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Jalons pour une théologie de la fécondité

Jalons pour une théologie de la fécondité1

Emmanuel Tourpe
Une théologie philosophique de la donation et du consentement ne trouve son équilibre ultime que dans une métaphysique de la fécondité. Celle-ci, complétant rigoureusement l'entreprise «normative» de Blondel ou de Teilhard, se présente comme une «générative» où la vie originaire de Dieu se communique sponsalement dans l'être. Le Dieu qui n'est qu'en faisant être fonde toute différence sur l'identité de l'amour qui génère l'autre comme ressemblance.
À mon épouse Cécile

« Le dieu ne peut être immobile, pas plus que les astres et les pensées. Le dieu ne peut rester semblable à soi qu’en apparence. La lenteur des altérations nous trompe et Dieu sans doute est pour nous plus lent que les lenteurs, mais il n’est pas idée, il est vivant. »2

Il faut bien sûr manier avec une certaine précaution les vers de Jean Grosjean. Cet extrait de son poème intitulé La Gloire est pourtant un magnifique porche d’entrée pour le thème d’aujourd’hui. Dieu n’est pas idée, ni l’être absolument pétrifié dans une mer morte de substance, il est Vivant — Dieu est vivant comme le feu qui ne se consume pas à l’Horeb … Les attributs légitimes que sont l’aséité, l’immutabilité, l’identité à soi, la perfection, l’essentialité, ne suffisent donc pas à nourrir l’adoration et à dire l’Unique. Dieu est le Vivant, qui œuvre toujours au sein même de son infini Sabbat : il est en lui-même éternelle surprise de lui-même, l’histoire de son propre amour. Il a la liberté du Seigneur de l’être. Il est celui, dans les siècles sans fin, qui toujours renouvelle son existence par l’organisation et l’articulation de sa propre nature. La perfection de son acte pur n’exclut pas mais repose sur l’action intérieure de sa propre puissance d’être. Dieu est vivant, et son être même est vie.

Cette intuition profonde, qui fut un leitmotiv de Schelling et qui a été partagée par bien d’autres depuis, est d’une ampleur que l’on commence aujourd’hui à mesurer : entre l’être et la vie il y a plus qu’une concordance extérieure, il y a appropriation intime, coextension substantielle, de sorte que la vie serait pour ainsi dire comme un transcendantal négligé, une raison oubliée de l’être. L’être ne serait pas seulement bon, vrai, un et beau, il serait aussi, à partir d’un certain degré spirituel, vie : ens et vita convertuntur. Cette connexion intime de l’être et de la vie au plan des êtres animés est devenue l’une des préoccupations les plus actuelles de la pensée chrétienne, au croisement de la théologie et de la philosophie. Après l’époque de la mort de Dieu, voici donc venir, et c’est heureux, celle de la vie de Dieu et de l’analogie du vivant.

Que Dieu soit vie, que l’être et la vie s’emmêlent au point de ne faire qu’une propriété métaphysique dans l’absolu, cela est donc un progrès récent de la doctrine la plus avancée. Nous en prendrons acte, de sorte qu’à l’issue de ce cours il devienne clair à chacun que la pensée chrétienne ne saurait se déployer demain si elle ne se ressource pas aujourd’hui dans cette conviction johannique, qu’au commencement était le Verbe de vie.

Il reste à voir si les théoriciens qui ont exprimé une telle correspondance ont suffisamment lié cette réciprocité de l’être et de la vie à la négativité que supporte l’amour. La vie, comme la définissait Bichat, est ce qui résiste à la mort. Mais est-ce assez dire à quel point l’amour non seulement fait opposition à la mort mais encore la prend avec lui et la surplombe ? Oui ou non, la vie de l’être est-elle aussi le don total de soi, intègre-t-elle la kénose dont parle Paul aux Philippiens ?

Ne faut-il pas, telle sera la question posée, aller plus avant encore que la simple notion de vie et découvrir comment celle-ci, loin de se présenter comme simple générosité débordante ou élan luxuriant, a pour nom propre la fécondité qui porte du fruit, la vie qui donne la vie malgré et par-delà toute mort ? Dire la vie de Dieu dans l’être est une chose, et c’est un grand bien que la théologie chrétienne intègre ainsi les plus belles leçons de l’idéalisme allemand ; préciser encore que cette vie est une dynamique de fruition et de fertilité, cela sera franchir une étape nouvelle où la vie donne, consent, et fait naître. Dire le Dieu vivant, c’est dire le Dieu qui fait vivre, le Dieu d’amour. C’est à cette condition stricte que l’on peut dès lors accepter la formule risquée de John Macquarrie dans ses Principles of Christian Philosophy : « Dieu n’est pas, mais plutôt fait être »3.

En ouvrant ainsi à la compréhension que la vie de Dieu est toute fertilité, que la vie de Dieu est gravide et féconde, nous rejoindrons, pour les développer, les perspectives originales de bien des auteurs oubliés pour qui l’amour sponsal de l’homme et de la femme est l’analogue premier et pour lesquels la grande loi de l’être est la génération issue de l’amour.

I Je suis venu pour la vie

Examinons d’abord d’où vient cette idée surprenante que la vie et l’être, en leur principe même qui est Dieu, sont ainsi accommodés l’un à l’autre. Il a fallu pour cela un très important renversement culturel, qui s’est opéré voici deux cents ans, non pas d’abord en théologie mais à partir des sciences de la nature et de l’homme. Et de fait, pour le XIXe siècle qui n’y était absolument pas préparé, quelle découverte prodigieuse cela a été que celle de la vie, de sa puissance sauvage, de son ardeur invincible et de sa végétation universelle.

1 La conscience renouvelée du vivant au XIXe siècle

La vie … Tout dans la culture de la fin du XVIIIe siècle s’opposait à elle : Kant semblait mettre en coupe réglée la nature sous la règle de la déduction transcendantale, tandis que les Encyclopédistes achevaient de leur côté de décrire toute chose comme pure mécanique, et que Condillac ramenait l’esprit à de la pure passivité. L’ordre vital de la spontanéité, de l’indéductibilité et de l’organisation propre semblait avoir entièrement disparu dans celui de l’Encyclopédie et des Lumières.

À vrai dire, une rumeur venue de Weimar semblait contredire le règne universel de la mécanique et avait jeté le trouble dans la parfaite mécanisation de l’être à laquelle le siècle de Voltaire s’était prêté. C’est ainsi que sous le coup du Sturm und Drang, mais aussi de l’ambiance théosophique véhiculée par un certain Oetinger, on avait déjà signalé ça et là en Allemagne l’étrange message de la vie en plein triomphe de la mécanique du grand Horloger universel. Goethe émerveillé par la puissance des plantes toujours renouvelées, les lecteurs de Boehme, au nom du Dieu vivant de l’Écriture, tous ces originaux avaient fait entendre à quel point et dans quelle extraordinaire mesure la vie refuse les contraintes de la raison pour déborder avec bouillonnement par-delà tous les corsets conceptuels. La Critique de la raison pure, la statue de Condillac, Diderot lui-même se voyaient ainsi contredits au moment même où leur empire semblait sur le point d’être total.

Voilà qui était ennuyeux. Le XIXe siècle aurait bien voulu s’ouvrir avec un Austerlitz de la raison calculatrice et mécanique, sous le soleil impérial de la res extensa : l’être aurait dû devenir pensable sans reste, la nature mathématisable en toute transparence. La théologie elle-même de l’époque aurait bien voulu se réfugier dans l’espèce de machine logique conceptuelle plus ou moins cartésienne où l’on enfermait le dogme pour les manuels de séminaires. Personne n’aurait songé à remettre en cause une vision fixiste de la nature qui semblait s’accorder si bien avec la symbolique biblique. Personne surtout ne songeait que ce grand récit biblique est une invitation à entrer dans le sens de l’histoire, dans la vie de l’esprit et des hommes.

Et voici que ce rêve d’abstraction, qui devait consacrer la domination de l’esprit des Lumières sur tous les champs de bataille du monde de la pensée, était comme égratigné par la nouvelle conscience de la vie venue tout d’abord du romantisme et du piétisme allemands : la vie parlerait, dit-on, plus fort que la détermination, elle ferait éclater de partout le cadre mécanique que voudrait bien prescrire l’ingénierie de la raison. Voilà qui jetait une ombre sur le siècle des Lumières s’achevant.

Jusque-là il ne s’était agi pourtant que d’une alerte, et Voltaire l’emporterait bien sur Goethe de toute façon ; l’affaire devint franchement sérieuse avec Hegel. L’immense penseur allemand avait saisi l’objection avec une intelligence restée sans égal. Il avait ainsi cherché à toute force à faire rentrer cette conscience de la vie dans le cadre encore plus englobant de la dialectique de la raison absolue. La porte était cette fois grand ouverte et plus rien n’allait la refermer.

La vie allait éclater de partout et reprendre, comme la végétation dans une cité abandonnée, ses droits oubliés. Toutes les sciences, toutes les méthodes, tous les domaines de la connaissance allaient peu à peu être gagnés par cette nouvelle conscience de la vie. On pourrait raconter ici par exemple, à la suite de F. Ravaisson, l’aventure de la médecine à cette époque, en particulier chez Van Helmont, Stahl et Claude Bernard qui mettent la vie au centre de leur pratique. On devrait relire ici aussi la théorie de Darwin qui découvre la puissance de transformation de la vie entre les espèces jusqu’à appliquer sa découverte locale au grand jeu des genres eux-mêmes. La vie pousse encore en psychologie chez Wundt et Fechner, ces ancêtres de Freud et de Reich qui vont mettre en lumière les capacités dynamiques cachées de l’esprit humain. Ne raconte-on pas que certains cercles théologiques à Tübingen ont, dans le même temps, fait valoir la puissance vitale de l’Esprit dans l’Église tandis que dans les milieux oxoniens on rendait au concept de Tradition son sens vital et vivifiant ? C’est en même temps le siècle de l’histoire, cet autre nom de la vie, qui va régner toujours plus sur davantage de disciplines : sans parler du développement des histoires de la philosophie, du dogme, on assiste partout à une revendication que la vie historique soit reconnue au cœur même de l’être. Le mouvement de néochristianisme, ce vitalisme spirituel de la fin du XIXe siècle, est encore un témoin de l’explosion de la vie partout, en contraste si nettement marqué avec le paradigme rationaliste du XVIIIe siècle. Bientôt Hans Driesch, l’un des maîtres de Maritain, allait également mettre en valeur la vie au sein des phénomènes indéductibles de la nature, de même von Huxküll, le père de Canguilhem.

Il est surtout impossible de comprendre l’avènement d’un Nietzsche, prophète de la vie, d’un Bergson, philosophe de l’intuition, ou encore d’un Scheler ou d’un Whitehead plus tard, sans mettre en valeur cet arrière-plan : la vie, comme comprimée par la contrainte conceptuelle des Lumières, s’est exprimée soudainement et comme sous pression tout au long du siècle qui a suivi. La violente revendication nietzschéenne n’est que la forme la plus exacerbée, la moins disciplinée et la plus géniale de cette nouvelle conscience de la vie qui a grandi tout au long du XIXe siècle.

Telle a été la grande découverte sur laquelle est né le XXe siècle, qui a dû gérer le double et paradoxal héritage d’une science mécaniste et d’une époque vitaliste.

2 L’application de la conscience du vivant à la théologie

C’est probablement en régime chrétien que cette immense invention de la vie a pris le plus de retard malgré les percées déjà signalées à Tübingen sous Möhler, et Oxford avec Newman, pour plusieurs raisons qu’il est facile d’identifier.

La première est sans doute que, en régime catholique, une tentation rationaliste faussement référée à saint Thomas s’est longtemps imposée. Il est juste de dire qu’elle cherchait, par son refus de la vie et de l’histoire, au nom des essences éternelles, à faire pièce à l’art nouveau théologique maladroitement introduit par des Laberthonnière ou des Loisy. À l’antirationalisme de cette génération vitaliste imprudente a répondu ainsi un plat positivisme chrétien, qui a pris beaucoup de temps pour discerner la légitimité des revendications dynamiques.

La deuxième raison est plus sérieuse et plus grave. C’est qu’il y a dans la vie quelque chose d’inquiétant, d’obscur, de tellement indomptable et de si farouche que l’ordre même de l’économie divine pourrait en être perturbé. N’est-ce pas d’ailleurs en son nom que Nietzsche proclamait le renversement de toutes les valeurs, l’éternel retour de tout et la substitution de la pensée par le vouloir ? Il ne faut pas se moquer de cette objection. Elle est sérieuse. Et si, de fait, la revendication de la vie cachait en elle un refus de l’être et de la grâce ? Et si, derrière le charme romantique de la puissance vitale, couvait la noire prétention à l’anarchie devant la Parole et le dessein de Dieu ? C’est une telle inquiétude sourde qui court derrière le faux débat des fixistes évangélistes avec le scientisme néodarwinien. C’est la même encore qui traverse les diatribes d’un Abbé de Nantes, la même aussi qui sous-tendait ce sermon délirant, autrefois entendu à Saint-Nicolas du Chardonnet, sur les « anges qui ne rient pas ».

L’objection est sérieuse, mais elle n’est pas imparable. De nos jours, des auteurs français aussi percutants que Paul Valadier ou Michel Henry ont montré, chacun à sa manière, à quel point et sous quelle condition le paradigme de la vie pouvait, devait, et allait renouveler le christianisme. Depuis une vingtaine d’années, de tels auteurs ont permis à l’Église de mieux assimiler cette grande découverte de la vie, d’en rendre raison à la fois théologiquement et philosophiquement : le même qui est la vérité est aussi, et dans la même mesure, la voie et la vie. Nous voyons poindre de mieux en mieux une profonde révolution, au centre même de la christologie mais aussi de l’anthropologie chrétienne ; l’ontogénie, la dynamique et la pulsion de vie qui court dans la nature et dans l’histoire a pour principe le Verbe de vie lui-même, dans lequel tout a été créé. Point ici de risque de sombrer dans l’irrationalisme ou la volonté de puissance : Valadier, et surtout Henry, ont montré, au contraire, quelle part lumineuse de la vie devait être prise en compte. La vie, dont le Christ est le Verbe, est lumière et manifestation. La vie que l’on découvre partout, et que la raison ne parvient pas à dominer, est foncièrement venue au jour, clarté et révélation. La vie est lumière. Celui qui affirme « Je suis la vie » est le même qui dit de lui-même qu’il est la lumière du monde.

C’est à ce point précis qu’il nous faut prendre le travail qui reste inachevé. S’il faut poursuivre le mouvement commencé — qui est celui de la découverte de l’être comme vie et du verbe de vie —, ce ne peut être pour s’arrêter en si bon chemin. Nous n’en sommes encore qu’aux prémisses de cette modification dramatique du point de vue, qui met au centre du mystère chrétien à la fois la vérité et la vie. Nous n’en sommes qu’au commencement de cette immense, moderne et nouvelle méditation de l’Évangile de la vie. Il faut indiquer encore quelques jalons pour poursuivre un peu plus loin dans ce retournement du point de vue : dire la vie comme manifestation et lumière n’est possible en effet que si l’on veut bien intégrer rigoureusement la négativité, la mort, la croix, dans ce parcours de la vie qui est lumière.

Ce sont sans doute ces éléments qui restent trop en arrière-plan dans les contributions de Valadier, et même parfois de Henry, pour ne citer qu’eux. Il manque chez le premier, et sans doute quelquefois chez le second, une conscience suffisante de la transcendance, de l’arrachement et de la différence au sein du processus unitaire de l’élan vital. Y font défaut l’ascèse qu’imprime l’amour dans la vie même et la conscience de la mort dans leur synthèse sur la vie.

Nous allons tenir ici la thèse que pour affirmer en rigueur de termes l’Évangile de la vie, il faut encore concevoir comment cette vie est générosité et fécondité. C’est là la voie du Christ et l’économie trinitaire même.

II Le chemin du Christ : « pour que vous portiez du fruit en abondance »

Les auteurs que l’on vient d’évoquer nous montrent bien le progrès de l’idée de vie qui est venue des sciences de la nature et de l’homme pour pénétrer, tardivement mais avec force, dans le domaine de la pensée chrétienne. C’est une avancée certaine de leur part que cette préoccupation pour la vie de Dieu, semblable à celle que l’on a découverte au XIXe siècle dans tous les domaines de l’être. Valadier et Henry ne représentent pourtant que la part visible et fortement médiatisée d’un mouvement intellectuel plus ample et souvent mal connnu. Plusieurs philosophes et théologiens, entre les années soixante et nonante, ont ainsi donné à la thèse de la vie divine un poids scientifique de grand intérêt. Ces penseurs, souvent influencés par Schelling, ont assuré avec discrétion et efficacité le succès de cette révolution qui tend à mieux penser le lien de Dieu et de la vie. Ainsi en est-il, pour ne donner que trois exemples, de Claude Bruaire, de Klaus Hemmerle ou de Emilio Brito. Ces auteurs, de manière sans doute plus radicalement spéculative que Valadier, ont fait vraiment pénétrer le concept de vie en théologie.

Il vaut la peine de marquer en particulier un temps d’arrêt sur la forte pensée d’Emilio Brito4 dont les solides recherches sont parfois trop méconnues au regard de leur puissance et de leur apport doctrinal. Ce grand jésuite est notamment l’un de ceux qui a le plus pris en compte l’apport concret de l’idéalisme allemand sans aucunement s’y assujettir. Qu’il s’agisse de la question de la création, où il fait dialoguer avec bonheur Thomas d’Aquin, Hegel et Schelling, qu’il s’agisse de la pneumatologie sur les traces de Schleiermacher, ou bien encore de la philosophie du Verbe du dernier Fichte à laquelle il se confronte, Brito a renouvelé de fond en comble plusieurs cadres conceptuels fondamentaux de la théologie et de la philosophie. Avec Hemmerle ou Bruaire, il est l’un des grands pionniers d’une pensée vitale, dynamique et dialectique au cœur même de la Tradition la plus assurée.

De manière également plus appuyée que Henry ou Valadier, ces penseurs se sont trouvés confrontés à une question négligée par les autres : en effet, puisque Dieu est vie, comment intégrer la différence, la négation, la transcendance, la souffrance et la mort dans la manifestation lumineuse de l’être comme vie ? Comment le moment de la Croix s’articule-t-il à celui de la Gloire éclatante de la révélation vitale ? Bruaire, Hemmerle ou Brito ont bien saisi le risque qu’il y avait à user de la vie de manière univoque, sans voir comment elle résout en elle-même le mystère de la mort. Cette négativité, cette différence, au sein de la vie et de son identité est le problème qu’il faut soulever pour vraiment permettre à l’analogie de l’être de se présenter aussi comme une analogie de la vie : Dieu est vie à condition que l’on comprenne et que l’on dise comment le sens plénier de la différence est préservé dans la notion de vie que l’on emploie. S’il ne s’agissait que d’appliquer à Dieu un concept nietzschéen de vie, qui s’épuise dans l’éternel retour du même, y compris de la souffrance, on n’aurait rien d’autre qu’un Dieu post-moderne à adorer, et la percée opérée par les penseurs de la vie serait le plus grave danger jamais rencontré par la pensée chrétienne. On n’aurait alors rien d’autre devant les yeux qu’un orphisme chrétien, et la célébration de la vie divine s’assimilerait à une bacchanale antique. On ne peut nier que certaines pages trop enthousiastes de Valadier en particulier prêtent à un tel danger.

C’est pourquoi, à la suite des développements de Bruaire ou Brito, il est essentiel de bien répondre à la question de savoir comment la vie de Dieu dans l’être intègre et dépasse le moment de la négativité, comment aussi elle le laisse croître en elle sans le refermer sur une identité à nouveau morne. Comment la vie divine gère-t-elle le régime de la différence, de la mort et de la négativité, sans se rabattre sur lui comme sur une proie, à la façon de Nietzsche et des post-nietzschéens ?

Une première solution, à rejeter, est celle de Boehme et de Hegel pour qui la négativité est un moment dialectique de cette vie divine absolue ; cette fois, ce sont Nietzsche et les postmodernes qui auraient raison de rappeler le caractère inconditionné de la différence, et l’impossibilité de déduire a priori le mal et la souffrance.

Une seconde solution existe, point si éloignée que cela d’ailleurs de la précédente, qui a été explorée longuement par Mgr Hemmerle dans la foulée de grands précurseurs5, tel le romantique allemand Franz von Baader. Cette solution est également celle vers laquelle a tendu une tradition que l’on appelle « sophiologique » et dont le plus grand nom est celui de Vladimir Soloviev. Cette solution consiste à penser la vie divine comme une vie d’union sponsale et d’engendrement, dont l’image première est celle de l’union féconde de l’homme et de la femme. Il s’agit de penser tout le régime de l’être créé sur base de cette analogie et de dire de la vie de l’être qu’elle est foncièrement une vie de fertilité et de reproduction de soi dans l’autre. C’est pourquoi aussi une telle pensée unit dans une même contemplation les plans analogiques successifs de la vie matrimoniale, de l’union du Christ et de l’Église, puis la lumière de la vie trinitaire comme vie de communion féconde.

Le dossier scripturaire qui informe une telle théologie est largement établi chez saint Jean qui déploie au cœur de sa christologie une logique de la fécondité avec, en particulier, le dipôle imaginal du cep et du sarment. L’économie de la « demeure » au sein de la relation du Fils et du Père est d’ailleurs organisée, non de manière statique mais de la façon la plus dynamique qui soit : il est question de « partir » et de porter du fruit — de donner en se perdant soi-même un fruit qui est la gloire du Père. L’union à l’essence divine est union à la fécondité divine, prolongement en acte de la générosité par laquelle la vie de Dieu s’épanche, se donne, non en vain et de manière extatique, dans le dessein d’offrir à la vie toujours de nouvelles configurations. L’auteur de l’épître aux Éphésiens a lui aussi laissé mûrir l’ecclésiologie initiale de saint Paul sous cette lumière particulière de la vie divine comme fécondité, de telle sorte que celle-ci lui est apparue tout entière récapitulée sous l’ordre de l’analogie nuptiale. La première parole de Dieu à l’homme en Gn 1,28 « Soyez féconds et multipliez-vous » est aussi l’ultime, celle qui anime l’économie de salut à travers la relation du Christ et de son Église.

C’est encore sous cette clarté singulière de la fécondité qu’il faut relire l’image du grain de blé qui tombe en terre et meurt. L’important dans ce passage n’est pas uniquement le fait que le grain disparaisse pour renaître : c’est le fait qu’il donne vie à une multitude d’autres grains. Ce n’est pas, comme Hegel s’est attaché à le montrer, la seule transformation du grain de blé qu’il faut méditer, mais il importe de voir cette parabole de la Résurrection sous l’angle d’un enseignement sur la fécondité et la fertilité de la vie du Christ. Ce n’est donc pas l’aspect « dialectique » du mouvement disparition-renaissance qui doit être pris en compte exclusivement, mais le contexte intégral qui est celui d’une génération de la vie, d’une poussée franche dans le sens de la fertilité. Il ne s’agit pas d’une Aufhebung, d’une sursomption, mais bien plutôt d’une multiplication et d’une fruition de soi dans l’autre que soi. C’est ce que Hegel ne voit pas dans son analyse de la fleur qui ouvre la Phénoménologie de l’Esprit, où la nouveauté n’atteint pas à l’émergence d’autres formes de vie.

On ne manquera pas de relire à cette lumière la profonde et révolutionnaire dialectique de l’homme et de la femme selon le P. Gaston Fessard dans le tome 1 de L’actualité historique6 : d’une manière semblable à Franz von Baader un siècle auparavant, le grand jésuite français a pressenti combien manquait, chez Hegel, une dialectique de l’amour concret par lequel, d’une union sponsale, le masculin et le féminin se transcendent réciproquement et se retrouvent au-delà d’eux-mêmes dans le fruit de leur union. Il y a là une « collaboration » où prend corps l’unité des partenaires.

Ainsi, dans la fécondité, la désappropriation et la perte de soi ne mènent pas à la ruine et à l’anéantissement du sujet mais au dépôt de soi dans l’autre que soi sous le régime du même : c’est cela la fécondité, une mort de soi qui est vie d’autrui et dans laquelle le don total ne signifie pas la perte sans reste mais un accroissement d’être. La vie en tant que fécondité, et donc amour, constitue de ce fait comme le point d’équilibre, ou de rassemblement, de la donation et du consentement, de l’extase et de l’enstase ou, pour tout dire, de l’être comme substance et de l’être comme relation.

À vrai dire, c’est avec l’approfondissement de la pneumatologie que la théologie a le mieux pris conscience de cette logique profonde de la fécondité divine cachée au cœur de la Révélation. Il n’y a rien là que de normal : l’Esprit Saint, à la fois lien et fruit réciproque du Père et du Fils, est celui qui fait découvrir les profondeurs de la fécondité divine. C’est ainsi que Urs von Balthasar, quand il cherchera dans sa Théologique à qualifier l’Esprit, sera amené à le penser toujours davantage comme fécondité et révélateur de la fécondité de Dieu. On pourrait citer aussi les travaux du théologien allemand Heribert Mühlen dans ce contexte, ou même remonter à Scheeben. Pour ces théologiens, la vie divine est tout entière fertilité, de sorte que la vie selon l’Esprit est elle-même promotion et perpétuation de cette générosité. La vie de Dieu est donation de vie.

La voie du Christ, de ce fait, peut être intégralement relue comme un chemin de fécondité, sur lequel l’accomplissement de la volonté du Père consiste à porter du fruit, et du fruit en abondance. L’assimilation à Dieu n’est qu’à raison de cette assimilation à la vie de Dieu qui génère, féconde, fertilise et se répand. L’union à Dieu est union à la vie du Dieu qui se donne. L’Essence de Dieu est immuable en sa générosité, immuable en sa dynamique de vie répandue et donnée, immuable en sa fécondité. « Dieu, son existence et sa nature », pour reprendre le titre glacial d’un ouvrage de Garrigou-Lagrange, ne sont pensables qu’à partir de cette brûlante actualité de part en part générative de l’être pur.

C’est ce qu’avaient plus ou moins saisi les différents auteurs, principalement slaves, qui ont développé une curieuse théologie de la Sophia divine dont l’ancienne basilique de Constantinople reste le témoin frappant. En insistant, de manière quelquefois incommodante, sur l’idée que l’élan de la vie divine a besoin d’un réceptacle, du sein vierge et pur de la sagesse-mère pour se répandre comme en un miroir, ces penseurs cherchaient à éclairer le mystère de fécondité au fond de la vie divine. Loin d’apparaître comme une tendance sans but, agie par la puissance dénuée de dessein, celle-ci s’organise de l’intérieur même comme un don donné et reçu, un don fertile à la fois viril et féminin qui s’abaisse et élève. Cette tradition sophiologique, à laquelle le P. Bouyer a rendu ses lettres de noblesse, ne visait en réalité qu’à manifester à quel point ce que vivent les époux au sein de la relation nuptiale est un analogue premier de la fécondité de Dieu et la véritable image de sa vie. La relation amoureusement féconde de l’homme et de la femme serait l’image la plus haute de Dieu dans l’être. La différence y serait préservée à la fois sur le plan du double et réciproque mouvement de don et de consentement d’une part, et d’autre part sur le plan du fruit qui naît de cette réciprocité.

Comme le soulignent en particulier aujourd’hui le Cardinal Marc Ouellet, le Cardinal Angelo Scola et le Père Alain Mattheeuws qui se sont avancés très loin sur ce chemin de compréhension de la vie divine comme fécondité, une telle idée que la sexualité dans son aspect d’amour fertile est métaphysiquement exemplaire de l’être divin nous place au seuil d’une véritable révolution à la fois théologique et philosophique. Si l’union sponsale et la fruition, la fécondité et la fertilité, sont constitutives au premier rang de l’analogie de l’être, cela veut dire que tous les efforts récents pour parler d’une analogie de la charité ou de l’amour restent au seuil de ce dont il est vraiment question. Ce n’est pas l’analogie de l’amour au sens vague et large qui configure la relation entre Dieu et le monde, mais bien l’analogie de l’amour comme fécondité. Et cela change tout, en particulier pour le sens de la liberté chrétienne. Dans une logique de la fécondité, la liberté est un consentement à elle-même, et à l’acte fécond qui l’institue elle-même pour porter du fruit.

III La liberté chrétienne : un consentement à la donation

Un point s’impose ici sur nos avancées avant de nous engager davantage. Qu’avons-nous acquis en effet jusqu’à présent ? En premier lieu, nous avons pris la mesure du bouleversement de point de vue sur le monde qu’a constitué depuis deux siècles la compréhension de ce que la vie, dans la nature et dans l’histoire, est au cœur de l’être et ne saurait se laisser mécaniser par une logique purement rationnelle. Cette extraordinaire découverte de la réciprocité entre l’être et la vie, qui culmine dans l’œuvre de Nietzsche et de ses successeurs, a fini par toucher la théologie depuis quelques dizaines d’années. Une revendication de plus en plus ferme a été formulée par plusieurs auteurs, en particulier Michel Henry, afin qu’une théologie de la vie soit établie.

Il est devenu clair cependant qu’une telle théologie de la vie devait — pour ne pas verser dans une forme de pensée où tout est flux, processus et devenir en Dieu, et paradoxalement un éternel retour du même — s’imposer aussi comme une théologie qui intègre et explique l’altérité, la transcendance, la négativité, la mort et la souffrance. Ces termes ne sont pas équivalents, mais ils indiquent tous ce qu’une théologie de la vie doit absolument ne pas négliger : à savoir l’absolue nouveauté au sein du devenir.

Nous avons signalé que pour parvenir à une telle théologie de la vie qui pense la nouveauté, deux voies étaient possibles : la première est celle que Hegel, à la suite de Boehme, a parcourue, en dialectisant le négatif pour en faire le moteur de la réflexion dans l’être. La seconde voie, qui nous semble être celle indiquée par le Christ lui-même, pense la vie divine comme fécondité et fruition. Dans ce cas, la fertilité de la vie intègre toute nouveauté, toute transcendance et toute différence dans le sens du don. Une telle théologie de la fécondité, profondément johannique, se nourrit également d’analogies puissantes, comme celle de l’union de l’homme et de la femme ; elle se déploie en une réalité incomparable, qui est celle de l’union du Christ et de l’Église. Elle touche également à la question trinitaire, dans la mesure où elle demande que la vie des Personnes divines soit pensée dans la lumière de l’Esprit comme lien et fruit du Père et du Fils, et que la question des analogies de la fécondité soit clairement posée.

Il faudrait bien des développements complémentaires sur le triptyque formé par la vie, l’altérité et l’amour au sein de la fécondité. Nous nous contenterons ici de dire à quel point la vie de Dieu entendue comme fécondité a de profondes implications en philosophie religieuse, et également en métaphysique. Car, si l’image de Dieu est originairement et ultimement celle de la génération féconde, c’est à une modification complète des cadres ontologiques classiques que nous sommes invités. Remarquons que si l’analogie de l’être est foncièrement une analogie de la fécondité, comme Félix Ravaisson l’avait annoncé en son temps, c’est notre métaphysique qu’il faut relire et réinterpréter à nouveaux frais. C’est là quelque chose d’inédit, qui pourrait donner à la puissante doctrine thomiste de l’analogie de l’être, dont Erich Przywara a été un relais si remarquable voici cent ans, de nouvelles possibilités et un avenir prometteur. Cela pourrait aussi, face aux contestations actuelles de cette même analogia entis formulée par des penseurs de la Réforme tels E. Jüngel ou W. Pannenberg, lui offrir un fondement profondément théologique et œcuménique.

En premier lieu, si l’on déplace la question de la ressemblance à Dieu en direction de l’alliance féconde de l’homme et de la femme, du don fertile et du consentement fécond au don, cela revient à dire que la participation à l’être divin est proportionnelle à la capacité générative des degrés d’être : plus les essences créées engendrent, moins elles composent l’acte d’être qui les relie à Dieu et plus elles exercent l’être. Plus aussi elles engendrent spirituellement, plus elles ressemblent à Dieu dont l’Esprit est à la fois amour qui relie et fruit de l’amour même.

En second lieu, l’acte d’être créé lui-même apparaîtra comme un acte fécond, comme pure fécondité puisque lui-même ne subsiste pas et n’existe que dans les étants qu’il fait être. La bonne question à propos de l’être n’est pas de savoir s’il est, ou non, composé d’existence et d’essence, mais bien plutôt comment il fait exister des essences qui sont ses propres fruits. Il faut comparer ce qui vient d’être affirmé à ce que Blondel avait dit du manque foncier qui traverse l’être de part en part ; de sorte, insistait Blondel, que tout être tend au-delà de lui-même à s’accomplir dans la Norme ultime qui l’attire, qui le travaille de l’intérieur par carence. Blondel mettait ainsi en place ce qu’il appelait une « normative », c’est-à-dire une logique de l’être comme attraction vers la Norme ultime qui est Dieu. Ce que nous avons dit de l’être comme fécondité ne s’oppose pas à la position Blondel, mais la complète en affirmant ainsi une « générative » dans l’être, à savoir que l’être est plutôt propulsion à l’existence, plénitude débordante qui se manifeste par la profusion des nouvelles formes et la fécondité de figures toujours plus riches de l’être. Si l’être est fécondité, il faut associer à la normative de Blondel (et de Teilhard de Chardin, laquelle s’y adosse), qui nous montre les « déliés » dans la création, une générative qui en révèle les « pleins » et qui manifeste la vie originairement prolifique de Dieu.

Arrêtons-nous sur une conséquence inattendue de ce que nous venons de dire : le problème avec Darwin n’est pas, dans ce contexte, sa doctrine de l’évolution, mais au contraire l’insuffisance de son évolutionnisme, son caractère étriqué, qui reste pour ainsi dire « limité » dans ses pétitions de principe. Or il faut aller beaucoup plus loin : c’est la nature elle-même et l’être enfin, qui sont, à l’origine, pure dynamique de vie et de fécondité, de sorte que l’on ne peut présumer a priori les nouvelles formes apparaissantes. Le danger de Darwin c’est qu’il contraint et conditionne la nature à l’intérieur des limites que fixe sa théorie du hasard et de la nécessité : il ne va pas assez loin dans le sens d’une générative, qui suppose que la nature laisse apparaître des sauts qualitatifs au sein de l’évolution, de la pure nouveauté qu’aucun modèle de lutte pour la vie ne peut présumer si simplement. C’est notamment la raison pour laquelle Michael Denton appelle aujourd’hui à revisiter de fond en comble la théorie de Darwin7, laquelle semble un modèle trop étroit pour penser l’ampleur bien plus immense de l’évolution naturelle et ses sauts qualitatifs imprésumables. Un grand philosophe de la nature, Hans André8, a également mieux dit que Darwin à quel point une métaphysique de l’évolution est requise pour saisir l’être et à quel point aussi la dynamique au sein de la nature doit être pensée par-delà les limites du modèle positiviste. Le problème que peut avoir le christianisme avec Darwin tient à l’insuffisance de son évolutionnisme qui reste par bien des aspects fixé à l’intérieur de cadres conceptuels rationalistes, peu respectueux de la fécondité au sein des formes vitales. C’est à un évolutionnisme à la seconde puissance, un super-évolutionnisme, qu’appelle une métaphysique de la fécondité pour laquelle le propre de l’être est de faire naître toujours à nouveau de nouvelles formes plus fécondes, jusqu’à cette image exemplaire de l’homme et de la femme dans leur union sponsale.

Une dernière conséquence, non la moindre, concerne la liberté de l’homme. Dans le cadre d’une compréhension vitale et générative de l’être, cette liberté ne peut être qu’un fruit, en lui-même fécond, de l’amour divin dans l’être. Ce que des penseurs aussi profonds qu’Albert Chapelle ou Claude Bruaire ont mis en valeur, à savoir que la liberté de l’homme est donnée à elle-même, prend tout son sens dans le cadre d’une telle vision. La liberté n’est pas à elle-même sa propre origine : elle se reçoit et n’est pas à soi son point de départ. À la différence de Fichte, nous devons postuler que le non-moi précède le moi et l’achève. Pourtant, la liberté est bien donnée à elle-même : elle doit consentir au don qui lui est fait d’être à elle-même sa propre origine dans le don d’elle-même. C’est ce que ne voit pas, de manière presque obstinée, une certaine partie de la phénoménologie contemporaine qui dissout souvent le sujet dans une donation où est perdu le présent du don lui-même, à savoir le sujet donné en tant que tel. N’opposons pas d’une part un sujet postmoderne qui serait tout passif devant le don de Dieu ou qui n’aurait qu’à exécuter les décrets de la nature et, d’autre part, un sujet moderne qui serait à lui-même son propre fondement : une telle opposition n’a pas de sens dans le cadre d’une métaphysique de la fécondité puisque le propre du mouvement de l’être est de faire exister des fruits qui ont en eux-mêmes leur raison. La formule cartésienne (cogito, sum) n’a en ce contexte rien de faux et ne doit pas être combattue comme si elle introduisait une initiative inacceptable de la part du sujet humain. Elle doit bien plutôt être environnée par la prévenance métaphysique du Dieu fécond, de sorte que nous puissions dire : je suis pensé, donc je pense, donc je suis (Cogitor, ergo cogito, sum). C’est à cette seule condition que les intuitions d’un Jean-Luc Marion pourraient aujourd’hui prendre pleinement leur sens — pourvu seulement que soit pensé le don de soi, et non la perte du moi.

La liberté n’a ainsi pas à choisir entre prendre son fondement en dehors de soi et être à elle-même sa propre assise. En tant que fruit de l’être, la liberté n’a qu’à recevoir sa propre puissance et agréer de Dieu même son pouvoir d’initiative ou d’action : en d’autres termes, ce sera consentir au don qui lui est fait. Mais elle ne le pourra qu’à la condition de se tenir elle-même au sein de l’analogie de la fécondité, c’est-à-dire en déployant son pouvoir, non à son propre service, mais de manière à porter du fruit au-delà d’elle-même et à prolonger en soi l’acte cosmique de l’être qui se donne. On a là une justification des plus profondes pour le sens ignacien de la liberté qui doit assumer le fait d’être donnée à elle-même par un don qui la précède. Le don de la liberté est sa propre tâche.

IV Conclusion

Voit-on assez ici les enjeux d’une telle théologie et d’une telle métaphysique de la fécondité ? Il y a si longtemps que l’on cherche à réconcilier le Dieu de la Bible, vivant et libre, et la logique essentielle des attributs divins. Si longtemps que l’on s’est mis en quête du Graal par lequel on pourrait réconcilier le Dieu paisible au sein de sa pure actualité contemplé par saint Thomas, avec le feu dévorant, terrible et inquiétant, que décrivent Boehme et Hegel … Si longtemps aussi que l’on cherche le point de coïncidence par où l’analogie de l’être rejoint à la fois l’exigence dialectique de l’identité toujours première, et le postulat légitime de la différence toujours plus grande entre Dieu et le monde … Et comment aujourd’hui encore penser à la fois la Dramatique théologique de Urs von Balthasar, et la profonde Systématique théologique d’un Pannenberg ou d’un Rahner … Que d’antinomies pour tellement de vérités … Tant de recherches éperdues pour faire se rejoindre toutes les grandes intuitions modernes, éclatées en tant de directions contraires …

Voici donc une voie assurée, quand bien même elle n’est pas encore pavée et commence seulement à être défrichée : le Dieu de l’être est également le Dieu de la vie donnée, de la vie féconde, le Dieu qui n’est qu’en offrant l’être. Ce Dieu, dont von Baader, Ravaisson ou Soloviev ont eu l’intuition abyssale, est le Dieu qui engendre et dont l’Esprit même est un fruit de ce dont il est le lien. C’est le Dieu en qui relation et substance, loin de s’opposer, se supposent réciproquement. C’est le Dieu dont la vie est de donner la vie. Dieu de la création féconde, dont l’acte d’être médiateur est tout entier en lui-même fécondité et qui pose dans la fertilité les êtres finis. Dieu de la Révélation féconde, dont la grâce est entremetteuse du Christ et de son Église, dans l’instant précis où le sein de la créature se laisse féconder par le don de Dieu. C’est trop peu dire de Dieu qu’il est vivant. C’est trop peu dire de l’être qu’il est amour. C’est aussi encore trop peu dire de la Vierge-Mère qu’elle est le prototype du croyant. Le Dieu qui engendre est toute fécondité ; l’être est amour générateur et fertile, qui ne pose les êtres que dans l’exigence qu’ils fécondent à leur tour et portent un fruit à la fois neuf et ancien. La grâce est tout entière un mystère sponsal où le consentement est appelé par la donation pour porter un fruit qui demeure, un mystère où l’Épouse dit à l’Époux : Viens … Et voici qu’au centre de l’analogie se trouve dès lors la fécondité aimante de l’homme et de la femme.

C’est à l’intérieur de cette vision, grandiose et pleine d’avenir, que pourraient se résoudre les tensions extrêmes de la pensée moderne. Que tout soit fruition, fécondité et génération au sein de l’être, cela fait comprendre l’identité et la différence, l’être et l’esprit, l’essence et l’existence, l’histoire et la nature. Cela évite le romantisme superficiel d’une théologie vague de l’amour, faussement adverse d’une théologie abstraite de la vérité. L’évolution est ainsi, non seulement une possibilité, mais une exigence absolument imparable pour une nature dont la fonction est de naître et de faire naître, de susciter la nouveauté d’un fruit à la fois identique et distinct. En même temps, dans une telle compréhension féconde de Dieu, il n’y a rien des exagérations de la process-Theology, des accents du dernier Scheler, ou du Dieu crucifié de Moltmann, c’est-à-dire d’un Dieu pur devenir : le Dieu qui engendre n’a pas à se perdre lui-même, Il reste identique dans son mouvement de don de sorte que la vie donnée est le triomphe éternel sur la mort. Dans la vie trinitaire elle-même, le mal et la souffrance trouvent une possibilité non pas d’existence mais celle d’être toujours déjà surmontés par la différence infinie que la fécondité relie : le Dieu acte pur peut librement se rendre puissance de Lui-même, de sorte que l’énergie divine n’annule pas mais tient sous elle sa propre possibilité. C’est là un grand mystère, l’un de ceux peut-être qu’il nous sera donné de méditer dans les années à venir avec le plus d’acuité.

Notes de bas de page

  • 1 Conférence inaugurale prononcée lors de la rentrée académique du 21 septembre 2009 à la Faculté jésuite de Théologie à Bruxelles (I.É.T.)

  • 2 J. Grosjean, La Gloire, Paris, NRF, 19992, p. 179.

  • 3 J. Macquarrie, Principles of Christian Philosophy, New York, Charles Scribner’s Sons, 1966, p. 108.

  • 4 E. Brito, Philosophie moderne et christianisme, Leuven, Peeters, 2010, 1440 p.

  • 5 K. Hemmerle, Franz von Baaders philosophischer Gedanke der Schöpfung, Freiburg, Alber, 1963 ; Thesen zu einer trinitarischen Ontologie, Einsiedeln, Johannes Verlag, 19922.

  • 6 G. Fessard, De l’actualité historique, T. 1, Paris, DDB, 1960, p. 163.

  • 7 M. Denton, Evolution : a Theory in crisis, Bethesda, Adler & Adler, 1985. Cet ouvrage est au cœur d’une controverse scientifique importante.

  • 8 H. André, Natur und Mysterium, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1959.

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