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Essai sur l'avenir de la vie consacrée en Occident

Noëlle Hausman s.c.m.
«Où va la vie consacrée?», demande ingénument le titre de l'ouvrage qui est à l'origine de cet article. Là où elle s'est toujours trouvée, est-il répondu, c'est-à-dire au coeur de Dieu. Mais aussi, et c'est moins aperçu, la vie consacrée va là où va l'Église, le devenir de l'une étant, même et surtout en Occident, inséparable de l'avenir de l'autre. Au terme, on indiquera encore comment la vie consacrée se trouve au coeur du monde que nous aimons.

Écrire aujourd’hui sur l’avenir de la vie consacrée en Occident relève sans doute de la vertu d’espérance. Mais ce que beaucoup entendent comme une boutade pourrait bien s’avérer rigoureusement exact, si l’on veut bien parcourir les chapitres de cet ouvrage, qui offre des points de vue inattendus et ouvre sur des perspectives paradoxales.

La question est donc de savoir si la vie consacrée, que le Concile Vatican II, le Catéchisme de l’Église catholique, les Synodes récents, déclarent indispensable à la vie de l’Église, n’est pas en train de disparaître, au moins en Occident — c’est-à-dire là où elle a, depuis des siècles, proliféré. Qu’en est-il de sa refondation espérée, du partenariat réel avec les laïcs, de son avenir dans les communautés dites nouvelles ? Et surtout, quels combats semblent s’y mener, et pour quels enjeux ? Nos pages, qui croient devoir remonter aux objections de Luther sur la vie monastique, cherchent à rendre raison du devenir d’une vocation déclarée « paradigmatique » par le magistère récent, alors même que sa situation semble de plus en plus compromise, dans les pays d’ancienne chrétienté. La réponse tient en peu de mots : « Inutile et précieuse », la vie consacrée demeure dans l’Église, comme le parfum de Béthanie, le « chiffre » d’un avenir inattendu.

Pour le montrer, nous allons d’abord expliquer, l’organisation du livre (1) avant de réfléchir aux stratégies qu’il met en œuvre (2) ; peut-être verrons-nous mieux alors ce qui se joue, quand l’avenir de la vie consacrée occidentale semble s’identifier à celui de l’Église (3) ; ce qui est en cause, n’est-ce pas, finalement, une manifestation typique, dans nos cultures sécularisées, de l’existence de Dieu (4) ?

I Où va la vie consacrée ?

Notre étude vérifie d’abord, dans une Première Partie, par le double exemple de la crise des vocations (chap. I) et des difficultés propres à la vie religieuse apostolique (chap. II), que la vie consacrée se trouve mise au défi de « repartir » de l’essentiel, c’est-à-dire du Christ, comme dit un document romain récent2. La Deuxième Partie s’attache aux fondements indispensables à cet état de vie, malgré — ou à travers — le très impressionnant « Jugement de Luther sur les vœux monastiques » (chap. III). Est alors proposé un cadre évangélique (chap. IV), spirituel (chap. V), eschatologique (chap. VI), qui semble offrir les contours élémentaires d’une forme de vie chrétienne aux prises, selon la Troisième Partie, avec des questions de plus en plus précises sur sa situation ecclésiale (chap. VII), sa vocation missionnaire (chap. VIII), son rapport aux communautés dites nouvelles (chap. IX) et enfin, ses chances de subsister, au moins en espérance (chap. X). La mise en évidence de tels enjeux, ecclésiologiques et spirituels, forme l’ultime conclusion.

On le remarque, une question est traitée en particulier, comme si elle était au cœur du propos. Pourquoi ai-je voulu retourner d’abord au plus implacable des pamphlets de Luther sur cette vie monastique dont il relevait encore, au moment où il l’écrivait ? Le protestantisme n’a-t-il pas largement dépassé l’écueil, comme en témoigne, depuis un siècle au moins, la reviviscence des « recherches communautaires dans le célibat » ? Le point de vue adopté à ce moment du travail est plus doctrinal que pastoral : c’est la question de savoir comment les objections de Luther, si radicales et si prégnantes dans notre culture, peuvent être rencontrées aujourd’hui ; ou, en d’autres termes, comment rendre raison à3 une remise en question dont le sérieux ne peut échapper à aucun théologien de la vie consacrée, quelle que soit sa confession chrétienne (cf. Où va… 71) ? Une première réponse à cette nouvelle brassée de questions est donnée à la fin de ce chapitre III ; mais en réalité, les trois chapitres suivants poursuivent le dialogue. Je n’ai pas voulu répondre point par point au jugement de Luther sur les vœux monastiques. J’ai d’abord tâché de l’entendre, dans toute la force de son argumentation ; puis j’ai estimé que le point de vue ecclésiologique était le véritable objet de la discussion ; voici comment.

La grande voix de Luther porte, au sujet des vœux monastiques, une sentence sans appel : les vœux veulent ajouter quelque chose au salut opéré par le Christ seul, ils sont donc contre l’Évangile et il faut les exclure. Cette attaque prend toute sa force quand on la mesure à partir de son site propre, l’ecclésiologie : que pourrait l’homme que le Christ, homme-Dieu, n’ait déjà accompli ? — sinon, faut-il répondre, reprendre, dans l’Église, sa part du dialogue de l’Épouse avec l’Époux. L’amour rendant égaux les amants4, c’est la visibilité même de l’incarnation du Verbe qui est en jeu dans la capacité que l’on dénie (du côté protestant) ou que l’on reconnaît (du côté catholique) pour la liberté humaine de rendre à Dieu grâce pour grâce. Et l’un des lieux où s’atteste aujourd’hui encore la manifestation du Christ dans la chair semble bien être, en plus du domaine sacramentel évoqué rapidement, le rapport de la vie consacrée avec les conseils évangéliques (cf. Où va… 90).

C’est pourquoi j’ai aussitôt considéré la vie consacrée sous son aspect historiquement le plus foncier : elle apparaît toujours comme une sorte d’institution de la vie évangélique (non pas sur le mode du ministère, mais du charisme et du don). Une nouvelle série de requêtes éclaire cette méditation : comment la profession des conseils rapporte-t-elle ces consacrés à l’Évangile, malgré les objections toujours actuelles sur le célibat, et comment le concile Vatican II est-il au principe d’une nouvelle position de la question, qui trouve sa confirmation précisément dans l’exhortation Vita consecrata à laquelle je suis revenue, dans cet ouvrage, fort souvent (cf. Où va… 91) ?

Dans cette même Deuxième partie, intitulée « Fondements », je montre alors que la vie religieuse atteste l’unité indissoluble du sens littéral avec le sens spirituel5, telle que cette unité est entendue dans l’Église catholique ; et combien la profession religieuse témoigne, grâce à l’Église, de l’union de l’espérance (qui vient) avec la foi (le fondement) ; mais c’est dans l’amour de Jésus-Christ, Sauveur aujourd’hui de ceux qu’il appelle maintenant à l’imiter et le suivre.

À cet égard, j’entends la vie consacrée comme une interprétation vive et une lecture vraiment spirituelle des paroles du Seigneur dans l’Évangile, transmise dans le conseil de Paul (1 Co 7), la pratique des Actes des Apôtres (les premières vierges chrétiennes) et l’enseignement des Pères apostoliques (Ignace d’Antioche, la Didachè, etc.). De manière plus précise encore, je montre que la vie consacrée fait tout ensemble mémoire du temps qui vient (la résurrection de la chair6) et de la forme de vie humble, chaste et livrée choisie par le Christ pour lui-même et que la Vierge sa Mère embrassa7. Son excellence objective par rapport à l’état de mariage, qu’il faut tenir depuis le concile de Trente8, lui vient de cette proximité avec l’origine et avec la fin (cf. Où va… 100).

Mais cela ne suffit pas encore. Notre déambulation parmi les aspects multiples de la vie consacrée permet de la considérer sous un autre angle de vue. Il y a là en effet, en plus d’un rapport typique à l’Écriture, la transmission en acte d’une forme de vie qui s’enrichit au fil du temps, ou encore, la forme d’une tradition parfaitement caractéristique de la vie chrétienne. Depuis ses commencements évangéliques, la vie consacrée apparaît de fait comme un agir particulier qu’une autorité gouverne en principe, selon des textes écrits, mais surtout, comme une pratique, de nature spirituelle, elle aussi. S’il en va bien ainsi, il faudra affirmer, après Luther, que la vie consacrée ne représente pas seulement une sorte de lecture spirituelle de l’Écriture, mais aussi, une de ses interprétations les plus authentiques, puisqu’on y atteste comment, ainsi que l’affirme Ignace de Loyola à la fin de ses Exercices spirituels, l’amour doit se mettre plus dans les actes (obras) que dans les paroles9. C’est dire que cette tradition ecclésiale est capable d’inspirer non seulement ceux et celles qui la partagent, mais encore, les autres états de vie qu’elle ne peut cesser de conforter.

Cependant, où en est au juste la vie consacrée, au plan pastoral ? À ce troisième niveau, la situation peut être décrite à partir des indigences ou même des apories que connaissent aujourd’hui la plupart des consacrés, en Occident. Un défi démographique inédit est à relever, dans un monde où les identités sexuelles sont d’ailleurs en cause ; or, la diaconie de l’amour doit l’emporter sur tous les ministères, tandis que pourrait mieux s’exprimer la symbolique eschatologique du corps et du vêtement ; ce sont là quelques traits de l’espace où les membres de la vie consacrée peuvent aujourd’hui nouvellement demeurer. Dans chacun de ces cas, je pense qu’il s’agit d’un engagement du corps pour attester l’Esprit, ou encore, d’une manière de signifier l’Esprit dans la chair fragile de nos âges, de notre sexe, de nos agirs ou de nos apparences. La visibilité que je défends ici n’est pas d’abord un combat pour les identités sans reste, elle cherche à honorer le mystère de l’incarnation bienheureuse qu’il nous revient de perpétuer ainsi : dans la gloire discrète d’une résurrection déjà engagée (cf. Où va… 135).

Au fil de ces réflexions, initiées, je le rappelle, par les arguments de Luther contre la vie monastique, il fallait en venir aux éléments constitutifs de la vie consacrée. J’ai vu, dans une Troisième Partie, la consécration et la mission, la communion et l’adoration comme le champ des forces à croiser pour qu’advienne l’équilibre de demain (cf. Où va… 137). En effet, le Père C. Dumont sj faisait remarquer opportunément10 que l’ecclésiologie contemporaine s’articule autour de la trilogie de l’Église entendue comme mystère, communion, mission11. Or, c’est la dynamique qui structure Vita consecrata, et qui a ordonné la réflexion systématique que je tente dans un dernier effort12 : une consécration « particulière » (chap. VII) éclaire certains aspects de la communion ecclésiale (chap. VIII), et s’ordonne à la mission (chap. IX), parce qu’elle est d’abord ce que la virginité chrétienne représentait déjà pour Augustin, une méditation perpétuelle, dans la chair corruptible, de l’incorruptibilité13 (chap. X).

Mais c’en est assez pour notre propos, qui n’était pas seulement de parcourir l’ouvrage, mais de montrer les articulations du raisonnement, au moment où il se noue et se relance dans sa visée principale.

II Au cœur de Dieu

Comment passe-t-on, dans le cas précis de la vie consacrée, d’une question dite pastorale, qui est bien celle d’un effondrement, à d’autres questions, qu’on aurait du mal à ne pas dire majeures pour la pensée et la vie chrétiennes ?

C’est ce mode de réflexion qu’il faut maintenant caractériser. Disons-le d’une traite, avant de nous en expliquer : le propos est théologique ; il récuse la dichotomie ruineuse entre théorie et pratique, pour affirmer, dans son acte d’écriture, que la doctrine et la pastorale ne sont pas en vis-à-vis, mais appartiennent toutes deux à un ensemble plus vaste, lequel comprend aussi bien les domaines cardinaux de l’exégèse et de la morale. Mais il est d’abord entendu que le mystère de l’incarnation du Verbe déborde toute catégorisation possible.

Le propos est théologique. Il n’est pas évident pour tous que la vie consacrée soit un objet ou même un lieu théologique. Une grande part des difficultés de notre temps tient, dans cet état de vie, au manque cruel d’attention que lui portent les théologiens majeurs contemporains. K. Rahner et H.-U. von Balthasar, d’une part, Y.-M. Congar et H. de Lubac d’autre part, ont bien, à l’occasion, effleuré ce domaine ; c’est aussi le cas d’E. Schillebeekx et de J.-B. Metz, dans un autre ordre d’idées ; mais il n’y a guère que J.-M.R. Tillard qui se soit préoccupé, un long moment, de la vie religieuse ou consacrée, avant de passer définitivement à l’ecclésiologie.

Nouveaux venus, les historiens laïcs et les théologiennes américaines ou françaises tâchent bien d’apporter leur concours, mais il reste qu’aucune vision claire de ce qui est à faire n’est actuellement repérable, pour les membres de l’état religieux qui finissent par se retrouver aussi incertains en doctrine qu’ils sont fidèles et engagés, au plan de l’expérience. L’immense travail de réécriture des constitutions n’a, on le sait, produit aucun fruit visible, en termes de recrutement, sans doute parce que le monde auquel on voulait s’adresser avait changé, entre-temps, mais aussi, parce que les religieux supposés intellectuels ne se sont pas suffisamment investis dans l’écoute de ce qui était donné à vivre ; ici encore, le rapport entre les écritures (propres) et la tradition (particulière) a été largement laissé en friche, au profit d’un renouvellement de façade des formes et des procédures de réflexion.

Théologique, dirais-je, l’ouvrage pourrait l’être par là qu’il veut prendre en compte ce mouvement d’abaissement où les religieux se trouvent aujourd’hui engagés. On sait que c’est l’un des accents spirituels de notre époque, formatée plus qu’elle ne veut le dire par les « éclats de doctrine »14 propres à Thérèse de Lisieux, d’accepter que « le propre de l’Amour est de s’abaisser »15, de s’abaisser jusqu’au néant, et même, de « transformer en feu ce néant »16. Or, il est bien clair que la vie consacrée n’a pas fini de descendre, jusqu’au lieu où l’attend le Christ. Théologique, le propos l’est encore par le lieu où il a pris naissance, puisque l’ouvrage synthétise un cours donné à la Faculté de théologie jésuite de Bruxelles durant plus de dix ans. Théologique, il l’est surtout en ce qu’il a voulu entendre, à travers les sciences humaines aussi bien que les textes magistériels marquants (on sait qu’il en est d’autres), les voix humaines et divine en cause : c’est qu’ici, dans la vie consacrée, Dieu parle au cœur et il est entendu. Il fallait donc évoquer les situations pastorales en les entendant selon le cœur de Dieu ; il fallait aussi entendre battre ce cœur dans les expériences particulières des religieux de notre temps. Si elle est possible, cette double attention caractérise une manière précise de « théologiser » sur laquelle nous reviendrons dans le point suivant.

Le propos récuse, disions-nous encore, l’affrontement de la doctrine et de la pastorale. On sait comment la théologie scolastique, « pratiquée comme un savoir universitaire, vit se défaire les liens qui unissaient à l’époque patristique les discours systématiques-spéculatifs et les discours ascétiques et mystiques »17. Souvent méditée par les théologiens majeurs du XXe siècle, cette évolution s’enracine, ainsi qu’ils l’ont vu, dans la distance de plus en plus grande prise par les divers « traités » à l’égard de l’Écriture inspirée dont la lecture savoureuse finit par se réfugier dans les écoles monastiques. En termes plus techniques, le sens littéral de la Sacra pagina s’est trouvé de plus en plus isolé de son triple sens spirituel (allégorique, tropologique ou anagogique), ainsi que l’a montré le Père H. de Lubac quand il méditait sur la dissociation des éléments d’un vieux distique médiéval : « Littera gesta docet/quid credas allegoria/moralis quid agas/quo tendas anagogia »18 — ce que le Père P. Beauchamp traduisait : « la lettre apprend quels furent les faits ; l’allégorie ce qu’il faut croire ; la tropologie ce qu’il faut faire et l’anagogie vers quoi tendre »19. Il fut donc un temps où l’Écriture formait l’âme de la doctrine, de l’éthique et de ce qui les oriente, l’achèvement cosmique.

Or, l’adage où s’était ainsi condensée la réception de l’Écriture par la Tradition s’est trouvé peu à peu privé de sa capacité d’intégration par la prévalence d’une exégèse qui fait certes corps avec le texte transmis par des hommes — c’est évidemment sa force — mais dans un certain désintérêt pour la « condescendance » divine20 qui s’y atteste — et c’est là sa faiblesse. Alors, la doctrine a pu se dogmatiser, la morale, se perfectionner, la spiritualité, se défaire de ses attaches avec le réel des dogmes et des normes. Ce n’est pas sans raison que le Concile Vatican II invita la théologie à retrouver dans l’Écriture comme sa propre âme (Dei Verbum 24, Optatam totius 16).

À l’inverse, notre travail a mis en œuvre les sens divers de l’Écriture. Les dix chapitres de l’ouvrage répondent en effet à une sorte de cadence deux ou trois fois reprises de la dispensation ancienne des sens spirituels, soit dans la formule que H. de Lubac appelle « doctrinale » (quand le premier sens spirituel est l’allégorie, qui édifie la foi21), soit dans la formule qu’il nomme « morale » ou « missionnaire » ou même « spirituelle » (quand la tropologie, qui édifie la charité, vient d’abord)22. On l’aura deviné, dans notre ouvrage aussi, l’anagogie, ce sens spirituel qui édifie l’espérance, est le véritable horizon de l’acte d’écriture23, ce que montre assez le chapitre X (« Témoins de la Cité de Dieu »), en recourant à la très belle exhortation apostolique postsynodale Ecclesia in Europa24, toute empreinte du thème de l’espérance, en même temps — ce n’est pas un hasard — qu’elle est tissée des fils de l’Apocalypse. Cette espérance se trouvait donc déjà au commencement, dès l’introduction. En sous-main d’ailleurs, le texte du Cantique des Cantiques vient fréquemment redoubler ce motif d’un amour fort comme la mort. Ainsi, pour comprendre la vie consacrée, il faut en appeler, je l’ai déjà suggéré, à l’ecclésiologie, véritable orient de mon propos.

III Au cœur de l’Église

Rien ne se trouve à la fin qui n’était déjà dans le principe, dit l’adage thomiste ou même aristotélicien. Pourquoi, demandera-t-on peut-être, avoir attendu la finale du livre pour évoquer les trois conseils évangéliques, et pourquoi achever en parlant de l’Église, dont il avait déjà largement été question dans l’introduction ? La réponse à ces deux questions tient en deux mots : parce que la vie consacrée atteste le mystère de l’Église et s’y fonde. Elle l’atteste dans la profession (la promesse, le vœu) des trois conseils évangéliques dont la pratique (l’observance) est l’affaire de tous les chrétiens ; elle s’y fonde parce qu’elle exprime, à sa manière propre, le « grand mystère » dont parle l’Épître aux Éphésiens (5,32).

Tous les « états de vie » reconnus par le Concile Vatican II (état conjugal, religieux, clérical et, par analogie, le célibat choisi ou accepté25) se trouvent en effet subsumés, selon des formules diverses26, par ce mystère sponsal. Un fait d’autant plus remarquable que l’Épître aux Éphésiens récapitule dans le « Plérôme » (la plénitude du Christ), l’aboutissement des grands symboles pauliniens de la Tête et du Corps (Ep 1,22). Le « mystère » originaire de l’Église est bien celui d’une « communion » (koinônia) qui prend sa source dans la Trinité (cf. LG I) et s’achève dans la communion des saints dont Marie est l’icône, le type, la figure (cf. LG VII et VIII). S’il en va ainsi, l’ecclésiologie est la forme de l’anthropologie chrétienne (cf. Où va… 101-102). Ce qui signifie aussi, inversement, que la théologie de la vie consacrée appartient désormais au traité sur l’Église.

« Où va la vie consacrée ? », demande ingénument mon titre. Là où elle s’est toujours trouvée, ai-je répondu au commencement, c’est-à-dire, bien sûr, au cœur de Dieu, mais aussi, et c’est moins aperçu, la vie consacrée va là où va l’Église. En effet, cette forme de vie a vu plus que jamais, dans les dernières décennies, son sort lié à celui de l’Église, locale et universelle, au point qu’on ne peut plus parler du devenir de l’une sans envisager la situation de l’autre (cf. Où va… avertissement-dédicace, 8) ; j’ai repris, pour dire cela, l’antique formule « Où tu iras, j’irai, où tu seras, je serai », prononcée par la femme, dans le mariage romain ; mais c’était déjà la manière de s’exprimer de Ruth, quand elle choisit de cheminer avec Noémi : « Où tu iras, j’irai, où tu passeras la nuit, je passerai la nuit, et ton Dieu sera mon Dieu. Où tu mourras, je mourrai et là, je serai ensevelie » (Rt 1,16).

Cela signifie enfin que le traité sur l’Église relève, autant que de la dogmatique, de la théologie spirituelle ; ergo, la théologie de la vie consacrée est, ultimement, ce qu’elle est en son principe, une théologie spirituelle. Et donc, le traité sur l’Église, sans cesser d’être dogmatique, relève lui aussi de la théologie spirituelle : il dit les vocations divines et leurs articulations mystériques ; comment évoquer l’Église du Christ sans parler de l’Amour qui l’unit à l’unique Seigneur de l’Ancien et du Nouveau Testament27 ? Comment, pour faire bref, énoncer les notes de l’Église, ou sa constitution hiérarchique, ou sa forme historique, ou sa vigueur sacramentaire, ou l’unité des ministères et des vocations, sans recevoir de l’expérience des saints, à commencer par la Vierge Marie, les chemins personnels de notre justification ? Comment la personne-Église est-elle faite de ces personnes que nous sommes ?

Où va la vie consacrée ? Dans le cœur de Dieu et au cœur de l’Église, ai-je commencé de répondre. Au terme, il faudrait encore indiquer comment la vie consacrée se trouve au cœur de ce monde que nous aimons (cf. Où va… 39).

IV « Pas seulement dans l’Église et pour l’Église »28

Dans l’instruction Repartir du Christ, citée au commencement de ces réflexions, un point aurait dû attirer davantage l’attention : le Pape y réclame aux personnes consacrées une « nouvelle imagination de la charité », qui va jusqu’aux racines de la pauvreté et reprend avec enthousiasme l’annonce du Christ, se met au service de la vie et de la mort humaines, « spécialement dans certains milieux délicats et conflictuels », répand la vérité dans le monde de l’éducation, s’ouvre aux grands dialogues œcuméniques et interreligieux, rend impossible de se tenir à l’écart des inquiétants problèmes écologiques, ou de rester passif face au mépris des droits humains fondamentaux. La formule est forte, qui affirme que « la vie consacrée ne peut se contenter de vivre dans l’Église et pour l’Église ». C’est donc que la vie consacrée se trouve, comme l’Église elle-même, dans la nécessité de revoir sa place dans la cité séculière, particulièrement dans cette Europe en attente de spiritualité.

On sait comment la Cité du Vatican, territoire minuscule qui donne au Saint-Siège le droit d’être représenté dans les organisations internationales, semble un État fantoche, qui ne se prive pourtant pas de prendre partout des positions en porte-à-faux : contre la limitation forcée de la démographie mondiale, contre l’avortement, contre l’euthanasie, contre le clonage, etc. Partout aujourd’hui l’autorité morale de l’Église catholique est mise en cause, alors même qu’elle regrouperait un milliard de nos contemporains.

C’est que, depuis la fameuse sentence du Christ sur Dieu et César29, où les plus avisés voient l’origine de la « laïcité », l’Église et la société civile sont à jamais des grandeurs séparées. Non certes en ce sens que la société aurait l’argent pour principe, et l’Église, Dieu, mais en vertu de ce que le concile Vatican II a nommé « l’autonomie des réalités terrestres ». Ainsi, l’Église et la société des hommes (ou le monde, ou la Cité, comme aurait dit Augustin), ne se recouvrent pas, mais cheminent ensemble sur le modèle d’une « inséparabilité existentielle ».

Dans la société occidentale qui est la nôtre, où les élites, engourdies par le bien-être, se replient sur la sphère privée, avec la désaffection du politique que l’on connaît, l’autorité de l’Église peut, parmi d’autres instances de la moralité, appeler à plus d’engagement des individus, des groupes et des États, en faveur de la destination universelle des biens, de la solidarité, de la subsidiarité. Mais l’Église doit aussi entendre la voix de ceux qui lui demandent compte de son espérance, et attendent qu’elle devienne un peu plus conforme à ses principes.

La vie consacrée vit dans ce monde et pour lui. Ses procédures longtemps éprouvées de dialogue institué avec la société civile ou les États sont partout en voie de décomposition, qu’il s’agisse des lois du travail, des régimes fiscaux, des appuis juridiques, de la reconnaissance sociale, etc. Le chantier est immense, et l’aventure magnifique, d’avoir à « repartir du Christ » presque comme au commencement, quand rien ne permettait de comprendre le célibat volontaire, le partage des biens, la vie en groupe d’égaux quel que soit l’âge, la soumission à des lois que l’Empire ne pouvait assumer. Allons-nous réussir ? Personne ne le sait aujourd’hui, mais une chose est sûre, il s’agit d’avancer.

J’ai essayé, dans cet ouvrage de montrer comment le choix du choix de Dieu pouvait nous engager. J’ajouterai, pour finir, que l’avenir de la vie consacrée n’importe guère : qu’elle demeure sous ses formes présentes ou qu’elle s’en adjoigne d’autres, que certaines de ses figures tombent en ruines (supposons, la vie religieuse) et que d’autres renaissent (comme l’ordre des veuves) ne me semble pas l’essentiel. Ce qui compte, à mon sens, c’est que la vie consacrée d’aujourd’hui soit telle que Dieu l’attend, ou encore, dans le cas de la vie religieuse, que le dernier de ses membres soit encore en plénitude remis entièrement à Dieu. On raconte, dans les instituts missionnaires, comment, au début de ce siècle, quand commençait l’évangélisation du Congo dit belge, une douzaine de religieuses30 à peine débarquées en terre d’Afrique se mirent à marcher, en caravane, vers leur destination lointaine ; après quelques temps, deux ou trois moururent, et on continua ; puis deux ou trois encore, dont la supérieure, et l’on poursuivit ; et ainsi de suite, jusqu’à la dernière, qui n’arriva jamais à son lieu de mission. Cent ans après, l’Église du Congo se trouve, toujours dans les douleurs certes, comme l’héritière de cette insensée obstination. Histoire vraie, où je lis la parabole, ou l’ellipse, ou l’intégrale, de la destinée présente de la vie consacrée occidentale : notre avenir à nous, consacrés des commencements, est d’avancer dans l’Esprit, qui est en personne notre félicité.

C’est ainsi que la vie consacrée représente aujourd’hui, dans sa faiblesse même, la plus discrète des preuves de l’existence de Dieu.

Notes de bas de page

  • 1 Hausman N., Où va la vie consacrée ? Essai sur son avenir en Occident, coll. la Part-Dieu 6, Bruxelles, Lessius, 2004 ; cité désormais dans le texte Où va

  • 2 Il s’agit de l’instruction « Repartir du Christ », publiée le 19 mai 2002 par la Congrégation pour les Instituts de vie consacrée et les Sociétés de vie apostolique, pour célébrer le cinquième anniversaire de l’exhortation postsynodale « Vita consecrata » ; ce beau titre est emprunté à l’homélie donnée par Jean-Paul II, le 2 février 2001, à l’occasion du Jubilé de la vie consacrée (et repris de Tertio Millenio ineunte, 6 janvier 2001, n. 29).

  • 3 Et non seulement « rendre raison de ».

  • 4 Cet adage issu de la philosophie grecque se trouve ex-haussé dans le commentaire que ne cessent d’en faire les mystiques chrétiens, Thérèse d’Avila en particulier.

  • 5 Selon l’usage catholique, lire l’Écriture dans sa lettre, c’est toujours l’entendre grâce à l’Esprit, dans la communion avec ceux qui l’ont transmise en vérité (la Tradition et son interprète, le Magistère).

  • 6 Cf. Ap 14,4.

  • 7 LG 46 concerne la pauvreté et l’obéissance aussi bien que la virginité.

  • 8 Canon 10 du décret sur le sacrement de mariage : « Si quelqu’un dit que l’état de mariage est préférable à l’état de virginité ou de célibat, et qu’il n’est ni mieux ni plus saint de demeurer dans la virginité ou le célibat plutôt que de se marier [, qu’il soit anathème] (cf. Mt 19,11s. ; 1 Co 7,25s.38.40) » (FC 933 ; Dz, col. 1810).

  • 9 Cf. Ignace de Loyola, « Contemplation pour atteindre l’amour », ES 231 ; cf. Où va… 106.

  • 10 Dans un compte rendu (NRT 120 [1998] 467-468) de l’ouvrage de Secondin B., Le Parfum de Béthanie. Un commentaire de l’exhortation apostolique « Vita consecrata », coll. La part-Dieu 1, Bruxelles, Lessius, 1998.

  • 11 La typologie dite de l’Église naissante (marturia, leiturgia, koinônia, diakonia) ne nous semble pas aussi féconde (elle est décrite par Viau M., dans le Précis de théologie pratique, coll. Théologies pratiques, éd. G. Routhier et M. Viau, Montréal / Bruxelles, Novalis / Lumen Vitae, 2004, p. 243).

  • 12 Nous laisserons aux esprits spéculatifs la question de savoir si trois des quatre notes de l’Église (unité, catholicité, apostolicité) ne sont pas ainsi reprises par les moments de son dynamisme (consécration, communion, mission), la sainteté se présentant dès lors comme la note ultime, qui oriente les autres et les informe (cf. Où va… 139).

  • 13 Cité par le cardinal G. Danneels, dans son intervention au synode de 1994 ; plus exactement : Virginitas est in carne corruptibili perpetua incorruptibilitatis meditatio.

  • 14 C’est l’expression de Jean-Paul II, dans la Lettre apostolique « Divini amoris scientia – La science de l’amour divin », pour la proclamation de sainte Thérèse de Lisieux docteur de l’Église universelle le 19 octobre 1997, Paris, Centurion/Cerf, 1998.

  • 15 Histoire d’une âme, Manuscrit A, 2 v°.

  • 16 Ibid., Manuscrit B, 3 v°.

  • 17 Lacoste J.-Y., art. « Théologie », dans Dictionnaire critique de théologie, éd. J.-Y. Lacoste, Paris, PUF, 1998, p. 1127.

  • 18 de Lubac H., « Sur un vieux distique. La doctrine du quadruple sens », en ouverture du premier volume d’Exégèse médiévale, Aubier, 1959, repris dans Id., Théologies d’occasion, Paris, DDB, 1984, p. 117-136 ; le texte avait d’abord paru comme article.

  • 19 Voir le commentaire curieux dans Le récit, la lettre, le corps, coll. Cogitatio fidei 114, Paris, Cerf, 21992.

  • 20 Comme dit, à la suite de Jean Chrysostome, Dei Verbum 13.

  • 21 La séquence est alors : sens littéral, allégorique, tropologique, anagogique.

  • 22 C’est la séquence « sens littéral, tropologique, doctrinal, anagogique ». Cf. Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture, coll. Théologie 59, Paris, Aubier, p. 621-682.

  • 23 « C’est aussi pourquoi le quatrième sens est forcément le dernier… Ni l’espérance ne manque jamais, ni, dans notre condition terrestre, même si elle anticipe déjà sur le terme, elle n’est jamais dépassée » (ibidem, in fine).

  • 24 Exhortation publiée le 28 juin 2003.

  • 25 Cf. le décret Apostolicam actuositatem 4.

  • 26 Le mariage « signifie » ce mystère « en y participant » (LG 11), les vœux religieux « représentent » le Christ uni à l’Église (LG 44), les prêtres « évoquent les noces mystérieuses voulues par Dieu qui se manifesteront pleinement aux temps à venir » (PO 16) ; voir aussi les « innuptis » de LG 41.

  • 27 Cf. Exercices spirituels 365 : « croyant qu’entre le Christ notre Seigneur Époux et l’Église son épouse est le même Esprit qui nous gouverne et régit pour le salut de nos âmes, parce que par le même Esprit et Seigneur nôtre qui donna les dix commandements est régie et gouvernée notre sainte mère Église ».

  • 28 Voir « Repartir du Christ » (cité supra n. 2), n° 40.

  • 29 « Rendez à César ce qui est à César […] » (Mt 22,17-21 et //).

  • 30 Il s’agit de sœurs de la Charité de Jésus et de Marie (Gand).

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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