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Aron Jean-Marie cardinal Lustiger, « Apôtre et Prophète » (Eph 3,5)

Antoine Guggenheim
Devenu chrétien par la foi et le baptême, Aron Jean Marie cardinal Lustiger est demeuré juif, «comme le demeuraient les Apôtres». Sa vie consacrée à l'Évangile a ravivé dans l'Église de Vatican II, guidée par Jean-Paul II et Benoît XVI, la mémoire de la dialectique biblique des juifs et des païens. Les initiatives de tous ordres du cardinal Lustiger, de l'approfondissement de la formation des chrétiens à la nouvelle rencontre d'Israël et de l'Église, témoignent de la fécondité spirituelle de ce principe de discernement et d'action apostoliques.

Je suis né juif.

J’ai reçu le nom

de mon grand-père paternel, Aron.

Devenu chrétien

par la foi et le baptême,

je suis demeuré juif

comme le demeuraient les Apôtres.

J’ai pour saints patrons

Aron le Grand Prêtre,

saint Jean l’Apôtre,

sainte Marie pleine de grâce.

Nommé 139e archevêque de Paris

par Sa Sainteté le pape Jean-Paul II,

j’ai été intronisé dans cette cathédrale

le 27 février 1981,

puis j’y ai exercé tout mon ministère.

Passants, priez pour moi.

Aron Jean-Marie cardinal Lustiger Archevêque de Paris

(Le cardinal Lustiger a rédigé ce texte en vue d’une plaque commémorative à installer dans la cathédrale.)

Ce mystère, Dieu ne l’a pas fait connaître aux hommes des générations passées comme il vient de le révéler maintenant par l’Esprit à ses saints apôtres et prophètes : les païens sont admis au même héritage, membres du même corps, associés à la même promesse en Jésus Christ par le moyen de l’Évangile1.

La grâce reçue par le cardinal Lustiger est une grâce de connaissance du Christ, au sens du chapitre trois de la lettre aux Éphésiens. Sa vie est comme une sainte exégèse de ce texte. Je vois dans cette grâce l’origine de son attachement personnel aux Exercices de saint Ignace. Car les Exercices spirituels ont pour but d’ordonner et d’orienter sa vie par la contemplation des mystères du Christ et le discernement des esprits. On pourrait encore reconnaître cette grâce en relisant les deux discours de saint Paul rapportés par les Actes des apôtres, dans la synagogue d’Antioche d’abord, puis sur l’agora d’Athènes. Pour que les nations reconnaissent les inspirations de l’Esprit saint qui anime leur culture (Ac 17), il leur faut avoir reçu avec Israël le Messie qui inaugure l’accomplissement de la promesse (Ac 13). Saint Thomas d’Aquin l’avait découvert, en lisant saint Paul. En exposant le mystère de la grâce répandue dans le corps ecclésial, les épîtres pauliniennes prennent toutes appui sur cette grande homélie, transmise jusqu’à nous comme adressée « aux Hébreux », et qui nous présente Jésus comme le grand prêtre de l’ancienne et de la nouvelle Alliance et la tête de l’ordre de la grâce.

Le décès de Jean-Marie Lustiger eut lieu le dimanche 5 août à l’heure de la messe à Notre-Dame de Paris, au lendemain de la fête de saint Jean-Marie Vianney (4 août), en la vigile de la fête de la Transfiguration (6 août), jour où l’Église célèbre la dédicace de la première grande basilique romaine construite en l’honneur du Concile d’Éphèse et consacrée à la Vierge élue pour être pleine de grâce, sainte Marie Majeure. Tout cela est significatif de la grâce du Cardinal Lustiger et du labeur qu’il a accompli avec elle. Nous ferons mémoire de cette grâce, de ce qui s’en manifeste dans ses paroles, ses actes et sa personne, afin de l’accueillir et, s’il plaît à Dieu, d’en poursuivre l’accomplissement. Bien des vies humaines, bien des institutions, pas seulement chrétiennes, ont été marquées par son témoignage et son action. On a pu en apercevoir quelque chose dans les confidences des grands de l’Église ou du monde, mais plus encore du petit peuple de son diocèse2.

Pour progresser, l’Économie du salut demande, comme la plus humble oraison, ces temps de reprise où nous cherchons à comprendre intérieurement le don qui nous a été fait. Je m’appuierai pour cela sur les deux ouvrages essentiels de Jean-Marie-Lustiger, dont le titres expriment à eux seuls le message : Le choix de Dieu3 et La promesse. Mes yeux devancent la fin de la nuit pour méditer sur ta promesse (Ps 119,148)4. Je rappellerai d’abord l’histoire de l’appel ressenti par Jean-Marie Lustiger à suivre le Christ (I), j’essaierai ensuite d’esquisser ce que fut sa grâce apostolique (II), avant d’exposer les initiatives majeures où s’est exprimé son discernement spirituel (III). Je conclurai en évoquant brièvement, à la manière dont saint Thomas d’Aquin met en rapport chaque vertu avec une Béatitude et un précepte de la Loi, la Béatitude qui correspond à mes yeux à son chemin de disciple (IV).

I Une expérience de vocation

Enfance

Aron Jean Marie Lustiger est né le 17 septembre 1926 à Paris, en la vigile de Kippur. Sa mère était arrivée à Paris « au début du siècle », son père vers 1918 (Le choix, 20-22 passim). Ils s’appellent tous les deux Lustiger, juifs venus de Pologne, de la région de Bendzin, non loin de Katowice, Czestochowa, … Auschwitz. Ils appartiennent à cette dernière génération de juifs d’Europe centrale et orientale à partir pour l’Europe occidentale, les États-Unis, Israël, avant les prodromes de la Deuxième guerre mondiale. Il ne s’agissait pas pour eux de « s’assimiler », mais de « s’émanciper » de « l’existence juive traditionnelle »5. « Je me souviens du moment où … à la maison, j’ai su lire » (Le choix, 19). « Depuis que j’ai eu conscience d’exister, j’ai appris la menace des pogroms et des persécutions … Le texte biblique et le Temple détruit venaient en superposition aux souffrances et à la dispersion présente du peuple » (Le choix, 21). « Mes parents avaient laissé un grand souvenir auprès de leur voisins et de leurs relations … Ma sœur a surpris un jour (mon père) en train de faire répéter son catéchisme à un gamin de la rue » (Le choix, 22). « Nous étions juifs français, c’était la première évidence massive. Je me souviens très bien des jugements de valeur qui m’ont profondément marqué : un très grand respect pour le savoir, un très grand amour de la sagesse … Et aussi la fidélité à une conduite morale très rigoureuse » (Le choix, 23). « Ma mère nous (faisait) réciter la prière sur les fruits nouveaux » (Le choix, 23) ; « l’idée d’une conversion était une abomination » (Le choix, 26). Cette atmosphère de juifs fidèles, peu pratiquants, est recueillie avec une grande piété par le Cardinal. Cet attachement filial est fondateur de sa mémoire spirituelle et, à travers la catastrophe de la Shoah, l’ouvre à l’histoire de l’humanité et à son mystère.

Dans la cathédrale d’Orléans

Ce qui s’est passé pour Aron Lustiger dans la cathédrale d’Orléans à 14 ans, le jeudi et le vendredi saints 1940, ne s’éclaire donc que très partiellement par ce qui précède : une expérience métaphysique d’enfant au bord de la mer (Le choix, 28), la rencontre par l’adolescent de quelques chrétiens catholiques et protestants en Allemagne (Le choix, 38-41) et en France (Le choix, 45-46). « Ma sensibilité religieuse était probablement plus riche que ne peuvent le laisser supposer la position indécise de mes parents … ». Mon père « m’a dit que j’étais, comme lui et mes ancêtres, un lévite ; et je ne l’ai jamais oublié » (Le choix, 29). Dans Le choix de Dieu, Jean-Marie Lustiger évoque ses lectures intenses, les classiques, la découverte de la Bible. « J’eus l’impression de découvrir, dans la Bible, ce que je savais déjà … l’univers dont je faisais partie » : « Je connaissais Abraham, je connaissais Moïse. Aron est mon nom » (Le choix, 31-32). « Dès ce moment, la lecture du Nouveau Testament avait pris place dans ma conscience juive. Pour moi, il s’agissait du même sujet spirituel, de la même bénédiction et du même enjeu » (Le choix, 32). Il y eut aussi les enseignants du Lycée public Montaigne, en particulier un professeur de sciences naturelles, originaire d’Orléans (Le choix, 34-36). « Le point d’aboutissement va être la lecture de Pascal » (Le choix, 36) et celle de l’Évangile selon saint Matthieu qu’il commence à « recopier » ; « ça devait être vers Noël » 1939 (Le choix, 46).

De son séjour avec sa sœur à Orléans, le cardinal Lustiger ne livre que peu de points essentiels dans Le choix de Dieu : « J’aborde des points plus difficiles à exprimer qui relèveraient d’une autobiographie » (Le choix, 44). Entré, sur le chemin de l’école, le jeudi saint dans la cathédrale, « je ne savais pas pourquoi j’étais là, ni pourquoi les choses se passaient ainsi en moi … Je suis rentré dans ma chambre. Je n’ai rien dit à personne. Le lendemain je suis retourné à la cathédrale … L’église était vide … J’ai subi l’épreuve de ce vide : je ne savais pas que c’était le vendredi saint … et à ce moment là j’ai pensé : je veux être baptisé » (Le choix, 47). Le baptême eut lieu le 25 août 1940 dans la chapelle privée de Mgr Courcoux, évêque d’Orléans.

Ne décrivant que la matérialité des faits, des rencontres, des pensées, Jean-Marie Lustiger nous donne, avec pudeur, libre accès à la dimension spirituelle de son histoire sainte. À nous de comprendre qu’il s’agit d’exprimer l’épreuve d’une vocation dans un rapport direct avec Dieu, accompagné par très peu d’influences extérieures. À peu près ce que saint Ignace appelle une élection selon le premier temps, « lorsque Dieu notre Seigneur meut et attire la volonté de telle façon que, sans douter ni pouvoir douter, l’âme qui lui est fidèle suit ce qui lui est indiqué ; c’est ce que firent par exemple saint Paul et saint Matthieu, en suivant le Christ notre Seigneur » (Ex. Spir. no 175).

II Grâce apostolique

Repartir de Jésus

Beaucoup ont été frappés par la capacité de Jean-Marie Lustiger à saisir et à analyser la situation spirituelle de l’humanité, aussi bien parmi ses collaborateurs, laïcs et prêtres qu’il a formés, que dans le vaste auditoire de l’opinion publique. Il y a là plus qu’un don naturel d’intelligence, formé par l’expérience et par l’étude, et mis au service de la mission apostolique. Il s’agissait pour lui de recueillir la lumière de la Foi. En ouvrant de larges perspectives et un champ d’action fécond, il a « ringardisé » les grilles de lectures sociologiques du cléricalisme, ecclésiastique ou universitaire, et redonné confiance aux chrétiens, — mais pas seulement à eux —, dans la puissance de vie de l’Évangile et de la Foi, et dans la capacité de l’Église à entrer en débat avec les idéologies qui traversent la société, aidant tous les hommes à voir clair et à agir juste dans l’obscurité de l’histoire.

L’expérience de sa vocation, relue à la lumière des Exercices de saint Ignace — il reconnaissait avoir lu six fois le Récit du pèlerin — lui a sans doute appris à unifier dans son cœur de feu, expérience, réflexion et Foi. On se souvient de l’adage théologique en forme de méthode de discernement proposé par Gaston Fessard : « Puisque la Révélation chrétienne est venue créer une seconde fois le monde, c’est d’elle qu’il me faut repartir pour essayer de voir clair »6. C’est aussi ce qu’enseigne Vatican II : « le mystère de l’homme s’éclaire jusqu’au bout dans le mystère du Verbe incarné » (Gaudium et spes 22). Pour exprimer avec plus de précision ce qui me semble le cœur de la doctrine apostolique de Jean-Marie Lustiger, je dirais : puisque Jésus Christ, le Messie d’Israël, est venu créer une seconde fois le monde en nouant le lien anthropo-théologique de la nouvelle Alliance, il faut repartir de lui pour éclairer le mystère de l’humanité en sa condition historique. Penser ainsi, c’est tout simplement prendre au sérieux la promesse contenue dans la prophétie du vieillard Siméon : Jésus est « lumière pour éclairer les Nations et gloire de son peuple Israël » (Lc 2,32).

Foi et ministère sacerdotal

En son cœur, l’acte de Foi chrétienne est connaissance de Dieu et confiance en Dieu qui a ressuscité son Fils d’entre les morts (cf. 1 Co 15 ; Rm 1,1-4). On peut évoquer à ce propos le débat ouvert par le beau livre de Martin Buber, Deux types de foi (1950). Ce livre a rappelé à beaucoup de chrétiens, qui comprenaient l’acte de Foi de manière intellectualiste le lien indissoluble qui unit dans la Bible foi, connaissance et confiance. Mais, s’exprimant dans le contexte de ses relations intellectuelles passées avec Bultmann, Buber croit apercevoir une différence fondamentale entre la foi-confiance (èmèth) biblique et rabbinique, qui est pour lui encore celle de Jésus, et la foi-savoir (pistis) paulinienne au sujet de Jésus, toute centrée sur l’affirmation qu’un fait — la résurrection du Christ — est vrai7. Dès lors, pour ne pas ruiner la dimension existentielle de la foi, pas d’autre solution, semble-t-il, que de considérer la résurrection du Christ comme une métaphore, un theologoumenon. Mais on détache ainsi la Foi de l’histoire.

Il est remarquable que, faisant ses études théologiques une génération plus tard et initié par les textes aux enjeux de l’interprétation bultmanienne du christianisme dès ses années de séminaire8, Jean-Marie Lustiger s’efforce pour lui-même de réunifier dans sa Foi mise en péril de mort devant cette rupture ces deux dimensions qui en sont inséparables : la connaissance et la confiance. Il nous en donne lui-même le témoignage dans une page forte du Choix de Dieu. Il s’agit de son premier pèlerinage en Israël, comme séminariste, pendant l’été 1951 :

« Le sol lui-même, la Terre Sainte et ses habitants prenaient une telle puissance qu’ils rendaient urgente une décision. Je ne pouvais plus esquiver la question » — D. Wolton : « Quelle question ? » — « Oui ou non, me déciderais-je à adhérer sans réserve à la réalité du don de Dieu ? Je le savais, des questions demeuraient ouvertes : la rationalité, la cohérence interne, l’accord de la raison et de la foi, bref, toute une série d’interrogations. Ultime étape de ce chemin, je suis arrivé au Saint Sépulcre. Je suis entré dans cette basilique obscure, délabrée en ces années-là … Bref, cela est aussi peu mystique que possible. Il faisait très chaud. Je me suis trouvé touchant la plaque de marbre qui recouvre la roche. Je l’ai touchée de mes mains, j’ai mis mon front dessus et c’était une pierre fraîche. Alors, je me suis dit : ‘Aussi vrai que cette pierre est là, que tu la touches, qu’elle résiste à tes mains et à ton front, et s’impose à tes sens, il faut que tu décides si, oui ou non, tu adhères pleinement au Christ ressuscité, à Dieu sauveur, à l’appel de Dieu à son peuple pour le salut du monde. Ou bien tu t’en vas, il n’est que temps.’ Et la lumière donnée à cet instant-là, enfin l’événement intérieur alors vécu, peut se traduire ainsi : les raisons pour et contre existent … ce qui décide de tout, c’est ma relation personnelle à Celui en qui je me reconnais créé, appelé, sauvé, aimé, et capable, par le don qu’il m’en fait, d’être témoin de ce qui m’est accordé »9.

Dans la suite de Jésus, dans la vocation du disciple — il est déjà diacre en 1951 —, c’est un nouveau moment d’élection. « L’acte de foi consiste à recevoir sa vie de Dieu et de lui seul » (La promesse, 110). La Foi est décrite dans La promesse en termes sacerdotaux et sacrificiels comme une entrée dans la Vie par la remise de soi-même au Christ pascal. La Foi fait passer par la mort et donne les arrhes de la résurrection de la chair. Elle fait entrer dans l’Alliance qui, comme le décrit Ézéchiel, est à la fois renouvellement de l’Esprit et don d’un cœur de chair (Éz 36-37). La Foi est la grâce et la vocation sacerdotales reçues au baptême de reconnaître le Fils dans sa condition filiale (La promesse, 85-92). Le ministère sacerdotal, et tout ministère pastoral, ne s’accomplissent que dans « l’après » de cette élection. L’indécision par rapport au mystère du Christ, qui caractérise « l’avant », grève lourdement la fécondité de l’intelligence théologique et de l’action chrétienne. La Foi est l’expérience et l’anticipation sacramentelle vécue dans la chair de la victoire remportée par le Seigneur dans sa chair sur la haine, la mort et le péché10. Comme cela a été souvent prêché par Jean-Marie Lustiger aux ordinations sacerdotales à Paris, en la fête de saint Pierre et saint Paul, c’est sur cette grâce que, par le ministère des Apôtres, la communauté chrétienne est bâtie dans le monde. La Foi est le sacrifice sacerdotal qui renouvelle notre esprit (Rm 12,1-2), car elle consiste à s’offrir soi-même et le monde dans la louange et le service d’action de grâce pour la Vie nouvelle reçue en abondance.

Ce que Jean-Marie Lustiger entreprendra par la suite comme aumônier d’étudiants, curé de paroisse ou évêque porte la marque de cette expérience et de l’unité éprouvée de ces deux dimensions de la Foi : connaissance et confiance. En témoignent les initiatives missionnaires, comme les Congrès européens d’évangélisation de la ville, les entreprises de la charité que sont le centre d’accueil de jour Tibériade pour les malades du Sida, la Maison de soins palliatifs Jeanne-Garnier, ou encore l’association Aux Captifs la libération, pour une présence chrétienne aux personnes vivant dans la rue ou de la rue, ainsi que le renouveau liturgique et pastoral inspiré par les grands axes de la Réforme de Vatican II, qui enracinent profondément en chaque diocèse : Paroisse, Parole et Eucharistie. En témoigne aussi la présence de l’Église dans le monde social, politique, culturel et médiatique, en particulier grâce à KTO, la chaîne de télévision catholique fondée à son initiative, au périodique Paris Notre-Dame, ainsi qu’à Radio Notre-Dame. Sont du même ordre les initiatives directement consacrées à la formation, comme le Grand Séminaire d’Orléans, l’École Cathédrale de Paris, sa Faculté de théologie et ses publications, et enfin le projet plus vaste du Collège des Bernardins, d’un lieu de recherche et de débat pour l’Église et pour le monde. Enfin il faut relever tout ce qu’il entreprit en vue d’une nouvelle rencontre des juifs et des chrétiens. Tout cela est conçu et réalisé à la lumière de l’expérience de la Foi. Ne pouvant parler de tout, je n’évoquerai que ces deux derniers domaines d’initiatives, celui qui concerne la formation et celui qui porte sur le dialogue judéo-chrétien.

III Deux initiatives majeures

La formation

Le chemin qui a conduit Jean-Marie Lustiger à envoyer des séminaristes et des prêtres nombreux se former à l’Institut d’Études Théologiques de Bruxelles, en y fondant la Maison Notre-Dame della Strada, puis à fonder le grand séminaire de Paris, l’École Cathédrale et sa Faculté de théologie, rejoint l’inspiration du P. Albert Chapelle11. Il reconnaissait ainsi une place structurante au dynamisme spirituel des « quatre semaines » des Exercices et de l’élection au cœur de l’expérience théologique et intellectuelle de la formation sacerdotale du Peuple de Dieu. La formation de la Foi est toujours vitale pour la vie chrétienne et sa transmission, mais spécialement dans une société imprégnée d’un héritage chrétien et qui prétend se passer de Dieu et du Christ. La formation se doit de favoriser et exprimer la responsabilité personnelle des baptisés, héritiers des biens de l’Alliance, dans leur propre engagement spirituel en réponse à l’œuvre de Dieu. Elle doit manifester la capacité qu’a la Foi d’éclairer la vie humaine et de dilater la liberté de l’homme dans sa réponse au don de Dieu.

Dans cette perspective, il revient selon lui à l’évêque de confier une participation à sa charge d’enseignement, non pas à une équipe de savants unis par cooptation et plus ou moins liés à la vie du diocèse, mais à un corps organique, sacramentellement rassemblé par l’évêque, de telle sorte que le diocèse en porte le souci et qu’en retour celui-ci soit vivifié dans la durée. L’objectif est l’annonce de l’Évangile et l’évangélisation de la culture, qui demandent et réalisent une nouvelle inculturation de la Foi. Le contenu de la formation consistera donc en une initiation réfléchie au Mystère du Christ, tel qu’il se livre par l’Esprit Saint dans l’Écriture et la Tradition, et tel que l’Église le reçoit et le célèbre sacramentellement. Or, pour s’ouvrir aux Écritures saintes, la rencontre du mystère de l’élection d’Israël, et donc du judaïsme vivant, est un chemin privilégié. J’y reviendrai.

La formation théologique a pour fin que se renouvelle d’âge en âge la rencontre de la Sagesse de Dieu et des entreprises des hommes. Il faut pour cela ajuster la formation chrétienne aux besoins des hommes de notre temps. Le fruit de la formation des laïcs et des prêtres est que se manifeste par eux la présence du Christ à l’Église et au monde. On n’entend donc pas dessiner la formation théologique en fonction des « ministères » différents que les uns et les autres auront à accomplir, mais dans le dynamisme de la grâce sacerdotale baptismale, d’où sourd toute vocation. La vie fraternelle des étudiants et des enseignants est un élément intégrateur de leur vie intellectuelle et théologale. L’Église est charité. Dieu est charité. La charité est la fin et le contenu des études théologiques. Elle doit aussi en être la forme. C’est de cela qu’il s’agit aussi bien dans la vie en « Maisons » des séminaristes que dans les « séminaires » d’étude de l’IÉT et de la Faculté Notre-Dame où chacun est appelé à partager avec tous les fruits de son étude et de ses compétences. Il ne s’agit pas là de pluridisciplinarité, car la théologie est une, mais de l’intelligence de la Foi et de l’unité du Peuple que la Parole de Dieu rassemble et nourrit.

De fait, la naissance de la Faculté Notre-Dame, en lien avec l’IÉT de Bruxelles, inaugure un renouveau de la formation théologique. L’enjeu en est la nouvelle évangélisation de l’Europe au XXIe siècle. Celui-ci est donc plus vaste que la situation particulière des institutions de formation à Bruxelles ou à Paris. Comme me l’a montré l’expérience des six dernières années à la tête de la Faculté Notre-Dame, les coopérations qui se mettent en place font déjà apparaître des éléments communs d’appréciation et d’évolution. Elles laissent augurer un beau fruit que chacun peut recueillir de la présence de l’autre.

Jean-Marie Lustiger n’était pas lui-même un professeur de théologie. Il n’était pas docteur en théologie, sinon « doctor honoris causa ». Il fut théologien comme homme d’action et comme évêque. Puis-je caractériser à cette occasion ce que fut, à mes yeux, sa grâce épiscopale ? De la même manière que son ministère sacerdotal de prêtre fut l’œuvre en lui du don de la Foi, sa grâce épiscopale me semble avoir été celle du courage nécessaire pour accompagner et conduire tous et chacun, sur son chemin, vers la plénitude de la Foi. Ce courage a été celui de se consacrer à l’œuvre de Dieu. Il a été celui de l’intendant qui gère en personne les biens de son Maître pour le service des gens de sa maison (Mt 24,43-51). On peut y reconnaître ce que les médiévaux appelaient « l’état de perfection » de l’évêque, c’est-à-dire sa vie pleinement sacerdotale, à la source du sacerdoce ministériel et de la vie consacrée, comme aimait le rappeler Camille Dumont12. J’emprunte à Jean-Paul II, que lia à Jean-Marie Lustiger un attachement mutuel hors du commun, la description précise et large de cette grâce et de cette tâche. Lors du 45e anniversaire de sa consécration épiscopale, le Pape méditait sur le lien qui rassemble toutes les vocations chrétiennes dans le Christ, symbolisé par l’onction du saint chrême :

Toute vocation naît dans le Christ et c’est précisément cela qui est chaque fois exprimé dans l’onction avec le saint chrême … Telle est la responsabilité de l’évêque. Il faut qu’il sache que sa tâche est de faire en sorte que dans l’Église puisse naître et se développer toute vocation, toute élection de l’homme de la part du Christ, même la plus humble … C’est pourquoi l’évêque, qui appartient au monde entier et à l’Église universelle, vit sa vocation loin des autres membres du collège épiscopal, afin d’être en étroite relation avec les hommes qu’au nom du Christ il rassemble dans son Église particulière. En même temps, précisément pour ceux qu’il rassemble, il devient le signe du dépassement de leur solitude, parce qu’il les met en relation avec le Christ et, en lui, avec tous ceux que Dieu a choisis avant la fondation du monde, comme avec ceux qu’Il rassemble dans le monde entier, de même qu’avec ceux qu’Il rassemblera encore dans son Église après eux, jusqu’aux appelés de la dernière heure. Tous sont présents dans l’Église locale par le ministère et le signe de l’évêque13.

Judaïsme et christianisme

C’est seulement une fois devenu évêque d’Orléans, puis de Paris, que Jean-Marie Lustiger exprima publiquement ce que son expérience lui faisait connaître du mystère du Christ, d’Israël et de l’Église14. La blessure de l’antijudaïsme chrétien et la « déchirure de l’absence » voilent et défigurent le visage de l’Église dans sa relation aux juifs. Elles appauvrissent son être même15. Dans La promesse, il ne s’agit pas de faciliter une « amitié » judéo-chrétienne qui nous serait extrinsèque, ou qui serait un cas parmi d’autres d’ouverture d’esprit ou de repentance. Il s’agit d’enseigner l’Église, de la sanctifier et de la rassembler. Je ne rapporterai pas ici les divers engagements publics tenus : carmel d’Auschwitz ; rencontres à New York entre théologiens et évêques catholiques, rabbins et communautés orthodoxes ; légat du Pape à Auschwitz16. J’irai directement aux réflexions proposées dans Le choix de Dieu et La promesse. On se rendra compte qu’elles ne se limitent pas à un domaine particulier de la vie et de la pensée de l’Église, mais en révèlent le cœur et la situation de nos jours.

La conscience de l’élection, comme la disproportion numérique des peuples, font expérimenter à tout juif que « le problème du rapport à Dieu des païens et des juifs est au centre » de son histoire et de l’histoire, « de toute l’Écriture, Ancien et Nouveau Testament » (Le choix, 72). Sa propre condition historique est pour un juif réalité et énigme. Dans la vie de Jean-Marie Lustiger, « la clé de l’énigme (fut) donnée dans un nouveau mystère. Ce nouveau mystère, c’est celui du Christ » (Le choix, 72), tel que saint Paul l’expose aux Éphésiens. « Les païens, même devenus chrétiens, sont constamment tentés de refuser la particularité de l’histoire et de l’élection », qui est pourtant devenue leur condition. Ils se renient ainsi eux-mêmes comme chrétiens. Un universel immédiat, plat, abstrait, est illusoire ou idolâtrique. Il « ramène Dieu à la figure de l’homme ». Il tend à faire de Jésus la figure de l’homme idéal qui habite chaque culture, « son Apollon » (Le choix, 73). « La puissance assimilatrice des civilisations et des peuples réduit la foi prêchée au contenu des religions archaïques » (La promesse, 79).

L’élection, c’est l’Absolu qui se donne dans la particularité de l’histoire : « la contingence de l’Absolu est la figure même de la révélation » (Le choix, 74). Le même mystère est à l’œuvre quand Dieu parle à Moïse, quand la Parole de Dieu se fait Tora en langue humaine et quand elle prend chair. En toute culture, « l’homme peut signifier un au-delà » plus grand qu’il ne se peut penser ; mais ce signe suffit-il à conjurer l’agnosticisme qui guette la raison blessée ? « La Transcendance telle qu’elle s’est révélée en Personne au peuple juif », c’est par rapport à elle que « l’homme lui-même prend consistance de sujet » (Le choix, 74).

L’enracinement juif de Jésus soutient donc de l’intérieur l’édifice de la foi chrétienne et garantit en même temps que « la figure du Christ en sa réalité permet d’assumer tout visage d’humanité » (Le choix, 73). « L’Église, là où elle s’est pratiquement identifiée à un pagano-christianisme, voit celui-ci s’effondrer sous ses propres critiques et perd de vue sa propre identité chrétienne … L’Église ne peut recevoir le Christ que si elle reconnaît Israël » (La promesse, 80-81). En d’autres termes, l’incarnation de la Parole divine confirme et accomplit l’œuvre de la grâce et de l’Alliance. Elle inaugure la consommation glorieuse de la création au dernier chabbat. « La nouveauté de cette visite de Dieu n’annule pas les interventions divines précédentes », car « Dieu manifeste en son Fils ce qui était caché en son peuple choisi » (Le choix, 77). Quand la théologie l’oublie, c’est un signe que la grâce du Christ se perd : « La relation au judaïsme est un test de la fidélité chrétienne » (Le choix, 82 ; La promesse, 74).

J.-M. Lustiger écrit à la première page de La promesse que « l’Église ne peut subsister comme Église que dans le mystère de la grâce faite à Israël » (La promesse, 16). Il présente ainsi d’emblée à ses lecteurs le but de sa méditation. Il s’agit de s’ouvrir à l’intelligence du mystère pour discerner les chemins de la fidélité chrétienne aujourd’hui (La promesse, 128 ; 161). On entre dans l’Église par la Foi et le baptême. Le fait « d’avoir été baptisés avec le Christ, d’avoir été baptisés dans le Christ … » donne « d’avoir part à sa condition » telle qu’elle s’est manifestée au Jourdain et accomplie sur la Croix (La promesse, 45). Avec lui et en lui, « nous aurons part au mystère d’Israël, mystère de l’Élection et de l’amour tel que Dieu le donne et le veut pour le salut du monde entier » (La promesse, 46).

Comme l’enseigne saint Matthieu par le récit de l’épiphanie : « le chemin que devront faire les païens, c’est précisément de venir à Jérusalem pour accueillir ce Messie dans cette histoire »17. Entrer dans l’histoire d’Israël, la recevoir comme sienne, c’est aussi partager sa fidélité dans ce « temps de l’absence » dont parlent les paraboles finales de l’Évangile (La promesse, 62), dans l’espérance de voir la gloire du Fils de l’homme (La promesse, 105). Munis des dons du Dieu de l’Alliance, ses intendants seront jugés sur leur fidélité à la manière divine d’agir dans l’histoire (La promesse, 65). Car les économes du Royaume, « c’est à la fois Israël et les disciples de Jésus » (La promesse, 63), l’Église avec Israël. Il en était bien ainsi au XVIIIe siècle, quand le hassidisme, ce « courant mystique extraordinaire », naissait de la fidélité d’Israël au Dieu de l’Alliance : « Quelle figure de sainteté pouvait-on reconnaître en ce même XVIIIe siècle parmi les peuples pagano-chrétiens, où l’athéisme naissait de la modernité ? » (La promesse, 138).

Dans le Christ, « la Promesse destinée à tout Israël se réalise et … elle peut être communiquée » (La promesse, 91). « Christ » est un nom de mission (La promesse, 154) : reconnaître le Christ est donc une grâce et une vocation (La promesse, 92). « Ce qui est donné en Jésus nous est communiqué, quoique encore en espérance, sous formes d’arrhes » (La promesse, 97). Ce que signifie le nom « chrétien » n’est donc ni « antagoniste » ni « exclusif » de ce que signifie le nom « juif » (La promesse, 98). Ce raisonnement établit un point sur lequel Jean-Marie Lustiger est souvent revenu. Il ne s’est jamais présenté comme « d’origine juive », comme on dit. « Je suis né juif. Devenu chrétien par la Foi et le baptême, je demeure juif, comme le demeuraient les Apôtres ». Beaucoup reconnaissent aujourd’hui et méditent le fait que Jésus et Marie sont juifs. Que les Apôtres, nos Pères et nos maîtres dans la Foi, le soient, c’est ce à quoi on réfléchit plus rarement18.

Les dons de Dieu sont sans repentance (cf. Rm 11,29). C’est pourquoi, quand nous confessons que Jésus est l’accomplissement d’Israël, nous ne voulons pas dire qu’il se substitue à lui (La promesse, 99). « En lui, Israël est non seulement le vis-à-vis de Dieu, mais celui-là même en qui habite la Gloire » (La promesse, 91). « L’accomplissement d’Israël doit lui-même être accueilli par Israël », comme il doit l’être par les nations (130). « Le Messie réalise d’abord en lui-même la promesse prophétique » (131). Ses disciples sont agrégés en lui pour entrer dans son chemin d’obéissance. Comment le disciple du Christ peut-il le recevoir et, tout au long de sa vie, devenir chrétien ? (La promesse, 100). En accueillant les dons faits à Israël, décrits en un long chapitre (La promesse, 141-158). En particulier, les Écritures de la première Alliance lui sont ouvertes, non comme une « propédeutique », mais comme « un chemin véritable » (La promesse, 101) parcouru jusqu’au bout par le Messie. De cette affirmation procède, dans La promesse, l’intelligence de la rédemption (La promesse, 115-125). Jésus, « grand prêtre d’Israël » (La promesse, 116), dévoile le péché par son innocence et sa fidélité en sa Passion (La promesse, 119). « Il faut que la Passion du Christ mesure notre péché pour qu’ainsi nous puissions recevoir de Dieu le pardon » (La promesse, 101). « Ainsi il fait advenir le règne de Dieu » (La promesse, 121). Il livre l’Esprit Saint « comme une part prise à son obéissance » (La promesse, 122). « Là est le point exact où nous devenons chrétiens » (La promesse, 127).

« L’un des drames de la civilisation chrétienne est qu’elle devient une civilisation athée tout en prétendant rester chrétienne » (La promesse, 135). Jean-Marie Lustiger a proposé de lire la tentation athée des peuples chrétiens d’Occident à la lumière de la parabole des Vignerons homicides (Mt 21,33-46) qui veulent s’approprier l’héritage en éliminant l’héritier. L’athéisme des peuples chrétiens rejette le Christ, comme l’antisémitisme refuse l’Élection. C’est pourquoi, il faut distinguer ce dernier de l’antijudaïsme chrétien. L’antijudaïsme chrétien, comme toute querelle d’héritiers, rend incapable de faire fructifier l’héritage (Le choix, 76-81), puisque l’héritage, ce sont les héritiers ! S’emparant du Christ, les chrétiens le défigurent et font « leur dieu de cette défiguration » (La promesse, 81). Les persécutions subies par les juifs en leur histoire, fussent-elles le fait de chrétiens, sont indissociables, aux yeux de la Foi, des souffrances du Messie (Is 53 ; Dn 7). « Je vois une certaine logique spirituelle dans le fait que l’antijudaïsme apparaisse clairement comme un problème interne au christianisme au moment où l’ œcuménisme est donné comme une mission, comme une grâce de l’Église » (La promesse, 163).

Quant à l’antisémitisme, si la catégorie n’a « aucun sens » (Le choix, 81), l’attitude qu’il traduit exprime un refus radical, païen, athée, de l’héritage des juifs comme figures de l’Élection. L’antisémitisme est incompatible avec la Foi chrétienne, comme le montre sa résurgence chez Voltaire (Le choix, 81). En parlant ainsi, il ne s’agit pas d’accuser les Lumières pour innocenter le christianisme. Dans le puissant mouvement de l’esprit humain qui porte la modernité occidentale et son idéal démocratique, il s’agit de discerner les enjeux spirituels d’une rupture avec la Foi. Le mystère des relations des juifs et des païens, accueilli comme un principe de discernement de l’Histoire, dévoile la racine commune à l’antisémitisme païen et à l’athéisme des peuples chrétiens : le refus de l’Élection. « Il ne s’agit pas d’un jugement sur mes contemporains : il n’appartient qu’à Dieu. Je m’efforce d’être fidèle à la lumière qui reconnaît quel Esprit inspire les pensées et les actes … Et vous comprendrez que ce n’était pas un amalgame ou une simplification abusive d’inscrire dans la même ligne, la Shoah, les crimes des totalitarismes et les embardées païennes de la culture occidentale »19. « Ce que je récuse, c’est une vision complètement homogène de l’histoire qui dirait qu’en vingt siècles de temps l’antijudaïsme des chrétiens et l’antisémitisme athée forment un bloc »20.

La folie nazie, qui entendait faire disparaître les témoins de la Parole divine : « Tu ne tueras pas ! », se révoltait contre Dieu. Elle semait la mort dans l’humanité afin d’instaurer une élection perverse qui ne lui soit pas soumise (cf. Le choix, 91). C’est pourquoi « la persécution des élus de Dieu n’est pas un crime semblable à tous les crimes » (La promesse, 72). C’est en demeurant dans la grâce d’Israël que les chrétiens peuvent devenir avec Israël « un double signe donné l’un à l’autre » et au monde. « Des fils et des filles viennent de toutes les nations et ont accès à l’Élection, à la grâce, à la mission d’Israël » (La promesse, 133). C’est un « redoublement de l’espérance d’Israël » (La promesse, 104 ; cf. 134) et un « signe donné à Israël … que le Messie est en train de venir ou qu’il est déjà venu » (La promesse, 135). Ainsi « chacun reçoit de l’autre le témoignage de la gratuité du don qui lui est fait » (La promesse, 139 ; cf. 166-167). Cette affirmation fait écho aux traditions juive et chrétienne qui cherchent, dès le Nouveau Testament, à quels couples de frères, si fréquents dans la Bible, comparer leur relation mutuelle. De part et d’autre, ce fut l’occasion de bien des enseignements du mépris. Il me semble entendre chez le Cardinal Lustiger cette proposition nouvelle, toute positive : c’est Moïse qui consacre Aaron comme grand prêtre (cf. La promesse, 116). Jésus est grand prêtre d’Israël. Est-il différent de dire, avec saint Jean, « le salut vient des juifs » (Jn 4,22) et de dire que Moïse, par qui la Loi nous est donnée, consacre le grand prêtre plein « de grâce et de vérité » (cf. Jn 1,17) ? La renaissance de plein droit d’une Église « venue de la Circoncision », à Jérusalem, a toujours paru pour cette raison d’une grande importance à Jean-Marie Lustiger. « Elle enracinerait en profondeur la mission des chrétiens dans l’histoire du salut, comme le rappelle vigoureusement le Concile Vatican II » (La promesse, 179).

Dans une conférence donnée à Bruxelles devant le Congrès juif mondial en 2002 et que l’on trouve à la fin de La promesse, Jean-Marie Lustiger réfléchit à ce que « juifs et chrétiens peuvent espérer de leur rencontre » (La promesse, 189-202). Il relève quelques « convergences » que « la rencontre et la connaissance mutuelle » mettront au service de l’humanité, sans supprimer les « divergences » (La promesse, 197) : une vision éthique de la condition humaine, à l’encontre des idéologies (La promesse, 197) ; la liberté religieuse, comme clé de la démocratie, car la critique politique « fait partie de la révélation biblique » (La promesse, 198) ; l’universalisme de communion que promeut la particularité d’Israël (La promesse, 199). « J’ajouterai en conclusion une considération qui touche plus directement le domaine de la foi » : « le dialogue rétablit le contact, mais il oblige aussi chacun à retrouver sa mobilité à l’égard de l’autre », à « s’approfondir face à l’autre » (La promesse, 201). « Je parie pour une fécondité dont nous ne pouvons avoir aujourd’hui qu’un vague pressentiment » (La promesse, 202).

Prendrons-nous le pari ? Qui prendra le relais ?

IV Béatitude

Comme le rappellent Dominique Wolton et Jean-Louis Missika dans l’introduction du Choix de Dieu, « aujourd’hui (1987) le désenchantement du monde ne touche pas seulement la religion, mais aussi les valeurs laïques » (Le choix, 15). Cherchant les conditions d’un « renouveau spirituel des sociétés laïques qui, malgré les excès de la Raison, ne sont pas prêtes pour autant à abandonner celle-ci au profit du mysticisme » (Le choix, 16), « l’un et l’autre, écrivent-ils, le juif et le catholique, le sceptique et l’agnostique », sont venus rencontrer en Jean-Marie Lustiger un interlocuteur dont « l’itinéraire individuel condense les grandes questions spirituelles et intellectuelles du XXe siècle » et avec qui il est possible de « réhabiliter le dialogue, la controverse » (Le choix, 13). Qui ont-ils rencontré ? Sûrement pas « un homme clérical » qui aurait eu « du mépris pour le politique » au nom de la primauté du spirituel ou de la « religion »21. Mais un homme qui interprète le « destin spirituel des peuples chrétiens de l’Occident » à la lumière des relations des juifs et des païens dans le Christ. « L’énorme secousse des années soixante-dix qui ébranla de fond en comble la vie de l’Église » et les valeurs laïques, « m’apparaissait comme une régression païenne de l’intelligence chrétienne »22. C’est par le Christ, en effet, que le mystère de l’Élection a été révélé à la civilisation occidentale et l’a façonnée.

Dans son enseignement sur le Royaume, Jésus proclame « Bienheureux » ceux qui, comme les prophètes, sont droits et simples devant Dieu : « Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu ! ». À ceux-ci Jésus promet la grâce des témoins. À travers eux la promesse se renouvelle à chaque génération. Choisi, comme les prophètes, pour connaître d’avance Celui qui viendrait, Jean-Marie Lustiger a reçu la grâce de devenir, avec les Apôtres, un témoin de sa venue. Il a obéi sa vie durant à cet appel de Dieu. « Par le témoignage de sa vie, comme de celle de tant de disciples du Christ depuis deux mille ans, nous avons la preuve quotidienne que, vraiment, ‘rien n’est impossible à Dieu’ » (Lc 1,37 ; Gn 18,14)23. Ce témoignage n’est-il pas pour nous un appel et une dette ? Pouvons-nous laisser une telle attente sans réponse ? Quelles initiatives, inspirées par la Foi, doivent être prises ? Qui tiendra de Dieu la grâce et le courage de les poser ?

Notes de bas de page

  • * Conférence inaugurale prononcée lors de la rentrée académique du 24 sept. 2007, à l’Institut d’Études Théologiques de Bruxelles.

  • 1 Ep 3,5-6, traduction TOB, 1972.

  • 2 « Vous fûtes, Jean-Marie, pendant un quart de siècle, une manière de miracle : l’incroyable survenu, l’invraisemblable manifesté, l’impossible existant ; vous fûtes le cardinal juif », Hommage de l’Académie française (Maurice Druon). Interrogé sur KTO à l’occasion du décès du Cardinal, Dominique Wolton rapporte avoir été par-dessus tout frappé par sa « puissance d’amour ».

  • 3 Entretiens avec J.-L. Missika et D. Wolton, Paris, de Fallois, 1987 (cité par la suite dans le texte Le choix).

  • 4 Coll. Essais de l’École Cathédrale, Paris, Parole et Silence, 2002 (cité par la suite La promesse).

  • 5 Le choix, 20. Une effloraison littéraire intense est née de cette immigration. Pour en percevoir la diversité d’atmosphère et les enjeux humains et spirituels, on peut lire la trilogie romanesque de S. Morgenstern, Le fils du fils prodigue, Idylle en exil, Le testament du fils prodigue, tr. de l’allemand, Paris, Liana Levi, 1998-2001 ; Appelfeld A., Histoire d’une vie, tr. de l’hébreu, Paris, l’Olivier, 2004 ; Stein Ed., Histoire d’une famille juive, tr. de l’allemand, Genève / Paris, Ad solem / Cerf, 2001.

  • 6 Fessard G. sj, « Pax nostra ». Examen de conscience international, Paris, Grasset, 1936, p. 39.

  • 7 Buber M., Deux types de foi, Paris, Cerf, 1991. Le livre de Buber, achevé en 1943, parut à Zürich en allemand en 1950. Pour une critique de la thèse de Buber venant de l’intérieur du judaïsme, voir Thoma C., Théologie chrétienne du judaïsme (1978), Paris, Parole et Silence, 2005, p. 158-160 et la recension que j’ai faite de ce dernier ouvrage dans la revue Sens 2007/6, p. 394-405.

  • 8 Jésus : mythologie et démythologisation de R. Bultmann parut en allemand en 1926 et ne fut traduit en français qu’en 1968 (Paris, Seuil).

  • 9 Le choix, 175. J.-M. Lustiger est revenu sur cette expérience personnelle (« une sorte de mise en demeure intérieure ») et sur son contexte théologique lors d’une journée d’étude sur le Père Thomas Kowalski à la paroisse Sainte-Jeanne de Chantal, en octobre 2005, après la fin de son épiscopat.

  • 10 Cette proposition théologique est développée par Alexandre J., Je crois à la résurrection de la chair, coll. Essais de l’École Cathédrale, Paris, Parole et Silence, 2007.

  • 11 Chapelle A. sj, Au creux du rocher. Itinéraire spirituel et intellectuel d’un jésuite, coll. Au singulier, Bruxelles, Lessius, 2004.

  • 12 Dumont C., « Spiritualités de religieux et de prêtres séculiers », dans Vie consacrée 1992/6, p. 344-358.

  • 13 Jean-Paul II, Levez-vous, allons !, Paris, Plon / Mame, 2004, p. 42-43 et 141-142.

  • 14 Cf. « Puisqu’il le faut … », interview à Yedihot Aharonot du 23 mars 81, cité dans Lustiger J.-M., Osez croire, Paris, Centurion, 1985, p. 51-79.

  • 15 Je fais allusion au livre de Fadiey Lovsky, La déchirure de l’absence, Paris, Calmann-Lévy, 1971.

  • 16 Pour l’engagement public du Cardinal Lustiger, voir le point de vue de Klein Th., « Aaron-Jean-Marie Lustiger, mon cousin » dans Le Monde du 8 août 2007.

  • 17 La promesse, 48. Cf. CEC no 528 ; cf. le commentaire de ce texte par Ratzinger J., L’unique alliance de Dieu et le pluralisme des religions, Paris, Parole et Silence, 1999.

  • 18 Je cite le texte du « mémorial » apposé dans la cathédrale Notre-Dame de Paris. Sur cette question voir Sales M., « La foi catholique est reçue des Apôtres, ou De la constitution israélite de l’Église apostolique » dans Le corps de l’Église, coll. Communio, Paris, Fayard, 1989, p. 13-144.

  • 19 « Une mission commune à l’égard de l’humanité » dans La lettre de l’esprit. Mélanges offerts à Michel Sales, Paris, Parole et Silence, 2005, p. 10. Cette conférence, prononcée à l’Université d’Augsbourg, est présentée « en écho à la lecture de Le corps de l’Église de Michel Sales ».

  • 20 Le choix, 86. Sur la distinction entre antisémitisme et antijudaïsme, cf. le Document de l’épiscopat français : « Nous nous souvenons : une réflexion sur la Shoah », du 16 mars 1998, dans Doc. Cath. 2179 (95, 1998) 336-340.

  • 21 Marianne no 538 du 11 au 17 août 2007.

  • 22 La lettre de l’esprit (cité supra n. 19), p. 9.

  • 23 Vingt-Trois Mgr A., « Homélie des obsèques du Cardinal Lustiger », qui rappelle que cette lecture biblique fut celle de la consécration épiscopale de Jean-Marie Lustiger à Orléans en la fête de l’Immaculée Conception, dans Paris Notre-Dame 1200, p. 4-5.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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