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Ce que «la vie» m'a appris sur «la théologie»

Joseph Doré (Mgr)
L'Archevêque émérite de Strasbourg complète le bilan raconté en 2011 dans son livre À cause de Jésus. Pourquoi je suis demeuré chrétien et reste catholique. Il s'explique sur ce que son expérience personnelle de la vie lui a appris de ce que peut être la théologie. Il explore ainsi son propre «devenir», depuis ses années de jeunesse jusqu'à la charge épiscopale, en passant par le sacerdoce, l'enseignement de la théologie et l'animation de la fameuse collection «Jésus et Jésus-Christ».

À 70 ans passés de peu, j’ai dû, pour de graves raisons de santé, quitter le diocèse de Strasbourg dont je venais d’être l’évêque pendant presque dix ans. Je suis alors entré dans une assez longue période de méditation et de ruminations sur ce qu’avait été ma vie et sur ce qui lui avait, à mon sentiment, donné sens jusqu’alors. J’ai raconté ailleurs comment, après des hésitations, j’ai été conduit dans ce contexte à réfléchir et à répondre à la question des raisons de mon appartenance et de ma fidélité à la foi chrétienne et catholique1.

Que l’on comprenne bien. Je n’avais plus de cours à donner ni de sermons à assurer. Je n’avais plus la charge d’une faculté — je l’avais eue à Paris de 1988 à 1994 ; je n’étais plus à la Commission théologique internationale — j’y avais participé de 1992 à 1997 ; je n’étais plus à la tête d’un grand diocèse — j’étais resté en Alsace avec cette mission des derniers mois de 1997 aux premiers mois de 2007. Tout cela s’était enchaîné sans rupture et venait, bien entendu, de me tenir en haleine pendant quasiment vingt ans (pour ne rien dire des années également bien chargées et bien « engagées » qui avaient précédé)… Mais voilà que désormais, en somme et au fond, je n’étais plus responsable que de moi-même, et que devant Dieu…

C’est dans ce contexte que, sollicité voire presque provoqué par mon éditeur, j’en suis finalement arrivé à rédiger et à publier chez Plon au printemps 2011, l’ouvrage À cause de Jésus évoqué ci-dessus. Le titre que je donnai aux presque 400 pages que je signais là, répondait par avance à la double interrogation par ailleurs retenue comme sous-titre du livre et qui m’avait en réalité donné la chiquenaude de départ : « Pourquoi je suis demeuré chrétien et reste catholique ». J’ai de cette manière été amené à m’expliquer assez en détail, surtout pour un large public, sur ma foi chrétienne et catholique, mais en lien très étroit avec ce qu’avait été jusque-là ma vie, et même directement en fonction d’elle.

Dans le présent article, sans plus de prétention mais évidemment pour un lectorat plus spécialisé, je me propose de passer de « ma foi » à « ma théologie ». Je ne quitterai pour autant pas la référence, pour moi aussi essentielle en l’occurrence, à ce qu’a pu être « ma vie ».

Sous le titre « La théologie comme biographie » et se rapportant à Karl Rahner, Jean-Baptiste Metz a su plaider pour « une théologie capable de surmonter le schisme entre dogmatique et vie vécue, et de réunir à nouveau dans une dialectique créatrice ces deux réalités longtemps séparées »2. Je voudrais ici, m’inspirant de cet exemple parlant mais à ma manière propre bien sûr, tenter de m’expliquer sur ce que mon expérience personnelle de ce qu’on appelle couramment « la vie » m’a appris concernant ce qui s’appelle techniquement « la théologie ».

C’est parce qu’elles ne veulent aucunement argumenter une thèse mais seulement faire état d’une expérience malgré tout assez consciente de ses limites alors même qu’elle n’exclut pas l’intention de porter « témoignage », que ces pages s’intitulent non pas « Biographie et théologie » comme j’y avais un instant songé après ma relecture de Metz, mais tout simplement : « Ce que “la vie” m’a appris sur “la théologie” ». Je me console en me disant que ce que n’aura pas dit le titre que je n’ai pas retenu, chacun des sous-titres de cet article pourra dès lors le donner à entendre : ils feront tous état précisément d’un « devenir ». C’est parce que, m’a-t-il semblé, elle fut pour moi liée à tout un devenir de prise de conscience puis d’engagement, que la théologie m’est personnellement apparue comme une affaire de vie.

I Devenir croyant

Ce n’est pas aujourd’hui, à 75 ans passés, que l’on va m’apprendre que la théologie consiste à exposer la foi de l’église et que, cette foi, on la reçoit de l’écriture, de la Tradition et du Magistère de cette même église. Cela, je le sais depuis mes premiers contacts avec la noble discipline en laquelle excella, entre autres mais si exemplairement, saint Thomas d’Aquin3. Ce que je veux dire, moi, aujourd’hui, à l’âge où je suis arrivé, c’est que si je me trouve avoir choisi de me tourner vers la théologie, de m’y spécialiser et d’y consacrer ma vie, la raison n’en est pas que j’aurais été un jour saisi par l’exposé qu’elle fait elle-même de sa propre épistémologie. Il en est allé ainsi parce que, par moi-même et avec l’aide de certains enseignants et maîtres qu’il m’a été donné de rencontrer, j’ai pu découvrir ceci : la théologie permet à la fois de comprendre mieux et de vivre davantage une démarche humaine dont l’importance et même le caractère décisif n’apparaissent et ne se jouent pas d’abord dans l’ordre d’un discours, et d’un discours dont la justesse se mesurerait à l’aune de la seule orthodoxie qu’il décrète lui-même. Cette démarche est, tout simplement, celle de la foi ou, plutôt, celle de la confiance.

Or la confiance, c’est dès mon enfance puis juste aux portes de l’âge adulte, que j’en ai découvert l’indispensabilité dans la vie et, dès lors, mesuré à la fois l’enjeu et le prix.

1 Deux expériences fondatrices

Lorsque j’eus dix ans passés, on m’envoya dans un « collège secondaire » qui dispensait une excellente formation, littéraire surtout. La conséquence était qu’alors, on devait subir toutes les contraintes du pensionnat, or l’on était à la rude époque qui suivait immédiatement la deuxième guerre mondiale. La séparation d’avec tout ce qui avait jusqu’alors été « mon monde », et spécialement d’avec ma famille, fut des plus éprouvantes. Je n’arrivais pas à comprendre pourquoi mes parents, dont l’amour n’avait certes jamais fait problème pour moi, m’avaient envoyé et me maintenaient dans cet établissement où la vie m’était si dure4. Je ne fus sauvé de ma désespérance que le jour où je pus me dire : « Si mes parents, qui m’aiment, ont fait le choix de me mettre dans ces si pénibles conditions de vie, ils ont sûrement leurs raisons ; dès lors, et bien que je n’aie moi-même en la matière aucune évidence, je dois leur faire pleine confiance ». Je n’invente rien en disant aujourd’hui que tout en fut, pour moi, changé.

J’eus ensuite, cette fois aux portes de l’âge adulte, une seconde occasion d’apprendre et d’expérimenter l’importance, dans la vie et pour la vie, de cet autre nom de la foi qu’est la confiance. Ce fut lors de ma participation, en 1959 et 1960, à ce qu’on a appelé « la guerre d’Algérie ». Déjà, le fait d’être incessamment exposé aux mines sur les pistes de Kabylie et aux embuscades au fond du premier oued venu, nous avait fait prendre conscience de la fragilité essentielle de notre vie, de « la vie ». Mais voilà de surcroît qu’au bout de six mois, je suis hospitalisé à Sétif dans un état de total délabrement physique. Malgré les soins, je dépéris alors au point qu’on m’estime, et que je me découvre moi-même, condamné. Au terme d’un long débat intime, je ne vois bientôt d’autre solution que de m’en remettre aux mains du Dieu de ma foi, et de lui remettre ma vie. Le lendemain, à mon réveil, miracle ! Sans doute, chez le jeune homme que j’étais, l’énergie de la vie avait-elle malgré tout réussi à prendre le dessus et voilà que, de manière totalement surprenante pour moi et pour tout mon entourage de soignants, la vie s’était victorieusement relancée dans mon corps éprouvé. Toujours est-il que j’ai fait, là, la découverte fondamentale suivante, qui ne m’a dès lors plus jamais quitté : 1) la vie est reçue, on ne la possède jamais, elle est une pure grâce, et c’est de le découvrir qui permet également de la vivre pour ce qu’elle est en vérité ; 2) si chez nous la vie n’est donc toujours que reçue, la vraie question qui se pose à son sujet est de savoir à qui, et subsidiairement comment, on va pouvoir la donner en retour ; et 3) si l’on a pu trouver soi-même une réponse à cette question-là, il importe par-dessus tout d’en aider le plus grand nombre possible à en trouver une, à leur tour et pour leur part, s’ils le veulent bien.

J’estime aujourd’hui que cette découverte, venue de mon enfance et scellée lors de mon entrée dans l’âge adulte, a décidé de ma vie, théologie comprise. Jusque-là, la foi chrétienne était certes pour moi un héritage que j’avais appris à apprécier et qui m’avait éclairé. À partir de là en revanche, j’ai vraiment choisi de croire, et de vivre en croyant. Loin de m’écarter de la foi, l’accès à la maturité dont ce que je savais déjà de l’Aufklärung m’avait appris qu’il faisait déboucher sur l’autonomie et l’indépendance, fut donc pour moi, tout au contraire, le moment fondateur de mon engagement dans et pour une foi toute marquée au coin de la confiance. Avec le choix ainsi fait, il ne s’agissait pas de renoncer à la lucidité et à la responsabilité mais, exactement à l’inverse, de prendre une position à la fois éclairée et résolue sur ce que cette étape finalement décisive de ma vie venait de m’apprendre sur « la vie ».

Ce n’est pas à dire que je sois dès lors tombé tout cuit dans la marmite ! Sur la lancée de mon expérience algérienne, j’ai certes décidé de rentrer au séminaire où j’avais déjà, avant mon service militaire de quasiment deux ans et demi, commencé un parcours de formation. Mais j’estime devoir dire que je n’ai fait ce pas que dans la ferme et seule intention de « tirer au clair » la question de savoir si la foi sur laquelle je venais de décider de fonder, puis de refonder, toute mon existence, « tenait la route », oui ou non.

2 Déjà, vers la théologie

Pour cela, je m’en souviens très bien, je comptais vraiment sur la théologie, que je n’avais pourtant fait jusque-là qu’entrevoir. Cela dit, il était très clair pour moi que rien n’était joué. Trois possibilités s’étaient en effet ouvertes à moi pour, selon ce que la vie m’avait appris, donner vraiment ma vie, et ainsi lui donner vraiment sens. Soit je serais médecin, car après tout la vie est d’abord celle du corps, comme je l’avais si bien appris à mes propres dépens. Soit j’entrerais en politique, car j’avais bien réalisé que les pauvres combats que nous menions dans la vallée de la Soummam n’avaient leur clef ni dans les mess d’officiers sur le terrain ni dans les états-majors militaires de tout rang, ni à plus forte raison dans les fluctuations si décevantes de l’opinion commune, mais dans l’ordre proprement politique, aux divers niveaux selon lesquels il s’étage. Soit, enfin, j’irais vers la philosophie, car j’avais bien perçu à travers ce qu’il m’avait été donné d’en découvrir par ma formation déjà accomplie que, si la vie n’a finalement de prix que par le « sens » qu’on estime pouvoir lui donner, je ne pourrais lui en reconnaître un de manière responsable qu’à mesure d’une réflexion sérieusement critique et argumentée.

Il est très clair pour moi aujourd’hui que si, dès lors, la théologie a fini chez moi par l’emporter, c’est purement et simplement parce qu’en ces années décisives-là, elle m’apparut apte à permettre de réfléchir et de comprendre la foi chrétienne de telle sorte que, pour ce qui est de la vie et du sens à lui donner, elle offre et apporte une lumière et un soutien dont on ne trouve pas ailleurs l’équivalent. Il est tout aussi clair, pour moi toujours, que si tel n’avait pas été le cas, j’aurais mis un terme non pas sans doute à la foi — en tout cas pas du même coup —, mais certainement à la théologie. Et il est plus clair encore si possible que si, par la suite, cela ne s’était pas confirmé, je l’aurais abandonnée.

J’affirme ici sans vergogne que, si la théologie m’a paru revêtir « (cet) esprit et (cette) puissance » pour parler comme Lessing, c’est en tant qu’elle m’a justement semblé, grâce à la foi qu’elle a pour seule fonction de servir, pouvoir faire le poids face à ces questions premières que soulève de toute manière la « vie » des hommes et que m’avait soulevées à moi-même ma propre existence : la santé et la vie corporelle, la politique et la vie en société, la nécessité de comprendre et la vie intellectuelle.

Concluant ainsi la première (et sans doute non la moins importante) étape de ma relecture biographique à forme de témoignage, j’oserai dire (et peut-être le contexte global de la culture et de la théologie rend-il aujourd’hui plus nécessaire encore de l’oser ?) que, à mes yeux, « ne vaudrait pas une heure de peine » une théologie — et tout aussi bien une pastorale d’ailleurs, mais j’y viendrai un peu plus tard — qui prétendrait pouvoir s’élaborer en dehors de ces « questions premières »-là, telles que les vivent et les formulent les hommes et les femmes d’aujourd’hui. À plus forte raison en irait-il ainsi si cette théologie concevait la fidélité à la Tradition, au Magistère, et même à l’écriture, indépendamment des conditions de vie, d’action et de pensée qui sont celles de nos contemporains. Car comment celles-ci ne seraient-elles pas aussi les nôtres, si du moins nous ne sommes pas prêts à considérer qu’à l’évidence notre foi nous situerait, en quelque sorte, « hors monde » ?

II Devenir prêtre

Je dois bien le reconnaître, je ne suis pas rentré au grand Séminaire de Nantes, au début de 1960, pour faire de la théologie. Ce retour, je ne l’ai décidé que pour vérifier si ce que je croyais avoir déjà quelque peu compris de la théologie était effectivement ou non capable de me faire apparaître la foi chrétienne comme susceptible non seulement d’éclairer les questions fondamentales que m’avait jusque-là posées la vie, mais, si possible, de m’aider moi-même à en éclairer également d’autres à leur sujet. La théologie n’était donc pour moi aucunement un but que j’aurais visé, mais uniquement un moyen que, par honnêteté en quelque sorte, je souhaitais mettre à l’épreuve. Moyen de m’éclairer moi-même et, je l’espérais bien, d’en éclairer d’autres. Autrement dit, mon propos n’était pas de devenir théologien mais, d’une part, meilleur croyant et, à cause de cela, véritable serviteur de la foi des autres, d’autre part. Or la mission et la tâche de prêtre me paraissaient pouvoir justement me permettre de réaliser au mieux, et d’un même mouvement, ce double souhait.

1 Le Mystère de la foi : compréhension et célébration

Moyennant quoi, dès mon retour au séminaire, je me lançai à corps perdu dans la théologie. Elle ne tarda pas à m’introduire vraiment au « Mystère de la foi ». Or ce qui me frappa surtout à la faveur de cette initiation, c’est qu’il y avait là quelque chose à comprendre, parce que la foi était par essence un acte intelligent. J’ai proprement exulté le jour où j’ai découvert que Rm 12,1 la présentait, ni plus ni moins, comme une latreïa (un culte) logikê (logique)… Et non pas « seulement » pneumatikê (spirituel) ! et qu’elle permettait même de comprendre plus et mieux que quoi que ce soit d’autre, tout ce qui était de l’ordre de « la vie » et de ce qui peut lui donner « sens ».

L’enseignement que nous recevions alors était certes plus biblique et patristique que spéculatif et systématique. Il n’en réussit pas moins à me faire découvrir que, si déjà elle se donne elle-même à comprendre, la théologie donne de surcroît de pouvoir comprendre aussi tout le reste : « le monde et la vie », « la vie, le mouvement et l’être » (Ac 11,28).

Ce n’est pas tout cependant, car ce Mystère de la foi que les cours exposaient à nos intelligences, la direction spirituelle d’une part et la célébration liturgique de l’autre — nous étions dans un séminaire — nous invitaient à le vivre, et nous permettaient de le vivre. Ne voyions-nous pas, du reste, prier et célébrer avec nous et pour nous ceux-là mêmes qui, par ailleurs mais en toute cohérence, nous enseignaient la théologie ? La liturgie était toujours celle de l’ancien rite ; en même temps que de nouveaux cantiques français qui commençaient certes d’apparaître, nous chantions le grégorien. Mais Pie XII venait de nous redonner la vigile pascale, et nous lisions avec avidité ce que Louis Bouyer en disait5. En même temps que nous célébrions nos eucharisties en passe de renouveau, nous fréquentions les revues La Maison Dieu, et même L’art sacré, nous découvrions les premiers volumes de la collection « Lex orandi » au Cerf, et nous nous réjouissions de ce que nous apprenions des initiatives et activités du tout jeune Centre national de Pastorale liturgique.

Ainsi, en l’époque qui devait s’avérer fondatrice pour la compréhension et la pratique spécialisées que j’en aurais un jour, la théologie m’apparaissait-elle d’emblée consacrée, certes, à ce Mystère de la foi auquel la vie m’avait appris à m’ouvrir ; mais elle m’apprenait dans le même temps que ce même Mystère se donnait à la fois à comprendre et à célébrer. Il y a, là encore, quelque chose que je ne devais jamais plus oublier. Si la théologie est assurément une exigeante opération d’ordre intellectuel, elle ne doit jamais perdre de vue qu’à l’objet qu’elle se propose de conceptualiser, l’accès véritable, vivant et vrai, est donné au cœur de la célébration même des/du Mystère(s) de la foi.

2 Le Mystère de l’Église : ressourcement et ouverture

Un fruit majeur résulta pour nous du fait que nous faisions de la théologie dans la perspective de devenir prêtres, c’est-à-dire de servir la foi et la vie de la foi aussi chez les autres, dans le monde qui était le leur et le nôtre. Ce fruit fut de découvrir que nous ne pouvions pas dissocier le Mystère de la foi que cherchait à éclairer notre théologie, du Mystère de l’église comme seul lieu et milieu vivant de la foi.

Or nous eûmes dans ces années-là la chance de pouvoir vraiment réaliser qu’en son mystère présent, l’église n’existe en vérité que dans un double mouvement : celui du ressourcement et celui de l’ouverture, l’un conditionnant et cautionnant l’autre, et inversement6.

Tel fut en effet pour nous, déjà, l’enseignement de ce qu’on appelait les différents « mouvements » apparus alors au sein de l’église. Mouvements liturgique, biblique, œcuménique, catéchétique, que sais-je ? : tous puisaient dans le retour aux sources (qui supposait et entraînait déjà un déplacement) l’appel à se tourner résolument vers l’avenir et l’ailleurs… Vers lesquels il fallait bien aussi aller, puisque le ressourcement même y renvoyait. Ce n’est pas le lieu d’épiloguer longuement : il suffisait ici de pointer la chose, quitte à ne pas manquer de souligner que le même Pie XII qui nous avait redonné la vigile pascale et donné et Mediator Dei et Divino afflante, avait aussi signé Humani generis ! Teilhard, de Lubac et Bouillard, Congar, Chenu et d’autres encore, eurent les graves ennuis que l’on sait ; et même le manuel Introduction à la Bible 7 des sulpiciens A. Robert et R. Feuillet dut être un temps retiré de la bibliothèque de notre séminaire.

Le même mouvement d’un ressourcement et d’une ouverture s’appelant mutuellement n’était cependant pas ressenti seulement dans notre travail intellectuel-théologique et dans notre cheminement spirituel-personnel. Il l’était aussi dans l’ensemble de l’Église. En un premier temps, nous avions lu France, pays de mission ?, Les saints vont en enfer et Au cœur des masses 8. Les activités dites « pastorales » par lesquelles passait notre formation de futurs prêtres nous mettaient en contact avec les mouvements dits « apostoliques » (de la JOC à l’ACI)… et puis bientôt s’annonça, se prépara et se déroula le Concile, où nous parut à la fois se préciser, s’élargir et s’authentifier ce double mouvement de ressourcement/ouverture, d’ouverture par le ressourcement et de ressourcement pour l’ouverture.

Je fus ordonné prêtre l’année même (1961) et quasiment le jour même où Jean XXIII annonça son intention d’ouvrir ce qui devait être Vatican II. Sur la lancée de mon ordination presbytérale, j’entrai à Saint-Sulpice pour m’y former à préparer à mon tour des prêtres pour servir le Mystère de la foi et de l’église. Il fut alors décidé que je poursuivrais pendant plusieurs années ma formation théologique universitaire.

Ici, faisons le point ! Me faisant choisir de devenir véritablement croyant, la première étape de ma vie m’avait définitivement marqué pour une théologie qui ne devrait jamais oublier ni le corps, ni le champ politique, ni l’exigence du comprendre. Ayant effectivement confirmé l’exigence et développé la possibilité de ce dernier, la deuxième étape venait préciser, tout aussi définitivement pour moi, qu’il ne saurait y avoir de théologie ni hors d’un Mystère de la foi qui se communique véritablement dans le champ sacramentel de la célébration liturgique, ni hors d’un Mystère de l’église qui, pour être véritablement lieu vivant et milieu porteur de la foi, ne peut exister que d’un mouvement qui puise dans un incessant ressourcement l’énergie et l’élan d’une juste ouverture. Seules la conjonction et l’articulation de ces deux mouvements me paraissaient, et me paraissent toujours, rendre possibles la vie véritable de la foi et celle de l’église ici et aujourd’hui, et leur croissance effective dans le monde ailleurs et demain.

III Devenir théologien

Parce qu’avec les années je suis effectivement devenu théologien, je peux aujourd’hui, comme je viens de m’y efforcer, relire ma vie depuis son origine en repérant à ses étapes marquantes successives ce qui m’a conduit et préparé à devenir de fait théologien. J’en arrive, dans cette relation, au moment où je ne serai plus seulement un croyant et un futur prêtre que la théologie motive à l’être mais sans qu’il ait lui-même l’idée de faire de la théologie sa spécialité. Une nouvelle étape bien typée s’ouvre évidemment à partir du moment où, au contraire, il m’est demandé, et j’accepte, de m’acheminer vers la « profession »9 de théologien spécialisé, à la fois dans l’enseignement, la recherche et la publication de la théologie.

Pour la clarté, je crois indiqué de distinguer ici trois aspects, qui correspondront d’ailleurs à la chronologie qui fut celle de mon « troisième devenir ».

1 Acquérir une compétence avérée

Un premier aspect correspond d’abord à la poursuite de ma formation spécialisée, et ensuite à ma toute première phase d’enseignement de la théologie. En un premier temps, il m’a en effet été donné d’étudier successivement : à l’Institut catholique de Paris (Cazelles et Feuillet, Daniélou et Bouyer, Cognet et Liégé, P. Henry et H. de Lavalette) ; puis à l’Institut biblique pontifical et à l’Angelicum de rome (P. Lyonnet, I. de la Potterie et A. Vanhoye d’une part ; P. Duncker et J. Zeraffa de l’autre, avec qui je ferais ma thèse sur « Le sacerdoce du Christ d’après hébreux 7 ») ; enfin à la faculté de théologie catholique de la Wilhelmsuniversität de Münster-en-Westphalie (J. Ratzinger, W. Kasper, J. B. Metz, K. Rahner, P. Lengsfeld, J. Gnilka… et W. Marxsen).

Outre qu’il a bien contribué à m’équiper sur le plan des langues, et plus largement sur celui de la diversité des champs culturels, ce parcours-là me fournit évidemment des bases qui devaient s’avérer fort précieuses pour la suite de ma théologie. Bases, d’abord, du côté de l’Écriture sainte, au point que je ne tarderai guère à être admis comme membre titulaire de l’Association catholique française pour l’étude de la Bible (ACFEB). Bases, aussi, du côté de ce que l’Allemagne en particulier m’apprit dans les domaines, articulés mais distincts, de la « Fundamentaltheologie » et de la « formale und fundamentale Theologie » 10. Base surtout que, définitivement, représentera pour moi le « principe de concentration christologique », dont la mise en place résulta du reste de l’articulation des deux facteurs mentionnés juste avant.

Un second acquis de compétence ne résulta pas de la longue poursuite de ma formation que je viens d’évoquer, mais du premier enseignement auquel elle m’avait de fait préparé. Je le donnai au grand Séminaire de Nantes, pendant six ans. La découverte fut là, pour moi, la suivante : tout aussi bien qu’il n’y a finalement de révélation que reçue (théologie fondamentale !), il ne peut corrélativement y avoir d’enseignement de la théologie, et plus largement de chance de communication de la foi (pédagogie et pastorale !), que là où l’on se préoccupe spécifiquement de la réception de la part de ceux auxquels on prétend s’adresser. Cette fois encore, l’acquis fut définitif : il me parut valoir pour toute la théologie et pour toute la pastorale, et pas seulement pour moi-même, mais finalement pour toute l’église et à tous les niveaux de l’église, Magistère compris.

2 Élaborer un discours renouvelé

Souci de concentration christologique et préoccupation systématique de la réception : il me semble aujourd’hui que c’est par là que je ne suis plus resté seulement un connaisseur et un enseignant de la théologie, mais que j’ai commencé à devenir vraiment, pour mon compte, un théologien.

D’autres découvertes, approfondissements et tâches m’attendaient cependant, lorsqu’après mes six années d’enseignement et de direction spirituelle à Nantes, je fus envoyé, en 1971, à Paris, comme directeur au Séminaire universitaire des Carmes et enseignant à la Faculté de Théologie et de Sciences religieuses de l’Institut catholique.

Nous étions dans la période postérieure à « mai 68 »11. C’était l’ère de la contestation généralisée, du soupçon argumenté à partir, en particulier, de toute la panoplie des sciences humaines. Régnaient Lacan, Lévi-Strauss, Derrida, Roland Barthes et Michel Foucault, le structuralisme et le marxisme des Althusser, Macherey, roncière et tant d’autres…. C’était l’ère de la déposition du sujet, de la déconstruction des discours, de la démolition des idéologies, et de la dénonciation du « sens » — de tout sens possible.

Si l’on voulait être entendu puis, si possible, reçu, il ne suffirait donc pas de se rapporter aux fondations et fondements déjà établis, pour si assurés qu’on ait pu continuer de les tenir soi-même ! Il fallait bien se lancer dans ce que le titre ci-dessus, que j’emprunte à des consignes voire des slogans qui avaient cours alors, désigne comme l’« élaboration d’un nouveau discours ». J’ai eu ailleurs l’occasion d’exposer ce qu’il en fut pour moi. Disons au moins que s’il ne pouvait plus être question d’en rester à l’acquis, il fallut bien trouver le moyen de construire et/ou de reconstruire autre chose12. En bref, il s’est agi alors :

1. De reconnaître ses titres à l’expérience humaine et au « sujet » auquel il incombe, par son « action », de prendre en charge l’existence personnelle qui est le lieu insubstituable de cette expérience. Ici, on passa de Camus à Ricœur, par Gabriel Marcel et Maurice Blondel.

2. De repartir du « fait chrétien »13, avec le propos de le réinterroger sur le point de savoir si, comment, et alors pourquoi et à quel titre, il fut et reste réellement toujours porteur de ce « gratuit » sur lequel l’existence humaine personnelle — justement elle — ne peut que s’interroger, découvrant vite qu’elle ne peut certes pas, par définition, se le donner à elle-même, mais qu’elle se nierait elle-même si elle cessait de s’interroger à son propos. Cette fois, comptèrent beaucoup les apports de l’herméneutique et aussi, tout spécialement, les réflexions d’un Bouillard méditant Blondel et exposant qu’en somme le christianisme peut être reconnu comme « la détermination historique du rapport de l’homme à l’Absolu »14.

3. De ré-instruire le dossier « Jésus », puisque c’est évidemment lui qui est à l’origine du décisif « fait chrétien », mais puisque aussi Bultmann et les autres avaient péremptoirement fermé l’accès vers lui hors de la seule foi. S’origine là, bien sûr, le projet de la collection « Jésus et Jésus-Christ » (qui, comme promis dès son lancement en 1977, devait atteindre les 100 numéros — ce qui advint en 2011)15.

4. De reconsidérer la logique de la révélation et du Mystère chrétien autour, précisément, de Jésus-Christ16 apparu et révélé dans l’histoire — en passant, là, d’une christologie trinitaire à une anthropologie-ecclésiologie sacramentaire.

5. De cultiver le dialogue sur deux « interfaces » sur lesquelles le message chrétien se trouve, me semble-t-il, plus particulièrement sollicité (et capable) de faire ses preuves aujourd’hui. À savoir le champ des autres religions17 et le domaine du patrimoine artistique et des « beaux arts »18.

Il est clair qu’en ces pages je ne pouvais que profiler les grandes étapes de ce qui fut l’itinéraire réflexif d’ensemble. Pour une plus ample information, on pourra se reporter, à propos de chacune d’elles, aux indications bibliographiques des notes.

3 S’engager pour et dans l’institutionnalité de la théologie

À travers toute ma vie adulte m’a paru déterminant un simple principe que j’ai de mon mieux tenté de mettre en œuvre là où j’étais : « Les conditions d’une chose appartiennent à la chose ». Cela me parut valoir aussi pour la théologie ! en clair : être théologien, c’est aussi s’engager, autant qu’il est possible, dans tout ce qui peut faire exister la théologie. Car que serait-elle en dehors de ce qui la « réalise » en la faisant proprement « se produire », et donc « exister », en des actes qui la mettent en œuvre et en des institutions qui organisent la coexistence et la collaboration de ceux qui la produisent. Et aussi la communication à d’autres de ce qu’elle produit elle-même19 ?

Cela commence par le recrutement puis l’accompagnement pédagogique au sens large (jusqu’à leur thèse !) de ceux qui sont appelés à s’y consacrer. Cela comporte bien évidemment la publication de travaux de recherche et/ou d’ouvrages de vulgarisation, l’engagement dans des débats ou colloques entre collègues, la direction et la fondation de revues ou de collections. Cela se poursuit par l’acceptation de telle ou telle tâche académique (de la réception des étudiants à la constitution des programmes et à la direction des diverses instances facultaires et universitaires). Cela peut appeler à des contributions de soutien ou d’expertise auprès d’instances pastorales de tous niveaux (unités paroissiales, mouvements divers, instances épiscopales, etc.). Cela peut enfin déboucher, et de diverses manières, sur l’international.

Je tiens à dire que, pour ma part, je n’ai vraiment perçu et apprécié l’intérêt et la fécondité de la théologie que dans la mesure où il a pu m’être donné de m’investir effectivement à tous ces plans.

IV Devenir évêque

C’est la stricte vérité : je n’avais jamais imaginé quitter avant ma retraite l’exercice théologique de la théologie, tel que je viens, grosso modo, de le décrire. Or, ayant ouvert dans ma vie une nouvelle étape, le fait d’avoir été appelé à devenir évêque m’oblige à ajouter une section à cette réflexion où je m’efforce de clarifier pour moi-même, et si possible pour d’autres, ce que « la vie » m’a appris concernant « la théologie ». Complétant ici ce qu’il m’est déjà arrivé d’exposer ailleurs sous le titre « Devenir évêque et rester théologien »20, je distinguerai deux aspects. Je dirai d’abord en quoi ma pastorale s’est, de fait, trouvée éclairée par ma théologie, puis en quoi cette même pastorale est venue, comme en retour, interroger ma théologie.

1 Une pastorale éclairée par la théologie

Je résumerai sans trahir, je crois, en disant qu’à l’évêque que je suis devenu, la théologie a apporté un éclairage à la fois pour l’ad intra et l’ad extra ecclésiaux.

a) Ad intra, c’est constamment qu’avec tous mes collaborateurs je me suis efforcé de penser théologiquement les problèmes pastoraux — évidemment le plus souvent pratiques — qui nous étaient soumis.

Cela s’est vérifié d’abord du côté du munus docendi. Au-delà de mes homélies des grandes circonstances à la cathédrale de Strasbourg et ailleurs, j’ai fait moi-même plusieurs cycles de conférences dans les trois grandes villes du diocèse. J’ai enrichi, accompagné et beaucoup soutenu, y compris du reste par des prestations d’enseignement, le Service des formations, faisant de ce dernier une des priorités de mon épiscopat. Le fait d’être théologien m’a par ailleurs, je pense, aidé à être mieux le Chancelier de l’unique Faculté de théologie française qui soit d’état, ce qui était un aspect non négligeable de mon statut d’évêque concordataire.

En ce qui concerne le munus sanctificandi, je crois pouvoir dire que ma théologie m’a bel et bien éclairé à propos de la pastorale de chacun des sept sacrements ! J’ai du reste été amené à publier des orientations ou directives sur eux tous21. Cela s’est surtout vérifié, cependant, à propos du mariage, avec la grave question des divorcés et divorcés-remariés, et à propos de la réconciliation, lorsqu’il s’est agi de chercher à articuler pratique communautaire et démarches personnelles dans la célébration ecclésiale du pardon.

Du côté, enfin, du munus regendi, le discernement théologique me fut d’un grand secours pour pratiquer aussi justement que possible tant la collégialité en diocèse, en province ecclésiastique et au plan national, que la mise en œuvre du principe de subsidiarité selon les divers niveaux et tâches de mes nombreux collaborateurs diocésains.

b) Ad extra, le bénéfice fut plus manifeste encore, s’il se peut. Il est assez adéquatement présenté dans la série des quatre ouvrages que j’ai dirigés et accompagnés, et qui sont parus vers la fin de mon mandat, sous le titre général L’Église aux carrefours… 22 Le premier tome s’occupait des pauvretés socio-économiques : j’ai pu pousser la réflexion sur la « diaconia » au sein de l’ensemble de la mission de l’église, en appelant à la situer mieux par rapport et à la « prophetia » et à la « leïturgia ». Le deuxième tome traitait des réalités politiques : le cadre concordataire m’obligea bel et bien à réfléchir systématiquement aux rapports de l’église avec la société civile et politique23. Le tome trois se consacrait aux champs culturels : j’avais fondé un Institut des Arts sacrés au sein de la Faculté de théologie de l’Institut catholique de Paris lorsque j’en étais le doyen ; je m’en souvins pour éclairer et orienter les nombreux rapports noués ou développés avec les diverses instances alsaciennes vouées à la culture. Le quatrième et dernier tome présentait les chemins religieux : pour le dialogue d’abord, bien entendu, avec le judaïsme ; mais aussi avec l’islam et le bouddhisme, assez fortement implantés localement, la recherche théologique que j’avais menée en ce domaine fut évidemment des plus précieuses.

Last but not least, mon travail et ma compétence théologiques furent très utiles avant tout dans le dialogue et la collaboration avec les églises de la réforme. Entre bien d’autres fraternelles et fécondes collaborations, je m’honore d’avoir préfacé, avec mon collègue et confrère Marc Lienhard, l’édition française de la Déclaration luthéro-catholique sur la Justification24.

2 Une théologie interrogée par ma pastorale

Ce que je viens de dire le montre déjà : avant d’être interrogée par ma pastorale, ma théologie fut enrichie par elle, même là où elle s’avérait elle-même apte à apporter efficacement son éclairage propre. À vrai dire, je vois même là l’essentiel du rapport entre l’une et l’autre lorsque je le considère dans le sens qui va de la pastorale à la théologie. Il y a cependant un peu plus à dire sur ce second versant. Peut-être pas beaucoup cependant ? — Non pas tant parce que la théologie en général ne croiserait pas assez le terrain même de la pastorale : il est en effet clair que les sujets dont traite la théologie digne de ce nom sont ceux-là même dont s’occupe également la pastorale ! Dans les deux cas, ce sont ceux de la foi telle qu’elle est (ou est appelée à être) vécue, pratiquée, mise en œuvre et célébrée. Mais parce que, sur ce terrain par définition commun, la théologie n’a pas encore réussi soit à éclairer la pastorale là précisément où elle ressent elle-même le besoin d’être éclairée, soit à l’aider à se remettre en cause là où elle n’a pas, ou guère, conscience d’avoir à le faire. Je crois pouvoir dire que, interroger la théologie, la pastorale le fait surtout lorsqu’elle ne trouve pas assez dans la théologie ce qu’elle s’estime en droit d’attendre d’elle en matière précisément de pastorale. Sans aucune exhaustivité, et plutôt à titre d’incitation et d’illustration, je retiens trois domaines.

En premier lieu, la ministérialité. Il y a de moins en moins de prêtres, la position des diacres n’est pas nécessairement des plus claires dans l’église, et nombre de laïcs auxquels on confie pourtant de plus en plus souvent des tâches « essentielles à la vie de l’église »25, ne savent pas très bien à quel titre exactement on les mobilise ainsi. N’est-il pas venu, par conséquent, le temps où il faudrait, en lien et en dialogue bien sûr avec la hiérarchie ecclésiale, pousser la réflexion sur ce qui permettra effectivement à l’église de disposer de ces « ministres » dont la théologie dit toujours que la foi les tient pour essentiels à l’église catholique comme telle26 ?

Un deuxième domaine où la pastorale me paraît interroger la théologie — et pour qu’elle-même sans doute interroge à son titre propre le Magistère — est celui de la proposition éthique. Il y a là, certes, un vaste champ qui va de la sexualité à l’écologie. Quelle place reconnaît-on effectivement à la conscience dans son rapport à la loi et, du coup, comment veut-on exactement se positionner lorsqu’on intervient sur le terrain de l’éthique : appel motivé à la décision libre, ou simple rappel de la prescription impérée ?… Mais comment fait-on, alors, quand l’intervention ecclésiale n’est de fait perçue que selon la seconde modalité ? est-on sûr qu’on a vraiment réussi à se faire entendre et comprendre sur ce qu’on appelle « la loi naturelle » ? en quoi se soucie-t-on de la réception des lois qu’on prétend enseigner ? Que peut-on en déduire quant au bien-fondé de la manière dont on estime devoir à la fois les comprendre et les présenter ?

Pour ne pas allonger, j’évoquerai rapidement un dernier domaine. Les communautés, paroisses et mouvements ressentent de plus en plus le besoin d’être éclairés sur et dans leurs engagements pratiques de croyants, dans l’église et dans le monde. Or il est de plus en plus difficile de trouver des théologiens qui soient à la fois disponibles, compétents, et capables de présenter leur expertise de sorte qu’elle soit effectivement compréhensible et utilisable par des gens « de terrain », comme on dit. Là encore avec à la clef la charge de répercuter comme il convient à qui de droit, la théologie, et ceux qui présentement l’exercent doivent accepter de se laisser poser cette question grave : comment se préoccupent-ils de leur avenir, de leur relève ?

Il est temps d’en terminer !

1. Il y a eu quatre étapes, mais il ne m’est jamais apparu aussi clairement que c’est la théologie — c’est-à-dire le théologien — qui en moi, tout au long, a été en cause. Je puis maintenant le dire : 1) avant d’être théologien, j’étais en train de le devenir, et quand je le fus en effet, je découvris que trouvait en somme son accomplissement tout ce que je m’étais efforcé d’être jusqu’alors ; et 2) après avoir fini d’exercer la fonction de théologien « professionnel », je n’ai pas pu ne pas le rester, et pour ma responsabilité d’évêque il m’a été précieux de pouvoir effectivement continuer à l’être.

2. Ce regard sur le rapport et l’apport de « ma vie » à « ma théologie » me porte après coup à répercuter pleinement la question de J. B. Metz (car son titre déjà cité comporte bel et bien un point d’interrogation) : « La théologie comme biographie ? ». Comment la théologie pourrait-elle être seulement l’exposé censément tout « objectif » (et d’autant plus « scientifique » qu’il serait vierge de tout engagement personnel !) de ce qui pourrait être « la foi de l’église » sans qu’apparaisse aucunement celle du théologien qui prétend l’exposer ? — Quitte à les modifier quelque peu pour mieux me les approprier, je dirai que je consonne fondamentalement aux propos de celui dont, en cette époque où j’écoutais aussi Joseph Ratzinger, je fus l’auditeur à Münster en 1964-1965 : « Introduire le sujet dans la dogmatique signifie […] que l’objet même du travail dogmatique [n’est aucunement dissociable de] l’homme [-théologien] dans sa vie et ses expériences religieuses. C’est donc réconcilier la dogmatique et la vie vécue. C’est finalement relier la doxographie théologique et la vie mystique »27.

Et plus loin : « une théologie de la vie vécue doit poser autrement la question de la scientificité de la théologie. À ce sujet, il faut se rappeler que les acquis les plus importants en théologie et dans l’histoire de l’église proviennent toujours d’une théologie non “purement” scientifique, mais où la biographie, l’imagination, l’expérience accumulée, les conversions, les visions, les prières sont inextricablement mêlées dans le “système” »28.

3. Avis aux « candidats » à l’exercice de la tâche et des responsabilités de la théologie aujourd’hui ! Je n’ai évidemment pas eu la prétention de donner ici un exemple, j’ai seulement pris le risque de proposer un témoignage.

Ayant enregistré les quatre « devenirs » que je viens d’exposer, je ne peux guère éviter de m’interroger ainsi, au point d’aboutissement : « et maintenant, devenir… quoi ? » — Ici, ma vie et ma théologie me paraissent s’unir pour me porter à répondre quelque chose comme ceci : à vrai dire, il s’agit désormais moins, pour moi, de « devenir » que de « venir » : « Père, je viens à toi… » disait, à la fin, le Jésus que « ma théologie » m’a appris à suivre dans « ma vie » (Jn 17,11.13). À l’heure qu’il est maintenant pour moi, je ne vois pas comment je pourrais conclure mon présent propos autrement qu’ainsi : plus je vis, plus ma vie est derrière moi ; mais plus je vais, et plus c’est Dieu — le Dieu de ce Jésus-Christ « qui est pour moi vivre » (Ph 1,21)29—, que j’ai devant moi.

Notes de bas de page

  • 1 Il en a résulté l’ouvrage : J. Doré, À cause de Jésus. Pourquoi je suis demeuré chrétien et reste catholique, Paris, Plon, 2011, 375 p.

  • 2 J.-B. Metz, La foi dans l’histoire et dans la société, Cerf, 1979, p. 247.

  • 3 A beaucoup compté pour moi, par exemple, dans les temps où je découvrais la théologie, l’ouvrage de Y.-M. Congar, La foi et la théologie, « Le Mystère chrétien », Tournai, Desclée, 1962, 281 p.

  • 4 À cause de Jésus (cité supra n. 1), p. 25s.

  • 5 Cf. L. Bouyer, Le mystère pascal, Lex orandi 4, Paris, Cerf, 1957.

  • 6 Ce double mouvement articulé est bien mis en valeur, à propos du concile Vatican II, par J.W. O’Malley, L’événement Vatican II, Lessius, 2011, p. 565.

  • 7 La première édition paraissait en 1959 (avec l’imprimatur !), aux éditions Desclée et Cie (Tournai).

  • 8 Ouvrages respectivement dus à Y. Daniel et R. Godin, G. Cesbron et R. Voillaume.

  • 9 Selon le titre de C. Geffré, Profession théologien, Paris, Albin Michel, 1999.

  • 10 Cf. les articles correspondants dans Lexikon für Theologie und Kirche 2, 4, Herder, 1960, c. 206 et 452-460.

  • 11 Brève description du climat général dans À cause de Jésus (cité supra n. 1), p. 92s.

  • 12 Ibid., p. 103s.

  • 13 J. Doré, « La responsabilité et les tâches de la théologie », dans J. Doré (éd.), Introduction à l’étude de la théologie 2, Paris, Desclée, 1992, p. 343-430.

  • 14 Voir H. Bouillard, Blondel et le christianisme, Paris, Seuil, 1961. Et cf. J. Doré, « Théologie et philosophie chez Henri Bouillard », NRT 117 (1995), 801-820, ainsi que « Henri Bouillard : un grand théologien jésuite à l’Institut catholique de Paris », Transversalités 109 (2009), p. 141-148.

  • 15 Sur l’histoire de la collection « Jésus et Jésus-Christ », on pourra se reporter à J. Doré, « La collection “Jésus et Jésus-Christ”. Quelle histoire ? Quelle histoire ! », dans J. Doré et B. Xibaut, Jésus, le Christ et les christologies, JJC 101, Mame-Desclée, 2011, p. 537-560. Cf. dans le présent numéro le compte-rendu de B. Sesboüé, « La collection “Jésus et Jésus-Christ” a achevé son parcours. À propos d’un ouvrage récent », p. 303-306.

  • 16 H. Bouillard requérait précisément une « logique de la foi » : voir son ouvrage portant ce titre, Paris, Aubier-Montaigne, 1964.

  • 17 Une proposition dans « La présence du Christ dans les religions nonchrétiennes », Chemins de dialogue 16 (2000), p. 125-144.

  • 18 Une illustration dans « La Beauté, les cathédrales et la foi chrétienne », La Maison-Dieu 272 (2012).

  • 19 J. Doré, « Les tâches de la théologie aujourd’hui », volume du centenaire des Recherches de Science Religieuse, Leuven, Peeters, 2009, p. 91-104.

  • 20 J. Doré, « Devenir évêque et rester théologien », Transversalités 82 (2002), p. 95-122.

  • 21 Dans la publication diocésaine officielle (mensuelle) du diocèse de Strasbourg, L’Église en Alsace.

  • 22 Aux éditions de « L’Ami-hebdo », Strasbourg, 2007.

  • 23 Par exemple, J. Doré et P. Raffin, Le Bicentenaire du Concordat, Strasbourg, éd. du Signe, 2002, plus spécialement p. 187-232.

  • 24 Église catholique/Fédération luthérienne mondiale, La Doctrine de la Justification, coll. « Documents d’Église », Bayard - Centurion - Fleurus-Mame - Le Cerf - Labor et Fides, 1999, « Préface », p. 7-13.

  • 25 Formulation empruntée à Y.-M. Congar dans son intervention à l’Assemblée plénière de l’épiscopat français de Lourdes 1973.

  • 26 Voir J. Doré, « Sur le ministère des laïcs dans l’église », Doc. cath. 2499 (2012).

  • 27 J. B. Metz, La foi dans l’histoire (cité supra n. 2), p. 248.

  • 28 Ibid.

  • 29 Et mori lucrum !

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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