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Eucharistie et transsubstantiation: du bon usage d'un concept

Michel Salamolard
L'Église catholique juge avec raison que «transsubstantiation» est un concept clé pour rendre compte du mystère eucharistique dans une de ses composantes essentielles: la «présence réelle». Celle-ci est elle-même au coeur de la compréhension et, partant, d'une pratique authentique de l'eucharistie. Mais ce langage a fait et continue de faire problème. L'A. s'efforce ici de replacer la transsubstantiation dans une perspective qui prend en compte certaines évolutions de la théologie, telle qu'elles apparaissent notamment dans plusieurs documents récents du magistère.

Depuis quelques années, un frémissement eucharistique parcourt l’Église catholique. D’importants documents du magistère se sont succédé en quelques années1.

Dans le même temps, des sondages d’opinion montrent que les catholiques sont loin d’adhérer tous aux dogmes les plus centraux de la foi catholique : divinité du Christ, résurrection (celle du Christ et la nôtre), présence réelle du Seigneur dans l’eucharistie. C’est sur ce dernier point que je voudrais réfléchir2.

Le contraste est frappant entre ce que bien des fidèles « pratiquants » font et ce qu’ils disent à propos de la réception de l’eucharistie. Tout le monde ou presque communie. Tous diraient-ils qu’ils ont reçu en nourriture le Corps du Christ ? Qu’il ne s’agit pas là d’un symbole (au sens faible), mais d’une réalité ? Il est permis d’en douter.

I La transsubstantiation : intuition et dérives

Comment expliquer cette perte de sens, malgré les nombreux enseignements du magistère ? Les causes en sont sans doute nombreuses, à commencer par l’« inouï » de ce sacrement. Ce n’est rien de moins que l’incroyable qui est donné à croire ! J’aimerais toutefois attirer l’attention sur une autre difficulté, bien connue, qui concerne la compréhension du concept de transsubstantiation.

Les simples fidèles du Moyen Âge et des siècles qui ont suivi la Réforme n’étaient certainement pas plus philosophes que ceux d’aujourd’hui. Ce n’est pas l’argumentation de saint Thomas qui nourrissait leur foi. Celle-ci était ancrée dans une longue tradition liturgique, elle-même enracinée dans les Écritures, qui affirmait le changement eucharistique : « Ceci est mon Corps livré pour vous, mon Sang versé en rémission des péchés »3. — « Le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde. Ma chair est vraiment une nourriture et mon sang est vraiment une boisson » (Jn 6,51.55).

Les marques de respect — parfois extrêmes — dont on entourait l’eucharistie proclamaient silencieusement une présence sacrée : on regardait sans les toucher l’hostie et le calice, on se sentait indigne de communier.

Aujourd’hui, l’Église encourage la communion fréquente, le contact avec l’eucharistie est devenu familier. Cela est réjouissant, mais devrait s’accompagner d’une catéchèse à la fois simple et profonde, qui empêche la banalisation du « mystère de la foi »4.

Les réflexions qui suivent veulent esquisser quelques pistes en ce sens. Je prendrai comme point de départ le mot et le concept de « transsubstantiation », un roc sûr et solide. Mon hypothèse est qu’il est difficile d’aller plus loin ou de faire mieux que saint Thomas, si on reste dans le cadre de la métaphysique classique qu’il a contribué magistralement à élaborer.

En revanche, un langage renouvelé apparaît possible à condition de prendre en compte, pour commencer, quelques dérives nées d’une fixation sur la « présence réelle », considérée dans un splendide isolement, comme une île au sein du contexte biblique, liturgique et doctrinal qui seul pourtant lui confère tout son sens.

Après les controverses du 9e et du 11e siècle5, et avant celles du 16e avec la Réforme, l’Église catholique affirme clairement et vigoureusement la réalité du Christ présent dans l’eucharistie. Saint Thomas en donne moins une explication au sens propre6 qu’une justification rationnelle à partir des concepts de substance et d’accident, emprunté à Aristote, mais acclimatés théologiquement par Thomas d’une façon originale qui aurait sans doute surpris Aristote, et pour cause. Cette insistance sur la réalité et l’objectivité de la présence du Seigneur était indispensable.

Il n’en résulta pas moins quelques distorsions7. 1) Un certain primat de l’objectivité relégua dans l’ombre la finalité relationnelle de l’eucharistie, avec pour conséquences une sacralisation peu adéquate de l’« objet » eucharistique, sa mise à distance et, finalement, sa non réception. Le Christ était adoré dans l’hostie, mais rarement pris en nourriture. 2) Le lien de la « présence sacramentelle » avec l’événement de la Croix se relâcha ou s’obscurcit, notamment à cause du peu d’articulation entre Croix et résurrection. Les « miracles » d’hosties qui saignent visaient moins à rappeler la passion qu’à prouver la « réalité » d’une présence corporelle. 3) La dimension eschatologique de la « présence réelle » passa également au second plan : l’eucharistie était certes vue comme le gage et la préfiguration de la vie éternelle8, mais le lien dynamique entre ce présent et ce futur n’apparaissait guère. 4) Centrée sur le « corps individuel » du Christ vraiment présent, la pratique et la dévotion eucharistiques intégraient insuffisamment la dimension de communion, celle de la messe comme sacrement et ferment de l’unité dans l’Église, Corps du Christ, l’Église étant elle-même « le signe et l’instrument de l’union intime avec Dieu et de l’unité de tout le genre humain »9. Le face-à-face et le cœur à cœur de chacun avec le « Christ eucharistie » étaient privilégiés.

Considérant comme acquise et faisant mienne la conception thomasienne de la transsubstantiation, dans la mesure où elle est reçue par l’Église catholique, je voudrais maintenant, en contrepoint des dérives signalées à l’instant, replacer celle-ci dans un contexte biblique et doctrinal plus large, tel que nous pouvons aujourd’hui le comprendre. Par cette opération, rien ne sera perdu de l’essentiel élaboré par saint Thomas, mais certaines limites de sa doctrine, que je signalerai au passage, seront peut-être dépassées. En outre, plutôt que de remplacer « transsubstantiation » par un autre mot — ce qui n’est probablement pas impossible, mais paraît peu profitable —, j’espère au contraire exploiter toute la richesse de ce concept et contribuer ainsi modestement à l’élaboration d’un langage renouvelé pour dire l’eucharistie. Qu’on veuille bien considérer ces lignes comme de simples suggestions, encore à développer, vérifier et approfondir, dans la communion ecclésiale et sous la conduite du magistère.

II « Prenez, mangez, buvez »

« L’eucharistie est un vrai banquet, dans lequel le Christ s’offre en nourriture … Il ne s’agit pas d’un aliment au sens métaphorique : ‘Ma chair est la vraie nourriture, et mon sang est la vraie boisson’ (Jn 6,55) » (EE n. 16). Que Jean-Paul II ait cru bon de souligner aussi fortement cette vérité laisse entendre qu’elle était quelque peu oubliée. En tout cas durant les siècles où l’on s’abstenait de manger le Pain de vie, préférant le contempler.

Une personne ignorant tout du christianisme et qui lirait le Nouveau Testament serait sans doute frappée d’emblée par le singulier repas chrétien institué par le Christ avant de mourir, avec comme geste caractéristique la fraction du pain à laquelle les disciples d’Emmaüs au cours d’un repas reconnaissent le Ressuscité, et qui semble occuper une place centrale dans les assemblées des premiers disciples10.

C’est sans doute par cette porte d’entrée, celle d’un repas particulier que notre lecteur non chrétien pénétrerait progressivement dans l’intelligence de la signification plénière de l’Eucharistie, telle qu’elle apparaît dans les Écritures. Repas convivial, repas d’alliance, repas de profonde communion, récapitulant tous les repas pris par Jésus avec les pécheurs et en même temps chargé d’un poids de sens inouï11.

Les exposés sur l’eucharistie commencent rarement, pour ainsi dire jamais, par évoquer cette dimension de repas, pourtant si riche, à condition d’en déployer toutes les virtualités déjà présentes dans nos repas humains : nécessité de se nourrir pour vivre, végétal ou animal sacrifié, présence des convives les uns aux autres, échange de paroles, alliance renforcée.

D’un point de vue pédagogique, cohérent avec la théologie biblique, ne serait-il pas opportun d’aborder toute catéchèse sur l’eucharistie12 par le porche royal du repas ? N’est-ce pas ce que Jésus a fait lui-même quand il a institué l’eucharistie ? Du coup, ce serait l’ensemble du repas eucharistique qui apparaîtrait comme le « saint sacrement », et non seulement la « présence réelle » qui en est le cœur, mais pas le tout. L’expérience que chacun possède du repas humain comme acte global permettrait d’entrer assez simplement et progressivement dans le mystère. En effet, la « dimension la plus évidente de l’eucharistie est sans aucun doute celle du repas »13.

III Une réalité qui fait signe

Tout sacrement, selon Thomas d’Aquin, entre dans le genre du signe (S.Th. III 60, 1). Il est à la fois cause instrumentale et signe de la grâce : les sacrements « réalisent ce qu’ils représentent » (S.Th. III 62, 1). Un lien est ainsi établi entre le signe sacramentel sensible et son effet spirituel. Voilà un point d’ancrage pour les développements contemporains sur l’« efficacité symbolique », inscrite dans un champ où se rencontrent signe, rite, parole et communauté d’alliance14.

S’agissant de l’eucharistie, toutefois, Thomas fait une différence nette entre ce sacrement et les autres. Ces derniers agissent par la vertu de l’Esprit saint qui est en eux, alors que, dans l’eucharistie, c’est « la vertu du véritable corps du Christ » qui est l’agent principal (S.Th. III 73, 1). C’est là une conséquence logique de la transsubstantiation qui s’opère dans ce sacrement (l’eau du baptême n’est pas transsubstantiée). La place unique de l’eucharistie, sacrement des sacrements, est ainsi soulignée. En revanche, le lien entre le signe (pain, vin, repas) et la réalité signifiée (le corps du Christ) semble se distendre : on ne voit plus clairement le rapport entre le signe et le signifié, tellement l’un est hétérogène à l’autre, contrairement à ce que nous pouvons comprendre de l’eau du baptême et de son effet (purification corporelle signe d’une purification ou d’une naissance spirituelle). De plus, l’Esprit saint semble ici laissé pour compte. Enfin, l’affirmation suivante pose question dans la vérité même qu’elle proclame : « le sacrement de l’eucharistie est pleinement réalisé dans la consécration même de la matière, tandis que les autres sacrements ne sont pleinement réalisés que dans l’application de la matière à l’homme qu’il s’agit de sanctifier » (S.Th. III 73, 1). Autrement dit, manger le corps du Christ et boire son sang ne paraît pas nécessaire à la réalisation plénière de l’eucharistie. Nous ne saurions évidemment tirer pareille conclusion aujourd’hui.

L’inscription par Thomas de l’eucharistie dans l’ordre du signe est donc affirmée, mais en même temps rendue tellement singulière qu’elle s’efface quelque peu. Pourtant le docteur angélique a bien vu l’eucharistie comme un aliment spirituel (cf. S.Th. III 73, 1), mais il n’en tire guère de conséquences concernant le rapport entre les espèces et le corps du Christ.

Nous pouvons et nous devons aujourd’hui dépasser ces limites. Le pain et le vin eucharistiés nous invitent clairement à prendre part au repas du Seigneur qui se donne lui-même en nourriture : « Prenez, mangez, buvez ». Ils manifestent à l’évidence l’intention du Christ de nous rejoindre au plus intime de nous-mêmes. C’est par la réception de l’eucharistie que nous sommes sanctifiés, avant de l’être par sa contemplation. La consécration des éléments vise notre propre consécration à travers la communion sacramentelle.

La présence réelle et objective du Christ, offerte dans l’eucharistie, n’est pas un pur en-soi, mais essentiellement aussi un « pour nous et pour notre salut ». Remise dans ce contexte, la transsubstantiation, loin de supposer une sorte de rupture symbolique, voire ontologique entre les espèces et le Corps du Christ, est apte au contraire à exprimer quelque chose du lien profond et absolument nouveau qui les unit après le récit de l’institution et l’invocation de l’Esprit saint. Je reviendrai plus bas sur ce point.

IV Mémorial du mystère pascal

Pour saint Thomas, tout sacrement est uniment un signe : 1) « qui commémore ce qui le précède », à savoir « la passion du Christ », laquelle est « cause de notre sanctification » ; 2) qui « manifeste l’effet de cette passion en nous, à savoir la grâce » ; 3) « qui annonce la gloire à venir »15 (S.Th. III 60, 3).

Cette magnifique vue synthétique, où le présent récapitule le passé et inaugure l’avenir, en dit beaucoup sur la réalité sacramentelle. Elle vaut tout particulièrement pour l’eucharistie. Une chose frappe toutefois le lecteur d’aujourd’hui : nulle mention n’est faite explicitement dans ce texte de la résurrection, sans laquelle pourtant, selon saint Paul, notre foi serait vide, vaine (1 Co 15,12-19), et sans laquelle nous serions « encore dans nos péchés », autrement dit non sauvés. On ne reprochera pas à saint Thomas d’être de son temps en plaçant l’accent sur la passion, mais on se réjouit grandement que Vatican II propose une vision plus équilibrée : l’eucharistie est certes instituée pour « perpétuer le sacrifice de la Croix », mais identiquement pour être « le mémorial de sa mort [du Christ] et de sa résurrection » (Sacrosanctum Concilium 47).

Sans la résurrection, le mystère pascal serait gravement amputé. En effet, sans la lumière que projette la résurrection, la passion et la mort du Christ seraient plutôt les signes de l’échec définitif de l’amour divin.

Il est certes possible et peut-être justifié d’attribuer à l’Aquinate une vision implicitement johannique de la Croix glorieuse où l’élévation du Christ signifie en même temps sa mort et sa résurrection. Mais on ne saurait en dire autant d’un long courant théologique qui a oblitéré le lien essentiel de la passion avec la résurrection.

Relier étroitement, comme il se doit, l’eucharistie à la résurrection du Christ ne diminue en rien l’importance de sa passion, au contraire. Sans elle, la résurrection ne serait qu’un mythe, le Ressuscité ne porterait pas les marques de ses plaies, il n’aurait traversé ni la souffrance ni la mort. On peut l’affirmer sereinement : c’est la résurrection qui révèle le sens de la Croix, c’est en elle que se déploie l’énergie divine investie dans la passion salvifique.

Nous pouvons tirer de cela deux conséquences concernant l’eucharistie. La première touche son caractère sacrificiel. La résurrection est constitutive du sacrifice du Christ, sacrifice d’alliance qui ne s’épuise pas dans l’offrande aimante de soi, mais s’accomplit dans l’acceptation aimante par Dieu de cette offrande. La Croix exprime le premier mouvement, la résurrection signe le second : ils ne se succèdent pas, mais sont intérieurs l’un à l’autre. Précisons encore, sans pouvoir développer cet aspect capital, que la passion du Christ est une œuvre trinitaire : le Christ meurt vers son Père, qui l’engendre à la vie nouvelle dans l’Esprit d’amour surabondant qui les unit et rejaillit sur l’humanité entière à laquelle le Fils de Dieu est indissolublement uni pour toujours, non seulement par une sorte de pacte, mais jusque dans son être à jamais humano-divin.

Dans la catéchèse, ces considérations théologiques pourraient produire des effets bénéfiques. « Christ a donné sa vie pour toi » ne devrait pas renvoyer seulement à la passion, mais ouvrir à la résurrection : « Christ est mort et ressuscité, afin que toi aussi tu vives et renaisses, libéré de tes péchés et de toute forme de mort ».

L’autre conséquence implique une conception renouvelée de la transsubstantiation. Cette dernière doit être reliée aussi à la résurrection. Elle est l’effet d’une énergie qui vient de la résurrection du Christ plutôt que d’un miracle attribué seulement à la puissance absolue de Dieu. Placée résolument dans la mouvance de la résurrection, non seulement la transsubstantiation n’est pas sous-estimée, mais se trouve au contraire mise en valeur et mieux enracinée dans le mystère chrétien plutôt que dans une théorie philosophique.

De plus, une notion biblique aujourd’hui redécouverte, celle de mémorial, comme actualisation sacramentelle du mystère pascal (et non seulement de la Croix) n’est-elle pas comme un englobant de la transsubstantiation ? Si nous pouvons avec Thomas parler d’une « conversion substantielle » du pain et du vin, n’est-ce pas précisément en vertu du mémorial qui n’est pas une simple commémoration, mais qui rend présent réellement l’événement pascal ? Du coup, la transsubstantiation n’est plus seulement une explication logique et métaphysique, mais se charge d’un sens nouveau, profondément biblique et liturgique : elle est un élément constitutif du mémorial. Cette perspective a été dessinée de façon lumineuse par Jean-Paul II : « En effet, le sacrifice eucharistique rend présent non seulement le mystère de la passion et de la mort du Sauveur, mais aussi le mystère de la résurrection, dans lequel le sacrifice trouve son couronnement16. C’est en tant que vivant et ressuscité que le Christ peut, dans l’eucharistie, se faire ‘pain de vie’ (Jn 6,35.48), ‘pain vivant’ (Jn 6,51) … Dans la messe, la représentation sacramentelle du sacrifice du Christ couronné par sa résurrection implique une présence tout à fait spéciale17 que — pour reprendre les mots de Paul VI — ‘on nomme réelle18 … par antonomase parce qu’elle est substantielle’ » (EE n. 14 et 15).

V Germe du monde nouveau

Jean-Paul II souligne la dimension eschatologique de l’eucharistie : « L’eucharistie est tension vers le terme, avant-goût de la plénitude de joie promise par le Christ … Cette garantie de la résurrection à venir vient du fait que la chair du Fils de l’homme, donnée en nourriture, est son corps dans son état glorieux »19. Benoît XVI s’exprime ainsi : « Dans l’eucharistie, il nous est donné de goûter l’accomplissement eschatologique vers lequel tout homme et toute la création sont en chemin (cf. Rm 8,19s.) »20. Il évoque la « relation entre l’eucharistie et le cosmos » ainsi que « la relation entre la création et la ‘nouvelle création’, inaugurée dans la résurrection du Christ » (SCa n. 92).

Cette dimension eschatologique de l’eucharistie, germe d’une humanité et d’un monde tendus vers leur accomplissement, offre un nouvel éclairage pour comprendre la transsubstantiation. Saint Thomas affirme que la « conversion » eucharistique n’anéantit pas la substance du pain et du vin, mais la transforme totalement en la substance du Corps et du Sang du Christ (S.Th. III 75, a. 3). Cela étant admis, il est possible d’envisager ladite conversio de deux manières : 1) elle aurait pour effet de changer une substance en une autre, hétérogène à la première ; 2) elle renouvellerait une substance dans son ultime profondeur métaphysique, de manière à produire non une mutation de la substance en autre chose, mais son accomplissement. Le mot « accomplissement » signifie ici à la fois une nouveauté totale, une « irruption eschatologique » et une continuité. La substance initiale et la substance nouvelle seraient alors dans un rapport analogue à celui qu’il y a entre la création et la création nouvelle.

Il me semble que tout, dans la perspective biblique, nous invite à choisir la seconde hypothèse pour parler de la transsubstantiation. Les analogies21 en tout cas ne manquent pas qui plaident en faveur de ce choix. Par l’union hypostatique, la nature humaine est comme hissée au-dessus d’elle-même. « Lorsque ton Fils prend la condition de l’homme, la nature humaine en reçoit une incomparable noblesse »22. « Quand le Christ s’est manifesté dans notre nature mortelle, tu nous as recréés par la lumière éternelle de sa divinité »23. Pour emprunter une expression chère à la théologie des Pères orientaux, c’est notre divinisation qui est ainsi inaugurée : le Fils de Dieu devient homme pour que l’homme devienne Dieu (par grâce, non par nature).

La mort et la résurrection du Christ sont ensemble le point culminant de son incarnation et par conséquent de la divinisation inaugurale de notre nature. Par la résurrection du Christ (et la nôtre), le corps est glorifié. Qu’est-ce à dire ? Paul évoque un « corps spirituel », dont il laisse entendre, sans pouvoir le décrire, qu’il est en continuité et totale nouveauté par rapport au corps terrestre. Il a recours pour cela au contraste entre la semence et l’épi, entre des propriétés opposées, telles que corruptible/incorruptible, faiblesse/force, ignominie/gloire, animal/spirituel (1 Co 15).

Ce n’est sans doute pas un hasard, ni un fait insignifiant si, juste après la consécration du pain et du vin, l’assemblée chante son espérance : « Nous attendons ta venue dans la gloire ! ». La liturgie établit ainsi clairement un lien entre la « transsubstantiation » des oblats et notre transformation ainsi que celle du cosmos dans le Christ, faisant écho à la parole de Paul : « … nous attendons ardemment, comme sauveur, le Seigneur Jésus Christ, qui transfigurera notre corps d’humilité pour le conformer à son corps de gloire, avec cette force qu’il a de pouvoir se soumettre24 aussi toutes choses » (Ph 3, 20-21). Cet à-venir vient à notre rencontre dans l’eucharistie, comme réalité présente et active. Il est non seulement attendu, mais pleinement accueilli par la foi et ensuite vécu à travers la communion sacramentelle : notre « corps d’humilité » se nourrit du « corps de gloire » du Ressuscité, qui le « transfigure » déjà.

Encore une fois, il s’agit d’analogies, mais celles-ci ne sont-elles pas de nature à renouveler notre discours sur la transsubstantiation eucharistique ? Inscrire ainsi celle-ci dans le contexte plus vaste de l’accomplissement de toutes choses dans le Christ, n’est-ce pas lui donner un statut meilleur que celui d’une sorte de hapax théologique, mal relié au grand processus qui entraîne l’humanité et la création entière vers son achèvement eschatologique ? Ainsi reconsidérée, l’eucharistie apparaît véritablement, me semble-t-il, comme le foyer rayonnant de l’histoire.

On verrait aussi mieux, dans cette perspective, le lien intime entre le pain et le vin d’une part, et le Christ d’autre part, les premiers nourrissant notre devenir biologique, le second nourrissant notre devenir eschatologique par la configuration au Seigneur, laquelle, un jour, sera totale.

VI Ferment d’unité

Le don essentiel de l’eucharistie, — sa res — « est l’unité des fidèles dans la communion ecclésiale » (SCa n. 15). Saint Thomas, lui, considère que ce don, en fait, est double : c’est, d’une part, le Christ lui-même (signifié et « contenu » par le sacrement) et, d’autre part, le Corps mystique du Christ (signifié, mais non « contenu ») (S.Th. III 80, 4). Il marque ainsi avec justesse et profondeur le lien étroit, intime entre le Corps sacramentel et le Corps ecclésial du Seigneur, que Paul avait déjà souligné (1 Co 10,16-17 et 11,17-34).

La célébration de l’eucharistie n’est pas une dévotion individuelle, qui se résumerait en un cœur à cœur mystique de chaque fidèle avec le Christ. Lui-même est la personne relationnelle par excellence, le frère universel, le « premier né d’une multitude de frères » (Rm 8,29). Par sa Pâque, il attire à lui tous les hommes (cf. Jn 12,32), afin de les conduire au Père et de les « filialiser » dans l’Esprit. « Le don du Christ et de son Esprit, que nous recevons dans la communion eucharistique, accomplit avec une surabondante plénitude les désirs d’unité fraternelle qui habitent le cœur humain », d’une façon qui dépasse la « simple expérience de convivialité humaine » (EE n. 24).

La communion sacramentelle au Corps du Christ est donc essentiellement ordonnée à l’édification de l’Église communion, à sa constitution en Corps du Christ total, par quoi elle devient aussi ferment d’unité pour l’humanité entière.

À propos de la transsubstantiation, point qui est l’objet particulier de cet article, comment ne pas souligner à nouveau l’analogie entre le changement opéré dans le pain et dans le vin d’une part, et celui produit, d’autre part, dans les fidèles ? Comment ne pas admettre que les deux s’inscrivent — même si c’est de façon différente — dans l’englobant de l’accomplissement, par lequel le Christ fait toutes choses nouvelles, les conduisant à devenir ce qu’elles ne sont encore qu’imparfaitement ? Tel est le dessein bienveillant du Père, « mener les temps à leur accomplissement, réunir l’univers entier sous un seul chef, le Christ, ce qui est dans les cieux et ce qui est sur la terre » (Ép 1,9-11, TOB). « Tout a été créé par lui et pour lui » (Col 1,16)25.

En ce qui nous concerne, humains, notre accomplissement (divinisation, christification26) est une réalité indissociablement personnelle et universelle27. Étant donné que cet accomplissement se réalise par la résurrection de la chair, une transformation mystérieuse du cosmos (Rm 8,19-22) semble aussi annoncée dans le changement eucharistique.

Étroitement reliée à la transfiguration profonde de toute chose, à la nouvelle création, la transsubstantiation n’est aucunement dépréciée ni vidée de son sens. Au contraire, me semble-t-il, elle constitue alors la plus sûre garantie, le gage par avance donné que la promesse de Dieu — tout récapituler dans le Christ — s’accomplira, elle aussi, en vérité et réalité.

VII Présence infinie

En recourant au concept d’analogie, j’ai surtout mis en évidence les ressemblances entre la conversio eucharistique et notre divinisation ainsi que la transformation du cosmos. En quoi cependant la transsubstantiation sacramentelle est-elle différente, unique ? Dans un ouvrage précédent28, j’ai répondu à cette question de la façon suivante. « N’ayant ni conscience ni liberté, pain et vin ne peuvent opposer aucune résistance à l’action de l’Esprit Saint. La présence du Christ en eux ne dépend que du Christ. Elle est donc totale »29.

Peut-on en dire plus ? Cela me paraît difficile, tellement le mystère est ici profond. Quelques remarques sont toutefois possibles.

Si nous nous interrogeons sur la substance du pain et du vin, une approche phénoménologique nous permet d’affirmer que cette substance est inséparablement tissée de réalité et de signification. Impossible de définir la substance du pain sans dire qu’elle est constitutivement « fruit de la terre et du travail des hommes » d’une part, et nourriture d’autre part. Nous pouvons ajouter sereinement que cette appréhension phénoménologique s’enracine dans une réalité ontologique qui lui est homogène. Il s’ensuit une conséquence importante. Impossible de changer en vérité la finalité ou la signification du pain et du vin sans changer leur réalité ontologique, tellement les deux niveaux de profondeur sont liés. Autrement dit, pas de vraie « transfinalisation » ni de vraie « transsignification » sans réelle « transsubstantiation ».

Si nous considérons maintenant la substance du Corps du Christ glorifié, le mystère est encore plus grand, absolu. La substance du Christ eucharistique ne peut être ni vue ni décrite par l’homo viator. Celui-ci ne peut la recevoir que par la seule foi. Tel est du moins l’enseignement très clair de saint Thomas. « À proprement parler, le corps du Christ, selon le mode d’être qu’il a dans ce sacrement, n’est perceptible ni au sens ni à l’imagination, mais à l’intellect seul, qu’on peut appeler un œil spirituel … L’intellect de l’homo viator ne peut percevoir le corps du Christ, comme les autres réalités surnaturelles, que par la foi » (S.Th. III 76, 16).

Ces remarques n’ont rien qui puisse satisfaire notre curiosité. En nous renvoyant à la foi, elles témoignent sans doute de leur pertinence.

En conclusion, il me paraît qu’il est impossible de scruter davantage en lui-même le mystère de la transsubstantiation30. La méditation philosophique ou théologique n’a pas d’autre aboutissement que l’expérience suggérée dans l’Adoro te devote, latens deitas, l’hymne attribuée à saint Thomas d’Aquin.

En revanche, en inscrivant cette même transsubstantiation dans le champ de la révélation biblique, ainsi que j’ai tenté de le faire ici, plutôt que dans l’espace d’un système philosophique, il me semble que ce concept se charge de sens et de puissance illuminatrice. Au lieu de le remplacer par un autre — même si cela n’est pas impossible —, on le redécouvre — avec reconnaissance rendue à l’Église qui nous l’a conservé — comme un trésor caché dans un écrin qui semblait à tort scellé.

Notes de bas de page

  • 1 Jean-Paul II, Encyclique Ecclesia de Eucharistia (2003) ; Lettre apostolique Mane nobiscum (2004) ; Congrégation pour le culte divin, Instruction Redemptionis Sacramentum (2004) ; Benoît XVI, Exhortation apostolique Sacramentum caritatis (2007).

  • 2 Il serait sans doute judicieux de considérer ensemble les trois points cités, étroitement articulés entre eux de toute évidence, mais un tel examen dépasse les limites du présent article.

  • 3 Paroles de la consécration.

  • 4 C’est le titre, on s’en souvient, de l’encyclique de Paul VI (1965), qui juge insuffisants, sans les rejeter, les concepts de « transsignification » et de « transfinalisation », et maintient donc la nécessité du terme de « transsubstantiation ». Voir Denzinger (1996), n. 4410-4413.

  • 5 Cf. les positions de Ratramne et de Béranger.

  • 6 Il ne dit rien de plus que ce que le Nouveau Testament et la liturgie affirment.

  • 7 On ne saurait évidemment en attribuer la responsabilité à saint Thomas, mais plutôt à un courant à la fois doctrinal et dévotionnel qui s’est réclamé de lui. La synthèse sacramentaire de l’Aquinate, elle, est remarquablement profonde et équilibrée, compte tenu des connaissances bibliques, anthropologiques, philosophiques de son époque.

  • 8 Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique III, 60, 3 ; q. 73, 4, ainsi que l’antienne O Sacrum convivium.

  • 9 Jean-Paul II, Encyclique Ecclesia de Eucharistia n. 24 (citée désormais EE).

  • 10 Voir notamment Ac et 1 Co.

  • 11 Ce poids de sens, perceptible déjà dans nos repas humains, implique une exigence de vérité adressée aux convives. Celui qui ne l’honore pas s’exclut, de fait, de la communion. Cette exclusion peut lui être signifiée d’une manière ou d’une autre.

  • 12 Cette première étape suppose évidemment qu’on poursuive ensuite le chemin vers une compréhension plénière de l’eucharistie.

  • 13 Jean-Paul II, Lettre apostolique Mane nobiscum (2004), n. 15.

  • 14 Cf. Chauvet L.-M., Du symbolique au symbole. Essai sur les sacrements, Paris, Cerf, 1979 ; Id., « L’institution ecclésiale et sacramentelle dans le champ du symbolique », dans Raisons politiques, 2001/4, p. 93-103 ; Isambert Fr.-A., Rite et efficacité symbolique. Essai d’anthropologie sociologique, Paris, Cerf, 1979 ; Tillard J.-M.R., « Les sacrements de l’Église », dans Initiation à la pratique de la théologie, Paris, Cerf, 1983, t. 3, p. 390-391 et 447-457.

  • 15 Je souligne.

  • 16 Je souligne.

  • 17 Je souligne.

  • 18 Souligné dans le texte.

  • 19 EE n. 18. Je souligne.

  • 20 Benoît XVI, Exhortation apostolique Sacramentum caritatis (cité désormais SCa), n. 30. Je souligne.

  • 21 Parler ici d’analogie, comme on le fait en d’autres domaines de la théologie, signifie à la fois établir des ressemblances significatives et des différences profondes, celles-ci et celles-là se renforçant mutuellement.

  • 22 Préface 3 de la Nativité. Je souligne.

  • 23 Préface de l’Épiphanie. Je souligne.

  • 24 Cette « soumission » est à comprendre dans le sens de 1 Co 15,28. Elle vise la présence totale de Dieu en tous, autrement dit la divinisation de l’humanité, le contraire de son assujettissement. Il s’agit bien de l’auto-communication de Dieu, pour parler comme Rahner.

  • 25 On pourrait aussi traduire : « vers lui ».

  • 26 Configuration au Christ glorifié.

  • 27 C’est le sens du double jugement ultime, particulier et général.

  • 28 Salamolard M., La présence et le pain. Redécouvrir l’eucharistie, Saint-Maurice, Saint-Augustin, 2004.

  • 29 Ibid. p. 100.

  • 30 Ma propre redécouverte du mystère de l’eucharistie doit beaucoup à la théologie du regretté François-Xavier Durrwell, dont certaines intuitions inspirent le présent article. La vision grandiose de Pierre Teilhard de Chardin mériterait aussi d’être revisitée dans la perspective de l’accomplissement de toute chose en Christ, avec l’eucharistie pour foyer sacramentel.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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