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Changer la papauté? Lecture par un théologien protestant

Lecture par un théologien protestant2

Jean-Louis Leuba
Le point d'interrogation du titre «changer la papauté?» est ambigu. En fait, les propositions émises par les auteurs constituent bel et bien des changements. La papauté ne devrait pas être au sommet d'une pyramide, mais très concrètement au sein de la communion de l'Église. Son ministère s'exerçant dans l'histoire, ses affirmations magistérielles et sa structure sociologique ne sauraient être liées immuablement à la lettre des formules dans lesquelles elles s'expriment. De plus, en vertu du principe de subsidiarité, bien des décisions pourraient être confiées à des instances inférieures, locales ou représentatives de cultures différentes de l'Occident chrétien. Au total, il s'agirait de revenir à une papauté non enfermée sur elle-même comme l'implique clairement Vatican I, mais ouverte sur le monde non chrétien et sur l'avenir inconnu, comme elle l'était dans les premiers siècles du christianisme.

I Présentation de l’ouvrage

Sous ce titre, quelques théologiens, membres de la section belge francophone de l’« Association européenne de théologie catholique », ont groupé les contributions, retravaillées en vue de la publication, d’une journée de travail consacrée le 3 octobre 1998 au ministère du pape. Ils y ont joint deux autres textes développant des interventions particulièrement suggestives faites lors de la rencontre.

Leur intention était de répondre à l’invitation de Jean-Paul II, dans son Encyclique du 25 mai 1995 Ut unum sint, d’entrer en dialogue avec lui, afin, disait-il, « que nous puissions chercher, évidemment ensemble », les formes dans lesquelles la papauté pourrait exercer « un service d’amour reconnu par les uns et parles autres », entendons : par les catholiques et les autres Églises chrétiennes (n° 95).

1 La primauté romaine, « ouverte à une situation nouvelle » (Ut unum sint, 95)

Ce premier exposé constitue en fait une introduction au volume tout entier. Dû à Paul Tihon, jésuite de l’Institut International Lumen Vitae à Bruxelles, il s’attache à quelques points essentiels relatifs à cette situation nouvelle.

Centralement, il s’agit de constater cette nouveauté, ses causes, ses conséquences, les domaines qu’elle affecte. De manière générale, s’il y a nouveauté, c’est que, plus que jamais, le témoignage chrétien au service duquel le pape entend être, « n’existe jamais que sous des figures historiques » (ChP 283). Il importe donc de rechercher si, dans tous les domaines, institutionnels et dogmatiques, ces éléments historiques « sont en harmonie profonde avec l’Évangile » et « s’ils ont une profondeur telle que, vu l’urgence pour lesquels ils avaient été affirmés disparaissant, il convient d’en faire un constitutif définitif de la primauté » (ChP 294).

Ces constatations faites, il s’agira d’examiner les réponses qu’il importe de donner à ces défis historiques, tant ad intra qu’ad extra. Ad intra, il s’avérera indispensable de « repenser la doctrine de la primauté d’une façon qui modifie l’équilibre des énoncés dogmatiques, comme cela s’est passé à Vatican II pour les rapports entre primauté et épiscopat » (ChP 24), et d’aller même plus loin en élargissant l’exercice de la collégialité et en rétablissant la fonction des patriarcats (ibid.). Ad extra, on prendra au sérieux « l’irréductibilité des diverses cultures » (ChP 25) qui s’accommode mal d’un centralisme étroitement occidental. « Avec maint théologien d’Asie, on peut affirmer que ce qui fait obstacle à l’évangélisation pour les immenses foules des autres cultures, cen’est pas l’Évangile, c’est la forme occidentale qu’il a prise » (ChP 37). On en dira autant de « l’inculturation de l’Évangile dans notre postmodernité. Le nécessaire aggiornamento voulu par Jean XXIII n’a pas fini de révéler ses exigences » (ibid.).

La mise en œuvre de telles réponses impliquera, il va de soi, d’élaborer par delà des formes historiques de l’exercice de la primauté romaine, l’essentiel de ce service. L’Encyclique de Jean-Paul II donne à cet égard une directive capitale. « La requête qui m’est adressée de trouver une forme d’exercice de la primauté ouverte à une situation nouvelle, mais sans renoncer à l’essentiel de sa mission » (Ut unum sint, 95) ne peut être abordée que dans « un dialogue fraternel et patient, dans lequel nous pourrions nous écouter au-delà des polémiques stériles » (ibid. 96). C’est en dialogue seulement que les chrétiens et les diverses Églises pourront discerner qu’« une affirmation magistérielle posée comme “définitive” signifie plus une prise de position “définitoire” dans l’actualité qu’une décision engageant la suite des siècles » (ChP 36). C’est dire qu’« une affirmation du Magistère ne s’impose pas d’abord en vertu de sa rationalité interne ou de sa rigueur critique : sa fonction est autre, elle est pastorale, elle est avant tout de sauvegarder l’unité de la foi et son intégrité dans un contexte donné » (souligné dans le texte, ChP 35-36). De plus, et surtout, « un dialogue n’est pas un processus à sens unique… Cela suppose aussi que l’interlocuteur catholique se laisse enseigner parles autres chrétiens qui le mettent en question, au nom de l’Évangile. Il n’y a pas lieu de disqualifier a priori leur lecture de l’Évangile au bénéfice de la nôtre » (ChP 19).

Somme toute, Paul Tihon, sans développer explicitement les changements qu’il importe d’apporter à la papauté, indique les raisons impératives qui l’appellent et la méthode pour y parvenir. Les contributions qui suivent s’attachent à plusieurs des perspectives centrales qu’il a signalées.

2 Le rôle de Pierre dans le Nouveau Testament

Jean-Marie van Cangh, dominicain et professeur de sciences bibliques à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, reprenant pour l’approfondir une étude antérieure sur la primauté de Pierre, s’est proposé en premier lieu de rechercher, par delà des additions incontestables, le contexte primitif du passage Mt 16,16-20, d’où se dégage une portée théologique assez différente de celle que l’on admet d’ordinaire.

Si l’on compare Mc 8,27-33, texte dont on reconnaît généralement l’historicité, avec Mt 16,13-23, dans ce qu’il a de spécifique, il apparaît clairement que la version matthéenne est ignorée du second évangéliste. Si en effet il avait connu de telles paroles, il les aurait « reprises à son compte, étant donné l’intérêt particulier qu’il porte au personnage de Pierre à travers tout son Évangile » (ChP 42). Par ailleurs, il appert qu’« il y a contradiction entre l’énormité de l’honneur accordé à Pierre et son rejet final en Mt 16,23 » (ChP 43). On ne peut que conclure que « le texte de Mt 16,17-19 est un ajout rédactionnel » (ChP 44).

Où faut-il situer la place exacte du logion ? Selon l’auteur, plusieurs raisons conduisent à penser que « la confession de Césarée de Mt 16,16-19 est la transposition terrestre et l’anticipation d’un récit d’apparition à Pierre, fermement attestée par ailleurs (Mc 16,7 ; Lc 24,34 ; 1 Co 15,5 » (ChP 55).

– « La fonction [que Jésus assigne à Pierre] ne peut être remplie qu’après la résurrection du Christ… lorsque la communauté primitive prend en compte l’intérêt ecclésiologique du rocher defondation de l’Église » (ChP 47).

– « La transposition de récits postérieurs à la résurrection à l’époque du ministère de Jésus est plus probable que l’opération inverse » (ChP 49-50).

– « Il y a [entre Mt 16,17 et Ga 1,16] le même vocabulaire de révélation et la même opposition entre une pensée de Dieu et une pensée communiquée par la chair et le sang » (ChP 51-52).

On peut donc conclure que « la confession messianique développée de Pierre de Matthieu 16,16b (“Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant”) qui entraîne la réponse louangeuse de Jésus est une profession postpascale de la foi des chrétiens de l’Église de Matthieu et qui ne peut se comprendre qu’à la lumière de la Résurrection. Le texte parallèle de Marc 8,29 le souligne bien en mettant en évidence la totale incompréhension des disciples et de Pierre en particulier » (ChP 52). Dans le même sens, on remarquera que le terme d’« ekklèsia, qui ne se rencontre que chez Matthieu… suppose également une théologie plus tardive… La communauté rassemblée autour du Christ ressuscité est évidemment une nouveauté radicale qui ne se conçoit, par définition, qu’après Pâques » (ChP 52 et 53).

Ainsi situé, le logion de Mt 16,18-19 signifiera, dans son contexte évangélique total, « une parole du Christ ressuscité, et donc de l’Église primitive s’exprimant par la communauté de Matthieu » (ChP 61). Il conviendrait de ne plus se braquer sur lui, en en faisant une utilisation apologétique (cf. ibid.). Un point est certain : selon le texte, « Jésus exhorte Pierre à être pour ses frères un soutien et un rassembleur dans le sens de Lc 22,32b » (ibid.). Selon J.-M. van Cangh, on ne saurait aller au delà, car le contenu primitif de ces textes « nous échappe totalement » (ChP 55). D’où le silence de l’auteur sur la question de savoir si le ministère de Pierre passe à des successeurs et, le cas échéant, sous quelle forme et dans quelles conditions.

Sur un autre point, notre auteur entend mentionner que le rapport entre Pierre et Paul, tel qu’il ressort de l’épître aux Galates, implique pour la figure de Pierre des conséquences auxquelles on n’accorde pas toujours l’importance qu’elles méritent. À cet égard, il importe de noter deux faits dont Paul témoigne incontestablement.

Le premier, c’est l’indépendance que Paul revendique pour son apostolat. Après que le Christ lui eut été révélé, il attendra trois ans avant de monter à Jérusalem pour faire la connaissance de Céphas (Pierre ; Ga 1,18), qu’il ne connaissait donc pas encore5. Indépendance qu’il souligne puisque c’est seulement quatorze ans plus tard, et encore à la suite d’une révélation particulière, qu’il se rendra pour la seconde fois à Jérusalem pour rencontrer les « colonnes », Jacques, Céphas (Pierre) et Jean et — c’est le second fait d’importance — leur exposer l’Évangile qu’il prêchait parmi les païens. Un Évangile qui n’exigeait pas qu’ils fussent circoncis ni, plus généralement, qu’ils fussent soumis aux lois rituelles de l’Ancien Testament. Au nom de cet Évangile, Tite, qui était Grec, ne fut point obligé de se faire circoncire. Quant à Paul et à Barnabas, les « colonnes » leur donnèrent la main d’association afin qu’ils aillent vers les païens, et eux vers les circoncis.

Mais Pierre, qui avait pourtant approuvé l’attitude de Paul en prenant ses repas avec les païens à Antioche, revint en arrière et se mit à refuser de « partager la table des helléno-chrétiens » (ChP 60) par crainte du jugement de certains des partisans de Jacques, arrivés à Antioche. Paul le lui reprocha publiquement, ainsi qu’aux Juifs qui étaient entrés dans son jeu. C’était là, à ses yeux,« ne pas marcher droit selon la vérité de l’Évangile » (Ga 2,14) et « rendre inutile la grâce de Dieu. Car si, par la loi, on atteint la justice, c’est donc pour rien que Christ est mort » (Ga 2,21). Sans doute, Pierre n’avait-il pas dévié sur le plan doctrinal, il avait reconnu la vérité de l’Évangile à laquelle Paul rendait témoignage. Mais « sur le plan de la vie, ce qui pour Paul est plus grave » (ChP 60), il « s’était mis dans son tort » (Ga 2,11).

Au total, à la lumière des deux premiers chapitres de l’Épître aux Galates, qui sont plus proches des événements que les récits ultérieurs des Actes, on peut conclure que c’est « Paul (et non Pierre), qui a marqué, le premier, le passage d’un groupe juif particulier à une religion universelle… On ne devrait [donc] pas parler de primauté de Pierre sur Paul, sinon dans le sens restreint du mot, c’est-à-dire d’une priorité chronologique de l’appel de Pierre par rapport à celui de Paul (Ga1,17 et 1 Co 15,5-7) » (ChP 62).

Aussi bien, « la tradition la plus ancienne (Lettre de Clément5,4-7) a gardé le souvenir de la fondation de l’Église de Rome par les deux apôtres réunis » (ibid.). Au sens strict, cette fondation historique nous échappe. Par ailleurs, « un argument indirect permet sans doute d’affirmer que Pierre n’est venu à Rome qu’après Paul : si Paul avait pensé lors de la rédaction de la lettre aux Romains que Pierre séjournait à Rome, il n’aurait certainement pas pu omettre de le saluer, ne serait-ce que pour ne pas froisser la communauté qui hébergeait le proto-apôtre » (ibid.).

3 La fonction du pape. Éléments d’une problématique

Joseph Famerée, de la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, sans mettre en question le principe même de la papauté romaine, ramène à trois les positions catholiques quant à son exercice.

– Réaffirmer telles quelles les formulations de Vatican I en s’efforçant, mais en vain, de montrer qu’elles sont compatibles avec une ecclésiologie de communion.

– Tenter une interprétation « réformiste » qui, « sans modifier la doctrine… ni peut-être même ses formulations, fasse évoluer les choses à l’intérieur de l’Église catholique romaine, en promouvant davantage la synodalité à tous les niveaux et en l’inscrivant, si possible, dans le droit » (ChP 65).

– « Aller jusqu’à reformuler, voire repenser, la doctrine catholique romaine officielle de la primauté et de l’infaillibilité papales (Vatican I et II), en dialogue œcuménique notamment, pour revenir à une fonction papale plus fidèle aux origines chrétiennes (Nouveau Testament, christianisme ancien), ainsi que pour fonder doctrinalement ou dogmatiquement les transformations institutionnelles souhaitées » (ibid.).

L’auteur ne s’attarde pas à la première position « qui correspond certainement à la pensée d’une partie de la Curie romaine » (ibid.) et où « on ne fait pas le moindre droit à ce qui est accidentel et réformable » (ChP 66), ni à la deuxième, parce que des « aménagements institutionnels dans un sens plus synodal, s’ils ne sont pas fondés en doctrine… ne lient pas le pape… et seront toujours à la merci de l’arbitraire du prince, selon qu’un pape sera plus synodal ou plus monarchique » (ChP 68). Dans la situation doctrinale et canonique actuelle, « le pape n’est lié par personne (même pas ses frères évêques), tous (évêques et fidèles) doivent être en communion avec lui, mais la réciproque n’est pas vraie » (ibid.).

C’est donc à la troisième position que l’auteur va s’attacher. Ramenée à l’essentiel, elle revient à « resituer l’Église de Rome (et donc son évêque) au sein de la Communio Ecclesiarum » (ChP 69). Dans cette perspective, l’Église de Rome « n’aurait pas un pouvoir sur les autres Églises locales, mais se verrait reconnaître une autorité apostolique particulière (en matière de foi et de discipline) en lien avec le martyre et la présence du tombeau des Apôtres Pierre et Paul dans cette Église » (ibid. 69). Quant au rôle de cette Église, il serait d’être « un arbitre dans les cas de conflits “locaux” qu’on n’arrive pas à résoudre sur place : un droit d’appel à Rome serait possible d’un commun accord entre les parties en dissension et Rome ne pourrait, par exemple, que confirmer ou casser, mais non rejuger elle-même, un jugement antérieur pris au niveau d’un synode provincial. En tant que “cour de cassation” l’Église romaine (au nom de celle-ci, l’évêque et son conseil) pourrait aussi ordonner un nouveau procès dans une province voisine de celle où le litige a été tranché la première fois » (ChP 69-70). Ce nouveau fonctionnement « allierait primauté universelle et synodalité locale ou régionale dans le respect mutuel : la primauté universelle garderait sa valeur symbolique et retrouverait une figure beaucoup plus modeste en fait de pouvoir juridique, mais aussi plus conforme aux premiers siècles du christianisme » (ChP 70).

Cette « révolution » n’affecterait pas seulement « la vie interne de l’Église entière et celle des Églises locales diocésaines », mais aussi les conditions du témoignage chrétien dans le monde de notre temps et les modalités de « l’inculturation réclamée par la situation contemporaine » (ChP 70-71).

Touchant la personne même de Pierre, l’auteur remarque que« les passages pétriniens de l’Écriture (Mt 16,18 notamment) n’ont commencé à être appliqués à l’évêque de Rome qu’à partir du IVe siècle, et en Occident seulement » (ChP 72). « On ne peut donc parler de manière simpliste d’une fonction pétrinienne que leChrist a voulu voir se perpétuer dans son Église jusqu’à la fin des temps comme successeur de Pierre » (ChP 74).

En vertu de ces considérations, il convient d’« éviter les expressions “Souverain Pontife” ou “Pontife romain”… “vicaire du Christ” sauf si on l’applique à tous les évêques. “Vicaire de Pierre” serait moins inexact, mais occulterait le lien de Rome avec Paul » (ibid.). Quant aux « appellations “chef de l’Église” ou “têtede l’Église”, elles sont ambiguës et accréditent une vision pyramidale de l’Église (si répandues dans les médias). [On s’en tiendra] à “évêque de Rome”, “pape” voire “premier des évêques” (au sens de la primauté liée à l’autorité apostolique particulière del’Église romaine depuis le 1er siècle) » (ibid.)

Pour terminer, l’auteur rend compte de la « Nouvelle approche officielle » (ChP 75) que représente l’Encyclique Ut unum sint. Il s’attache en particulier aux nos 77 à 99 de ce texte, où sont examinés les « modes concrets » de l’exercice du ministère du pape, au sujet desquels celui-ci invite des représentants officiels des autres Églises à entrer en dialogue.

En s’inspirant des perspectives ouvertes par l’Encyclique, l’auteur, dans la ligne des canons conciliaires de Sardique (343) propose, qu’« aucune décision papale universelle ne serait prise, si ce n’est dans un accord mutuel entre primat romain et son synode, ou conseil suprême permanent… petit groupe d’évêques résidentiels élus par leurs pairs, vraiment représentatif de l’épiscopat mondial et régulièrement renouvelé, décisif et délibératif, auprès du pape » (ChP 82). À part les questions universelles requérant la réunion d’un concile général, « les décisions de ce conseil, sans recognitio romaine préalable, seraient alors communiquées aux autres Églises, et singulièrement à celle de Rome, pour réception, voir correction fraternelle s’il y a lieu » (ChP 82-83). « L’expression dogmatique du ministère papal, qui est donnée à Vatican I et heurte profondément la sensibilité non catholique, devrait donner lieu à un commentaire officiel et actualisé, et même à un changement de vocabulaire, en concordance avec l’ecclésiologie de communion » (ChP 83). « Dans une telle perspective… la curie romaine verrait fondre son rôle : elle ne devrait plus être qu’un “pur exécutant” au service des décisions universelles du synode papal permanent… qui devraient être plutôt rares… pour permettre une large prise de décision au plan local, régional et continental » (ChP 84).

4 Considérations corrélatives sur l’exercice de la primauté romaine

Le canoniste de Liège Alphonse Borras, qui enseigne également à la Faculté de théologie et de droit canonique de l’Université de Louvain-la-Neuve, se propose, sur la base « d’une corrélation entre primauté et collégialité… de présenter quelques perspectives théologiques et canoniques en faveur d’une collégialité épiscopale au service de l’unité » (ChP 88), cela en « montrant les ouvertures — plus larges qu’on ne le croit d’ordinaire — que les règles actuelles permettraient déjà, si l’on voulait en décider ainsi » (ChP 9).

Il remarque au préalable que « plus l’instance pontificale est prédominante, plus l’unité devient uniformité… plus l’Église locale est prise au sérieux, plus sa catholicité est mise en valeur » (ChP 89).

Dans son étude, l’auteur appliquera sa réflexion à « trois institutions : le Synode des évêques, les Conférences épiscopales et les patriarcats. La première est de iure une instance au service de la primauté pontificale. La seconde met en œuvre l’affectus collegialis des évêques d’une circonscription ecclésiastique. La troisième existe dans le droit canonique oriental et dans la pratique de certaines Églises orientales catholiques, à l’instar des Églises orthodoxes. Mais elle est littéralement “désactivée” dans l’Église latine » (ChP 91).

L’auteur examinera « l’état actuel de ces institutions dans le droit canonique » et « ce qu’il serait souhaitable de mettre en place dans la pratique ecclésiale et le droit canonique pour leur permettre d’exister et de se développer » (ibid.).

a Le Synode primatial des évêques

Créé par Paul VI le 15 décembre 1965, cette institution, destinée à aider le pape de ses conseils, « n’implique “aucun exercice effectif de la collégialité au sens d’une coresponsabilité et d’une participation au plan législatif et exécutif” » (ChP 946). L’on pourrait « exploiter la perspective ouverte à titre d’exception par le canon 343 [du code du droit canonique], qui envisage que « “dans des cas précis” le Synode des évêques puisse recevoir un “pouvoir délibératif” du pape, à qui il revient alors de ratifier les décisions du Synode » (ChP 95). Une telle pratique signifierait « une meilleure prise en compte de la collégialité des évêques conduisant à une mise en valeur des Églises dont ils ont la charge » (ChP 97).

b La collégialité des Conférences des évêques

« Sur la base des pratiques existantes de Conférences épiscopales dans plusieurs nations, le Décret [de Vatican II] sur la charge pastorale des évêques… a reconnu l’opportunité de ces assemblées régulières et leur fécondité apostolique… Il s’agit d’une instance d’exercice conjoint (lat. coniunctim) de la charge pastorale » (ChP 97-98). S’attachant d’abord à l’autorité doctrinale de ces Conférences par rapport à l’autorité de l’évêque individuel, l’auteur affirme qu’en tout état de cause, on ne saurait admettre « que le collège épiscopal est une réalité antérieure à la charge d’être tête d’une Église particulière » (ChP 103-104), ni l’inverse. Il y a « perichorèse » entre ces deux instances. « Le ministère des évêques est ancré dans les Églises particulières à la catholicité desquelles ils président ; les évêques inscrivent celles-ci dans la communio ecclesiarum en même temps qu’ils y signifient la communion de foi de l’Église tout entière » (ChP 104-105). Quant à la « primauté du siège romain, [elle] n’est pas supprimée. Elle suppose la communio ecclesiarum à partir de laquelle elle doit être comprise et au service de laquelle elle s’exerce comme “primauté de communion” » (ChP 108).

Mais à cet égard, cette collégialité véritable, bien que partielle, « ne se traduit pas dans les dispositions canoniques actuelles » (ChP 111). En exigeant que « les déclarations doctrinales des Conférences épiscopales soient approuvées à l’unanimité », ce qui est impossible, ou alors qu’on « exige l’approbation en plénière par les deux tiers des membres à voix délibérative et la reconnaissance (lat. recognitio) du Siège apostolique », le Motu proprio Apostolos suos a, en fait, « renforcé disciplinairement l’unité de doctrine entre Rome et les évêques » (ChP 111-112).

« Pourquoi ne pas avoir simplement envisagé une communication sur le mode du “faire part” de la part d’évêques adultes, ancrés dans les Églises respectives et par surcroît solidaires de leur Église régionale ? N’est-ce pas à ces évêques, en tant que chefs d’Églises voisines constituées en conférence, qu’ils revient d’édifier cette Église régionale selon l’Évangile par les déclarations doctrinales de leur magistère ? En revanche, la recognitio imposée a bien l’allure d’une mise sous tutelle de ce qui est, théologiquement, est expression doctrinale d’une collégialité véritable bien que partielle… Il y a des raisons de craindre que cela soit au détriment de la catholicité » (ChP 112).

c Vers la reviviscence de l’institution patriarcale

Reprenant une disposition du Code de droit canonique, qui envisage la possibilité de « conférences érigées pour des territoires plus étendus que les territoires nationaux, “de telle sorte qu’elles comprennent… les chefs des Églises particulières situées dans des nations différentes” » (ChP 113 ; CIC c. 448,2), l’auteur propose « la reconnaissance… de nouvelles circonscriptions ecclésiastiques structurées par l’élément collégial non plus simplement en vertu d’une concession du Siège apostolique de Rome (les érigeant), mais d’une recognitio de sa part (qui ne les érige pas mais en confirme l’érection par les évêques concernés) » (ChP 114), ce qui, à long terme sans doute, ouvrirait la voie à « la reviviscence de l’institution dans l’Église latine » (ChP 114-115).

Une telle reviviscence permettrait d’une part de « libérer la primauté [du pape] des prérogatives et des obligations patriarcales en la déchargeant des mesures de type disciplinaire, et de ce fait peu populaires, d’autre part de contribuer à la mise en valeur dece qui lui est spécifique, présider à la communion de l’Église tout entière et y garantir les légitimes diversités » (ChP 117).

Le patriarche exercerait « un droit de regard sur les Églises de son ressort. Il prendrait même des décisions : intervention dans les affaires de majeure importance, confirmation et ordination des métropolites élus par le synode, exemption de l’autorité épiscopale, restriction du pouvoir des évêques, intervention éventuelle dans les nominations épiscopales, juridiction pénale pour les délits des métropolites et des évêques, instance d’appel pour les instances inférieures du patriarcat, intervention directe dans les monastères, etc. » (ChP 115-116).

Au lieu de dépendre d’une centrale unique, Rome, la vie de l’Église, dans bien des domaines impliquant de « légitimes diversités », se déroulerait à l’intérieur d’un ensemble coordonné de patriarcats, « un patriarcat des Amériques (ou un patriarcat latino-américain et un patriarcat nord-américain), un patriarcat (latin) africain, un patriarcat d’Asie (comprenant l’Asie et l’Australie), un patriarcat d’Europe (dont le titulaire serait l’évêque de Rome)… Sur un plan œcuménique, la reviviscence de l’institution patriarcale pourrait offrir le modèle ecclésial de l’entrée dans la pleine communion visible des Églises issues de la Réforme. Il y aurait, par exemple, un patriarcat anglican comprenant les Églises locales de l’actuelle communion anglicane. Le rêve de Dom Lambert Beauduin d’une Église anglicane “unie mais non absorbée” trouverait ainsi sa réalisation concrète. Pareillement, on pourrait imaginer un patriarcat balto-scandinave pour les Églises luthériennes nord-européennes. Dans d’autres cas, des Églises actuellement séparées trouveraient tout simplement un statut d’Églises de droit propre » (ChP 117-119 passim). « L’exercice de la primauté romaine serait alors perçu “en toute pureté”, à savoir pour maintenir l’unité de l’épiscopat et par ce biais la communion des Églises dans la foi, selon ce qui en a été accepté dans les conciles œcuméniques communs à l’Orient et à l’Occident » (ChP 119). « La fonction de l’évêque de Rome ne peut en effet être séparée de la mission confiée solidairement à l’ensemble des évêques qui sont ses frères dans le ministère et forment avec lui un collège » (ChP 120).

Après les contributions relatives aux propositions d’insertion de l’évêque de Rome dans la communauté des Églises, la publication offre deux exemples récents des problèmes résultant de la centralisation encore actuelle du pouvoir du pape et de la curie, ainsi que de leur fermeture sur eux-mêmes s’agissant de la place de l’Église dans la société moderne, particulièrement en Europe.

5 Les espoirs déçus d’un concile africain

Maurice Cheza, professeur à la Faculté de théologie de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve, dégage « la portée des attentes qui se sont manifestées — et ont été déçues — lors de la demande d’un “concile africain” dont l’opportunité n’est pas moins grande aujourd’hui » (ChP 9, intr.).

Il s’agissait, pour le catholicisme africain, de disposer d’un concile pour élaborer un témoignage chrétien exprimant dans son langage, sa théologie, ses règles de vie, l’originalité d’Églises fondées par les Églises européennes et américaines, sans doute, mais devenues majeures et souhaitant participer avec leurs caractéristiques à la catholicité universelle.

Après avoir passé en revue les premières tentatives apparues en ce sens (parmi lesquelles on mentionnera le Symposium des Conférences épiscopales d’Afrique et de Madagascar et de nombreux organes analogues), l’auteur s’arrête à l’Assemblée spéciale pour l’Afrique du synode des évêques, convoquée le 6 janvier 1989.

« Les différences entre le concile projeté par les Africains et le synode romain étaient importantes. Dans le premier cas, les évêques auraient été là en raison de la charge épiscopale qu’ils ont reçue lors de leur ordination… et ils auraient délibéré de plein droit tout en exprimant leur communion avec le successeur de Pierre.

Dans le second cas l’assemblée n’est pas délibérative, mais elle a pour but “d’aider le Pontife romain de ses conseils” (canon 342) et tous les évêques n’y sont pas convoqués. Dans le premier cas, les évêques africains auraient été les acteurs principaux du concile, dans le second cas, c’est le Saint-Siège qui organise l’assemblée » (ChP 136-137 passim). Lors de la préparation du synode, les évêques émirent diverses propositions : « étaler les travaux du synode sur plusieurs sessions… structurer les réflexions dans un va-et-vient entre assemblée générale et rencontres régionales… tenir le synode sur le sol africain. Aucune des trois propositions ne fut retenue » (ChP 137).

De même « qu’un horaire permettant aux évêques de participer aux rencontres non officielles de réflexion et de discussion » (ChP 138). Par ailleurs, les théologiens étaient presque tous mis à l’écart de ces rencontres.

Malgré les déceptions que ce synode a provoquées, « il ne met pas le point final à la recherche de nouvelles expressions de la collégialité épiscopale » (ChP 140). Car « il n’existe aucune objection doctrinale… à la recherche de spécificités canoniques particulières pour l’Afrique, comme il en existe pour les catholiques de rite oriental » (ChP 141).

Faute de quoi, il y aurait lieu de « méditer la parole très forte d’Achille Mbembé. Pour lui, en effet, si le christianisme empêche l’accession de l’Afrique à son humanité, “il vaudra mieux penser à la façon de s’en débarrasser” » (ChP 141).

6 Le dialogue œcuménique, un enjeu européen

Second exemple des difficultés soulevées par la primauté du pape, telle qu’elle s’exerce encore pour une bonne part, Ignace Berten, de l’équipe dominicaine « Espace » de Bruxelles, signale la contribution que, à certaines conditions, devraient et pourraient apporter les Églises chrétiennes, et particulièrement l’Église catholique à la construction européenne. À cet égard, il y a lieu de mentionner que cette dernière a « beaucoup de difficulté à accepter positivement le pluralisme » (ChP 150). Et pourtant, dans la situation actuelle, il apparaît indispensable qu’un dialogue œcuménique ouvert s’instaure non seulement entre Églises chrétiennes d’Orient et d’Occident, mais aussi avec toutes les forces laïques représentant les « valeurs positives de la société moderne — comme le sens de la démocratie et de la participation, ou l’État de droit, ou l’égale dignité entre l’homme et la femme… Si l’une de ces Églises, en l’occurrence l’Église catholique romaine fonctionne en contradiction avec certaines valeurs… non seulement cette Église ne peut soutenir efficacement la défense ou la promotion de ces valeurs qu’elle revendique pour la société, mais de façon plus insidieuse, elle contribue de fait à miner ces valeurs » (ChP 160-161 passim).

Et l’auteur de remarquer que « l’un des principaux obstacles au dialogue œcuménique n’est sans doute plus tant la figure et la fonction du pape, que l’appareil de la curie romaine » (ChP 159).À cet égard « la déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi “La primauté du successeur de Pierre dans le mystère de l’Église” à la suite de l’Encyclique Ut unum sint à laquelle il est explicitement fait référence, apparaît comme un coup de force visant à délimiter autoritairement le champ du débat ouvert par le pape » (ChP 158-159).

Les questions œcuméniques ne sont donc nullement des questions internes à l’Église. Comme le remarque le Cardinal Vlk, « il y a un lien direct entre la manière dont l’Église cherche à transmettre son message et sa capacité de contribuer aux fondements de sens de la société, du fait même qu’elle intervient dans un contexte pluraliste » (ChP 160), en d’autres termes, sa « capacité de dialogue… pour consolider les fondements des sociétés démocratiques et pluralistes » (ibid.).

7 Postface

Dans une brève postface, Mgr Albert Prignon, ancien président du Collège belge de Rome et conseiller théologique du Cardinal Suenens, embrassant l’ensemble du volume, estime que « le langage de l’Encyclique [Ut unum sint] a tenu compte, à maintes reprises de conclusions de la recherche actuelle » (ChP 163), dont témoignent récemment les auteurs de la section belge francophone de l’Association européenne de théologie catholique. Après avoir remarqué que « toutes les Églises ne marchent pas au même rythme [et que] certaines peuvent découvrir avant les autres des implications de la foi commune » (ChP 165), il aborde la question inévitable : « Rome va-t-elle pouvoir accepter les propositions de nos auteurs, ou du moins certaines d’entre elles ? » (ibid.). Citant plusieurs documents récents, il pense « que, devant la multiplication des études théologiques actuelles, la curie a pris peur et a voulu parer au plus pressé » (ChP 166), mais qu’il y a lieu maintenant de « faire l’effort de dégager la vérité qui vient de Dieu de ses expressions historiques pour la redire à travers des expressions plus ou moins retravaillées » (ChP 167), bien dans le sens du travail de Congar, Daniélou et de Lubac, d’abord réprouvés par la curie et qui finalement ont été « parmi les inspirateurs de Vatican II » (ibid.). Somme toute, à l’instar de Pierre et des autres apôtres qui n’ont pu retenir certaines traditions (« imposer la loi mosaïque aux chrétiens issus des gentils » [ChP 168]), il s’agit que le pape de Rome, responsable de l’unité des chrétiens, accomplisse la mission que Dieu lui a confiée en respectant « leurs diversités légitimes » (ChP 169).

II Considérations théologiques

1 Les changements proposés

L’on peut présenter en trois groupes les changements que développent les auteurs des diverses contributions de l’ouvrage.

a La place de la papauté dans l’Église

À la différence de la structure pyramidale actuelle, où le pape, aussi bien dans son magistère doctrinal que dans l’exercice de son pouvoir, est au-dessus de l’Église, les théologiens belges montrent, parfois très explicitement, parfois plus implicitement, comment le pape ne peut en vérité exercer son ministère qu’en étant non seulement dans les textes, mais très concrètement, au sein de la communion de l’Église. Cela suppose de véritables dialogues entre lui-même et des représentants de l’épiscopat, groupés en un synode primatial, à l’issue desquels les décisions prises soient le résultat d’une entente fraternelle explicite et non d’une conclusion pontificale imposée d’en haut.

Cela signifie aussi que le pape mette en pratique le principe de subsidiarité en accordant aux Conférences des évêques et aux Patriarcats (à réactiver), un pouvoir effectif de décision dans bien des domaines où leur proximité locale ou culturelle du troupeau dont ils ont la charge, leur permet de mieux connaître les situations réclamant leur intervention.

b La tâche de l’Église dans son contexte historique

Une autre requête des auteurs est de montrer comment les témoignages de l’Évangile éternel ne pouvant jamais être formulés et vécus dans quelque pure abstraction, soustraite aux aléas de l’histoire, ne sauraient se présenter dans des formules définitives qui ne reflètent pas le temps où elles peuvent s’insérer dans les problématiques de l’histoire présente. Il est donc indispensable que l’infaillibilité à laquelle peuvent prétendre les décisions et les définitions résultant de dialogues fraternels authentiques, ne soit pas attachée littéralement à la conceptualisation employée, qui est à la fois nécessaire et relative. Ce qui est infaillible, c’est ce que vise la définition et non la formule intellectuelle ou sociologique dans laquelle elle l’exprime ; à cet égard, l’aggiornamento voulu par Jean XXIII constitue une tâche capitale, toujours actuelle de l’Église.

Une telle exigence s’applique également, mutatis mutandis, à l’inculturation du message évangélique dans des contextes différents de la tradition occidentale d’Europe et d’Amérique.

Dans ces continents, l’existence d’une société largement pluraliste requiert une attention particulière. Il est capital que l’Église — et éminemment l’Église romaine qui possède le magistère le plus élaboré — présente et vive ici l’Évangile dans un langage et une structure qui ne fassent pas obstacle à son témoignage en fonctionnant en contradiction avec beaucoup de valeurs « laïques », issues de la tradition chrétienne, qu’elle revendique elle aussi (par exemple les droits de l’homme et de la femme, la justice sociale, l’État de droit).

c Le ministère de Pierre et Paul dans l’Église

Comme on a pu le lire, une étude approfondie des versets 18 et 19 de Mt 16, démontre que ce logion est en fait postrésurrectionnel, que Pierre est situé dès le début dans la communion de l’Église, et que le témoignage et le martyre de l’Église de Rome, dont il est le premier évêque, est à l’origine de sa primauté7.

Autre remarque, quant à la place de Paul à côté de Pierre : l’Église est explicitement fondée non seulement sur Pierre, mais aussi sur Paul, qui est le premier à avoir ouvert l’Église judéo-chrétienne à l’universalité. Ce fait est de conséquence puisque Pierre, lors de l’incident d’Antioche (Ga 2,11), commet une inconséquence coupable en laissant croire que la Loi peut justifier. C’est Paul qui sera, de siècle en siècle, le champion de la liberté évangélique. On ne devrait donc pas parler de la primauté de Pierre sur Paul, sinon uniquement au sens chronologique : le premier a été appelé à servir Dieu avant le second. À part cela, ils sont égaux, comme l’affirme la tradition la plus ancienne8.

2 La Rome officielle peut-elle accepter ces propositions ?

La question n’est pas de savoir si la Rome officielle pourrait vouloir s’ouvrir aux propositions qui lui sont faites par les sept auteurs de la publication « Changer la papauté ? », mais bien de savoir s’il lui est, si je puis dire, possible de le pouvoir.

Car en fait, aucune de ces propositions n’est conforme aux décisions doctrinales et disciplinaires prises à Vatican I, confirmées pour l’essentiel à Vatican II. Le point d’interrogation mis au titre de la publication « Changer la papauté ? » ne correspond pas à son contenu. Il s’agit bel et bien d’un changement. Les propositions de nos auteurs visent à interpréter Vatican I de telle sorte que soient éliminées les difficultés que ce Concile a fait naître et que, depuis plus d’un siècle, nombre de théologiens catholiques — pour ne pas parler des autres… — tentent de surmonter.

Mais aujourd’hui comme hier, un tel effort semble bien réclamer pour aboutir une autre méthode que celle de la simple interprétation des textes. La manière dont Hans Urs von Balthasar9 a pensé pouvoir résoudre le problème me semble ne faire que le rendre plus insoluble.

« Le catholique peut se tourner et se retrouver (sich drehen) comme il le voudra, il ne peut revenir avant Vatican I, solennellement confirmé à Vatican II… On peut dire que Vatican I a verrouillé une porte si ingénieusement (kunstvoll) que personne ne peut plus s’efforcer de l’ouvrir sans démolir le mur, sans détruire l’édifice catholique. Agir comme si l’on pouvait ouvrir cette porte en se jouant serait contraire à la vérité ». Et Balthasar de déclarer : « Le seul chemin possible, comme toujours s’agissant de définitions, c’est celui de l’intégration dans un ensemble plus grand, englobant. Et cet ensemble existe depuis longtemps : c’est l’indéfectibilité de la foi de l’Église croyante dans sa totalité, dont l’indéfectibilité de l’office pétrinien n’est qu’un aspect particulier, la garantie théologique et l’expression concrète de l’action unificatrice du Saint Esprit ». Somme toute, Balthasar en appelle à la foi de l’Église pour surmonter les difficultés inhérentes à Vatican I. Toute la question est de savoir si l’on ne les retrouve pas identiques lorsqu’on les situe dans un ensemble cohérent qui ne les modifie pas en elles-mêmes. Car si l’on devait suivre la pensée de Balthasar, on devrait admettre que l’Église romaine, dès 1870, a acquis une cohérence immuable et immobile qui la fixe à jamais dans des formules et des structures ne varietur. Elle se serait enfermée elle-même dans un modèle définitif — qui certes, à cette époque, peut être au moins partiellement compréhensible —, mais ne saurait relever les défis nouveaux et imprévus aux quels elle devra répondre pour rendre témoignage à l’Évangile éternel au sein du chaos de l’histoire.

Nos auteurs, à la suite des Pères minoritaires de Vatican I, proposent de se ressourcer dans la grande tradition des premiers siècles, où l’Église était encore ouverte à l’avenir et non point en proie à la panique provoquée à l’époque moderne par une situation culturelle et historique qu’elle dominait de moins en moins.

L’on devra certes développer leurs propositions, les amender, les compléter et surtout les assortir des références historiques puisées dans le trésor de l’Église ancienne. Même si elles devaient être rejetées a limine aujourd’hui, condamnées ou tout simplement enterrées, elles ressusciteraient bientôt, appelant à nouveau l’Église romaine de demain et avec elle la chrétienté tout entière, à se tourner vers le passé qui, lui, ne prétendait pas mettre un point final à la marche de l’Église dans le siècle, mais était encore entièrement ouvert à l’avenir providentiel et inconnu.

Quoi qu’il en soit, si la Rome officielle pouvait admettre aujourd’hui la légitimité des propositions contenues dans la publication « Changer la papauté ? » et déclarait qu’elle veut les mettre en œuvre, un pas important serait fait dans la direction dela réunion des chrétiens et même des Églises. Plusieurs ne sont pas opposées au principe d’une papauté et auraient même un urgent besoin d’un magistère plus visible et plus actif. Elles attendent seulement un changement dans la manière dont Rome entend exercer sa primauté : en reconnaissant l’œuvre que le Saint-Esprit accomplit aussi en elles.

Notes de bas de page

  • 1 Changer la papauté ?, éd. P. Tihon, coll. Théologies, Paris, Cerf, 2000, 24x15, 177 p., 95 FF. ISBN 2-204-06467-X (cité désormais dans le texte ChP). Cf. aussi sur ce thème les livres de H.J. Pottmeyer, Le rôle de la papauté au troisième millénaire et J.-Cl. Larchet, Maxime le Confesseur, médiateur entre l’Orient et l’Occident, recensés infra, p. 155 et 157.

  • 2 Le professeur Jean-Louis Leuba, né en 1912, est un protestant suisse. Après un temps consacré au ministère au sein de l’Église réformée française de Bâle, le pasteur Leuba défendit en 1950 une thèse doctorale : L’institution et l’événement. Les deux modes de l’œuvre de Dieu selon le Nouveau Testament (cf. le compte rendu de J. Hamer, O.P., dans NRT 53 [1951] 275-281). Ceci lui ouvrit les portes de l’Université : il enseigna la théologie systématique à Neuchâtel jusqu’en 1982. En 1967, il fut promu Docteur honoris causa de la Faculté catholique de Fribourg (CH).Mr Leuba est également le fondateur et premier directeur de la revue Verbum caro, et exerça la responsabilité de co-président protestant de la Commission de dialogue entre protestants et catholiques suisses (1972-1982). Nous le remercions ici de nous partager sa lecture de Changer la papauté ?

  • 3 Cit. de Hünermann P., « Amt und Evangelium », dans Bull. ET 8 (1997) 164.

  • 4 Cit. de Tillard J.-M., « Le kairos œcuménique et la primauté romaine », dans Doc. Cath. 2178 (95, 1998) 283.

  • 5 Paul souligne explicitement qu’après le révélation du Christ, il est parti pour l’Arabie, puis est revenu à Damas « sans monter à Jérusalem auprès de ceux qui étaient apôtres avant moi » (Ga 1,17), précision négative que l’auteur, curieusement, transforme en précision positive, imaginant, peut-être d’après les Actes, une première visite de Paul à Jérusalem avant celle, en fait la première, qui eut lieu trois ans après. En tout état de cause, on donnera la préférence au récit autobiographique.

  • 6 Cit. de Kaufmann L., « Le synode épiscopal : ni un concile ni un synode », dans Concilium 230 (1990) 31.

  • 7 L’auteur rejoint ici la position de Kasper W., dans Fischer H.-J., Horn S.-O., Kasper W., Pottmeyer H.-J., Wozu noch ein Papst ? Vier Plädoyers für das Petrusamt, Köln, Éd. Communio, 1993, p. 24-26.

  • 8 Rappelons que cette égalité a pourtant été condamnée par Innocent X en 1647 : cf. Symboles et définitions de la foi catholique, éd. P. Hünermann et J. Hoffmann, Paris, Cerf, 371996, n. 1999.

  • 9 Cf. von Balthasar H.U., Der antirömische Affekt, Freiburg, Herder, 1974. La citation suivante est la traduction du bas de la page 106.

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