Do not follow this hidden link or you will be blocked from this website !

Henri de Lubac. L'oeuvre organique d'une vie (suite)

Hans Urs von Balthasar

Henri de Lubac
L’œuvre organique d’une vie
(suite)

IV. — La nouveauté du Christ

« En s’apportant lui-même il a apporté toute nouveauté » : ce mot de saint Irénée, souvent allégué par le P. de Lubac, vient bien en exergue à l’essai que nous tentons de comprendre la cohérence de ses trois grandes œuvres originales. Catholicisme situait l’Église du Christ à l’intersection de deux axes : le vertical, soit la transcendance en vertu de laquelle le christianisme (comme figure historique unique entre toutes) porte en lui la totalité de la rédemption du monde ; puis l’axe horizontal, temporel la transcendance dans le passage du temps de la promesse à celui de l’accomplissement, de l’Ancienne Alliance à la Nouvelle.

Ce même motif se déploie en une triple variation où joue l’analogie. Premièrement dans la thématique de Surnaturel : comment l’homme, en sa constitution naturelle, peut-il être intrinsèquement disposé à l’ordre de la grâce qui le comble sans pourtant l’inclure si peu que ce soit, c’est-à-dire sans aucune possibilité de l’exiger ? En second lieu, dans la thématique des ouvrages consacrés à l’exégèse théologique : quel type de relation unit la signification de l’Ancien Testament à celle du Nouveau, le sens littéral au sens spirituel (allégorique), et dans quelle mesure la « prophétie » ou typologie du premier se trouve-t-elle ordonnée au second, de telle façon que celui-ci ne soit pourtant pas d’avance compris dans celui-là ? Enfin (en concevant le principe théologique fondamental comme l’analogatum princeps de toute la loi de développement du monde), quel genre de rapport y a-t-il entre les macro-mutations de l’évolution, surtout le passage du règne animal à l’homme, et la transmutation définitive (au point Omega) du monde humanisé en monde divin ? Trois fois la même question : d’abord au niveau de la théologie fondamentale, puis sur le plan de la théologie de l’histoire (du salut) et finalement dans le domaine cosmologico-eschatologique.

Le P. de Lubac est parfaitement conscient d’avoir affaire, dans ces trois secteurs, à la même structure fondamentale et de devoir, pour trouver la solution, y rester attentif au même mystère. Il en témoigne lui-même : « “Hacc sublimatio creaturae rationalis [à l’ordre surnaturel] est supra naturale complementum” (Alexandre de Halès, Somme, L. 2, P. 1). Deux simples comparaisons peuvent nous aider à l’entendre. Même si l’on admet d’autre part que toute l’évolution cosmique avait pour fin, dans la pensée divine, l’apparition de l’homme, se croira-t-on obligé d’en conclure que cette apparition soit une simple sequela creationis universi ? Ou bien encore, s’il est vrai que l’histoire entière d’Israël n’a de sens, en fin de compte, que par la venue de Jésus-Christ qu’elle préparait et à laquelle elle était tout ordonnée, y verrons-nous une raison pour contester que cette venue de Jésus-Christ ait été, par rapport même à Israël, nouveauté toute gratuite ? » (MystSurn 114). Ici l’ensemble de la problématique « nature-surnaturel » est éclairé par le problème de l’anthropogénèse et du rapport entre Ancienne et Nouvelle Alliance. La triple solution ne jaillit pas d’une simple formule magique dont on puisse dans les différents cas réitérer mécaniquement l’application. Il faut consacrer une recherche profonde et exhaustive à chaque domaine particulier pour lui arracher son secret propre. Mais cette découverte fait voir le caractère unitaire du principe qui structure le plan divin sur le monde.

1. « Surnaturel »

Avec Surnaturel (1946, imprimatur de 1942), c’est un jeune David qui s’attaque au Goliath de la rationalisation moderne du mystère chrétien et de sa réduction à la logique. La pierre lancée par la fronde frappe mortellement l’adversaire, mais les acolytes du géant s’emparent du héros et lui imposent pour longtemps le silence. Pas tout à fait à tort. L’ouvrage, formé du rassemblement de travaux antérieurs assez nombreux et disparates, n’a pas atteint son unité parfaite[1]. Quatre parties : la première commence par dénoncer la méconnaissance, dans l’œuvre de Baius et de Jansenius, de la véritable vision d’Augustin (et de ses successeurs, y compris Thomas d’Aquin) : l’état originel de grâce est « dû » à Adam pour sa perfection (Baius) ou du moins il est le moyen (dont Adam dispose souverainement) requis pour l’exercice de sa liberté (Jansenius) (Surn 23, 44) ; ici règne une pensée juridico-naturaliste (Surn 68) qui ne gagne la théologie qu’au xvie siècle : en opposition à la conception fondamentale de l’Aquinate et de son époque pour lesquels le désir de voir Dieu marque l’essence de l’esprit créé sans inscrire en elle une « exigence » à l’égard de Dieu (Surn 118) voilà que d’abord Cajetan, puis Suarez et leurs continuateurs jusqu’« à nos jours » (Surn 105 ss, 148 ss, 157-183), suivant un anti-baïanisme qui en réalité reste dans l’ornière de la problématique même de Baius, assignent à la « nature pure » de la créature spirituelle une « fin purement naturelle » (à tout le moins comme possible), moyennant quoi la gratuité de la grâce devrait être sauvegardée.

Seule cette première partie[2] sera élaborée et mise à l’abri de toute attaque dans les deux ouvrages postérieurs Augustinisme et théologie moderne et Le Mystère du Surnaturel (1965).

La deuxième partie, « Esprit et liberté dans la tradition théologique », ne sera pas reprise dans la suite et l’on peut le regretter en mettant à la base le problème patristique et scolastique de la liberté (chez l’homme et spécialement chez l’ange), elle offre un matériau de très grande valeur pour établir la thèse. Elle ouvre une seconde voie pour démontrer que, lorsqu’il parle de la nature de l’esprit créé, saint Thomas ne lui assigne jamais d’autre fin ultime que surnaturelle. À nouveau c’est au xvisiècle qu’on voit le concept de nature s’altérer en un sens rationaliste : désormais la théologie d’école se trouvera divisée sur cette question.

La troisième partie propose des études particulières sur la préhistoire et l’histoire de l’idée de « surnaturel » (et d’expressions apparentées) ; si dès le début cette idée est présente par maints reflets qu’elle projette, saint Thomas est le premier à l’appliquer systématiquement (Surn 327, 372, 398) et c’est seulement à l’époque la plus récente que va se constituer autour d’elle tout un traité[3] (cela en vertu d’intentions apologétiques, qui se trouvent d’ailleurs frustrées[4]).

La quatrième partie, « Notes historiques », réunit à l’appui de la thèse un important ensemble de données tirées des sources ; pour la plupart elles se rapportent à la partie principale. Et la Conclusion (« Exigence divine et désir naturel ») fait le point de la position de l’auteur en ce moment-là : quelques visées fondamentales qui, sans devoir être changées, appellent encore une élucidation. Il nous suffit ici d’avoir rappelé ces intuitions, non sans souligner toute la gravité de l’enjeu. En fait il ne s’agissait pas seulement d’un dépassement théologique qui eût raison du poison janséniste infectant depuis des siècles la vie de l’esprit en France, mais bien davantage du poison (ou contre-poison) mondialement répandu d’un rationalisme qui traite l’homme et l’ange comme s’ils étaient des êtres de la nature parmi d’autres, des êtres à qui s’applique (suivant Aristote) l’adage : « le désir naturel ne dépasse pas la capacité de la nature »[5]. Ce que les théologiens excogitent pour sauvegarder l’ordre de la grâce aboutit en fin de compte à la notion d’un ordre clos de la nature, pour lequel une « surnature » n’est qu’un apport « surajouté »[6] du dehors et qui peut donc se passer de ce surcroît.

À pareille conception s’oppose la conclusion sur le « paradoxe de l’esprit humain » (Surn 483) – application de loin la plus importante de l’idée de paradoxe, centrale chez le P. de Lubac. Car l’esprit créé est « un cas unique, où le paradoxe est signe nécessaire de vérité » (Surn 484). Le paradoxe est énoncé dans le principe général de la haute scolastique : l’être qui tend au bien parfait, même si pour y atteindre il a besoin de l’aide d’un autre, est plus noble que l’être capable d’obtenir un bien qui n’est qu’imparfait, encore que ce soit par ses propres forces[7]. Pour pouvoir maintenir cette vérité paradoxale, il faut dépasser l’idée d’une grâce exigée au titre de la « tendance naturelle » comme « moyen en vue de la fin ». On opère ce dépassement en portant la réflexion d’abord sur le rapport entre être absolu et être relatif, lesquels ne sont pas « deux êtres en face l’un de l’autre » (ce qui est pur « fantôme » de notre imagination), puis sur l’intention fondamentale de Dieu dans la création : se communiquer comme l’amour absolu et inscrire ce vœu qui est le sien au plus intime de l’essence de l’esprit créé, de sorte que ce dernier y reconnaisse « l’appel de Dieu à l’amour » et, au lieu d’élever lui-même une exigence, se trouve, conformément à son essence, soumis à l’exigence de Dieu imprimée en sa nature ; enfin, troisième objet de réflexion : tout l’ordre naturel est englobé « à l’intérieur » d’un ordre surnaturel qui réalise cette intention ultime de Dieu, en sorte que toute espèce d’exigence naturelle de la créature à l’égard de Dieu ne peut que se trouver comme devancée, réduite au silence par la grâce offerte. Tout cela débouche sur cette pensée (paulinienne, augustinienne, ignatienne) : nous ne sommes pas créés uniquement pour notre béatitude, mais pour la glorification du Dieu de la grâce et de l’amour : « Identiquement la béatitude est le service, la vision est adoration, la liberté est dépendance, la possession est extase » (Surn 492). Dans l’économie de l’amour absolu ne compte que la loi du désintéressement ; il n’y a rien à y trouver pour des catégories comme celles « de droit, d’intérêt ou de justice commutative » (Surn 494).

Les deux volumes de 1965 représentent avant tout la réponse aux nombreuses critiques élevées contre Surnaturel ; ils se partagent d’un côté les problèmes principalement historiques (Augustinisme et théologie moderne), de l’autre les questions de caractère plus dogmatique (Le Mystère du Surnaturel). Trois ans plus tard l’auteur notera, concernant la terminologie « nature surnaturel », que « ces deux mots ne paraissent plus très heureux » (AthSens 96) et que maints contemporains préféreraient parler d’un « ordre théologal » ou de 1’« ordre de l’Absolu » ou simplement de « Mystère du Christ » (AthSens 167). C’est un fait qu’à l’époque récente on a appris à penser en termes plus nettement personnalistes[8] . Pour autant le problème n’est point périmé ; il doit une nouvelle actualité au sécularisme récent surgissant au sein de l’Église.

Nous n’avons pas à analyser l’étude historique Augustinisme et théologie moderne, qui ne fait guère que remanier et développer les sections historiques de Surnaturel ; il examine « pour ainsi dire au microscope » (Aug 227) les mutations de l’idée de nature et prend consciemment ses précautions à l’égard de l’encyclique Humani generis ; c’est d’ailleurs saint Thomas que celle-ci nous invite à choisir comme étoile conductrice !

Le propos de l’autre ouvrage, Le Mystère du Surnaturel, est de tirer une bonne fois au clair 1’« exigence » en question et à cette fin d’établir l’exacte portée du « desiderium naturale visionis ». Contentons-nous d’un résumé en quelques propositions.

1. Il ne faut jamais perdre de vue l’articulation entre création et élévation, constitutive du sujet non divin destiné à participer à la vie divine : la liaison patristique de 1’« image » (imago) à la « ressemblance » (similitudo) en vue de quoi elle est créée ; à partir du Pseudo-Denys le rapport entre « datum optimum » (nature) et « donum perfectum » (grâce) ou, chez saint Thomas, « datio » et « donatio » (Myst 122-123, 130).

2. Cependant la nature spirituelle créée (homme ou ange) ne peut absolument pas être conçue comme un « cas » de nature, car d’abord elle est créée immédiatement par Dieu et du même coup ordonnée à Dieu de façon immédiate (saint Thomas avec la tradition ; Myst 146-149) ; ensuite la nature spirituelle comme telle se trouve ouverte à la totalité de l’être qu’elle veut et même doit avoir voulu connaître avant tout acte particulier de son libre arbitre. Cette « capacitas » n’est point encore d’elle-même un « appetitus perfectus », c’est une « aptitudo passiva » (Myst 117) ; pourtant il ne faut pas la réduire à la pure « potentia oboedientialis » inhérente à tout être naturel en tant qu’il reste livré à la toute-puissance (miraculeuse) du Créateur (Surn 395 ss ; Myst 136 ss, 179 ss[9]).

3. D’une part cette « capacitas » exclut toute espèce de fin intramondaine (et en ce sens « naturelle » saint Thomas transforme la contemplation intramondaine, fin ultime pour Aristote, en une fin simplement « provisoire ») ; par ailleurs, elle ne peut pas non plus se satisfaire d’une « tendance éternelle » vers la vision de Dieu, d’une approche toujours asymptotique de cette vision (ici l’auteur se sépare du P. Joseph Maréchal et de ses disciples ; Myst 231 ss) : une telle tendance ne serait point « béatitude » mais supplice de Tantale (Myst 249 s.).

4. D’autre part cette « capacitas », qui forme l’essence la plus intime de la nature spirituelle créée, ne porte encore aucune empreinte de la grâce surnaturelle ni même une simple « ordination » positive à celle-ci (Myst 55, 117) ; c’est pourquoi le P. de Lubac préfère ignorer 1’« existential » surnaturel du P. K. Rahner ; « dans la mesure où cet “existential” serait conçu comme une sorte de “medium” » entre nature et grâce, « le problème serait non résolu mais seulement déplacé » (Myst 136, n. 1). On ne nie pas de ce fait que l’acte concret élicite de liberté de l’homme concret optant pour sa fin dernière soit déjà porté par la grâce ; mais il s’agit d’abord uniquement du signe inscrit dans la nature spirituelle créée et que celle-ci, en tant que créée, ne peut reconnaître (Myst 257 ss[10]) ; ce signe est l’objet d’une connaissance purement « habituelle » (Myst 267), marquant comme « par indigence »[11] le fond de chaque conscience[12].

5. La connaissance de ce que l’esprit humain « veut proprement » en dernière analyse ne lui est communiquée que dans la démarche par laquelle le Dieu de la grâce libre s’adresse personnellement à lui et lui accorde en même temps la possibilité, par le don de la grâce, de répondre à l’appel (Myst 273 ss). Certes, du point de vue biblique et théologique, cet appel, cette communication libre que Dieu fait de lui-même est première dans son intention : c’est en vue d’elle qu’a lieu la création de la nature spirituelle et en vue de celle-ci la création du cosmos matériel (Myst 128 ss). Cependant toute la réalisation ne cesse pas d’être, de moment en moment, œuvre de la liberté divine, de sorte que le premier moment (la création de la nature spirituelle) ne « contraint » pas Dieu à passer au second moment (l’appel de la grâce ; Myst 111 s.[13])

En un premier temps la problématique du « desiderium naturale » de saint Thomas paraissait être pour le P. de Lubac un theologoumenon lié à quelque contingence historique saint Thomas aurait été un « auteur de transition » (Surn 435). Or tout à coup cette problématique connut un regain d’extrême actualité : elle correspond à l’idée de base sur laquelle Teilhard de Chardin construit son image du monde. C’est à ce propos que nous la retrouverons plus loin (TeilhMiss 99 ; EtFém 94).

2. Les sens de l’Ecriture

La doctrine des sens de l’Écriture ou de la dialectique entre Ancienne Alliance et Nouvelle Alliance (— Éternité) a occupé le P. de Lubac dès l’époque de Catholicisme ; en 1948 parut sa première publication d’ensemble sur le quadruple sens de l’Écriture[14], et en 1950 1’étude fondamentale sur l’intelligence de l’Écriture d’après Origène, Histoire et Esprit, que prolonge pour le moyen âge Exégèse Médiévale I-IV (1959-1961-1964) et qui trouve une sorte d’épilogue dans Pic de la Mirandole (1974).

Relevons d’avance l’analogie foncière sous-jacente à ce qui précède : au rapport entre création (de la nature spirituelle) et élévation correspondra le rapport entre promesse (Ancienne Alliance) et accomplissement (Nouvelle Alliance), pour autant qu’on ne trouve du côté de l’Ancienne Alliance aucune espèce d’« exigence » ou d’inclusion de l’Alliance Nouvelle ni d’évolution qui peu à peu rapprocherait celle-là du niveau de celle-ci par le fait d’une spiritualisation progressive (laquelle peut bien s’affirmer à l’intérieur de l’Ancien Testament ; HE 395 ss). Au contraire, il y a entre l’une et l’autre « une discontinuité, une rupture, le franchissement d’un seuil » (HE 401). « Israël n’est pas devenu peu à peu, comme naturellement, l’Église. La Jérusalem terrestre ne s’est pas changée par lente évolution en cette Jérusalem descendue des cieux, qui est notre mère. Quels qu’aient été les préparations, les progrès, les approches, le passage décisif s’est accompli brusquement dans l’Acte posé par le Christ. Métamorphose surnaturelle, sans analogue dans l’histoire » (HE 268). Et cela bien que le même Esprit Saint ait inspiré les deux Testaments (HE 295 ss ; ExM III 346), tout comme le même acte de Dieu porte la création et l’appel à la grâce.

Avant une élucidation plus poussée de ce nouveau « paradoxe », il faut dire un mot de la signification du terme « Écriture » dans ce contexte. Ni Origène ni toute la tradition postérieure ne comprennent l’Écriture sainte comme un simple livre qui nous renseigne « sur » le déroulement de l’histoire. La parole de Dieu devient chair dans le Christ ; en Israël elle prépare cette incarnation par la parole vivante adressée d’abord à Abraham, puis au peuple moyennant l’enseignement mosaïque et les prophètes. Au temps de l’Église cette histoire façonnée par la parole demeure encore ce qu’elle était, soumise désormais cependant à la norme d’une parole recueillie en sa plénitude (dans l’Écriture) et qui comme telle reste toujours animée par l’Esprit. « Semper anim divina Scriptura loquitur et clamat » (Pseudo-Ambroise), car elle est « toujours animée de l’Esprit qui parle en elle » (ExM II 481). L’Écriture n’est pas susceptible d’être adéquatement distinguée du Verbe, même fait chair (HE 336 s.). Et si Origène établit une comparaison entre Eucharistie et Écriture sainte et semble réserver à celle-ci une priorité sur celle-là, le P. de Lubac lui donne raison : « Car, d’une part, le “corps” [sacramentel], si réel qu’il soit, n’est pas la divinité même... il demeure toujours le symbole de quelque réalité plus spirituelle, tandis que, d’autre part, la “Parole” est, en sa pure essence, cette réalité même : car le Fils de Dieu, Dieu lui-même, est “Parole” » (HE 366) – Parole qui prend corps dans la parole qu’énonce l’Écriture comme dans l’Eucharistie. « Finalement donc, la Parole l’emporte, mais cette Parole est au-delà des mots humains comme des rites : Parole parlante » (HE 372). Aussi la doctrine des sens de l’Écriture n’est-elle pas une curiosité de l’histoire de la théologie, mais un instrument permettant de découvrir les articulations profondes de l’histoire du salut. C’est d’une Écriture comprise de la sorte que pourra valoir, depuis l’antiquité jusqu’au moyen âge et jusqu’à la Réforme, la conception suivant laquelle l’Écriture suffit à l’exposé complet de la Révélation et aussi, du même coup, à la construction de toute la théologie (ExM I 56 ss). Dans cette vue, on comprenait naturellement qu’il appartient à l’Église et au chrétien en tant que membre de l’Église de lire l’Écriture : « figurata sacramenta [Scripturae] non alibi aperiuntur nisi intra Ecclesiam» (Autpert ; ExM I 58). L’Église applique à cette lecture sa propre norme (regula fidei ; ExM IV 90 ss) ; au plan pratique cela revient à dire que les passages particuliers de l’Écriture ne peuvent être interprétés que dans la perspective du tout et la considération du contexte catholique (ExM IV 93). Son « esprit » est bien unique, c’est l’Esprit du Christ, qui s’interprète et s’explique lui-même dans le signe (HE 277 ; ExM II 650[15]).

Le garant de la distinction capitale sens littéral et sens spirituel (ou allégorique) est pour Origène (HE 69 ss) et pour tout le moyen âge saint Paul (ExM II 668 s., 675 s.). Avec quelque force qu’aient pu s’exercer des influences extrabibliques païennes (HE 159 s.) et judaïques (philosophiques : HE 162) chez Origène et par suite au moyen âge (ExM IV 182), les éléments venus de là demeurent secondaires, ils sont subordonnés sans équivoque à l’intelligence biblique et largement christianisés. Chez Origène interfèrent deux schèmes ternaires : 1. sens historique sens moral - sens mystique ; 2. sens historique sens mystique sens moral. Le premier suit la trichotomie anthropologique (privilégiée par PhiIon) : corps âme esprit, et reflète un schème ascendant qui fait progresser à travers la purification de l’âme (moralité) jusqu’à la connaissance spirituelle-mystique du mystère divin. Mais ce schème, qui se maintient de façon non systématique jusqu’en plein moyen âge (ExM I 139 ss), est mis dans la théologie chrétienne au service de l’autre : histoire (lettre = Ancien Testament) - allégorie (le mystère du Christ = Nouveau Testament) - vie ecclésiale, qu’accompagne comme quatrième sens l’anagogie, la référence de toute l’histoire terrestre du salut à l’éternité, au règne de Dieu pleinement établi. Le troisième et le quatrième sens ne constituent cependant, en théologie chrétienne, que le déploiement de la richesse intime du mystère du Christ, de sorte que finalement ne subsistent que les deux moments pauliniens – lettre et Esprit, type et Vérité. Ainsi la vérité est « en avant » (HE 291) pour autant que l’Ancien Testament aboutit au Nouveau et que celui-ci atteint son accomplissement définitif et manifeste à la « fin des temps » aussi bien qu’« en haut », du fait qu’avec l’âge terminal du Nouveau Testament la vie éternelle a commencé[16]. Au moyen âge (sous l’influence de l’Aréopagite), la direction vers le « haut » (mystique ascendante) l’emportera plus souvent, non sans, péril, sur la direction historico-ecclésiale (ExM II 261 ss).

Au terme d’Histoire et Esprit sont brièvement esquissés « l’histoire et le déclin » du théorème du quadruple sens de l’Écriture (HE 410-428) ; mais une fois l’auteur arrivé à la mise en œuvre de son immense matière, celle-ci se révéla plus riche et plus complexe qu’on ne l’eût soupçonné. Pourtant dans l’exégèse ainsi comprise est incluse la théologie tout entière, depuis son fondement historique jusqu’à ses sommets spirituels (ExM II 478). Au centre se dresse le Christ, qui est tout à la fois l’exégète et l’exégèse, il est celui qui s’explique lui-même, principalement dans ses actes, qui sont des paroles incarnées (ExM I 322 s.). Toujours on y voit passer, d’un passage toujours unique, la lettre dans l’esprit, la promesse dans l’accomplissement, par une « mutation » qui est en même temps « conversion » (ExM I 311) et « condensation » du multiple en son unique centre normatif (ExM I 327 ; III 181 la doctrine du « Verbum abbreviatum »). Le deuxième volume d’Exégèse Médiévale développe largement la problématique de chacune des quatre dimensions du sens de l’Écriture. Particulièrement remarquables : le rapprochement entre « histoire » et kénose (ExM II 454) ; le caractère inaliénable de l’histoire (ExM II 470) ; la conception de 1’« allégorie, sens de la foi » (ExM II 489) ; les deux fonctions reconnues à la typologie, interprétation morale prise et comme moyen d’élévation et comme développement du sens mystique (ExM II 549) ; la double dimension, déjà signalée, de l’anagogie (ExM II 621 ss). Toutes les dimensions du sens sont cependant inséparables les unes des autres, elles se compénètrent mutuellement (ExM II 648).

Le tome III d’Exégèse Médiévale s’attache à l’évolution doctrinale concernant les quatre sens telle qu’on a cru la voir et telle qu’elle fut en réalité. Des exégètes modernes (par exemple le P. Spicq) auraient volontiers relevé au cours du moyen âge un développement progressif de la « science exacte ». Dans ses trois premiers chapitres le P. de Lubac repousse cette lecture des faits, tout en reconnaissant, avec l’apparition de la tendance à composer une « Somme » (chez Hugues de Saint-Victor), une crise de la conception exégético-théologique régnant jusqu’alors il s’est produit un « éclatement » (ExM III 418) ; la « littera » tend à laisser se détacher d’elle une science autonome de l’exégèse ; de même 1’« allegoria » engendre la dogmatique, et la « tropologia-anagogia » la spiritualité et la mystique (surtout quand, vers la fin du moyen âge, le Pseudo-Denys l’emporte décidément sur Augustin ; ExM III 421, 429 ss). Le dernier chapitre est consacré à Joachim de Flore, avec lequel s’accomplit le grand tournant, d’abord non remarqué mais bientôt reconnaissable à ses conséquences, qui menacera l’institution chrétienne, donnera naissance aux églises spirituelles et aux « lumières » et finalement engendrera le messianisme athée.

Les points culminants du quatrième volume, ce sont l’enseignement proposé par saint Bonaventure et saint Thomas, lequel opère une synthèse lumineuse sans rien apporter « de neuf » (ExM IV 285 ss), puis le regain de vitalité d’une interprétation spirituelle de l’Écriture chez les humanistes, surtout Erasme (ExM IV  427 ss). Dans l’intervalle se situent l’irrésistible processus de dévitalisation interne et de raidissement mécanisant de la doctrine des quatre sens (ExM IV 310-317), la « décadence » complète (ExM IV 369 ss), la vogue injustifiée que connaissent Nicolas de Lyre et ses imitateurs (ExM IV 344 s.). Le bilan historique dressé par le P. de Lubac n’aboutit nullement à souhaiter un renouveau servilement fidèle du schème ancien – la théologie, avec le développement qu’elle a pris, ne peut plus s’y encadrer – mais à réfléchir sur la synthèse vivante qu’il a contenue, l’ampleur de son horizon spirituel, la valeur permanente de ses articulations ; c’est avec tout cela que devra rivaliser la théologie du présent et celle de l’avenir[17]

3. Évolution et Omega

On peut considérer comme écrits de circonstance les nombreuses publications que le P. de Lubac a consacrées à la personne et à l’œuvre de son ami Pierre Teilhard de Chardin ; les plus importantes sont La pensée religieuse du Père Teilhard de Chardin (1964, avec une « Note sur l’apologétique teilhardienne »), Maurice Blondel et le Père Teilhard de Chardin. Correspondance (1965, avec annexes), Teilhard missionnaire et apologiste (1966), L’Éternel Féminin (1968, avec un chapitre « Teilhard et notre temps »[18]). Ces ouvrages devaient écarter de nombreux malentendus et conjurer le danger d’une mise à l’index. Propos largement dépassé par leur apport réel : avec les réserves qu’il ne cesse de formuler devant l’allure souvent elliptique du discours de Teilhard et certaines de ses expressions[19], le P. de Lubac a trouvé dans l’étude de l’œuvre teilhardienne l’occasion de développer toute une dimension, la dimension cosmique, qui marque dans sa pensée la réalité catholique.

Teilhard est un visionnaire, il est homme de science, mais aussi – et pas en tout dernier lieu – un apologiste conscient et de grande valeur, qui s’est appliqué, comme le P. de Lubac, à se faire une conception aussi grandiose que possible de la création et donc du Créateur. Son ambition était de présenter, face aux mystiques impersonnalistes et athées de l’Orient et à l’athéisme occidental moderne (TeilhMiss 15[20]), une « mystique de l’Occident », foncièrement personnaliste. C’est au centre de l’univers qu’il voit l’incarnation de Dieu en Jésus-Christ, vers qui, en raison de sa position intra-historique comme de sa position eschatologique, converge toute la cosmogénèse, dans un mouvement ascendant de la matière à la vie et à l’esprit personnel, un mouvement qui est à la fois spiritualisation et réalisation (des potentialités). « Le Christ est plus réel que toute autre réalité du monde » (Pensée 91 cf. 290), écrit Teilhard, et ce disant il éveille un écho profond chez l’auteur d’Histoire et Esprit et de Corpus Mysticum, pour qui le « spirituel » est plus réel que le « matériel », celui-ci n’étant que type, symbole, ancien testament de ce qui est spirituel. Ainsi pour Teilhard, qui se trouve ici d’accord avec Leibniz, la matière est le « germe » inconscient de l’esprit, et les sauts qualitatifs de l’évolution – chaque fois que les maturations préparatoires ont rendu possible et effectif le franchissement d’un seuil – représentent des progrès de la « concentration », de la « réflexion », de l’éveil de la conscience. Le pas décisif de la personnalisation dans l’homme ne comporte pourtant pas la décomposition de la vie en chacun des centres individuels, car, selon le plan créateur de Dieu, la construction entamée trouve son achèvement dans la clé de voûte, le Christ, qui intègre en son corps mystique ou eucharistique toutes les personnes (qui se laissent insérer dans sa Personne universelle[21]). Le monde « ne tient finalement que par le haut » (Pensée 13) ; ce qui est au terme, l’Omega de l’évolution, rend l’univers possible comme totalité cohérente. C’est la synthèse ultime qui éclaire tout et c’est à partir de là que Teilhard cherche à construire sa « preuve de Dieu » (TeilhMiss 69).

Il se rencontre ici avec Maurice Blondel, qui dans son étude sur le Vinculum substantiale d’après Leibniz[22] avait émis la même idée : tout l’univers n’acquiert finalement sa consistance réelle et substantielle que dans la Personne de Dieu fait homme. Le P. de Lubac a rassemblé les multiples expressions du « panchristisme » de Blondel dans une note relative à une lettre adressée par ce dernier au P. Aug. Valensin (Blondel-Valensin I 43-48[23]). La correspondance échangée entre Blondel et Teilhard (par l’entremise du P. Valensin) et que le P. de Lubac a soigneusement commentée suppose cette position fondamentale commune ; elle concerne surtout le comment du passage de ce monde à son état glorifié : aux yeux de Blondel, Teilhard a l’air de trop insister sur la continuité, pas assez sur la rupture. Mais quand Teilhard parle de point Omega, il y a lieu de discerner exactement un Omega immanent d’un Omega transcendant : l’un marque la maturation de l’univers atteignant un point critique terminal, l’autre le passage à la glorification, qui est purement transcendant (étant le fait d’une intervention d’en-haut) : la Parousie du Christ (Pensée 249 ss, 259 ss ; AthSens 136-137). Continuité, mais « refonte totale » (EtFém 134). Ainsi Teilhard peut proposer à Blondel ce qui suit comme image parlante de sa propre vision du monde : « l’Effort universel du Monde peut être compris comme la préparation d’un holocauste... Le seul millénarisme que j’entrevois est... celui d’un âge où les Hommes, ayant pris conscience de leur unité à tous, et de leur intime liaison avec tout le Reste, auront entre leurs mains la plénitude de leur âme à jeter librement dans le foyer divin. – Tout notre travail, finalement, aboutit à former l’hostie sur qui doit descendre le Feu divin » (Blondel-Teilh 43). Et il écrit ailleurs : « Le Monde ne peut vous rejoindre finalement, Seigneur, que par une sorte d’inversion, de retournement, d’excentration, où sombre pour un temps, non seulement la réussite des individus, mais l’apparence même de tout avantage humain... » (Pensée 182). À quoi l’on peut rattacher l’idée, énoncée dans Le Milieu Divin et ailleurs encore, et fortement soulignée par le P. de Lubac, du caractère positif et de la fécondité des « passivités » sont fécondes (et même plus que les prestations actives) non seulement la souffrance inévitable, non seulement la mort, si elle est consciemment offerte (Prière 75-79 ; Pensée 43 s., 123, 326), mais aussi la contemplation qui comme telle opère activement à l’intérieur du monde (Pensée 318 ss) ; et la fidélité croissante à l’égard de la terre s’accompagne d’un « détachement » toujours plus profond (Pensée 135-137). Encore que l’on remarque chez Teilhard « presque l’obsession de l’En-Avant » (Pensée 141-142), il y a toujours simultanément chez lui « mouvement vers l’En-Haut et mouvement vers l’En-Avant » (Pensée 292 ; cf. 140, 236), selon la tension eschatologique fondamentale du catholicisme (le « déjà » de l’être du Christ dans la gloire et dans l’Eucharistie et le « pas encore » de l’accomplissement de son Corps Mystique). Pour l’impatience eschatologique de Teilhard, le monde matériel, tel qu’il est en devenir, doit « s’évanouir » et « il suffit que l’esprit s’inverse, qu’il change de zone, pour qu’immédiatement s’altère la figure du Monde » (Pensée 191). Ici sans doute la vision teilhardienne du monde confine de près à un idéalisme de marque bouddhique, mais son réalisme christologique, personnaliste et historique empêche la coïncidence.

Toute la problématique du desiderium naturale qui occupe le P. de Lubac se trouve radicalisée chez Teilhard : il n’y a pas autre chose dans la totalité de l’univers à partir de son degré infime, pure matière (TeilhMiss 101 s. ; Pensée 257 ; EtFém 117[24]). L’hymne de Teilhard sur 1’« Éternel Féminin » chante la montée du principe féminin de la matière-matrice vers la femme naturellement féconde (avec tout ce que la sexualité comporte de provisoire) et jusqu’à la fécondité dont la Vierge Marie est gratifiée par Dieu ; en cet écrit, auquel il consacre un ample commentaire, le P. de Lubac retrouve sa propre problématique : la nature comme aspiration et transcendance en son essence même, du fait qu’elle est ordonnée à un principe qui la dépasse et qui seul peut la combler. Dans toutes ses études sur Teilhard, il s’intéresse à la vision fondamentalement « catholique » de celui-ci ; par ailleurs, sur la question de savoir si Teilhard n’avait pas de métaphysique ou en avait une réelle mais implicite, ou quelle fut en somme sa méthode, il se montre prêt à toute concession raisonnable (Pensée 96, 116 ss, 231 ss, 257[25]). Mais à aucune touchant l’orthodoxie de Teilhard. Celui-ci était résolument antimoderniste (Prière 197). Seule la ferme adhésion au dogme de Chalcédoine : l’union en Jésus-Christ de l’humanité et de la divinité, avec la différence qualitative qui permet la divinisation de tous les autres hommes, donne au chrétien la chance, mais aussi la responsabilité, de reconnaître l’issue ouverte aux impasses de l’évolution et de la montrer à l’humanité entière (Prière 118, 179 ; Pensée 55 s.).

V. — Créature et paradoxe

Tandis que dans les trois domaines de recherche abordés jusqu’ici le P. de Lubac s’est fait l’avocat de thèmes et de courants méconnus dans l’histoire de la théologie et n’a encore donné à connaître qu’indirectement sa pensée personnelle, celle-ci se présente sans voile dans quelques publications moins étendues de la période intermédiaire : en 1945 parut l’opuscule Paradoxes, auquel s’ajoutèrent en 1954 les Nouveaux Paradoxes ; en 1945 également fut publié (avec imprimatur de 1941) De la connaissance de Dieu ; augmenté en 1948, puis sottement attaqué, cet ouvrage reparut en 1956, muni de multiples justifications, sous le titre Sur les chemins de Dieu : c’est sa forme définitive, forme qui, vu l’addition d’une quantité de références patristiques et scolastiques, détournait quelque peu de sa destination première ce livre composé originairement comme un petit manuel pour intellectuels modernes en recherche. Les Paradoxes n’ont pas subi d’attaque réelle[26]

Dans ces œuvres nous saisissons davantage le point de départ d’où jaillit la pensée de l’auteur, encore que celle-ci soit déjà circonscrite dans Catholicisme et Surnaturel. Ce point de départ est incontestablement « augustinien » si l’on reconnaît en saint Augustin « le sommet de l’âge patristique » (CorpMyst 262) et le principal inspirateur du moyen âge et même de l’époque moderne[27]. Mais le P. de Lubac – en parfaite cohérence avec son « augustinisme » – a le sens profond de la caducité de tout système de pensée : les plus grands esprits impriment leur marque sur l’histoire intellectuelle, mais « dès que leur œuvre est à son tour “dépassée”, elle est aussitôt méconnue. L’imagination nous manque, même si les textes sont encore en nos mains, pour reconstituer leur univers mental. Il faudrait pour cela prendre appui sur cela même qui, tout au fond de nous, vient d’être à nouveau refondu. » Pour Augustin, nous ne réussissons guère à rejoindre ce qu’il entendait par « intelligentia fidei ». Nous éprouvons un sentiment d’ambiguïté devant cette notion intermédiaire entre 1’« illumination mystique » de l’âme d’un saint et « le travail d’élaboration rationnelle auquel se livre soit le théologien, soit le philosophe » (CorpMyst 263). Cependant la relation des deux aspects captive l’intérêt du P. de Lubac ce dynamisme de l’inquiétude indéracinable du plus intime du cœur humain (« blessure », « angoisse » : Chemins 213 s., 16), de cette « aspiration de l’esprit » à l’Absolu, tension « habituelle », respiration de l’âme (Ch 16, 51), antérieure à tout acte de pensée et de vouloir (Ch 13 s.) ; elle n’est aucunement une vision (« ontologique » ) de l’Être absolu (Ch 249), mais elle doit nécessairement et continuellement s’exprimer en représentations et concepts, conclusions, argumentations et systèmes rationnels, pour éclairer réflexivement à son propre regard le contenu qui lui est donné d’avance et que ces formulations ne lui permettent cependant jamais d’embrasser. On voit que le P. de Lubac est ici proche de Blondel comme de Maréchal : « dans le concept même il y a toujours que le concept » (Ch 111). « Nous avons une puissance d’affirmation qui dépasse et notre puissance de concevoir et même notre puissance d’argumenter » (Ch 133) ; « en deçà de toute dialectique... notre esprit affirme déjà » (Ch 134). Et avec saint Thomas : « Tout connaissant connaît implicitement Dieu en toute connaissance » (Ch 45-48). Ainsi, en ce noyau originel et cette source première de la nature créée gisent ces deux éléments : une insaisissable « présence » (Ch 46-48), dont la certitude, en dépit de toute « invraisemblance » (Ch 59), est « infaillible » (Ch 46 ss) ; une incessante « révélation », à la fois « objective » et « subjective » (Ch 15, 109), opération où l’intelligence est « saisie » par l’Absolu (Ch 158) et dont en fin de compte on ne peut dire si les chemins de Dieu « sont davantage les chemins par lesquels nous allons à Dieu ou ceux par lesquels Dieu nous attire à Lui » (Ch 257, phrase finale). Cela – de même que dans Surnaturel comme description du phénomène premier de la nature spirituelle créée, encore « avant » toute « élévation » par la grâce.

Tel est le présupposé. Voici la thèse même du livre, qui en annonce l’élan : le savoir originel (la « certitude » foncière de la « foi » originaire : Ch 44[28]) ne peut venir à soi que dans des concepts réflexifs qui, encore que valables, ne sont jamais adéquats, mais qu’il faut toujours à nouveau critiquer, relativiser, nuancer d’analogie – justification et nécessité de la théologie négative ! – mais qui, pour l’exercice même de cette critique, ont constamment besoin de la référence à la certitude première, laquelle est de part en part au-dessus du concept.

Ainsi la thèse fondamentale est double : d’abord le strict refus de toute transformation de la conscience vivante de Dieu en logique – pour le P. de Lubac le « savoir absolu » de Hegel est une notion intrinsèquement contradictoire (Ch 86 ss, 286) et donc plus encore de tout positivisme bon marché du concept, reposant sur lui-même, qu’il soit philosophique ou théologique en second lieu la juste place assignée à toute théologie négative : la « via negationis » n’est praticable qu’en raison d’une « eminentia » déjà inscrite dans la « positio » et qui montre le chemin à la critique (Ch 248-249). Les deux côtés de la thèse s’appellent mutuellement. Des preuves de Dieu sont nécessaires, comme sont nécessaires la pensée et la conclusion réflexives ; des pas réels sont ainsi franchis (ce n’est pas seulement un pur contenu de conscience qui est « analysé » ; Ch 72) ; et cependant ce n’est jamais que ce qui était déjà présent qui est mis au jour ; le concept de Dieu ne saurait être « engendré » par autre chose (Ch 19 ss[29]). Pas même par le moyen d’une « dialectique » (Ch 41) – que l’auteur reconnaît valable comme méthode de pensée mais récuse comme chemin vers Dieu : les idées qu’elle pose n’ont « pas d’intériorité », ce sont de purs « termes, tout entiers relatifs à ceux avec lesquels ils entrent en série » (Ch 42), à moins qu’on ne découvre derrière la dialectique conceptuelle 1’« inquiétude » qui tend l’âme vers Dieu et met tout en branle. Les preuves de Dieu – valables, certes – présentent leurs limites intrinsèques (Ch 99-100), leur systématisation est « mortelle » (Ch 202 ss) ; il leur faut, pour rester vivantes, faire constamment l’objet d’un nouvel effort de pensée (Ch 104 ; sur la preuve ontologique, Ch 95-98) ; nous y sommes stimulés par la négation de l’athéisme (Ch 220) et plus spécialement en sa forme marxiste (Ch 208-210). Cet effort rend manifeste que dans la véritable réflexion chrétienne le moment « mystique » et le moment « intellectuel » ne sont jamais séparables : ils apparaissent bien en tension réciproque (comme l’auteur le fait voir à propos de saint Thomas), mais pour démontrer à nouveau le lien qui, à un niveau plus profond, les unit entre eux (Ch 167-175). Le P. de Lubac relève la même unité dynamique entre poésie et philosophie, entre mystique ct théologie (Ch 115), entre méditation spirituelle et considération philosophique sur Dieu (Ch 135, 152-153). La position prise contre les « deux athéismes » trouve ici sa justification dernière : ni évasion bouddhiste dans une intuition purement individuelle, ni aliénation marxiste de la personne dans un collectif qui n’est susceptible d’être construit qu’au plan purement rationnel (Ch 226) : un monde sans transcendance n’est pas viable. La critique d’une théologie négative se posant en absolu, qui serait tentée d’être en coquetterie avec ces athéismes, nous avertit de ne pas précipiter le moment négatif dans la marche vers Dieu (Ch 143) ; certes la purification des concepts est nécessaire (Ch 128129), mais toujours elle présuppose le oui originaire (Ch 130 s., 145, 149, 151 s., 157, 48).

D’où la conclusion : la nécessité originelle de se transcender présuppose le mystère et la présence d’un être absolu qui ne peut qu’être adoré (Ch 176) : aucune construction purement conceptuelle, si religieuse qu’elle se montre, ne pourrait remplacer cette adoration. Le phénomène primordial ne peut être interprété qu’en un sens personnel : l’Être, c’est l’Autre (Ch 117-118). Toute loi se réfère à un bien, et le bien renvoie à celui qui est bon (Ch 120-122). Il faut qu’il se révèle lui-même pour que l’homme entre en participation avec lui seul le Dieu de la Bible – en opposition à toutes les divinités philosophiques et religieuses – est le Dieu vivant. Le saint rend à son sujet un témoignage qui surpasse par sa structure et aussi sa force toute démonstration rationnelle : ce témoignage m’atteint en mon plus intime « desiderium naturale » (Ch 180, 181, 182 s., 185 s., 187, 211). Il met au jour le besoin le plus profond d’adoration.

À partir de là se donne le sens fondamental du paradoxe comme forme de pensée : les deux volumes qui lui doivent leur titre le déploient et le mettent en œuvre à propos d’un grand nombre d’exemples empruntés à la réalité cosmique et surtout chrétienne. La richesse insurpassable du phénomène original se manifeste, au niveau de l’expression conceptuelle, à travers des couples d’énoncés antithétiques qui, sans se contredire, sont tous deux justifiés, qui pourtant ne s’incluent pas dialectiquement (NouvPar 71 s., 73 s.) mais par-delà eux-mêmes renvoient ensemble au phénomène situé à la fois « au-dessous » et « au-dessus » d’eux. Une affinité avec le Gegensatz de Guardini est manifeste ; cependant, chez celui-ci, la structure l’emporte ; chez le P. de Lubac, le dynamisme augustinien. Le paradoxe « ne pèche point contre la logique, dont les lois demeurent inviolables : mais il échappe à son domaine » (NP 143). Telle est « la perpétuelle saveur du paradoxe qu’a la vérité dans son état neuf » (NP 153). Prenons comme exemple de paradoxe le rapport entre sacré et profane à l’époque chrétienne : « On nous invite à la fois à “retrouver le sens du sacré” et à mettre le sacré “partout dans la vie”. Ce sont peut-être là deux mouvements contradictoires quoique, en effet, toute réalité puisse (et doive) être sacralisée quoique tout l’univers ait en effet une finalité sacrée ct que la résurrection de Jésus lui soit une promesse de résurrection en Dieu. Tout n’est pas, si l’on peut dire, naturellement sacré. Quand le sacré est partout, il risque de n’être plus nulle part. Ou bien c’est un “sacré” fort équivoque, plus à fuir qu’à “retrouver” » (NP 162 s.). Voilà élucidée en deux phrases l’exigence paradoxale qui s’impose aux chrétiens : à l’arrière-plan le malentendu concernant une sacralité de la nature susceptible d’être maintenue (quoique déjà absorbée dans le surnaturel) ; à l’avant-plan l’exigence simultanée d’une visée eschatologique et d’une visée plus particulière, ecclésiale : simultanéité du « déjà » et du « pas encore ». Autre rapport : celui du texte et de l’interprétation, qui rappelle les Chemins de Dieu : « le premier exprime une connaissance spontanée, synthétique, “prospective”, en quelque façon créatrice. La seconde... est de l’ordre réflexif et analytique : en un sens, le commentaire... va toujours plus loin que le texte, puisqu’il explicite ce qui s’y trouve.... Mais en un autre sens », il ne peut dispenser du texte qui « par sa richesse concrète, déborde toujours le commentaire » (NouvPar 82). C’est encore aux Chemins que font penser les développements sur être et idée (NP 102 s.), existence et ratio (NP 99 ; cf. sur amour et technique NP 128), sur la continuité historique du christianisme et sa nouveauté (NP 169 ss), sur le rationalisme comme domestication de l’esprit (NP 179), sur le marxisme (Par 46 s. ; NP 109) et le bouddhisme (Par 60), sur la relation entre l’Église et l’État (l’Église n’est ni pour ni contre le pouvoir : Par 61). Plus centrales sont les répliques péremptoires adressées à des formules et à des programmes modernes qui prônent un christianisme « socialement engagé », « totalement incarné » (Par 41 ss, 57 ss. Contre la prétention, chez les chrétiens, de « comprendre » l’athéisme : Par 174 s.) : il est aisé de montrer qu’ici l’on n’a vu qu’une des faces du paradoxe chrétien et qu’on l’a absolutisée.

Les Paradoxes présentent encore un autre aspect. Ils nous font pénétrer, de façon indirecte sans doute, mais plus profondément que les autres ouvrages, dans l’âme de l’auteur, percevoir les options fondamentales qui commandent ses attitudes personnelles comme le choix de ses sujets. Le chapitre sur la douleur trahit la souffrance intime de l’homme qui a été victime de la persécution et de la détraction injustes (NP 135 ss). L’invitation à l’audace spirituelle (NP 75-76, 165) accompagnée de modestie (NP 84), voire d’effacement[30] , est typique de son paradoxe personnel. L’intention de l’ouvrage se lit clairement dans cette phrase : « Il y a partout, disséminés dans le monde, des mystiques en puissance ou à l’état sauvage. C’est avant tout ceux-là qu’il faut atteindre. Ceux-là, par définition, ne font partie d’aucun “public” » (Par 22). Car la dernière chose qu’on puisse trouver chez le P. de Lubac, c’est la quête du public (Par 21) : « Rien de plus contraire à l’idée de témoignage que l’idée de vulgarisation. Rien de plus différent de l’apostolat que la propagande » (Par 19). Nous saisissons ce qu’est pour lui un théologien véritable (Par 3 s.) et quel poids spécifique il attache à la tradition ecclésiale : « Pour échapper aux vieilleries qui se donnent pour la tradition, nécessité de remonter au plus lointain passé » (Par 11) ; mais « l’effort de pensée fourni par nos Pères ne nous dispense pas d’un effort analogue » (Par 33) ; la recherche « archéologique » avec les fouilles laborieuses et poussiéreuses qu’elle impose n’est pas une tâche simplement facultative elle est nécessaire à qui veut rejoindre la source d’eau vive (Par 38). Dans tout effort pour atteindre celle-ci, demeure le paradoxe du « toujours plus grand » : « Le plus gros effort consiste donc à retrouver le christianisme dans sa plénitude et sa pureté... Car Dieu lui-même, il est toujours là, présent tout entier, mais c’est nous qui, toujours, lui sommes plus ou moins absents. Il nous échappe dans la mesure où nous croyons le posséder » (Par 37).

La conscience aiguë de ce paradoxe le mystère vivant s’exprime dans les formes historiques, et il les dépasse toujours – assure au P. de Lubac la maîtrise sans pareille avec laquelle il peut s’engager totalement sans jamais perdre le recul, la prudence, la sobriété du jugement. Il est capable d’enthousiasme, sans abdiquer devant son héros ou l’objet de son étude. Il sait descendre jusqu’au moindre détail, sans laisser échapper le sens de la totalité catholique. À l’égard de qui que ce soit il reste aussi courtois que ferme. Il est, au sens français du terme, un mystique qui ne perd jamais de vue les périls et les tentations de toutes les mystiques non catholiques (Amida 290 s., 295).

À cet égard il se sent étroitement lié à l’ami auquel il a consacré un mémorial dans Images de l’Abbé Monchanin (1966). Ce prêtre humaniste, des écrits duquel on a tiré les pages d’une anthologie sous le titre De l’esthétique à ta mystique, perçut en son âme l’appel à mener une existence contemplative dans le cadre spirituel de l’Inde ; il s’y voua en une donation sans réserve, mais non sans un rigoureux discernement des esprits : « Le premier devoir de l’Église, écrit-il, est l’adoration, acte qui n’est qu’une anticipation, un avant-goût et une “répétition” de la vie éternelle au sein de la Très Sainte Trinité » (Images 75). Adoration et non point effort vers l’identité. Union, mais au sein du mystère de l’éternelle distinction des Personnes divines. C’est de leurs noms qu’il tira l’appellation de son ermitage indien : sat dit origine, cit Logos, ânanda félicité (comme symbole de l’Esprit). Il vécut en Inde six années qui pour son âme furent une « longue et amère purification » (Images 97), voulant porter ces nuits à titre représentatif pour les égarements de son pays d’adoption. Et s’il chercha l’union à Dieu, il marqua toujours de très nettes réserves quant à l’emploi des méthodes du yoga dans l’exercice de la contemplation chrétienne (Images 94-95[31]). C’est seulement à travers un feu purifiant et transformant que le patrimoine spirituel non chrétien peut devenir assimilable par l’Église et le chrétien – tel est aussi l’avis constant du P. de Lubac.

VI. — L’Église

Au centre de l’œuvre plus récente du P. de Lubac se trouve sans conteste l’Église. Auparavant elle était partout présente, mais, un peu comme c’était le cas des Pères, à la manière d’un présupposé allant de soi, accompagnant la pensée sans faire formellement l’objet d’une réflexion développée. Bien plus, un regard sur l’ensemble de l’œuvre impose cette conviction : l’Église en est réellement le foyer, elle est le point de rencontre du monde divin descendant et du monde des hommes montant vers lui.

La thématisation de la pensée sur l’Église eut pour motif l’actualité historique : d’abord le concile, auquel l’auteur désormais pleinement réhabilité dans son autorité de théologien apporta une collaboration très active ; puis les remous soulevés à la suite de Vatican ii par les distorsions, mutilations ou déformations qui ne pouvaient manquer de préoccuper profondément ce grand universaliste et de lui faire appliquer à la conjoncture présente de l’Église les vues essentielles précédemment formées. Inutile d’ajouter que cette œuvre des dernières années, qui n’aborde naturellement pas de nouveau thème fondamental, est composée avec le même soin que les écrits antérieurs et appuyée sur la même surabondance de textes de tous les âges de l’Église. Si les ouvrages de la période médiane étaient ceux d’un auteur affecté par l’hostilité qui dans le passé avait poursuivi des hommes d’Église, les plus récents sont d’un chrétien souffrant de l’état actuel de l’Église entière. Bernanos prête au curé de Torcy, à l’adresse de son jeune confrère, l’observation que la place de ce dernier dans le mystère de Jésus est à Gethsémani ; il ne serait pas outré de dire que celle du P. de Lubac, c’est la cour du prétoire et la colonne de la flagellation. Dans quel esprit – contrastant avec l’attitude de maints contemporains il a enduré les coups, on peut le voir dans un passage du livre qui ouvre la série de ceux qui nous restent à examiner, la Méditation sur l’Église (1953) : « Il se peut que bien des choses, dans le contexte humain de l’Église, nous déçoivent. Il se peut aussi que nous y soyons, sans qu’il y ait de notre faute, profondément incompris. II se peut que, dans son sein même, nous ayons à subir persécution... La patience et le silence aimant vaudront alors mieux que tout ; nous n’aurons point à craindre le jugement de ceux qui ne voient pas le cœur et nous penserons que jamais l’Église ne nous donne mieux Jésus-Christ que dans ces occasions qu’elle nous offre d’être configurés à Sa Passion. L’épreuve sera peut-être plus lourde, si elle ne vient pas de la malice de quelques hommes, mais d’une situation qui peut paraître inextricable : car il ne suffit point alors pour la surmonter d’un pardon généreux ni d’un oubli de sa propre personne. Soyons cependant heureux, devant « le Père qui voit dans le secret », de participer de la sorte à cette Veritatis unitas que nous implorons pour nous au jour du Vendredi Saint » (M 164).

La Méditation sur l’Église présente une spiritualité accordée à la théologie de Catholicisme : le mystère de l’Église s’y dégage comme centre existentiel de tout le mystère du salut : c’est lui qui retient d’abord la réflexion ; puis deux chapitres particulièrement prenants (7 et 8) en tirent une doctrine de vie ; le chapitre final aborde un thème qui dès lors reviendra fréquemment : l’Église et Marie. Tout cet ouvrage est préconciliaire, mais on le voit aller à grands pas dans le sens de la théologie de Vatican ii et jalonner à l’avance des pistes très sûres pour sa recherche. « L’Église est un mystère » (ch. 1 : 9-37[32]) : dès maintenant est abordé le thème « foi et croyance », ou du « credere in », qui sera développé plus loin (M 20-25 ; cf. Foi chrét. ch. 4 149 ss). Dans l’Église tout est « contraste et paradoxe » (M 36) ; les dimensions de son mystère (ch. 2) ne permettent pas d’en donner une définition concise. Elle présente une face « éternelle » mais aussi une face temporelle, qu’on n’a pas le droit d’éterniser (M 50 ss). Surtout (ch. 3)., l’Église comme ekklesia est aussi bien convocatio (d’en haut, de par Dieu) que congregatio (rassemblant les hommes d’en bas) (M 78) ; elle est à la fois invisible et visible, informée par une institution ministérielle établie d’en haut (aussi le terme de « peuple » est-il une appellation possible de l’Église, mais n’en est-il pas la définition centrale ; M 81) ; sa théologie restera toujours antidonatiste (M 86). Au cœur de l’Église, il y a un mystère d’indissoluble réciprocité : l’Église (par son ministère) « fait l’Eucharistie » et « l’Eucharistie fait l’Église » comme incorporation au corps du Christ (M 103). C’est pourquoi il ne peut y avoir d’Eucharistie authentique que dans l’Église (M 122[33]). À partir d’ici sont encore une fois développés les deux termes de la polarité qui caractérise l’Église : elle est « au milieu du monde » (ch. 5), irréductible à l’État, comme l’homme comporte une irréductible dualité, orienté qu’il est et vers Dieu et vers le monde (M 129). Le rapport qui ordonne l’Église à Dieu libère toujours à nouveau l’homme de toutes les absolutisations quasiment divinisantes de l’État et de la culture et elle opère cette libération par le moyen de sa hiérarchie : la papauté garantit la liberté des évêques face aux princes (M 134). Contre tous les nationalismes l’Église est messagère de l’unité qui jamais ne peut être purement intramondaine, mais non plus purement supramondaine. Action sociale et adoration vont de pair (M 140 ss). La démarcation entre les compétences de l’Église et celle des autorités terrestres ne saurait être tracée mathématiquement ; c’est pourquoi l’Église dans le monde est toujours en lutte, même si de nos jours elle borne plus strictement qu’autrefois son rôle au spirituel (comme à son objet formel). Cependant elle continue d’être le « sacrement de Jésus-Christ » (ch. 6), conduisant à lui et tout à la fois le contenant efficacement. Aussi, pour chacun d’entre nous, n’est-elle pas seulement le pédagogue qui mène au Christ, mais « elle demeure constamment présente au dialogue de l’âme avec son Seigneur » (M 158). Telle qu’elle est constituée, elle ne sera jamais dépassée ceci contre Joachim de Flore. Jamais la théologie ne pourra se résorber en anthropologie (M 173), ni le système ecclésial en sociologie (M 174).

Suivent les deux chapitres de caractère existentiel. D’abord une description magnifique, prenant vers la fin l’allure d’un hymne, de l’« homo ecclesiasticus » (ch. 7) ; il s’y déploie une vue de sagesse qui prévient toutes les objections, les critiques, les attitudes déviantes répandues depuis le concile : intégrisme, hypercritique, présomption, hantise de l’efficacité, tentation de se cantonner dans l’action sociale ou au contraire de se réserver à une élite charismatique. Et puis l’Église de la porte étroite ; comme pour Augustin et pour Newman, on n’y entre pas sans se faire petit. Enfin (ch. 9), la correspondance entre l’Église (comme vierge, épouse de Dieu, mère) et Marie : la grande tradition à ce sujet, l’interprétation qui applique le Cantique des Cantiques en même temps à l’Église, à Marie, à l’âme croyante[34]

Méditation sur l’Eglise aborde presque tous les thèmes des ouvrages postérieurs, ce qui nous permettra d’être bref. D’après le concile[35] date l’inquiétude exprimée par L’Église dans la crise actuelle (1969) devant l’agitation confuse éclatant au sein de l’Église. Ce petit livre s’attache à montrer l’unité entre Vatican ii et la tradition ecclésiale ; il pose, comme conditions du véritable renouveau, un véritable amour de Jésus-Christ (l’auteur prend position contre la vogue des vulgarisations de la théologie bultmannienne en France ; L’Église 69 ss[36]53) et un souci aimant de l’unité de l’Église (L’Église 85 ss) (ici est évoquée, comme un exemple lumineux, la figure de Madeleine Delbrêl) : une mise en garde à l’endroit d’une théologie unilatéralement politique ou charismatique.

Le recueil d’articles Paradoxe et Mystère de l’Église (1967) apporte un éclairage nouveau aux deux notions désignées par le titre et en montre l’application au récent concile. L’Église est un paradoxe : son existence est faite d’aspects tout contrastants qui, ne pouvant être synthétisés conceptuellement, dénotent par là même le mystère fondamental qu’elle contient (PME 12). Mais comme mystère l’Église est plus grande que le fidèle qui cherche à la penser ; celui-ci se doit tout entier à elle ou, ce qui revient au même, il doit la considérer comme sa « Mère » (PME 14 ss). Tant comme gardienne de la parole et des sacrements que comme celle qui enfante les saints, elle est toujours avant le croyant individuel, ce qui interdit toutes les formes d’« autolâtrie » humaine. D’autre part, elle n’est pas le mystère central, mais seulement le reflet (comme la « lune ») du mystère capital, qui est le Christ (PME 32). Mais pour autant qu’elle est mystère, aucun concept de ce monde ne peut la cerner adéquatement : ni le concept de monarchie pour la papauté (PME 39), ni celui de collège pour l’unité entre les évêques (PME 41), ni, pour l’ensemble de l’Église, le concept de peuple ou celui de corps, etc. (PME 47). Dans l’Église les antithèses demeurent irréductibles. – Les thèmes de Catholicisme et de Surnaturel trouvent une importante actualisation dans l’article « Les religions humaines d’après les Pères » (PME 120-167). Pour les Pères, il est clair que tout homme est créé à l’image de Dieu, que le Christ est venu racheter l’humanité entière, qu’enfin l’Église est appelée à unifier le monde entier dans le Christ. Ici l’on reconnaît la thèse fondamentale de Surnaturel : « Au fond de la nature humaine, et par conséquent en chaque homme, l’image de Dieu est empreinte, c’est-à-dire ce quelque chose qui constitue en lui encore sans lui comme un appel secret à l’Objet de la révélation, pleine et surnaturelle, apportée par Jésus-Christ » (PME 127). Puisque l’Église, même en tant que visible, est réellement le chemin par où passe la rédemption du monde (son introduction dans le « Royaume »), le « jugement définitif des Pères » sur le destin final des païens « est un jugement d’ordre, si l’on peut dire, dynamique » (PME 129 ss). Les nations sont appelées au Christ et ont (même selon saint Augustin) « leurs prophètes » ; mais on ne saurait admettre que leurs religions, considérées comme systèmes statiques (qui du reste se contredisent profondément les uns les autres), aient valeur de chemins voulus par Dieu (« ordinaires » ou « extraordinaires » ; PME 133 ss). L’histoire du monde ne peut avoir qu’un seul axe, selon lequel se rassemble et prend corps la vérité de toutes les religions (PME 141). Si, hors de l’Église, il peut exister des hommes appartenant au Christ (« chrétiens anonymes »), il n’y a en aucune manière un « christianisme anonyme » (PME 153) comme si le rôle de l’Église dans sa prédication se réduisait à amener au plein jour de la réflexion ce qui existait déjà à l’état non réfléchi (PME 149 et l’Appendice sur la correspondance Blondel-Wehrlé 164-167).

Les Églises particulières dans l’Eglise universelle (1971), à quoi s’annexe une seconde partie sur la maternité de l’Église, rend manifeste un problème déterminé, déjà signalé, de l’Église d’après le concile : la signification théologique des conférences épiscopales, dont Vatican ii a renforcé l’importance. S’attaquant résolument à la question tout en se justifiant prudemment, l’auteur expose, à côté des indubitables avantages de la chose, ses limites et ses dangers : l’irruption d’une bureaucratie anonyme (Églises 227) dans le domaine où, en bonne théologie, seul l’évêque individuel porte personnellement la pleine responsabilité ecclésiale (collégiale) de son diocèse (et, en celui-ci, de l’Église entière). Les « conférences qui n’appartiennent pas à la constitution originaire de l’Église, mais représentent des constructions secondaires (comme les patriarcats et institutions semblables), pourraient, sur les plans théorique et pratique, mettre en péril la position de chacun des évêques et son autorité personnelle. Face à ce danger, le P. de Lubac rappelle à nouveau de façon expresse le ministère du successeur de Pierre : le service de l’unité et de la liberté de l’Église (ch. 6 et 7[37]). Entre décentralisation et démocratisation, il y a une différence essentielle (Églises 132). Les développements sur la « maternité de l’Église » jouent dans ce livre un autre rôle que dans les ouvrages précédents. Ici la thèse fondamentale est celle-ci : là seulement où la maternité de l’Église est reconnue et affirmée avec son caractère englobant, le ministère ecclésial peut garder sa note nécessaire de « paternité » (au lieu de faire figure de pure « institution »[38]). La référence au fait que l’Église naît « d’en haut » (de la Trinité) permet à l’auteur de traiter avec pénétration de la convenance du célibat ecclésiastique (Églises 198-209). Enfin, face à la « massification » contemporaine qui réduit les hommes à l’anonymat, l’Église est présentée comme le seul rempart de la personne et de sa dignité (Églises 219). Cela vaut précisément de l’affirmation de la structure centrale de l’Église ; inversement, dans les zones marginales de l’Église, là où naissent les conventicules, sa vertu personnalisante est précaire (Églises 255).

Au cycle des ouvrages dont nous venons de parler il y a lieu de rattacher La foi chrétienne. Essai sur la structure du Symbole des Apôtres (1970). Il ne s’agit d’ailleurs pas d’une foi simplement « chrétienne », mais d’une foi expressément « ecclésiale » (ch. 5 et 6), de ce mystère central et objectif qui fait participer l’Église – précisément par sa foi – au caractère mystériel.

Après avoir écarté la légende naïve qui rattache de façon immédiate aux douze Apôtres les « douze » articles du Credo (ch. 1), le P. de Lubac présente la véritable structure de celui-ci comme tripartite (ch. 2), correspondant à la triple interrogation adressée au candidat au baptême concernant sa foi en Dieu Père, Fils et Esprit. Mais en même temps on voit (ch. 3) que la « theologia » (Dieu en lui-même) n’est et ne demeure accessible qu’à travers 1’« œconomia » (Dieu pour nous dans la vie, la mort et la résurrection de Jésus-Christ), et qu’à l’économie est également inhérent le fait qu’à son tour le Christ est accessible uniquement par sa présence dans l’Église et à travers celle-ci. Cette vérité élémentaire, et cependant trop oubliée des traités scolaires de la Trinité et de la christologie, détermine de bout en bout la théologie du P. de Lubac. Dans la suite de l’ouvrage est mise en lumière la singularité de l’acte de foi de l’Église (singularité commandée par celle de l’objet de cette foi) ; « credere in » solécisme au regard de la linguistique, cette expression est calquée sur le dynamisme de la foi qui tend vers le Dieu absolu et en même temps personnel : non seulement on attache foi à ce que Dieu prononce, non seulement on lui fait crédit, mais on se fie à lui dans un mouvement de confiance et pour se livrer à lui, en réponse au don de lui-même qui passe dans sa parole (Foi 164). Ce mouvement entraîne avec lui l’homme tout entier ; ainsi s’effectue proprement le dépassement de la « religion » naturelle, du « desiderium naturale », de la « piété », et s’accomplit aussi l’acte naturel interpersonnel qui consiste à tenir pour vrai un message venant d’autrui. Ici intervient une discussion avec le jeune Barth et avec Bonhoeffer (Foi 172 s., 182 s. sont encore les idées de base de Catholicisme et de Surnaturel qui fournissent les schèmes d’une intelligence pleinement catholique de la foi (ch. 4). En connexion avec des développements antérieurs, le ch. 5 établit que le sujet dernier et complet de la foi ecclésiale ne saurait être l’individu l’Église elle-même, et qu’en conséquence il existe une éducation qui introduit chaque fidèle dans cet acte ecclésial : si, au début, prédomine chez le chrétien le fait de croire « à » l’Église et de croire ce qu’elle enseigne, finalement il croit « dans et avec l’Église » ce que croit celle-ci (Foi 257 ss). Parallèlement 1’« obéissance à l’Église » telle qu’elle s’exerce de façon prépondérante au commencement se mue en une obéissance plus profonde, rendue avec l’Église au Seigneur dans son Esprit désormais accueilli : une obéissance qui peut se faire plus obscure et plus exigeante que la première (ch. 6).

Arrivé maintenant au point culminant de la recherche (ch. 7), le lecteur se voit présenter « l’unité de la foi » : quant au contenu, la foi rencontre le Dieu un en trois Personnes en son mouvement vers le monde dans l’événement du Christ ; du point de vue formel, elle est accueil de ce mouvement par l’Église (comme représentant le monde de façon dynamique), qui englobe en elle tous les actes individuels de foi. Ainsi, en définitive, le Credo ne comprend qu’un seul « dogme » dont le mystère peut et doit se déployer en de multiples aspects. D’ailleurs tout se trouve déjà inclus dans le cercle achevé, qu’aucune formulation nouvelle ne pourrait élargir ni briser (Foi 295). L’auteur revient ici encore au thème de la « théologie négative » et de la pulsion constamment positive qui la promeut (Foi 304 ss). Le ch. 8 traite de la dimension historique : comme d’autres irrégularités de langage, l’infraction à la norme grammaticale reçue que constitue le « credere in » est l’indice du franchissement d’un seuil, du passage de la condition ancienne, avec son accoutumance, au stade nouveau, auquel ne convient aucune locution traditionnelle. Et, encore une fois (ch. 9), cette nouveauté est décrite non point sur le registre intellectuel et statique, mais comme un dynamisme qui traverse toute forme cosmique dans son élan vers l’Absolu, un « desiderium » qui ne trouve d’apaisement en rien de fini. En conclusion (ch. 10), la foi en Dieu apparaît aux yeux du monde comme un témoignage rendu par l’existence même, témoignage qui trouve sa crédibilité là où il devient de plus en plus profondément union avec l’objet même de la foi.

Ainsi la pensée du P. de Lubac affirme son caractère ecclésiocentrique ; elle ne saisit jamais le contenu de la foi (theologia œconomia) en dehors du point où, sans subir de rétrécissement, il s’insère au sein de la création : dans l’acte complet de la foi de l’Église, laquelle atteint la plénitude de sa sainteté subjective dans l’humble Vierge Marie et celle de sa sainteté objective dans le ministère institué en son sein et garant de l’intégrité de la parole et du sacrement. Ici Dieu et le monde communiquent comme, dans un sablier, le récipient d’en haut et l’autre ne sont ouverts l’un à l’autre que par un orifice étroit. Chaque sujet doit tendre vers ce point de jonction et s’éduquer en vue de lui, pour participer au désintéressement qui marque la sainteté subjective et objective de l’Église et qui seul rend possible le plein accueil de la révélation et du même coup la parfaite orientation du « desiderium » humain. On pourrait montrer que cette attitude centrale – qui est pur passage et pure communication – est également au centre de l’esprit ignatien. Le P. de Lubac s’y place et en vit si intimement qu’une sorte de pudeur le détourne d’ajouter la mention du saint fondateur de la Compagnie de Jésus aux milliers de noms qui se pressent dans les notes de ses ouvrages.

C’est une publication de plus de quatre cents pages que le P. de Lubac a consacrée récemment, et de façon inattendue, à Pic de la Mirandole. Pourquoi ce choix ? À coup sûr, pas uniquement parce que cette fois encore il s’agissait de dissiper les malentendus dont une haute personnalité a été victime, de restituer son image véridique et de lui rendre sa place dans la grande tradition chrétienne. Ni simplement parce que le projet que le P. de Lubac lui-même s’efforça de réaliser trouvait comme un modèle chez le savant prématurément disparu, plus riche, en somme, de promesses que de réalisations, qui étouffait dans le fatras de l’érudition de son époque et ne sut s’en libérer que peu à peu. Mais bien plutôt parce que Pic manifeste en un haut degré, et d’ailleurs avec autant d’« indépendance d’esprit » (Pic 284), le même souci instinctif qu’on trouve chez le P. de Lubac, de la juste orientation qui tend à l’universel, au « catholique » (Pic 80 ss, 259). Quand Pic de la Mirandole exalte la liberté comme l’essence intime de l’homme, il se situe dans la grande tradition de l’humanisme chrétien depuis les Pères, et il y met pourtant un accent aussi personnel (Pic 89) que celui d’un Teilhard parlant de l’élan de la créature vers Dieu. Insensiblement mais imperturbablement, Pic suit son chemin, qui le fait sortir de la sphère close de l’humanisme de son temps il ne conçoit pas le « desiderium naturale » de façon naturaliste comme Marsile Ficin (Pic 74) et voit dans l’homme plus qu’un simple microcosme (Pic 160[39]). Tout l’apport de la tradition – y compris les quatre sens de l’Écriture (Pic 369-370) –, il l’assume dans une « Concordia », une synthèse, une « Pax » universelle, dont il rêve et dont il ne pourra concevoir et réaliser que des fragments. Il n’est pas sans affinité avec Nicolas de Cues ; il se demande par exemple de quelle manière sont compatibles « contradictoria in natura actuali » (Pic 257). Comment peut-on réconcilier les plus grands penseurs, Platon et Aristote, non pas superficiellement, mais en profondeur ? (Le thème du traité De Ente et Uno, que le P. de Lubac analyse de façon lumineuse : Pic 261-286). Comme notre auteur, Pic de la Mirandole sait qu’on ne peut certes se passer des concepts et des systèmes, mais qu’ils restent limités et que leur élaboration même est due à une force plus profonde qui tend, au-delà d’eux, à quelque chose de plus vaste. Il le sait, plus qu’Erasme, avec l’assurance d’un guide ; s’il avait assez vécu, comment aurait-il rencontré Luther (Pic 394 ss) ? Comme Pascal, il dispense les richesses de sa pensée, sans toutefois prévoir sa fin prochaine ; il mourra entre les bras de Savonarole. Au cours de sa brève existence, il unit à l’appétit de tout savoir, de tout embrasser, de tout unifier, la sérénité de l’homme conscient d’avoir à tout quitter : attitude complexe qui chez lui n’a rien de conflictuel ; c’est qu’il tend vers la paix suprême de toutes choses réconciliées en Dieu. Son œuvre demeure comme une statue tronquée ; mais on devine ce qu’il a voulu : peut-être tout ce qu’homme ici-bas peut atteindre – il nous faut plutôt dire : certainement plus. Et ce qui nous reste de lui, une fois son image rendue à sa vérité, c’est l’éclat qui rayonne de l’Imago Dei et qui l’a fait passer chez ses contemporains pour une sorte de prodige – une merveille qui pourtant ne brillait que pour Dieu et n’était vraiment connue que de Dieu.

 

[1]. Cf. les tableaux dans la Bibliographie citée n. 1 (partie I).

[2]. Non sans reprise de quelques passages de la deuxième partie, et en utilisant les études des troisième et quatrième parties.

[3]. « notre traité théologique De Deo elevante n’est pas seulement tout moderne en fait, mais..., par sa terminologie et par les habitudes de pensée que celle-ci suppose, il ne pourrait guère être ancien » (Surn 422).

[4]. « plus cet “ordre surnaturel” se propose à la croyance, plus il semble qu’il se heurte au refus systématique » (Surn 426).

[5]. « Naturale desiderium non excedit capacitatem naturae » : Denys le Chartreux (cité dans Augustinisme 202 ; dans le même sens Cajetan, ibid.).

[6]. Cf. l’étude sur le « superadditum » : Surn 375 ss.

[7]S. Theo. Ia IIae, qu. 5, art. 5, ad 2.

[8]. Référence à J. Mouroux : AthSens 100 ; mais le P. de Lubac lui-même a appliqué des catégories personnalistes dans sa Conclusion (Surn 483). L’homme aspire à Dieu comme à un don : « Il veut la communication libre et gratuite d’un Être personnel ». Teilhard s’exprime pareillement en faveur d’un changement du vocabulaire : « Toute la théorie du Surnaturel... s’agite dans un domaine de pensée que la plupart des modernes ont déserté. Il est essentiel de la transposer dans un système de représentations qui soit pour nous intelligible et vivant » : cité dans Prière 131, n. 4.

[9]. Il s’agit de l’ontologie explicite de la « personne », qui n’apparaît comme telle qu’à la lumière du christianisme : Myst 91. Sur l’impossibilité d’égaler la nature humaine aux autres natures, cf. déjà Surn 247, 483.

[10]. Autrement, l’homme pourrait conclure naturellement à la réalité de l'ordre surnaturel à partir de la connaissance acquise à travers sa propre aspiration ; le surnaturel serait « l’objet d’une connaissance naturelle » (Myst 258).

[11]. « per indigentiam », d’après saint Thomas : Myst 268.

[12]. On trouve une explication de cette structure chez C. Bruaire, De l’affirmation de Dieu, Paris, Seuil, 1964, pour lequel chaque acte humain de liberté est englobé par le « désir ».

[13]. L’auteur pense faire ainsi droit à la phrase de Humani generis affirmant que Dieu aurait pu créer des êtres spirituels qui n’eussent pas été appelés à la participation surnaturelle de Dieu. Mais, ajoute-t-il, un monde ainsi fait serait totalement différent du nôtre (Myst 105). En outre, même dans notre monde, la grâce doit rester libre » par rapport à la nature ; aussi l’hypothèse d’une « nature pure » (qui ne possède aucune « exigence » d’élévation) est-elle insuffisante et superflue dans notre monde concret, où 1’« élévation » est réelle et par là semble donner lieu à une « exigence » (Myst 79-103). À ce propos n’apparaît pas évidente la façon dont le P. de Lubac peut distinguer, dans l’ensemble du dessein libre du Créateur, trois moments logiques, le passage de l’un à l’autre donnant lieu à l’exercice de la liberté divine : 1. « création d’un être spirituel » ; 2. « la finalité surnaturelle qui est imprimée dans sa nature » ; 3. « l’offre faite à sa liberté personnelle d’avoir part à la Vie divine » : « la première chose n’entraîne pas absolument la deuxième, la deuxième n’entraîne pas davantage la troisième » (Myst 112). Conceptuellement n’y a-t-il pas coïncidence entre 1 et 2 ? Et si l’on réfléchit théologiquement à partir du dessein divin et unitaire de salut, l’ensemble ne forme-t-il pas un acte indivisible de la liberté divine qui ne peut être conçu comme déployé in ordine exsecutionis – qu’en deux moments : (l + 2) → 3 ?

[14]. « Sur un vieux distique. La doctrine du “quadruple sens” », dans Mélanges Cavallera, Toulouse, Institut Catholique, 1948, p. 347-366.

[15]. Cf. ExM III 196 : « Le christianisme n’est point à proprement parler une “religion du Livre” : il est la religion de la Parole, mais non pas uniquement ni principalement de la Parole sous sa forme écrite. Il est la religion du Verbe, “non d’un Verbe écrit et muet, mais d’un Verbe incarné et vivant” (saint Bernard) ». – Ici il y a sans doute encore à relever un motif qu’Origène a proposé avec force et que les médiévaux ont repris à leur tour (ExM III 346) : les prophètes et les saints de l’Ancien Testament auraient participé par anticipation à l’Esprit du Christ, auraient contemplé d’avance ses mystères, mais, pour des raisons dictées par 1’« économie », les auraient comme voilés dans leur description. P. de Lubac rapporte cette pensée plutôt qu'il ne la reprend systématiquement ; autrement serait mis en question le principe de la totale nouveauté que le Christ (et seulement par son incarnation !) apporte avec lui, et du même coup deviendraient caduques l’analogie avec le principe de Surnaturel et l’apologétique teilhardienne.

[16]. Cf. la citation de K. Barth. ExM I 309.

[17]. II faut remarquer à tout le moins que l’auteur ne laisse jamais hors de son horizon les substructions que la pensée chrétienne des premiers siècles, des débuts du moyen âge et du haut moyen âge trouvait dans l’antiquité et l’humanisme. On voit Origène en discussion avec la philosophie platonicienne, la Gnose et Philon ; au début de l’époque médiévale, ce sera la culture de la poésie antique (ExM I 66 s.) ; l’allégorie de « la belle captive » (cf. Dt 21,10-14) qui est commentée, ainsi que le thème des « spolia Aegyptiorum », en faveur de l’utilisation chrétienne des richesses littéraires du paganisme (ExM I 290s.) ; le sens du symbolisme profane et sacré (ExM IV 125 ss) ; l’annexion des prophéties extrabibliques (sibylles, etc.) ; l’estime particulière de Virgile (« Virgile philosophe et poète » : ExM IV 233-262). Faute de remarquer ces thèmes et d’autres qui convergent avec lui, on méconnaitrait la véritable ampleur de la pensée du P. de Lubac.

[18]. À quoi s’ajoutent les éditions commentées des Lettres d’Égypte (1963), des Écrits du temps de la guerre. 1916-1919 (1965), des Lettres d’Hastings et de Paris (1965), des Lettres intimes (1972 ; nouv. éd. revue et complétée 1974) et bon nombre d'articles ; cf. Bibliographie citée n. 1 (partie I) : nn. 188, 306, 204, 206, 199a, 308, 239, 253.

[19]. « Nous ne pouvons nous flatter d’être compté parmi les disciples du Père Teilhard » (Pensée 16). En de très nombreux endroits le P. de Lubac avoue ses perplexités. Un chapitre entier traite des « limites » de Teilhard (Prière 109 ss). L’auteur relève le manque de clarté du concept de création (Pensée 288) ; de même pour le péché originel (Pensée 167). Souvent il parle du « durcissement » des dernières années (Pensée 117, 142 s., 174, 264), de simplifications (Pensée 216, 269), de « maladresses » (Pensée 270 s.), d’ambiguïté (Prière 101 ; Pensée 79 s. ; EtFém 168), d’un effort de systématisation qui n’aboutit à « aucun “système fixe et profond” » (Pensée 20), d'un vocabulaire dangereusement biologique (Pensée 273 ss, 305), d’une accentuation exagérée du collectif (AthSens 141 ; EtFém 86 s.), d’une « extrapolation risquée » à propos de l’idée de surhomme (Pensée 303) et d’une mutation de l’espèce humaine au cours de l’histoire (Pensée 301). Il n’estime « pas évident » le pronostic formé quant aux processus marquant l’avenir de la noosphère (Pensée 307) ; pour une bonne part on verrait « presque une mythologie » (Pensée 310). Dans l’ouvrage sur la prière de Teilhard on rencontre quasiment à chaque pas des remarques restrictives de ce genre.

[20]. Il peut former le projet d’une œuvre à trois niveaux : physique, apologétique, mystique (Prière 147) ; cf. le chapitre « Personnalisme » dans Pensée 201-214. L’idée du personnalisme ne s’affirme que peu à peu (Pensée 208).

[21]. Teilhard n’a enseigné aucune espèce d’apocatastase ; il n’a pas reculé devant l’idée d’« un déchet définitif », d’une damnation possible (Pensée 162, 166 ; Prière 71).

[22]. Thèse latine de 1893, résumée dans Une énigme historique : le « Vinculum substantiale » d’après Leibniz et l’ébauche d’un réalisme supérieur, Paris, Beauchesne, 1930.

[23]. Pour plus de développements, voir H. Bouillard, Blondel et le christianisme, Paris, Seuil, 1961, p. 200 s.

[24]. Ces trois passages relèvent le parallélisme avec le « desiderium naturale » chez saint Thomas.

[25]. Sur la méthode, cf. Pensée 247 ; Prière 109-121. Sur les limites où Teilhard se cantonne lui-même, cf. Blondel-Teilhard 118-126.

[26]. En 1959, nouvelle édition augmentée : Paradoxes suivi de Nouveaux Paradoxes. Dans une postface, les Chemins de Dieu font justice de critiques aberrantes adressées aux premières éditions de La Connaissance, en des termes qui allient au mieux modestie et assurance.

[27]. E. Przywara, Augustinisch, Einsiedeln, Johannes Verlag, 21970.

[28]. Parfois on peut parler aussi d’« intuitivité primordialement simple » (Ch 102) ou d’« un fond d’intuition » (Ch 249 ; en ces deux endroits il s’agit de citations), mais en ajoutant tout de suite qu’ici-bas il n’y a pour l’homme naturel « aucune “vision intellectuelle” directe de l’Être, aucune intuition qui se suffise » (Ch 249).

[29]. D’où le refus très net opposé à toute déduction psychologique, psychanalytique, sociologique, etc. de l’idée de Dieu.

[30]Par 28 : « La personnalité authentique ne s’acquiert qu’à force d’impersonnalité voulue et d’abnégation dans la recherche et l’influence étendue, impersonnelle en ce sens, ne s’obtient que grâce à cette personnalité ». Cf. le chapitre « Désintéressement ».

[31]. Cf. J. Monchanin, Mystique de l’Inde, mystère chrétien, Paris, Fayard, 1974.

[32]. Dans Paradoxe et Mystère de l’Église 30-58, l’auteur expliquera avec plus de précision comment l’Église est un aspect dépendant de l’unique mystère du Christ.

Ici pu plus qu'dlleurs le P. de Lubac ne s'arrête ax problèmes Œcu-

[33]. Ici pas plus qu’ailleurs le P. de Lubac ne s’arrête aux problèmes œcuméniques qui se présentent à ce propos.

[34]. Un thème depuis longtemps familier au P. de Lubac : cf. notamment le Texte 30 en annexe à Catholicisme et la remarque formulée dans cet ouvrage au terme du ch. 6 (note 158). Le thème reviendra dans Paradoxe et Mystère de l’Église 100 ss.

[35]. Il n’entre pas dans notre propos d’étudier les commentaires, très développés pour certains endroits, de documents conciliaires, en particulier Dei Verbum.

[36]. Barth (souvent cité dans les ouvrages de la période la plus récente) est produit ici comme témoin de la tendance opposée.

[37]. À remarquer les considérations sur le mode d’élection du pape : 127.

[38]. Sur le caractère englobant de la maternité de l’Église et sa note paradoxale : Églises 167 ss ; sur la paternité du ministère : 157 ss ; sur l’autorité que réclame le service et la délimitation de l’autorité par référence au service de la parole et du sacrement : 187 ; sur l’élément paternel comme unique fondement légitime de l’autorité : 191 s., sur la garantie que la maternité de l’Église assure à la paternité du ministère : 228.

[39]. Surtout l’homme n’est pas soumis au pouvoir des astres : le traité contre l’astrologie apporte encore un témoignage vigoureux de ce que Pic entend par liberté : 378.

newsletter


the review


La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

contact


Nouvelle revue théologique
Boulevard Saint-Michel, 24
1040 Bruxelles, Belgique
Tél. +32 (0)2 739 34 80