visant à un approfondissement de la vie dans l'Esprit (de Jésus-Christ). Depuis la critique des philosophes de la mort de Dieu, ce terme est en attente d'une nouvelle définition. Parmi les tentatives visant à préciser les contours d'une «spiritualité sans Dieu», nous avons retenu celles de deux philosophes français contemporains bien connu: André Comte-Sponville et Luc Ferry. Il n'est pas sûr cependant que leurs efforts aboutissent, puisque la spiritualité du premier culmine dans l'expérience d'un divin immanent, tandis que la proposition du second postule implicitement un fondement absolu

« Un grand silence règne aujourd’hui sur la terre,

Un grand silence et une grande solitude. »

Cet extrait d’une homélie du pseudo-Épiphane pour le Samedi saint semble décrire l’état de notre humanité demeurée orpheline après avoir éliminé Dieu de son horizon existentiel. Faut-il préciser que lorsqu’on parle de « Dieu » dans le contexte du sécularisme ambiant, il s’agit avant tout de la conception biblique de Dieu, ce Dieu personnel, ou mieux, ce paternel divin qui menaçait directement l’autonomie de l’homme et qu’il fallait dès lors évincer à tout prix ?

Parler de « spiritualité sans Dieu » suppose que ce déicide ait déjà été accompli ; mais suppose aussi que l’athéisme qui l’a perpétré ne parvient pas à combler le cœur de l’homme, puisqu’à défaut d’un dieu, celui-ci se met en quête d’une spiritualité. Pour comprendre de quelle spiritualité il peut bien s’agir, il est donc bon de refaire rapidement l’historique de « la mort de Dieu », c’est-à-dire de son élimination de l’horizon philosophique de l’Occident.

I Vers un monde sans Dieu

1 Dieu est mort !

On se souvient de cet extrait du Zarathoustra de F. Nietzsche (1844-1900) dans lequel le meurtrier de dieu, désigné comme « l’être innommable » ou « le plus laid des hommes », reconnaît son forfait :

Il fallait qu’il mourût : il voyait avec des yeux qui voyaient tout. Il voyait les profondeurs et les abîmes de l’homme, toutes ses hontes et ses laideurs cachées. Sa pitié ne connaissait pas de pudeur : il fouillait les replis les plus immondes de mon être. Il fallut que mourût ce curieux entre tous les curieux, cet indiscret, ce miséricordieux. Il me voyait sans cesse, moi ; il fallut me venger d’un pareil témoin, sinon cesser de vivre, moi-même. Le dieu qui voyait tout, même l’homme : ce dieu devait mourir ! L’homme ne supporte pas qu’un pareil témoin vive.1

Nietzsche parle au passé : à son époque, le monde occidental a donc déjà accompli ce déicide, même s’il ne parvient pas à porter le poids de la responsabilité de son acte et à en tirer les conséquences.

Évoquons encore la mise en scène bien connue du Gai Savoir dans lequel Fr. Nietzsche dénonce et exalte ce crime qui, selon lui, ouvre devant l’humanité une ère nouvelle de liberté :

N’avez-vous pas entendu parler de ce fou qui allumait une lanterne en plein jour et se mettait à courir sur la place publique en criant sans cesse :

– « Je cherche dieu ! Je cherche dieu ! »

Mais comme il y avait là beaucoup de ceux qui ne croient pas en dieu, son cri provoqua un grand rire :

– « S’est-il perdu comme un enfant ? » dit l’un.

– « Se cache-t-il ? A-t-il peur de nous ? A-t-il émigré ? »

Ainsi criaient-ils et riaient-ils pêle-mêle.

Le fou bondit au milieu d’eux et les transperça du regard :

« Où est allé dieu ? » s’écria-t-il, « je vais vous le dire : nous l’avons tué, vous et moi ! C’est nous, nous tous, qui sommes ses assassins ! Mais comment avons-nous fait cela ? Où va notre terre maintenant ? Où allons-nous nous-mêmes ? Ne tombons-nous pas sans cesse ? N’allons-nous pas errant comme par un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle du vide sur notre face ? N’entendons-nous pas le bruit que font les fossoyeurs qui enterrent dieu ? Ne sentons-nous pas la décomposition divine ? Les dieux aussi se décomposent !

Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c’est nous qui l’avons tué ! »2

Sous la plume de Nietzsche, le cri « Dieu est mort ! » est avant tout un cri de victoire : dieu mort cède la place à l’homme qui peut enfin régner en toute liberté et impunité. À l’histoire de l’humanité réduite en esclavage par les dieux qu’elle avait elle-même créés, fait place l’ère du surhomme vivant en toute liberté sous les cieux vides.

2 Nous sommes tous orphelins

Nietzsche n’est pas l’inventeur de la sinistre expression : « la mort de dieu » : il la reprend d’un précurseur à la plume particulièrement acide, Henri Heine (1797-1856). Celui-ci l’utilise de manière sarcastique dans un article paru en 1834 dans la Revue des deux Mondes3 et consacré à la Critique de la Raison Pure d’Emmanuel Kant (1724-1804). Heine y félicite le philosophe de Königsberg d’avoir pourfendu « le dieu des déistes » : « N’entendez-vous pas résonner la clochette ? À genoux ! On porte les sacrements à un dieu qui se meurt ! ».

Le thème de « la mort de dieu » était déjà dans l’air du temps au début du xixe siècle. Nous en voulons pour preuve l’émoi suscité, particulièrement en France, par le rêve, ou plutôt le cauchemar, raconté par Johann Paul Friedrich Richter (1763-1825) dit Jean-Paul, en introduction à son roman Siebenkäs. Réécoutons ce passage dans la traduction qu’en propose Mme Germaine de Staël dans son ouvrage De l’Allemagne, sous le titre de « Songe de Jean-Paul ». L’auteur décrit un songe : il se trouve la nuit dans un cimetière au milieu duquel se tient une église. Les tombes sont ouvertes, les ombres des morts en sont sorties, elles entrent dans l’église et se pressent autour de l’autel :

Alors descendit des hauts lieux sur l’autel une figure rayonnante, noble, élevée, et qui portait l’empreinte d’une impérissable douleur ; les morts s’écrièrent :

– « Ô Christ, n’est-il point de dieu ? »

Il répondit :

– « Il n’en est point. »

Toutes les ombres se prirent à trembler avec violence, et le Christ continua ainsi :

– « J’ai parcouru les mondes, je me suis élevé au-dessus des soleils, et là aussi il n’est point de dieu ; je suis descendu jusqu’aux dernières limites de l’univers, j’ai regardé dans l’abîme, et je me suis écrié : Père, où es-tu ? Mais je n’ai entendu que la pluie qui tombait goutte à goutte dans l’abîme, et l’éternelle tempête, que nul ordre ne régit, m’a seule répondu. Relevant ensuite mes regards vers la voûte des cieux, je n’y ai trouvé qu’une orbite vide, noire et sans fond. L’éternité reposait sur le chaos et le rongeait, et se dévorait lentement elle-même. »

À ce discours, les ombres désolées s’évanouirent comme la vapeur blanchâtre que le froid a condensée ; l’église fut bientôt déserte.

Mais tout à coup, spectacle affreux ! Les enfants morts, qui s’étaient réveillés à leur tour dans le cimetière, accoururent et se prosternèrent devant la figure majestueuse qui était sur l’autel et dirent :

– « Jésus, n’avons-nous pas de père ? »

Et il leur répondit avec un torrent de larmes :

– « Nous sommes tous orphelins ; moi et vous, nous n’avons point de père ».

À ces mots, le temple et les enfants s’abîmèrent, et tout l’édifice du monde s’écroula devant moi dans son immensité.4

Gérard de Nerval (1808-1855) s’inspira directement de cet extrait lorsqu’il rédigea les versets « Dieu est mort ! Le ciel est vide… Pleurez ! Enfants vous n’avez plus de père ! », qu’il mit en exergue de son poème : Le Christ aux Oliviers. Les apôtres dorment. Le Christ angoissé les interpelle :

Quand le Seigneur, levant au ciel ses maigres bras

Sous les arbres sacrés, comme font les poètes,

Se fut longtemps perdu dans ses douleurs muettes,

Et se jugea trahi par des amis ingrats ;

Il se tourna vers ceux qui l’attendaient en bas,

Rêvant d’être des rois, des sages, des prophètes…

Mais engourdis, perdus dans le sommeil des bêtes,

Et se prit à crier : « Non, Dieu n’existe pas ! »

Ils dormaient. “Mes amis, savez-vous la nouvelle ?

J’ai touché de mon front à la voûte éternelle ;

Je suis sanglant, brisé, souffrant pour bien des jours !”

“Frères, je vous trompais : Abîme ! abîme ! abîme !

Le dieu manque à l’autel où je suis la victime…

Dieu n’est pas ! Dieu n’est plus !” Mais ils dormaient toujours !…

À l’aube du xixe siècle, le crime est donc déjà perpétré, même si « cette nouvelle funèbre, ajoute Heine, aura peut-être encore besoin de quelques siècles pour être universellement répandue »5.

3 Le vendredi saint spéculatif

En écrivant ces lignes, notre auteur sous-estimait l’impact de celui dont il avait pourtant suivi quelques cours à Berlin dans les années 1821-1823 : le professeur Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770-1831). Celui-ci va réussir à exorciser l’angoisse latente devant l’horreur, ou la grandeur, du crime commis, en lui donnant un contenu positif. Il le présentera en effet comme une étape nécessaire dans le processus dialectique conduisant à la prise de conscience par l’homme de sa propre divinité.

Dans son traité Savoir et Foi, paru pour la première fois en 1802, Hegel annonce que « la douleur infinie » de « l’absence de dieu » est une « cruauté » nécessaire, car « la souffrance absolue ou le vendredi-saint-spéculatif » est la condition de la résurrection, c’est-à-dire de l’avènement des temps nouveaux. Pour notre auteur, l’Absolu n’est pas en dehors du monde. L’Esprit dans le monde, c’est l’homme, l’humanité, l’histoire universelle. Seule la philosophie spéculative peut comprendre que l’homme et dieu ne sont pas extérieurs l’un à l’autre, mais que le divin, l’infini, se réalise précisément dans la subjectivité finie de l’homme : « L’esprit subjectif, individuel est l’Esprit divin, universel, en tant que celui-ci se manifeste en chaque sujet, en chaque homme. Lorsque l’esprit se perçoit, c’est-à-dire qu’il perçoit et est perçu, il y a dualité ; mais l’esprit subjectif qui perçoit l’Esprit divin est lui-même cet Esprit divin » (Leçons sur la philosophie de l’histoire, I).

Selon Hegel, c’est dans la mesure où l’homme prend conscience de dieu, que dieu accède à la conscience de soi. Car le savoir de l’homme sur dieu est l’unique savoir que dieu ait de lui-même. Le « péché contre l’Esprit » dont parle le Christ Jésus en Mt 12,31-32 serait, selon Hegel, le mensonge qui consiste à rejeter l’Esprit dans le lointain d’un personnage historique venu au monde il y a quelque deux mille ans. En d’autres termes : la religion trouve son accomplissement dans la philosophie ; la mort de dieu trouve son apothéose dans la divinisation de l’homme. Le destin du christianisme ne peut être, selon Hegel, que l’anthropo-théïsme qui ne peut lui-même être atteint qu’en passant par l’athéisme6.

4 L’obstacle à écarter

Si l’idée est antérieure à Nietzsche, c’est néanmoins ce dernier philosophe qui a répandu la nouvelle de la mort de Dieu de la manière la plus puissante et la plus énergique, au point que son cri retentit encore de nos jours. Comme le règne de Dieu dans l’Évangile, le surhomme, l’homme divinisé, reste toujours à venir. Mais la condition de sa venue, c’est la mort de ce dieu qui est pour Nietzsche la contre-image, l’adversaire ou, mieux encore, la limite de l’homme, le contre-pouvoir dont l’homme doit se libérer pour devenir le surhomme.

En réalité, selon notre philosophe, l’Europe a déjà commis ce déicide, mais hésite à en assumer la responsabilité, et surtout à en tirer les conséquences : « La grandeur de cet acte est trop grande pour nous. Ne faut-il pas devenir dieux nous-mêmes pour paraître dignes de l’avoir accompli ? Il n’y eut jamais d’action plus grandiose, et tous ceux qui naîtront après nous appartiendront de ce fait à une histoire plus haute que toute l’histoire du passé »7. L’homme demeure désormais seul face à lui-même ; il doit être pour lui-même son propre sens.

II Des spiritualités pour un monde sans Dieu

1 Dieu est mort, dont acte

L’athéisme s’impose donc nécessairement, irrévocablement. Mais, sauf exceptions parmi lesquelles nous pourrions citer Michel Onfray8, les raisons du refus de Dieu ne sont plus aussi agressives qu’elles ne le furent il y a quelques années. Et pour cause : l’athéisme n’a plus besoin d’être militant, puisqu’il semble avoir conquis l’opinion. Selon Luc Ferry et Marcel Gauchet, en effet, « L’homme et Dieu sont séparés comme jamais ils ne l’ont été dans l’histoire de l’Europe et probablement dans l’histoire du monde. Nous sommes sortis de l’ère d’une autonomie à conquérir contre l’hétéronomie. Autrement dit, ce processus de conquête de l’autonomie est achevé. Nous vivons définitivement dans un monde sans Dieu, dans lequel l’homme est tout à fait séparé du divin »9.

L’athée contemporain ne cherche plus à prendre la place d’un Dieu inexistant. Le problème s’est déplacé. Un philosophe athée bien connu en France, André Comte-Sponville, se propose de construire « une sagesse pour notre temps » sur base d’une métaphysique matérialiste, d’une éthique humaniste et d’une spiritualité sans Dieu.

Dans son Dictionnaire philosophique, notre auteur résume les raisons de son athéisme, qu’il explicite longuement dans un autre ouvrage au titre significatif : L’esprit de l’athéisme ; introduction à une spiritualité sans Dieu10.

Les raisons [des athées de ne pas croire en Dieu] varient selon les individus, mais convergent, le plus souvent, vers un refus d’adorer. L’athée ne se fait pas une assez haute idée du monde, de l’humanité et de soi pour juger vraisemblable qu’un Dieu ait pu les créer. Trop d’horreurs dans le monde, trop de médiocrité dans l’homme. La matière fait une cause plus plausible. Le hasard, une excuse plus acceptable. Puis un Dieu bon et tout-puissant (un Dieu Père !) correspond tellement bien à nos désirs les plus forts et les plus infantiles, qu’il y a lieu de se demander s’il n’a pas été inventé pour cela, pour nous rassurer, pour nous consoler, pour nous donner à croire et à obéir. Dieu, par définition, est ce qu’on peut espérer de mieux. C’est ce qui le rend suspect. L’amour infini, l’amour tout-puissant, l’amour plus fort que la mort et que tout… Trop beau pour être vrai. L’athée, plutôt que de se raconter des histoires, préfère affronter comme il peut l’angoisse, la détresse, le désespoir, la solitude, la liberté. Non qu’il renonce à toute sérénité, à toute joie, à toute espérance, à toute loi. Mais il ne les envisage qu’humaines, et pour cette vie seulement. Cela lui suffit-il ? Point forcément, ni souvent. Le réel ne suffit qu’à qui s’en contente. C’est ce qu’on appelle la sagesse, qui est la sainteté des athées.11

2 L’au-delà du sens d’André Comte-Sponville

André Comte-Sponville se définit lui-même comme un « athée non dogmatique et fidèle » ; « athée, puisque je ne crois en aucun Dieu ni en aucune puissance surnaturelle », « non dogmatique » car l’athéisme est une croyance qu’il ne peut démontrer : « comment prouverait-on une inexistence ? » ; « mais fidèle, parce que je me reconnais dans une certaine histoire, une certaine tradition, une certaine communauté, et spécialement dans ces valeurs judéo-chrétiennes (ou gréco-judéo-chrétiennes) qui sont les nôtres »12, valeurs qui constituent le « lien social » dont la société ne peut se passer si elle veut sauvegarder son unité.

Une société peut très bien se passer de religion au sens occidental et restreint du terme (la croyance en un Dieu personnel et créateur) ; elle pourrait peut-être se passer de sacré ou de surnaturel (de religion au sens large) ; mais elle ne peut se passer ni de communion ni de fidélité ; (…) une fidélité commune, c’est-à-dire un attachement partagé à ces valeurs que nous avons reçues, ce qui suppose ou entraîne, pour chacun d’entre nous, la volonté de les transmettre.13

Ne croyons pas pour autant que notre auteur développe une axiologie, car pour lui :

Rien ne vaut absolument, rien ne vaut qu’à proportion du désir ou de l’amour que nous y mettons. Épicure contre Platon. Spinoza contre Leibniz. Nietzsche, Marx et Freud contre Kant. Pas de valeurs en soi, pas d’impératifs absolus : la justice ne vaut que pour qui l’aime ; la vie ne vaut que pour qui l’aime ; et rien ne commande qu’à proportion de l’amour que nous en avons.14

Mais si rien ne valait de manière absolue, la vie serait-elle donc privée de sens ? L’absurde l’emporterait-il ?

Il n’y a pas de sens absolu, pas de sens du sens, ni pour l’individu, ni pour l’humanité. L’expression « la quête du sens » ne me paraît pas la plus heureuse, ni la plus juste. Elle suggère que le sens existe déjà quelque part, ailleurs, comme un Graal, comme un secret, comme un trésor qu’il n’y aurait qu’à découvrir. Il n’y a pas de sens caché, mais la vie en produit et elle seule. Le sens n’est pas à chercher, ni à trouver ; il est à produire, à inventer, à créer. C’est la fonction de l’art ; c’est la fonction de la pensée ; c’est la fonction de l’amour. Ce n’est pas le sens qui est aimable ; c’est l’amour qui fait sens.15

Le monde ne signifie rien d’autre que lui-même. Inutile de chercher une quelconque transcendance à l’expérience concrète que nous pouvons en avoir. « Mais se signifier soi, c’est ne rien signifier du tout. Tel est le monde, et le silence du monde. Comment pourrait-il tendre vers une autre chose que lui-même ? Mais ne tendre que vers soi (ce que Spinoza appelle le conatus), c’est se contenter d’être. Tel est le monde, et la paix du monde »16.

Pour Comte-Sponville, il existe cependant une expérience spirituelle plus haute que celle de la quête d’un sens, vouée à l’échec : il s’agit de « la fusion en le monde, ou l’expérience de l’unité à la fois absolue et relative du tout »17. Le philosophe athée est en effet devenu mystique suite à une expérience dans la nature alors qu’il avait vingt-cinq ans, expérience qu’il raconte longuement dans L’esprit de l’athéisme.

Et soudain… Quoi ? Rien : tout ! Pas de discours. Pas de sens. Pas d’interrogations. Juste une surprise. Juste une évidence. Juste un bonheur qui semblait infini. Juste une paix qui semblait éternelle.

Le ciel étoilé au-dessus de moi, immense, insondable, lumineux, et rien d’autre en moi que ce ciel, dont je faisais partie, rien d’autre en moi que ce silence, que cette lumière, comme une vibration heureuse, comme une joie sans sujet, sans objet (sans autre objet que tout, sans autre sujet qu’elle-même), rien d’autre en moi, dans la nuit noire, que la présence éblouissante de tout ! Paix. Immense paix. Simplicité. Sérénité. Allégresse. Plus de mots, plus de manque, plus d’attente : pur présent de la présence. Plus d’ego, plus de séparation, plus de représentation : rien que la présentation silencieuse de tout. Plus de jugements de valeur : rien que le réel. Plus de temps : rien que le présent. Plus de néant : rien que l’être. Plus d’insatisfaction, plus de haine, plus de peur, plus de colère, plus d’angoisse : rien que la joie et la paix18. Celui qui se sent « un avec le tout » n’a plus besoin d’autre chose. Un Dieu ? Pour quoi faire ? L’univers suffit. Une Église ? Inutile. Le monde suffit. Une foi ? À quoi bon ? L’expérience suffit.19

« Qu’est-ce que la spiritualité ? » se demande-t-il en conclusion de son livre : « C’est notre rapport fini à l’infini ou à l’immensité, notre expérience temporelle de l’éternité, notre accès relatif à l’absolu. C’est la Pentecôte des athées, ou le véritable esprit de l’athéisme : non l’Esprit qui descend, mais l’esprit qui s’ouvre (au monde, aux autres, à l’éternité disponible) et qui se réjouit. Nous sommes déjà dans le Royaume : l’éternité, c’est maintenant »20.

En affirmant que tout sens est dans la vie, et qu’il n’est pour le sage aucun sens de la vie parce qu’il n’y a rien hors d’elle qui pourrait lui donner sens, André Comte-Sponville se rapproche de la pensée orientale, au point de se reconnaître dans un maître spirituel venu des Indes, Swâmiji Prajnânpad, auquel il consacre un ouvrage : De l’autre côté du désespoir.

Le désespoir, au sens où je le prends, c’est moins la tristesse que l’absence totale d’espérance, et c’est en quoi il constitue l’état normal du sage. Celui qui a tout, qu’irait-il espérer ? Et pourquoi, puisque rien ne lui manque ? Le réel, ici et maintenant, lui suffit. Comme tous les sages, Swâmiji vit au présent. N’a-t-il pas de passé ? Non : il « a eu un passé ». N’a-t-il pas d’avenir ? Non : il en aura — peut-être. On ne peut certainement exister que dans le « présent ».21

Nous aurons deviné que les libres penseurs rationalistes ont du mal à suivre notre philosophe dans son apologie du mysticisme oriental, même s’il émaille celui-ci de références à Freud dont il reprend l’expression « le sentiment océanique » pour décrire « un sentiment d’union indissoluble avec le grand Tout, et d’appartenance à l’universel »22. Dans une recension critique, Agnès Lenoire écrit :

Les matérialistes ne contesteront pas ce qu’a vécu André Comte-Sponville au plus profond de ses ressentis, qui est respectable. Mais ce que le matérialiste athée n’acceptera pas, c’est que ce mysticisme soit présenté comme étant spécifique de l’athéisme. L’athée revendique la liberté d’avoir ou non une spiritualité, et de la choisir en dehors des philosophies qu’il nous expose. Ce qui nous fait repousser avec force une phrase telle que celle-ci : « L’idée d’un mysticisme athée devient une espèce d’évidence qui s’impose à la pensée ». André Comte-Sponville a beaucoup bataillé pour nous convaincre qu’il ne croyait plus en Dieu, qu’il avait « cessé de lui manquer ». Mais, visiblement, il l’a marqué de son sceau.23

Face à une telle critique, A. Comte-Sponville se défend hardiment :

Être athée, ce n’est pas nier l’existence de l’absolu ; c’est nier sa transcendance, sa spiritualité, sa personnalité, c’est nier que l’absolu soit Dieu. Mais n’être pas Dieu, ce n’est pas rien ! Sinon, que serions-nous, et que serait le monde ? Si l’on entend par « absolu » — c’est le sens ordinaire du mot — ce qui existe indépendamment de toute condition, de toute relation ou de tout point de vue – par exemple l’ensemble de toutes les conditions (la nature), de toutes les relations (l’univers), qui englobe aussi tous les points de vue possibles ou réels (la vérité) — on ne voit guère comment on pourrait en nier l’existence : l’ensemble de toutes les conditions est nécessairement inconditionné, l’ensemble de toutes les relations est nécessairement absolu, l’ensemble de tous les points de vue n’en est pas un. C’est ce qu’on peut appeler le naturalisme, l’immanentisme ou le matérialisme. Ces trois métaphysiques récusent tout surnaturel, toute transcendance, tout esprit immatériel, donc aussi tout Dieu créateur. Je les fais miennes toutes trois. La nature est pour moi le tout du réel (le surnaturel n’existe pas) et elle existe indépendamment de l’esprit (qu’elle produit, qui ne la produit pas). Il en découle que tout est immanent au Tout. Cela, loin d’exclure la spiritualité, la met à sa place, qui n’est pas la première, certes, dans le monde, mais la plus haute, au moins d’un certain point de vue, en l’homme.24

Ses détracteurs ne s’y trompent cependant pas : certes il s’agit d’une « spiritualité sans Dieu », mais pas « sans divin ». Son mysticisme athée est une mystique de l’immanence dans laquelle le Tout s’écrit avec une majuscule, comme la « Nature » du « Deus sive Natura » de Spinoza auquel Comte-Sponville aime se référer.

Au final, la démarche de notre philosophe ouvre-t-elle sur une « spiritualité », ou sur une mystique ? Paul Lombard oppose les deux voies dans leur finalité comme dans leur dynamisme : « La spiritualité est une quête, le mysticisme, une ascèse. Le mysticisme, une perte de l’ego ; la spiritualité, une tentative de le débusquer dans ses recoins les plus cachés pour entreprendre son perfectionnement »25.

Nous trouvons une même exigence de l’intégration du travail de l’esprit dans la notion de spiritualité chez Jacqueline Costa-Lascoux :

La spiritualité est une aspiration à une plus grande indépendance de l’esprit, à une émancipation des objets matériels non pour les ignorer, mais pour penser au-delà26. Ste Thérèse d’Avila a remarquablement exprimé les moments d’extase mystique qui ne laissent plus de place au doute, après une descente en soi. Le soufisme prône « l’ivresse de Dieu ». Tout autre est la spiritualité sans Dieu qui reste toujours accompagnée par le sens de la relativité des choses et par l’effort constant, souvent tendu, vers la remise en question. En cela, elle est plus proche du travail d’analyse et de la créativité de l’artisan remettant sans cesse son ouvrage sur l’établi, ou de l’artiste retravaillant sa toile ou sa mélodie.27

Elle s’appuie sur André Gide qui écrivait dans son Journal du 15 mai 1949 : « Je crois au monde spirituel et tout le reste n’est rien. Ce monde spirituel, je crois qu’il n’a d’existence que par nous, qu’en nous ; il répond de nous et de ce support que lui procure notre corps, lorsque l’esprit garde l’initiative et la maîtrise »28.

Ces auteurs refusent donc au mysticisme d’André Comte-Sponville le statut d’une « spiritualité sans Dieu ». Non seulement le travail de la raison est essentiel dans la spiritualité telle qu’elle est définie par nos auteurs, mais la relation à l’autre, de sujet à sujet, apparaît également centrale :

Le spirituel est un mouvement vers autrui accepté dans son altérité car, sans lui, je n’aurais même pas la conscience de ma propre identité. La spiritualité n’est donc pas seulement une expérience individuelle, mais une rencontre, un élan vers l’autre, qui oblige à franchir les obstacles dressés entre les êtres, entre soi-même et l’univers29. La spiritualité est autant la conséquence du cogito cartésien, formidable levier de la liberté de conscience, que du sentiment de fraternité qui fonde l’humanisme.30

Certes A. Comte-Sponville ne nie pas la valeur du travail de l’esprit et de la relation à l’autre ; mais ce travail, pour important qu’il soit, ne suffit pas en lui-même ; dans l’expérience ultime, la réflexion s’éteint et le « tu » comme le « je » disparaissent dans l’un et le tout. Il semble donc difficile de définir la démarche d’André Comte-Sponville comme une « spiritualité sans Dieu », du moins si on accepte — à défaut d’une véritable définition — les critères retenus dans nos débats pour caractériser une « spiritualité ».

3 L’homme-Dieu de Luc Ferry

C’est sans doute un autre philosophe athée bien connu en France, Luc Ferry, ancien Ministre de l’Éducation et ami d’André Comte-Sponville, qui a le mieux dessiné l’espace d’une « spiritualité laïque » qui ne soit pas un mysticisme, mais qui dévoile une certaine idée du sacré — « ce pourquoi il ne serait pas insensé de songer au sacrifice »31 — à partir de l’humain comme tel, et du fait d’émerger de son propre sein : « Si le sacré ne s’enracine plus dans une tradition dont la légitimité serait liée à une Révélation antérieure à la conscience, il faut désormais le situer au cœur de l’humain lui-même »32.

Luc Ferry plaide pour un « humanisme transcendantal », ce terme désignant « la position « hors nature » du propre de l’homme » : « “Hors nature”, c’est dire, aussi, hors des déterminismes qui régissent les phénomènes naturels ; c’est affirmer le mystère au cœur de l’être humain, sa capacité à s’affranchir du mécanisme qui règne sans partage dans le monde non humain et permet à la science de le prévoir et de le connaître sans fin »33.

La position spiritualiste de notre auteur n’en demeure pas moins athée : « Le refus des arguments d’autorité est un fait acquis, sur lequel il serait, au sens propre, inhumain de revenir. Le vrai clivage passe au sein de l’humanisme moderne même, entre son interprétation matérialiste et son versant spiritualiste »34.

Le refus du matérialisme s’appuie chez lui sur des arguments déjà relevés. Dans un dialogue avec André Comte-Sponville, Luc Ferry lui objecte : « Ce que je conteste, au fond, c’est le caractère religieux ou mystique de ton matérialisme, cette métaphysique qui te conduit à penser que ce point de fusion suprême est le point de vue vrai, quand bien même aucune conscience humaine ne pourrait ni le connaître ni même le comprendre ! »35.

Pas question donc de reconnaître le mysticisme sur fond de matérialisme de son ami, comme une « spiritualité sans Dieu ». Luc Ferry dénonce la religion et le matérialisme comme étant « les deux grands antihumanismes théoriques » :

La religion et le matérialisme envoient tous deux l’homme à l’hétéronomie, celle du divin, celle de la nature. Tous deux évacuent, avec la même structure, le mystère du sacré en l’enracinant dans un fondement premier — Dieu ou la matière — qui, au moins en droit sinon en fait, explique tout. Face à ces deux théologies avouées ou déguisées, il faut, je crois, affirmer ceci qui pour moi est le noyau essentiel d’un humanisme rigoureux : que l’humain est excès ou il n’est pas. C’est cela le divin ou le diabolique en lui, que les grandes religions ont essayé de nommer en l’extrapolant dans une entité extérieure à l’homme. C’est là leur vérité : elles ne se contentaient pas, comme le dit le matérialiste, d’extrapoler un besoin ou une peur, mais aussi une réalité sacrée, celle de cet excès, de cette liberté. C’est par là que l’humanisme transcendantal peut leur être aujourd’hui fidèle. Si l’on admet qu’il y a du sacré en l’homme, ou si l’on veut du divin ; si l’on admet en outre que les religions ont inventé une certaine image de Dieu, que l’homme l’a créé plus que Dieu n’a créé l’homme, alors il me semble qu’on doit en conclure que l’invention des religions correspond, au moins pour une part, au besoin de nommer ce sacré-là. Je veux dire qu’elles ne sont pas seulement l’idéologie qui vient combler nos fantasmes, mais aussi la tentative de nommer l’élément non naturel en l’homme. Ce qui, on le voit, n’est pas aussi illusoire que le pense le matérialiste ; car ce sacré reste bien, même ainsi entendu hors des religions traditionnelles, aussi mystérieux que transcendant.36

Dès lors, « l’humanisme transcendantal est un humanisme de l’homme-Dieu : si les hommes n’étaient pas en quelque sorte des dieux, ils ne seraient pas non plus des hommes. Il faut supposer en eux quelque chose de sacré ou bien accepter de les réduire à l’animalité »37.

C’est à partir du parti pris de la liberté — d’« une “foi pratique” en l’existence de la liberté » — que Luc Ferry s’engage dans « une réinterprétation humaniste des principaux concepts de la religion chrétienne »38. En particulier, « l’existence de valeurs pour lesquelles, à tout le moins, il vaudrait la peine de prendre le risque de la mort », permet à notre auteur de « réinstaurer la catégorie religieuse de l’Au-Delà de la vie humaine » ; mais « en aval de notre conscience et non plus en amont, comme le voulaient les principes de la théologie morale. Transcendances, donc, dans l’immanence à soi, mais néanmoins transcendances radicales au regard du matérialisme »39.

Comme l’humanisme transcendantal pose des valeurs au-delà de la vie, sans prétendre recourir à une démonstration susceptible de fonder ce geste en raison, ces valeurs conservent « une part inéludable de mystère ». Ces valeurs transcendantes, incarnées dans l’immanence des consciences, étant universelles, elles relient entre eux les humains et constituent le fondement des appartenances communautaires : « D’une part, d’un point de vue subjectif, c’est du sein de notre propre conscience que nous percevons d’irrécusables transcendances : celles de la vérité qui s’impose à nous, parfois indiscutablement, mais aussi, je le crois, du Bien, du Beau et de l’Amour. D’autre part, en un sens objectif, c’est dans l’humanité elle-même que se situe désormais la transcendance des valeurs »40.

Parmi ces valeurs transcendantes, l’Amour est la plus visible et la plus forte. Renouant ainsi avec un thème central du christianisme, l’humanisme moderne affirme que « l’Amour est le lieu privilégié du sens et que c’est par lui seul que se perpétue encore la teneur religieuse du sacrifice » : « L’humanité divinisée a pris la place du sujet absolu ; c’est elle dont je dois pouvoir penser qu’elle est éternelle, qu’elle ne doit pas disparaître pour que subsiste encore du sens sur la surface de la terre »41.

Il faudrait donc corriger le titre du best-seller de notre auteur, et l’intituler « L’humanité divine » plutôt que « L’homme-Dieu ». Cette lente et inexorable « divinisation de l’humain » est précédée et accompagnée par le vaste mouvement d’« humanisation du divin » qui caractérise, depuis le xviiie s., la montée de la laïcité en Europe : « au nom du refus des arguments d’autorité et de la liberté de conscience, la Révélation n’a en effet cessé d’être humanisée au fil des derniers siècles ». Aussi « vivons-nous aujourd’hui, selon Luc Ferry, le moment où les deux processus — l’humanisation du divin et la divinisation de l’humain — se croisent »42.

Et notre philosophe de conclure : « L’idée même d’une « spiritualité laïque » nous aurait sans doute fait rire il y a vingt-cinq ans, alors qu’aujourd’hui l’expression désigne une sphère plus haute que celle de la morale : l’aspiration au sacré se redéploie à partir de l’homme lui-même et du mystère de sa liberté, qui peut se vouer au mal radical mais aussi à ces grandeurs qu’aucune analyse ne saurait épuiser »43.

III Vraies ou fausses « spiritualités » ?

Après ce bref exposé des deux « spiritualités sans Dieu » contrastées que nous avons retenues en raison de leur large accueil dans la culture contemporaine, risquons-nous à une évaluation. Tout d’abord un constat : il ne suffit pas de décréter la mort de Dieu pour étouffer la quête de sens. Cette interrogation est spécifique de l’animal rationnel humain ; elle subsiste nécessairement et ressurgit toujours. Mais suffit-il de relativiser le sens en le subordonnant au choix de la subjectivité individuelle (A. Comte-Sponville) ou de l’enraciner dans une transcendance immanente (L. Ferry), pour s’affranchir de la tutelle de Dieu ? Rien n’est moins sûr.

André Comte-Sponville ne se contente pas d’une réflexion sur l’être humain débarrassé des dogmes religieux ; il cherche le sens ultime dans une expérience qui transcende la réflexion philosophique et même la subjectivité, la rendant par le fait même incommunicable. Ce voyage intérieur au-delà, ou plutôt en deçà, de la conscience individuelle, le conduit au seuil du mystère qui ne saurait s’identifier au Dieu personnel judéo-chrétien, certes, mais qui ressemble à s’y méprendre au divin des naturalismes, qu’ils soient ou non apparentés à l’une des grandes Traditions orientales44.

André Comte-Sponville attribue une valeur suprême à ce que Jacques Maritain désigne comme l’expérience métaphilosophique de « l’esse substantiel de l’âme »45, c’est-à-dire du pur acte d’être créé, en amont de toute différenciation individuelle. En qualifiant cet être de « créé », nous avons bien sûr réintroduit l’Altérité absolue du Dieu Créateur, ce que notre philosophe récuse. Se cantonnant dans un strict matérialisme, il n’y a selon lui rien à espérer au-delà de cette expérience de l’être qui, par le fait même, est implicitement déclaré subsistant. Il s’agit bien dans son système du Premier Principe anhypothétique que nous nommerons « divin » à défaut de pouvoir l’appeler « Dieu » eu égard à son caractère impersonnel. Autrement dit, il semble bien qu’A. Comte-Sponville nous propose certes une spiritualité sans Dieu, mais non pas sans divin.

La proposition de Luc Ferry répond-elle mieux au programme qu’il s’est proposé ? Pour notre philosophe, la quête spirituelle prend la forme d’une quête de sens assumée par un sujet autonome, c’est-à-dire un sujet qui a rejeté une fois pour toutes, toute forme de transcendance extérieure et, par le fait même, toute forme d’hétéronomie. Les valeurs sont subjectives, mais notre auteur échappe néanmoins au relativisme en invoquant une transcendance immanente, en droit, normative non seulement de nos comportements individuels, mais également sociaux. La Charte des Droits de l’Homme exprimerait la synthèse des valeurs que tout homme peut reconnaître comme des exigences intérieures de sa propre subjectivité.

On se demande cependant quel peut bien être le fondement de cette « transcendance immanente » qui prend des allures de « conscience morale universelle ». Elle ne peut se réduire à un impératif catégorique de type kantien, puisque Luc Ferry la situe « hors nature » ; aussi apparaît-elle plutôt comme une visée, une vocation, un appel adressé à tout homme, l’invitant à se mettre en route vers une perfection éthique, voire spirituelle. Il s’agirait d’une spiritualité sans un Dieu explicitement nommé, mais néanmoins implicitement postulé.

Luc Ferry nous objectera sans doute qu’il n’y a aucune raison d’invoquer un Dieu extérieur à l’homme pour rendre compte de son dynamisme spirituel intérieur : ne sommes-nous pas à l’intersection entre le mouvement d’humanisation du divin et de divinisation de l’humain ? Auquel cas, ce n’est pas le sujet individuel qui possède les attributs divins, mais l’espèce humaine. C’est en elle que la transcendance immanente manifeste ses exigences — et peut-être prend conscience d’elle-même. Comment en effet rendre compte de la communion de tous les individus aux mêmes valeurs, si ce n’est en invoquant une sorte de superstructure spirituelle conditionnant l’espèce et, en tant que telle, immanente à tous les membres de cette espèce ? Si tel est le cas, la question se pose alors du statut du sujet personnel. Celui-ci participe certes à une transcendance immanente collective, mais possède-t-il une intériorité spirituelle personnelle ? N’est-il pas réduit à n’être qu’un individu anonyme au sein de l’espèce humaine, mue par un destin immanent collectif ?

Que ce soit la « spiritualité sans Dieu » d’André Comte-Sponville ou celle de Luc Ferry, il semble que nous aboutissions dans les deux cas à des spiritualités sans sujet personnel. Dans les deux propositions, c’est en effet la personne humaine qui fait les frais de l’abolition de Dieu. Car nier l’Interlocuteur premier, originaire, revient à priver l’être humain des conditions de son humanisation intégrale, c’est-à-dire de l’accès à son statut de sujet personnel, créé « capax Dei » (Saint Augustin) pour pouvoir répondre à l’appel de ce Tout-Autre qui, en Jésus-Christ, révèle son visage de Père (cf. Jn 14,9).

Dans le second volume de son Jésus de Nazareth, Benoît XVI écrit :

Selon la théologie rabbinique, l’idée d’alliance, l’idée de créer un peuple saint comme « interlocuteur » de Dieu et en union avec lui précède l’idée de la création du monde, et en est même la raison profonde. Le cosmos est créé non pour que s’y multiplient les astres et tant d’autres choses, mais pour que s’y trouve un espace pour l’« alliance », pour le « oui » de l’amour entre Dieu et l’homme qui lui répond.46

C’est précisément parce qu’elles ne font pas pleinement droit au sujet personnel dans sa singularité, et qu’elles ne peuvent le faire, que les spiritualités sans Dieu pourraient bien n’être qu’un leurre. Privé de l’Autre, c’est-à-dire d’une altérité absolue et fondatrice qui permette au sujet humain d’advenir à sa réalité personnelle, il ne reste plus à l’individu que la voie de la régression dans le Tout indifférencié en amont de toute individuation ; ou l’absorption dans une collectivité régie par une superstructure transcendante, sans nom et sans visage. Aussi la question s’impose-t-elle : toute spiritualité authentique n’est-elle pas essentiellement et nécessairement relationnelle ? Dès lors, prétendre construire une spiritualité sans Dieu équivaut à vouloir composer un Cantique des cantiques sans Bien-Aimé.

Notes de bas de page

  • 1 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Quatrième partie, trad. H. Albert, Société du Mercure de France et Naumann, 1898, p. 375.

  • 2 Id. Gai Savoir, Livre troisième, Aphorisme 125.

  • 3 H. Heine, « L’Allemagne depuis Luther », dans Revue des deux Mondes, 15 novembre 1834, p. 408ss.

  • 4 G. de Staël, De l’Allemagne, Édition des Grands Écrivains de la France, Comtesse J. de Pange, Hachette, 1959, t. IV, p. 175.

  • 5 H. Heine, « L’Allemagne depuis Luther… (cité supra n. 3).

  • 6 Nous retrouvons cette pensée du christianisme comme religion de la sortie du religieux, dans le courant post-hégélien représenté par Marcel Gauchet et Max Weber.

  • 7 Fr. Nietzsche, Gai Savoir… (cité supra n. 2).

  • 8 M. Onfray, Traité d’athéologie, Grasset, Paris, 2005.

  • 9 L. Ferry et M. Gauchet, Le religieux après la religion, LGF, Le livre de poche n. 4404, Paris, 2007, p. 20.

  • 10 A. Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme, Albin Michel, Paris, 2006.

  • 11 A. Comte-Sponville, Dictionnaire philosophique, PUF, Paris, 2001, p. 70.

  • 12 A. Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme … (cité supra n. 10), p. 42.104.

  • 13 Ibid., p. 40.42.

  • 14 A. Comte-Sponville et L. Ferry, La sagesse des Modernes, R. Laffont, Pocket n. 10639, Paris, 1998, p. 374.

  • 15 Ibid., p. 374-376.

  • 16 Ibid., p. 377.

  • 17 Ibid., p. 391.

  • 18 A. Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme … (cité supra n. 10), p. 167-168.

  • 19 Ibid., p. 161.

  • 20 Ibid., p. 216-217.

  • 21 A. Comte-Sponville, De l’autre côté du désespoir, Accarias/L’originel, Paris, 1997, p. 25.

  • 22 A. Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme… (cité supra n. 10), p. 161.

  • 23 Site AFIS, Association française pour l’information scientifique, note de lecture d’Agnès Lenoire — SPS n. 276, mars 2007.

  • 24 A. Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme… (cité supra n. 10), p. 148-149.

  • 25 P. Lombard, Existe-t-il une spiritualité sans Dieu ? collectif, Éditions de l’Atelier, Paris, 2006, p. 47.

  • 26 J. Costa-Lascoux, Ibid., p. 75.

  • 27 J. Costa-Lascoux, Ibid., p. 81.

  • 28 A. Gide, Journal, 1926-1950, tome. ii, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 1997.

  • 29 J. Costa-Lascoux, Existe-t-il une spiritualité sans Dieu ? … (cité supra n. 25), p. 82-83.

  • 30 J. Costa-Lascoux, Ibid., p. 85.

  • 31 L. Ferry, L’homme-Dieu, Grasset, coll. « Le livre de poche » n. 14261, Paris, 1996, p. 46.

  • 32 Ibid., p. 177.

  • 33 Ibid., p. 172.

  • 34 Ibid., p. 173.

  • 35 A. Comte-Sponville et L. Ferry, La sagesse des Modernes… (cité supra n. 14), p. 325.

  • 36 Ibid. p. 36-37.

  • 37 L. Ferry, L’homme-Dieu… (cité supra n. 31), p. 177.

  • 38 Ibid.

  • 39 Ibid., p. 174.

  • 40 A. Comte-Sponville et L. Ferry, La sagesse des Modernes… (cité supra n. 14), p. 302-303.

  • 41 L. Ferry, L’homme-Dieu… (cité supra n. 31), p. 180.

  • 42 Ibid., p. 181.

  • 43 A. Comte-Sponville et L. Ferry, La sagesse des Modernes … (cité supra n. 14), p. 723.

  • 44 Qui continuent d’inspirer les nouvelles religiosités contemporaines, rassemblées sous le nom générique de « Nouvel Age ».

  • 45 « Ce que je suis disposé à croire, c’est que les ascètes hindous se dépouillent tellement de toute image, de toute représentation particulière et de toute opération distincte, qu’ils réduisent eux-mêmes en quelque façon, par un acte encore, mais négatif et de suprême silence, leur âme et leur intellect à cette auto-intellection radicale non actualisée. Bref l’idée que j’avance, c’est qu’ils atteignent, non pas du tout l’essence de leur âme, mais l’existence de celle-ci, l’esse substantiel lui-même ; et comment ? En purifiant drastiquement, en faisant passer à la limite cette expérience ordinaire de l’existence de moi-même qui restait immergée et voilée dans la multiplicité phénoménale des opérations, tandis que maintenant, risquant le tout pour le tout, et retournant par un exercice persévérant le cours ordinaire de l’activité mentale, l’âme se vide absolument de toute opération particulière et de toute multiplicité, et connaît négativement, par le vide et l’anéantissement de tout acte et de tout objet de pensée venu du dehors, cette merveille métaphysique, cet absolu, cette perfection de tout acte et de toute perfection, qu’est l’exister – son propre exister substantiel. » - J. Maritain, Quatre essais sur l’esprit dans sa condition charnelle, DDB, Paris, 1939, p. 154-157.

  • 46 J. Ratzinger (Benoît XVI), Jésus de Nazareth ; de l’entrée à Jérusalem à la Résurrection, Rocher, 2011, p. 101.

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