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Joseph Bonsirven et le «mystère d'Israël»

Thérèse-Martine Andrevon
La fin du XIXe siècle a vu s'ouvrir le renouvellement du discours théologique sur les juifs et le judaïsme dans certains milieux catholiques. Si le Père Joseph Bonsirven est connu dans les milieux exégétiques pour ses recherches sur l'enracinement juif du Nouveau Testament, il l'est beaucoup moins pour sa contribution à la lutte contre l'antisémitisme et à l'élaboration d'un discours positif sur les juifs. Cet article montre l'apport de ses travaux pour rendre au judaïsme ses titres de noblesse, pour penser le «mystère d'Israël», c'est-à-dire le rôle du peuple juif dans l'histoire de l'humanité après le Christ. Il essaie de comprendre pourquoi les travaux de cet homme, mort avant le Concile, n'ont pas servi de source directe pour la rédaction de Nostra Aetate, et tente de donner quelques pistes de réflexion sur les outils dont a besoin le théologien lorsqu'il veut penser «le mystère d'Israël».

La fin du xixe siècle a vu s’amorcer un mouvement philosémite parmi les catholiques, prémisses du dialogue judéo-chrétien et de la modification du discours théologique sur les Juifs. Joseph Bonsirven fait partie des précurseurs en ce domaine. Il fut en effet un pionnier en matière de recherche des origines juives du Nouveau Testament. Son nom est plus connu des exégètes que des théologiens du dialogue avec le monde juif. Pourtant, ses recherches l’amenèrent à approfondir sa connaissance du judaïsme, à l’enseigner aux chrétiens des années trente, dans un contexte antisémite fort, avec la montée du nazisme. Il participa à la résistance intellectuelle pendant la guerre. On ne retrouve plus son nom par la suite dans les grandes assemblées, comme celle de Seelisberg, qui ont préparé — sans le savoir encore — le quatrième paragraphe de la Constitution Nostra Aetate sur la religion juive.

Nous proposons donc de suivre le cheminement du père Bonsirven, d’analyser sa théologie du judaïsme, de voir les avancées qu’il a faites par rapport à l’enseignement traditionnel dit de la substitution, et aussi ce qui a pu l’empêcher de s’en dégager. Nous essaierons de fournir une hypothèse à l’absence de référence à ses écrits dans les travaux de la commission de rédaction du texte conciliaire sur les Juifs, tout en montrant ce en quoi il reste une figure exemplaire pour la théologie.

I Passion pour l’Écriture Sainte et service de l’enseignement

Joseph Bonsirven naquit en 1880 et grandit à Lavaur, dans le diocèse d’Albi dont l’évêque, Mgr Mignot, l’ami fidèle de Loisy, était ouvert aux idées novatrices. Bonsirven fait ses études dans le séminaire du diocèse et se passionne pour les écrits de Loisy. Son évêque l’envoie ensuite chez les Sulpiciens à Paris où il est ordonné en 1903. Le jeune prêtre part à Rome pour préparer la licence et le doctorat en Écriture Sainte. Il souffre du climat intellectuel de Rome en pleine crise moderniste, d’autant plus qu’il fait figure de hardiesse puisqu’il s’intéresse aux sources juives du christianisme et à la littérature rabbinique. Il est d’ailleurs en contact épistolaire avec le dominicain Marie-Joseph Lagrange, fondateur et directeur de l’école biblique de Jérusalem. En 1910, la Commission biblique lui refuse la soutenance de sa thèse intitulée « Eschatologie rabbinique d’après les Targums, Talmuds, Midrash. Les éléments communs avec le Nouveau Testament ». Les raisons du refus ne sont pas clairement données, mais Bonsirven est soupçonné de « modernisme » et on lui interdit d’enseigner.

Il exerce alors diverses charges pastorales, avant d’être mobilisé en 1914. Prisonnier de guerre en 1916, il devient professeur de dogmatique et d’Écriture Sainte dans le cadre d’un séminaire improvisé dans le camp de Münster à la demande de Benoît XV. Après sa libération il entre chez les jésuites. Il se remet alors à l’étude des textes rabbiniques à l’occasion d’un long voyage au Moyen-Orient en 1923 qui le met en contact avec le judaïsme contemporain. Nommé professeur d’Écriture Sainte en 1924 à Enghien, en Belgique, il doit attendre deux ans pour entrer en activité, Rome ayant demandé un nouvel examen de sa thèse, sanctionnée encore une fois par un veto. Il assurera l’enseignement de cette chaire pendant 14 ans.

Érudit, grand connaisseur des langues anciennes et doté d’une mémoire phénoménale, Bonsirven a produit un nombre considérable de livres, d’articles, de rubriques pour des dictionnaires bibliques, ainsi que de commentaires du Nouveau Testament et de traductions de la Bible. À titre d’exemple : de 1929 à 1938, il assure « le Bulletin du Judaïsme ancien » dans la revue Recherches de Science Religieuse, puis, à partir de 1924, publie trois ouvrages : Le Judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ1, œuvre majeure en plusieurs volumes, Les idées juives au temps de Notre Seigneur2, et enfin Exégèse rabbinique et exégèse paulinienne3.

Parallèlement à ses recherches exégétiques, il a le souci de promouvoir une meilleure connaissance du judaïsme chez les chrétiens. Ainsi, dans les années vingt, entre-t-il en collaboration étroite avec la Congrégation des Frères de Sion et son nouveau supérieur général, Théomir Devaux, élu en 1925. Bien que la conversion des juifs demeure le but de l’apostolat de la Congrégation, la lutte contre l’antisémitisme prend, durant ces années, la première place dans les activités des Frères de Sion. Bonsirven est entraîné sur ce front qui, dans un sens, est nouveau pour lui, puisque jusqu’alors ce n’était pas l’antisémitisme qui motivait ses études juives, mais bien l’avancée de la science exégétique. Il mit donc son érudition au service de cette mission : « Sa conviction essentielle est qu’il est nécessaire de promouvoir la connaissance du judaïsme dans les milieux chrétiens. Pour Bonsirven, la méfiance, la haine et les rancœurs qui opposent alors juifs et chrétiens sont avant tout dues à une ignorance quasi totale et réciproque des deux communautés »4.

Entre 1927 et 1938, le jésuite publie une chronique sur le judaïsme contemporain dans la revue Études. À partir de 1928, il est sollicité par le Père Devaux pour écrire dans sa nouvelle revue, Question d’Israël. C’est cette même année qu’il publie Sur les ruines du Temple5, ouvrage qui explique la religion juive aux chrétiens, parce que, écrit-il, « les deux religions ont puisé à la même source divine, la révélation du Sinaï, la prédication des prophètes »6.

Le Père Bonsirven donne également des conférences, s’appliquant avec une rigueur scientifique à contrecarrer les accusations des antisémites contre les juifs. En 1936, il rédige Juifs et Chrétiens, édité chez Flammarion, toujours dans le même but éducatif. Avec Maritain, Mauriac et l’abbé Desgranges, il fait partie du comité de patronage de La Juste Parole, revue fondée en 1935 et qui se veut une réplique à La Libre Parole, originellement lancée par l’antisémite Drumont. Le jésuite devient inévitablement la cible des attaques de l’extrême-droite. En même temps, ses engagements lui attirent de vives critiques de la part de sa hiérarchie. En 1936 un ecclésiastique dépose une plainte contre lui suite à une conférence intitulée « La question d’Israël parmi les nations ». Bonsirven se désole d’en voir la relecture confiée à « un homme passionné ». « C’est un factum d’antisémitisme mesquin. […] », écrit-il tout en notant à propos de la conférence : « La seule chose qu’on puisse m’y reprocher, c’est de n’avoir pas dit que les juifs sont des malfaiteurs et des corrupteurs »7.

Le père Ledóchowski, Général des jésuites, le somme alors de cesser sa collaboration avec le Père Devaux ainsi que d’arrêter ses publications8. Très atteint par cette nouvelle sanction, il en tombe malade et doit se mettre au repos pendant deux mois. En 1937, il peut reprendre ses activités et publie Les Juifs et Jésus aux éditions Beauchesne. L’évêque auxiliaire de Paris, Mgr Beaussart, fait alors appel à lui pour donner une série de conférences sur le judaïsme à l’Institut catholique, dans le but de favoriser le rapprochement entre juifs et chrétiens. Ces conférences connaissent un grand succès et Jacques Maritain projette de les faire paraître dans une collection qu’il dirige chez Desclée, avec une préface de Mgr Beaussart. L’entreprise, alors proche du but, avorte du fait d’une nouvelle intervention du Général des jésuites. Le Père Bonsirven écrit alors à son Provincial :

Voici ma conviction : un livre, dont beaucoup disent qu’il fera du bien, est arrêté, non à cause de son contenu, mais par ordre. Le contenu ne renferme rien contre la vérité et je pourrais l’améliorer mais ceci semble refusé. Pourquoi l’ordre ? Ne pas blesser les antisémites, ne pas blesser un général antisémite. Opportunisme et moins encore. C’est une blessure — nouvelle — pour la vie religieuse.9

Lorsqu’éclate la seconde guerre mondiale, Bonsirven fuit la Belgique et se réfugie à Lyon où il enseigne au scolasticat de Fourvières auprès des Pères Victor Fontoynont et Pierre Chaillet. Il se trouve ainsi en contact direct avec le P. Gaston Fessard et le P. Henri de Lubac qui enseignait alors la théologie fondamentale à la Faculté catholique de Lyon. Ces jésuites forment un noyau très solide de résistance au nazisme. Ils travaillent avec l’abbé Chaine, professeur d’Ancien Testament, ami du Père Lagrange, et avec un sulpicien dogmaticien de nom, Louis Richard, très apprécié du cardinal Gerlier, tous deux collègues de Henri de Lubac. Joseph Bonsirven met alors ses compétences au service de la publication d’un livre collectif intitulé Israël et la foi chrétienne, édité en 194210 dans les imprimeries fribourgeoises de Charles Journet, échappant ainsi à la censure de Vichy.

À la fin de la guerre, il revient en Belgique, avant d’être nommé professeur à l’Institut biblique de Rome en 1948, là même où il avait été mis à l’index trente-huit années auparavant. C’était la dernière année de rectorat d’Augustin Bea. Le futur président du Secrétariat pour l’Unité des chrétiens a donc connu le Père Bonsirven. Ce dernier essaie de former un spécialiste du judaïsme pour lui succéder, mais le nouveau recteur de l’institut, le P. Ernst Vogt, ne comprend pas la nécessité des études juives. Bonsirven essaie en vain de poursuivre la formation d’un disciple, d’autant que son état de santé ne lui permet d’enseigner que jusqu’en 1952. Il abandonne finalement son projet et termine ses jours à Toulouse où il meurt le 12 février 1958.

Au terme de ce parcours viennent à l’esprit trois questions. Quelle a été la théologie du judaïsme du P. Bonsirven ? Comment définit-il le lien entre Israël et l’Église ? Comment interprète-t-il la permanence d’Israël dans le temps de l’Église ?

II La théologie du judaïsme de Joseph Bonsirven

1 Les titres de noblesse du judaïsme

Bonsirven a pour la religion juive un grand respect et une profonde estime. Sa connaissance du judaïsme ne se cantonne pas au judaïsme des premiers siècles, mais s’étend jusqu’à la période contemporaine. Il peut donc donner aux chrétiens de son temps une image très documentée de sa pensée et de sa pratique. Il cherche à les intéresser aux juifs qu’ils rencontrent au quotidien et à « […] leur inculquer quelques notions justes sur cette religion juive, que le plus souvent ils ignorent ou dont ils se forgent des images grossièrement fantaisistes. Ils s’étonneront peut-être d’y découvrir de réelles beautés, des dogmes, des doctrines morales, des attitudes de piété, qu’ils admirent et vénèrent dans leur propre religion : c’est que les deux religions ont puisé à la même source divine, la révélation du Sinaï, la prédication des prophètes »11.

L’idée très nouvelle qu’il introduit est que le judaïsme n’est pas une religion « disqualifiée » ou moribonde12. Pour lui, la religion juive a une vitalité permanente du fait qu’elle est encore aujourd’hui enracinée dans la Révélation. Il prend donc résolument ses distances par rapport à la dépréciation totale du judaïsme, voire à sa diabolisation. Pour lui, le peuple juif n’est ni maudit, ni rejeté par Dieu. C’est ce que démontre son livre intitulé Sur les ruines du Temple, où il utilise les sources juives pour illustrer son propos. S’il garde un regard extérieur et n’hésite pas à ponctuer ses développements d’arguments apologétiques en faveur du christianisme, il a soin de laisser le judaïsme se définir lui-même. On y trouve les grands axes de la foi et de la pensée juive : la relation du peuple d’Israël à Dieu, son sens de l’élection, son rapport aux Nations, à la Torah, sa pensée sur le Messie et le monde à venir. Le livre entre ensuite dans le détail de la prière juive, de ses fêtes et de sa morale. Sa pédagogie consiste souvent à poser une question construite à partir de clichés véhiculés chez les chrétiens. Ainsi, par exemple, en est-il de la question classique et qui a toujours bonne presse : « la religion de l’Ancien Testament n’est-elle pas avant tout la religion de la crainte, l’amour demeurant tout entier au Nouveau Testament ? »13. Il répond avec des textes juifs qui expliquent comment s’équilibrent en Dieu justice et miséricorde, crainte de Dieu et confiance filiale. Ou encore celle qui survient à propos des 613 commandements qui enserrent toute la vie en ses plus minimes fonctions et occupations : « les garder ne sera-t-il pas un fardeau écrasant, un joug insupportable ? N’est-ce pas se condamner à un formalisme vide, à un extrinsécisme desséchant, à une vie désolée ? »14. Il répond : « “Prendre le joug des commandements”. Mais chez l’israélite de bonne volonté ces mots ne trahissent ni lassitude, ni contrainte ; au contraire ils appellent toujours la formule correspondante et aussi fréquente “la joie des commandements” ; “prendre le joug des commandements” ne se sépare pas de “prendre le joug du royaume des cieux” […] C’est qu’il voit dans la Torah un signe et un présent de l’amour de son Dieu »15.

Par sa très bonne connaissance de l’histoire douloureuse du peuple juif au milieu des nations, Bonsirven n’hésite pas, non plus, à exonérer les juifs de leur attitude hostile à l’égard des chrétiens : « Comment reprocher […] à un Isaac Abarbanel, chassé d’Espagne, après avoir rendu tant de services aux princes dont il fut le dévoué ministre, de s’en prendre à cette religion si dure pour lui et ses frères ? Comment incriminer les réfugiés, gracieusement accueillis par les Turcs, de préférer au christianisme l’islamisme hospitalier et simplement monothéiste ? »16.

Dans la seconde partie de son livre, Bonsirven réfute ouvertement les arguments des antisémites sur l’immoralité des juifs et leur malhonnêteté, lesquelles seraient soi-disant l’essence même de la religion juive. Là encore il argumente à partir de la tradition juive elle-même. Pour lui, le peuple juif vit dans une fidélité à l’alliance du Sinaï, qui lui donne des titres de noblesse. « De ces diverses vues sur le judaïsme, quelle est l’impression qui se dégage et qu’on doit garder ? On a d’abord l’impression d’avoir dénombré de grandes et magnifiques richesses : affirmation nette et lumineuse des vérités fondamentales sur Dieu et le monde, doctrine morale réellement pure et élevée, piété vraiment religieuse. Et à cela, quoi d’étonnant ? Toutes ces richesses dérivent directement de la source divine, de la révélation de l’Ancien Testament. »17

2 Fidèle à l’Ancien Testament, mais infidèle à sa mission

La fidélité du peuple juif, que Bonsirven décrit en termes si élogieux, est cependant relative car, en ne reconnaissant pas en Jésus son Messie, « Israël n’a pas compris que cette heure sanglante inaugurait une ère nouvelle »18 et, en continuant à vivre sous le régime de l’ancienne Alliance, les juifs se sont engouffrés dans une impasse, avec une double conséquence : d’une part le judaïsme a été rendu stérile en termes de mission pour le monde et, de l’autre, le judaïsme moderne n’est qu’un mélange de « joyaux » issus de l’Ancien Testament et de « verroteries » introduites par les pharisiens et les rabbins au cours de l’histoire. Reprenons ce raisonnement.

Dieu avait fait alliance avec le peuple juif dans un but précis : « en vue de produire un peuple saint, détenteur de la vérité divine dans la Torah, tenu à la garder lui-même et par là, à se sanctifier ; chargé de la communiquer au monde et, ainsi, de promouvoir le règne de Dieu »19.

Cette mission lui imposait d’être séparé des autres nations, d’où une tension entre particularité et universalité : « Ainsi le peuple élu présentera deux caractères en apparence contradictoires, l’universalité et l’exclusivisme : mission universelle, doctrine théologique et morale universaliste, mais vie nationale, tout enfermée dans un strict particularisme. L’un en vue de l’autre : c’est afin de se réserver pour sa mission qu’Israël doit se garder du contact impur des peuples et de leur contagion »20.

À l’heure du salut universel, le peuple juif aurait dû renoncer à son particularisme ; en quelque sorte il aurait dû mourir à son identité particulière pour accomplir sa vocation à l’universalité. Le judaïsme ancien avait donc exclusivement comme mission de préparer le salut en Jésus-Christ, puis de disparaître. Le peuple juif se serait alors disséminé dans le nouveau peuple de Dieu, à savoir l’Église. Le peuple juif était comme une petite rivière de couleur très concentrée, pourrait-on dire, qui, en se jetant dans l’immensité de la mer, se serait dissoute en elle tout en la colorant. Il est évident en effet pour Bonsirven que le christianisme accomplissait le judaïsme en ouvrant le particulier à l’universel : « c’est dans le christianisme que le judaïsme se continue et, par là, s’explique la stérilité religieuse de la Synagogue, son incompréhension pour la vie intérieure, son infidélité à la vie prophétique. […] Le véritable Israël, l’Israël suivant l’Esprit, c’est la religion de Jésus-Christ »21.

Or Israël n’a pas voulu s’offrir pour le monde : « Les Pharisiens avaient repoussé le développement et le perfectionnement que venait accomplir Jésus ; ils ne voulaient d’aucun changement ; ils seront contraints de subir une évolution […] deux solutions seules possibles : ou se confiner plus jalousement ou s’élargir à l’infini. La première conduit à une impasse, la deuxième à l’extinction par la dissolution. C’est la première voie que choisissent les Pharisiens et ils y engagent à leur suite le Judaïsme »22.

Ainsi pour Bonsirven, la faute fondamentale du peuple juif est d’avoir opposé la Loi à Jésus et de s’être enfermé dans une identité séparée. Il est notoire de ce point de vue qu’on ne trouve aucune trace d’accusation de déicide chez l’exégète. Pour lui, le problème n’est pas que les juifs ont tué Jésus, Fils de Dieu, mais qu’ils ont échappé à leur mission. Le jésuite fait reposer la responsabilité de ce faux pas sur les chefs de la nation : « Si donc les chefs d’Israël l’ont condamné, s’ils ont repoussé Jésus, c’est par un attachement particulariste à la Loi, un aveugle asservissement à la lettre »23.

Quand il entre dans ce registre, Bonsirven est très sévère et perd sa bienveillance ; il reproche aux autorités juives de n’avoir pas été fidèles aux prophètes et d’avoir fourvoyé leur peuple. Dès lors, replié sur lui-même et perdant de ce fait son dynamisme missionnaire, le judaïsme est devenu stérile et s’est vu écarté du plan divin. « Quand les temps arrivent à leur maturité, quand le Royaume fait au grand jour son apparition, les juifs en sont écartés, ils n’atteignent pas ce qu’ils poursuivaient depuis des générations ; frustrés du fruit de leurs efforts, ils sont exclus du bienfait attendu, et celui-ci échoit aux nations qui s’en désintéressaient »24. Dans le temps de l’Église, le judaïsme n’a donc plus, pour Bonsirven, de fonction de salut pour le monde — ce qui ne veut pas dire qu’il ne garde pas un rôle, ce que nous verrons plus loin. Les prescriptions de la Loi deviennent caduques, puisqu’on est entré dans l’ère de la religion universelle.

En plus de cette stérilité, la seconde conséquence de ce faux pas est que le judaïsme continue dans l’histoire, mais « désaxé » et « enchâssé dans un messianisme dévié »25. Dans l’avant-propos de Sur les ruines du Temple, Bonsirven s’en explique :

Cependant, que l’éclat de ses splendeurs n’éblouisse pas leurs regards [à ses lecteurs] : à mieux étudier ces joyaux uniques, ils apparaissent comme de merveilleuses pierreries, arrachées aux sertissages délicats, créés tout exprès pour les faire valoir ; enchâssées à présent dans un messianisme dévié et dans un étroit particularisme, elles resplendissent encore et étincellent, mais comme à regret, tels de prodigieux brillants, mêlés à des verroteries.26

Le judaïsme contemporain est donc, en somme, une réalité hybride qui charrie des déviations aux côtés de vérités révélées. Ces fausses richesses sont pour Bonsirven l’accumulation des lois qui, conçues pour protéger la Torah, bouchent en fait l’horizon des juifs à la foi, même si « de belles âmes se sont épanouies » au sein de ce juridisme exaspéré. Encore une fois, ce sont les dirigeants religieux qui sont responsables de ces ajouts sans valeur au regard de la Révélation27.

Ainsi, Israël a été « arraché aux sertissages délicats », c’est-à-dire à la trame de l’histoire du salut28. Le peuple juif est donc fidèle, mais d’une fidélité relative ou partielle :

Somme toute, nous pouvons porter sur le Talmud le même jugement que sur le judaïsme en général. Il est ordinairement fidèle à la doctrine révélée dans l’Ancien Testament. Toutefois nous relevons des déviations qui, sans atteindre le fond, orientent vers une religion de forme plus naturelle et plus rationaliste.29

Dans le diagnostic final de Bonsirven le peuple juif souffre d’indigence, car il est fait pour une plus haute destinée, une plénitude à laquelle il soupire, mais que seul le christianisme peut lui donner30. Le jésuite s’est d’ailleurs beaucoup intéressé aux juifs convertis au catholicisme. Il leur a consacré plusieurs articles et a mené des enquêtes à leur sujet. Il s’émerveille de trouver chez eux une sorte de supériorité par rapport à beaucoup de catholiques, du fait qu’ils comprennent la cohérence profonde qui relie Ancien et Nouveau Testaments, judaïsme et christianisme : « Quelle joie pour un Israélite de reconnaître dans l’Église, dans sa liturgie, dans sa littérature, dans ses dogmes, tant de legs, et mis en pleine valeur, de son héritage de famille ! Il peut alors s’assurer qu’il n’a pas changé de religion, qu’il n’a pas eu à se convertir. Le converti Angress dit : je suis catholique parce que je suis juif »31.

3 Les chrétiens ne peuvent mépriser les juifs

Le troisième volet du discours de Bonsirven sur le judaïsme concerne l’importance pour les chrétiens de considérer les juifs comme leurs frères. Ainsi se conclut l’avant-propos de Sur les ruines du Temple :

Faisons ces constatations avec tristesse, respect et sympathie pour les âmes qui détiennent ces inestimables richesses, mais voilées et obscurcies par des méconnaissances et des erreurs capitales : ainsi nous ne mériterons pas les reproches que saint Paul adresse aux Gentils récemment convertis, naïvement orgueilleux de leur jeune christianisme et hautement méprisants pour l’antique Israël32.

Il cite à ce propos l’épître de saint Paul aux Romains, où il est question de l’olivier franc : « Mais si quelques-unes des branches ont été coupées, tandis que toi, sauvageon d’olivier, tu as été greffé parmi elles pour bénéficier, avec elles, de la sève de l’olivier, ne va pas te glorifier aux dépens des branches. Ou si tu veux te glorifier, ce n’est pas toi qui portes la racine, c’est la racine qui te porte » (Rm 11,17-18).

III Lien entre judaïsme et christianisme : une théologie de la racine

L’intérêt de Bonsirven pour le judaïsme n’a pas eu comme point de départ la lutte contre l’antisémitisme, comme nous l’avons déjà signalé, mais bien son étude du Nouveau Testament, dont l’originalité tient à son attention aux origines du christianisme. Il avait en effet la certitude que le Nouveau Testament et le christianisme ne peuvent se comprendre indépendamment de la tradition qui les a portés et mis au monde. Bonsirven ne faisait pas entrer le judaïsme dans la discipline des religions comparées. Il le reliait directement au christianisme, et donc à la théologie, du moins à la théologie biblique. Ce faisant, il allait à contre-courant de la pensée dominante de son époque, pour qui la religion juive et le judaïsme relevaient de l’histoire des religions33 et pour qui les textes juifs des premiers siècles de notre ère « reflètent une forme de judaïsme postérieure à la ruine du Temple, et donc sans intérêt pour la compréhension des origines du christianisme et du milieu qui l’a vu naître »34.

Le jésuite a d’autant plus de difficultés à faire accepter ses idées par ses contemporains que l’exégèse catholique du début du xxe siècle défendait l’originalité absolue de la vérité chrétienne. La christologie, pour sa part, concevait difficilement que Jésus-Christ, Fils de Dieu, et a fortiori la jeune Église, aient pu subir quelque influence de leur milieu juif, milieu dont, par définition, ils s’affranchissaient à cause de la Nouvelle Alliance.

Ainsi, en replaçant l’enseignement du Christ dans le cadre qui l’a vu surgir, en démontrant l’intérêt des écrits juifs des premiers siècles, contemporains de la formation du Nouveau Testament, Bonsirven démentait la prétention du christianisme à s’auto-suffire pour se comprendre. Il mettait en cause l’idée de la rupture totale entre christianisme et judaïsme. Judaïsme et christianisme étaient pour lui en interrelation dans les premiers temps de l’Église et il conclut : « Un chrétien peut-il se désintéresser de la religion en laquelle sa propre religion s’enracine et prend naissance ? »35. L’idée d’enracinement suppose qu’on dépasse la conception du lien entre les deux religions en termes de succession historique, chacune avec son système théologique parfaitement étanche. Au contraire, pour Bonsirven, il y a une connaturalité entre judaïsme et christianisme. Ce qui relie ces deux religions l’une à l’autre, c’est l’Ancien Testament. Or ce lien n’est pas rompu et se prolonge dans le temps : « Nous nous réclamons des mêmes Pères, nous nous enracinons dans la même histoire sainte, nous croyons trouver la Parole de Dieu dans les mêmes Écritures inspirées et nous prions sur les mêmes textes sacrés »36. Ou encore : « N’est-ce pas la même révélation que celle qui fut dispensée à Abraham et Moïse, la même économie providentielle, la grâce du Christ réalisant la promesse faite aux Patriarches ? »37.

Toutefois, cette connaturalité ne se situe qu’au niveau de la racine, car l’exégète reste tout à fait dans la ligne de la substitution, où l’Église remplace Israël. S’il a noué ensemble christianisme et judaïsme dans un patrimoine commun, en aucun moment le chrétien n’est censé recevoir, selon lui, quelque chose du judaïsme contemporain. Seul le juif devenu catholique a cette capacité d’apporter aux chrétiens des trésors qu’eux-mêmes ne voient pas. Le judaïsme est donc respecté et étudié au titre de racine ; il est utile pour la connaissance du Nouveau Testament, mais non pour vitaliser l’Église, comme la racine qui continuerait à donner vie à l’arbre qu’elle porte. Bonsirven écrit clairement : « Israël a été amputé du rejeton qu’il avait porté »38, expression très curieuse qui donne à penser que le christianisme constitue un corps à part, autonome, détaché de la souche, et que « le vieil arbre », après avoir donné son ultime fruit, subsiste sans dépérir, mais sans rien produire non plus. L’image est d’autant plus curieuse qu’elle semble dire l’inverse de ce qu’exprime Paul dans l’épître aux Romains, quand il désigne les branches momentanément amputées de la souche comme étant l’olivier franc, c’est-à-dire la partie d’Israël qui n’a pas reconnu le Christ39.

En fait, Bonsirven n’a pas une vision ecclésiologique du rapport entre Israël et l’Église. Il parle du lien entre judaïsme et christianisme, et non du lien entre Israël et l’Église. Il ne considère pas moins les juifs comme un peuple : « Le Judaïsme […] désigne soit la religion professée par le peuple juif, soit le peuple qui professe la religion de Moïse. Il comprend donc deux éléments : un élément religieux et un élément national ; c’est l’intime cohésion de ces deux éléments qui assure la permanence du tout et lui promet la perpétuité »40.

Mais qu’en est-il de la portée ecclésiale du lien entre Israël et l’Église ? On voit que, dans la pensée du jésuite, bien qu’il y ait une coupure entre le judaïsme ancien pleinement accordé à sa mission et le judaïsme construit sur les ruines du Temple, le peuple juif continue. Ce n’est pas un autre peuple juif qui vit et célèbre le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. En conséquence de quoi Bonsirven pose bien la question : « Cette perpétuité, malgré les conditions hostiles, nous est un gage qu’Israël demeure le peuple éternel. Ne faut-il pas voir dans cette perpétuité et ce constant développement une volonté, un secret dessein de la Providence ? »41.

Israël n’a plus de mission de salut, selon Bonsirven, mais cela ne signifie pas pour autant que le peuple juif ne joue plus aucun rôle dans le monde. Ce rôle renvoie ici à ce que le jésuite appelle « le mystère d’Israël », que nous allons maintenant analyser.

IV Israël dans le temps de l’Église : « le mystère d’Israël »

Nous nous attacherons ici tout particulièrement au chapitre intitulé « Le mystère d’Israël » que Joseph Bonsirven a rédigé pour l’ouvrage collectif Israël et la foi chrétienne, édité sous la direction de Charles Journet en 1942. Ce livre a été écrit en pleine persécution antisémite nazie et l’ampleur de la Shoah commençait à se laisser deviner. Les théologiens résistants voulaient alerter les chrétiens sur le mensonge de l’idéologie nazie et les apparences de valeurs chrétiennes véhiculées par le régime de Pétain. L’antisémitisme y est stigmatisé : s’attaquer au peuple juif menace à plus ou moins long terme le christianisme, puisque arracher la racine ne pourrait avoir que des conséquences destructrices pour l’arbre qu’elle porte. Le chapitre confié à Bonsirven achève le livre. Il s’est écoulé douze années depuis la publication de Sur les ruines du Temple. Or dans la conclusion de cet ouvrage, Bonsirven n’avait fait qu’effleurer la question du dessein de Dieu sur Israël après le Christ, en se demandant « quel rôle leur destine-t-il dans l’histoire religieuse du monde ? »42. Il renvoyait alors le lecteur au chapitre 11 de l’épître aux Romains, c’est-à-dire à l’espérance de la réintégration d’Israël et aux fruits de résurrection que cette réintégration entraînerait. Il consacre donc maintenant une trentaine de pages au sujet.

Joseph Bonsirven commence son article par une longue description de l’histoire du peuple juif depuis la destruction du Temple et la perte de sa souveraineté sur la terre de ses Pères. Son but n’est pas d’écrire un traité d’histoire, mais de se livrer à une interprétation théologique de cette histoire.

Il rappelle tout d’abord que ce n’est pas la première fois qu’Israël connaît la destruction et l’exil ; aussi Israël « sent bouillonner en lui-même une vitalité débordante, incoercible ; intacte est sa foi en son Dieu qui l’a choisi entre toutes les nations. Il est habitué à relever les décombres et à ressusciter. À l’œuvre ! Sans désemparer, dès maintenant, il va travailler à développer la religion traditionnelle, essayer de se faire une place au soleil à côté et au milieu des autres peuples »43.

Cependant cette ruine de 70 revêt un caractère tout à fait nouveau, parce qu’elle coïncide avec l’événement du salut accompli par le Christ. C’est pourquoi, malgré l’extraordinaire vitalité spirituelle et humaine d’Israël qu’il présente en termes positifs et admiratifs, Bonsirven constate que, « depuis près de deux millénaires, l’effort acharné se poursuit, obtenant pour un temps des résultats impressionnants, mais pour aboutir, en fin de compte, à un nouvel effondrement : au terme de toutes ses voies, un moment larges et brillantes, l’impasse »44.

Les effondrements successifs qu’il énumère sont causés par les contingences historiques auxquelles se heurtent les juifs, et qui interrompent sans cesse de manière brutale leur intégration dans les nations : persécutions, expulsions, échec de l’émancipation par la montée de l’antisémitisme, refus de la Turquie de soutenir le sionisme, résistance des Arabes à la déclaration Balfour. Si l’auteur sait juger les motifs irrationnels de ces persécutions perpétrées contre Israël par les nations, par les chrétiens ou par les antisémites, il met en corrélation ce rejet récurrent avec le fait que « la religion d’Israël s’est transformée en une religion particulariste »45, interprétation qu’il avait développée plus de dix ans auparavant et qui reste sa thèse fondamentale.

Ainsi son tableau historique est-il traversé d’une double question. D’une part, « Pourquoi la récurrence tragique de cette loi impitoyable de la voie barrée depuis près de deux millénaires ? », et de l’autre, « Quel sens donner à cette permanence d’Israël dans l’histoire ? » : « Admirablement équipé, [ce peuple] tente depuis vingt siècles de se faire une place au soleil des nations : après quelques succès il est régulièrement repoussé, pillé, massacré ; cependant quoique voué en apparence à succomber, il subsiste toujours »46.

Il existe donc ce que l’auteur appelait dès le début de son chapitre une « énigme historique, qu’il faut considérer afin d’en chercher la solution »47. Joseph Bonsirven nomme cette énigme le « mystère d’Israël », faisant appel à une expression qui remonte à Bossuet, relayée par Gabriel Marcel. Il propose d’en éclairer un peu la portée. Prenant pour guide les écrits de Bossuet, il commence par exposer les deux motifs principaux pour lesquels Dieu conserve son peuple dans l’histoire, arguments qui, depuis lors, sont devenus classiques de l’enseignement sur le peuple juif : « Israël maintenu pour être gardien et témoin des Écritures, Israël châtié en expiation de son opposition au Christ »48. Ces deux motifs demeurent néanmoins insuffisants pour Joseph Bonsirven qui cherche à sonder ce que Bossuet lui-même pressentait comme « un mystère si merveilleux et si utile à l’instruction du genre humain [qui] mérite d’être bien considéré »49. Le jésuite revient alors sur son postulat du faux pas d’Israël qui ne veut pas renoncer à son particularisme. Le rejet multiforme des juifs à travers l’histoire trouve bien sa cause dans l’infidélité d’Israël à sa vocation d’être “lumière des nations”. Pourtant, Dieu n’a pas annulé pour autant la vocation des juifs, qui se réalise d’une autre manière. Il les met en réserve — ne leur permettant pas de se rétablir nationalement — « pour une tâche que nous pouvons définir »50. Bonsirven reste ainsi sur le porche de sa question, mais il n’en a pas moins opéré une avancée notoire. La vocation d’Israël n’est pas éteinte ; elle se continue, sans doute autrement, selon le dessein de Dieu qu’il avoue être en mal de saisir. Aussi termine-t-il son développement par une mise en garde adressée aux chrétiens : « Israël se perpétue donc dans le monde comme un être consacré que rien ne peut ‘exécrer’. Comme ce sort tragique, surnaturel, exige du respect, impose cette révérence religieuse due à ceux sur qui la main de Dieu s’appesantit ! »51.

La tragédie vécue dans les années quarante donnerait-elle à Bonsirven un regard plus approfondi sur la permanence d’Israël qu’il nomme « être consacré » vivant un sort “surnaturel”, adjectif qu’il réservait autrefois au christianisme ? De fait, dans ce chapitre, il n’est plus question de la « stérilité d’Israël » qui, bien au contraire, est conservé par Dieu pour accomplir un jour sa mission. La « théologie de la racine » de Bonsirven, qui attirait l’attention du chrétien sur la fraternité entre juifs et chrétiens, insiste maintenant sur la solidarité qu’il y a entre judaïsme et christianisme. Est-ce à dire qu’il a évolué dans son approche du « mystère d’Israël » ? Il est difficile de répondre à cette question. On peut imaginer sans peine que la violence de la persécution des juifs durant la seconde guerre mondiale a dû faire réfléchir plus avant l’homme intelligent qu’il était. Toutefois « le mystère d’Israël » de 1942 rejoint la conclusion de Sur les ruines du Temple. Et si l’on s’en réfère à la rubrique « talmud », sortie en 1946 dans le Dictionnaire de théologie catholique52, on est porté à penser que la réflexion de Bonsirven sur les juifs et le judaïsme avait déjà atteint sa cohérence dans les années vingt et qu’elle n’a pas subi par la suite de changements majeurs.

V Conclusion : la pensée d’un précurseur et ses limites

Le père Joseph Bonsirven est un précurseur à plusieurs égards. En témoignent ses travaux sur la littérature rabbinique qu’il utilise comme source sérieuse pour l’étude du Nouveau Testament. Sur ce point le père Bonsirven reste une figure exemplaire et prophétique. Il considérait que l’étude des sources rabbiniques était essentielle, et non pas optionnelle, pour la formation des chrétiens et en particulier des ecclésiastiques. On est en droit de penser qu’il y a encore beaucoup à faire pour en opérer l’intégration dans les mentalités et les programmes de théologie.

En outre, pour ce qui concerne le regard de foi sur le judaïsme et le peuple juif, Joseph Bonsirven réalise des ruptures significatives par rapport à l’enseignement traditionnel. Nous avons déjà souligné l’absence d’accusation de déicide chez le jésuite. L’apport est majeur, parce que cette accusation renvoie ici à l’un des aspects les plus prégnants de l’antijudaïsme chrétien, véhiculé d’ailleurs par la liturgie de la Semaine sainte et qui fit l’objet de nombreux débats durant le Concile. Pour Joseph Bonsirven, les juifs se sont trompés — plus qu’ils ont péché — en refusant le Christ, même si leur erreur est la conséquence d’une attitude d’endurcissement ou d’orgueil. Le jésuite n’entre pas non plus dans l’idée d’une responsabilité collective du peuple juif d’hier et d’aujourd’hui. Bonsirven est clair : ce sont les chefs religieux de l’époque du Christ qui ont été aveuglés et ont entraîné ensuite le peuple dans l’erreur. Cette pensée qui relève de l’évidence — comment imaginer que l’enfant rencontré dans la rue en 1942 est responsable de la mort de Jésus il y a 2000 ans ! — fera pourtant l’objet de nombreuses explications durant le Concile de la part du cardinal Bea. Nostra Aetate aura du mal à formuler ce dédouanement.

Un autre point remarquable chez le Père Bonsirven est le fait qu’il estime qu’Israël vit encore de la Révélation du Sinaï : il fournit là une base sur laquelle peut se réfléchir une théologie de la permanence. Si l’Ancien Testament a une valeur permanente53, alors le peuple qui vit de ce livre a aussi une valeur permanente, affirmation qui n’est pas seulement d’ordre sociologique mais d’ordre proprement théologique. Or si Israël demeure fidèle à son alliance, comme le dit Bonsirven, il n’est plus possible de parler de rejet du peuple juif par Dieu, ou de discréditer le judaïsme. On aboutit ainsi naturellement au fait que la permanence d’Israël dans le temps de l’Église a un sens positif, providentiel, et que la conservation d’Israël ne se réduit pas seulement à un argument apologétique. Dieu met en réserve son peuple pour un dessein précis et, à cause de cette volonté mystérieuse, lui barre la route lorsque celui-ci prétend réaliser ses aspirations messianiques selon sa propre idée.

Mais il y a des limites à la pensée de Bonsirven et, pour les aborder, il est nécessaire de prendre en compte au préalable le contexte spirituel et théologique dans lequel il a grandi. Nous ne pouvons ignorer que Bonsirven a vécu dans une culture religieuse de fin de xixe siècle très marquée par le jansénisme. Pour une spiritualité qui met tant l’accent sur le ciel, qui assigne à la vie dans ce monde la fonction de la sanctification par la souffrance — le bonheur étant plus de l’ordre du monde à venir —, le fait que les juifs puissent se souhaiter félicité et prospérité sur la terre, préférer le monde d’ici-bas pour servir Dieu et qu’ils ne prêchent pas l’ascèse, représentait une marque d’infériorité spirituelle et un manque de vie surnaturelle. C’est ainsi que Bonsirven peut décrire la morale juive comme étant bonne et naturelle, c’est-à-dire non surnaturelle, mais « elle s’interdit tout élan vers un idéal de purification totale et de détachement du créé, ordonné à la pénétration du mystère. Elle a peur qu’il ne lui pousse des ailes »54.

Homme de son époque, Bonsirven n’est pas exempt, non plus, de clichés traditionnels sur les juifs et on peut, à bon droit, regretter certains de ses propos qui rappellent le langage des Pères de l’Église lorsqu’ils utilisaient les paroles des prophètes pour leurs argumentations antijuives.

Nous voulons surtout nous arrêter, ici, sur deux points qui nous paraissent plus névralgiques en ce qui concerne les limites de la théologie de Bonsirven. Le premier a trait à son absence de réflexion ecclésiologique. Nous avons remarqué que Bonsirven ne parle que du rapport entre christianisme et judaïsme, jamais de celui entre Église et Israël. Or cette carence en matière d’ecclésiologie est propre à son époque où l’Église n’est pas réfléchie comme “mystère” mais comme société hiérarchique. Au témoignage de Maurice Vidal, qui parle de ses études de prêtre en 1949, « il n’y avait pas de cours d’ecclésiologie. L’ecclésiologie était enseignée comme un chapitre du cours qu’on appelait “l’apologétique”. […] Il avait pour but de fonder l’autorité du Magistère, sur laquelle l’enseignement de la dogmatique et de la morale ne cesserait ensuite de s’appuyer »55.

Or Bonsirven, qui a fait ses études de prêtre un demi-siècle plus tôt, est marqué par cette apologétique. Il ne disposait pas des outils nécessaires pour aborder la question d’Israël dans son rapport à l’Église. D’ailleurs, accorder à Israël un statut de « peuple consacré » ne pouvait pas lui venir de ses études de théologie, ce qui met d’autant plus en lumière les percées qu’il a opérées grâce à ses recherches bibliques. On ne peut reprocher à Joseph Bonsirven de ne voir pour les juifs d’autre chemin que celui de l’abandon de la Loi et de la conversion au catholicisme. Toute sa génération vivait dans cette perspective.

Tout Israël finira par entrer dans l’Église, réalisant la plénitude du Christ, procurant l’entier établissement du Royaume de Dieu. Il est probable que cette accession se produira, non pas par une conversion en masse, mais par des adhésions individuelles.56

Ceci porte à penser qu’une bonne ecclésiologie est un bagage indispensable pour s’affranchir de la théologie de la substitution. Ceci dit, on sent bien que l’exégète oscille dans ses affirmations entre le fait qu’il ne peut renoncer au prosélytisme à l’égard des juifs et celui de la permanence du peuple juif comme volonté de Dieu, tout en invitant les chrétiens à fraterniser avec les juifs, car « si les deux religions restent irréductibles et inconciliables, leurs membres peuvent se réconcilier »57.

Le second point névralgique concerne le rapport entre le particulier et l’universel. Si Bonsirven reste encore dans la perspective classique de la théologie de la substitution, il ne le fait pas par mépris pour le judaïsme, mais parce qu’il ne peut tenir ensemble les notions d’universel et de particulier. Or cette tension entre particulier et universel est une des clefs pour sonder le mystère d’Israël. Cette clef est restée cachée à l’intelligence de Bonsirven et c’est pourquoi son idée de l’accomplissement réalisé par le Christ dans l’événement pascal ne donne pas sa place au peuple juif dans cette nouvelle étape de l’histoire. Il faudra attendre les années quatre-vingt pour que cette clef de lecture s’impose aux théologiens58.

Joseph Bonsirven est mort avant l’annonce du Concile Vatican II, et il n’aura pas été une référence directe dans la rédaction de Nostra Aetate. Nous avançons l’hypothèse qu’une des raisons de cet état de fait pourrait bien être que le paragraphe 4 du texte conciliaire, bien qu’il s’intitule De la religion juive, ne s’intéressera pas au judaïsme, mais bien au lien entre l’Église et le peuple juif. Cette approche ecclésiologique, qui a constitué une note dominante du Concile, ne pouvait se réclamer des écrits du père Bonsirven. Cependant, sa trajectoire personnelle, les relations serrées qu’il eut avec les auteurs59 directement consultés par les acteurs du Concile, autorisent à lui donner une place de choix dans la liste des précurseurs de la déclaration conciliaire Nostra Aetate. À l’évidence, il préparait le terrain. Il faut lui rendre cet hommage.

Notes de bas de page

  • 1 J. Bonsirven, Le Judaïsme palestinien au temps de Jésus-Christ, Paris, Beauchesne, 1934. Une édition abrégée sortira en 1950.

  • 2 Id, Les Idées juives au temps de Notre Seigneur, Paris, Bloud et Gay, 1934.

  • 3 Id, Exégèse rabbinique et exégèse paulinienne, Paris, Beauchesne, 1938.

  • 4 Archives françaises de la Société de Jésus AFSJ, Dossier Bonsirven S. 15/9, lettre du P. Bonsirven, Rome, au P. Lagrange, Jérusalem, datée du 14 juin 1910, citée dans L. Deffayet, « Le père Joseph Bonsirven, un parcours fait d’ombres et de lumières », dans Archives juives, Volume 40 –2007/1.

  • 5 J. Bonsirven, Sur les ruines du Temple, Paris, Grasset, 1928, p. 8-9.

  • 6 Ibid. p. 8.

  • 7 AFSJ, Dossier Bonsirven S. 15/9, lettre du P. Bonsirven au R. P. Provincial de Toulouse, datée du 19 janvier 1937, citée dans L. Deffayet, « Le père Joseph Bonsirven… (cité supra n. 4), p. 39.

  • 8 Nous notons que c’est ce même P. Provincial dont il est question dans G. Passelecq et B. Suchecky, L’encyclique cachée de Pie XI, Texte imprimé : [1938] : une occasion manquée de l’Église face à l’antisémitisme [projet par John LaFarge, Gustav Gundlach et Gustave Desbuquois], Paris, la Découverte, 1995, chapitre iv, p. 113-136.

  • 9 AFSJ, ibid., lettre du P. Bonsirven au R. P. Provincial, datée du 22 juillet 1939, cité dans dans L. Deffayet, « Le père Joseph Bonsirven… (cité supra n. 4), p. 41

  • 10 1942 est l’année marquée par les grandes rafles des juifs en France, dont celle de Paris au mois de juillet ; celles-ci provoquent un éveil des consciences et un renforcement de la résistance intellectuelle à Lyon.

  • 11 J. Bonsirven, Sur les ruines du Temple… (cité supra n. 5), p. 9

  • 12 « Une fois amputée du puissant rejeton qu’il avait porté, le vieil arbre n’a-t-il pas irrémédiablement dépéri ? » demande-t-il au tout début de son ouvrage, laissant penser que la réponse est négative. Cf. Ibid. p. 8.

  • 13 J. Bonsirven, Sur les ruines du Temple… (cité supra n. 5), p. 143.

  • 14 Ibid.

  • 15 Ibid.

  • 16 Ibid., p. 112.

  • 17 Ibid., p. 368.

  • 18 Ibid., p. 7.

  • 19 Ibid., p. 96.

  • 20 Ibid., p. 100.

  • 21 Ibid., p. 246.

  • 22 Ibid., p : 368.

  • 23 J. Bonsirven, « la conversion d’Israël » dans Collectif, Les Juifs, coll. Présences, Paris, Plon, 1937, p. 302.

  • 24 Ibid., p. 299.

  • 25 Ceci explique le titre du Livre : « […] à mieux scruter les croyances, à ausculter plus attentivement les consciences, on ressent aussi l’impression d’un sourd malaise, d’un déséquilibre irrémédiable : d’où proviennent-ils ? Indubitablement de ce fait que le Judaïsme actuel s’est développé sur les ruines du Temple : voilà ce qui l’a totalement désaxé. » Id., Sur les ruines du Temple…, (cité supra n. 5), p. 9.

  • 26 Ibid.

  • 27 « Ils [les pharisiens des premiers siècles] entourent la loi et le peuple de haies multiples, ils renforcent les observances séparatrices, ils aggravent les préceptes ; […] juridisme intempérant, échevelé, acharné d’une part, à forger toujours de nouvelles chaînes, […] et dissipant d’autre part les forces dans les vaines agitations de ses discussions sans fin, de sa casuistique inextricable ; ou bien à l’opposite, mysticisme sans contrôle, aboutissant très vite à une exaltation malsaine et une pitoyable superstition. Cf J. Bonsirven, Sur les ruines du Temple…, (cité supra n. 5), p. 369.

  • 28 Remarquons que Bonsirven ne parle jamais du salut dont les juifs seraient exclus.

  • 29 Dictionnaire de théologie catholique sous la direction de Vacant et Mangenot, Paris, Letouzey et Ané, tome 15, 1946, col. 24.

  • 30 À propos de la prière juive Bonsirven commente : « On peut dire que ce peuple n’a pas perdu ce génie de la prière qui apparaît si manifeste dans les psaumes et les cantiques bibliques […] est-ce à dire que toutes leurs aspirations spirituelles seront comblées ? Il ne semble pas : à bien étudier ces livres de prières, on y relève comme les indices de l’indigence et de la soif d’un élément plus haut, plus surnaturel » (Ibid. p. 246).

  • 31 J. Bonsirven, Juifs et chrétiens, coll. Études philosophiques et religieuses Paris, Flammarion, 1936, p. 129.

  • 32 Ibid. p. 9.

  • 33 Le dictionnaire de théologie catholique, dans la rubrique « Judaïsme », indique que « l’histoire de la religion juive, pour autant qu’elle doit préoccuper les théologiens, sera traitée aux divers articles suivants… », puis d’ajouter en conclusion : « Pour ce qui est du Judaïsme postérieurement à l’ère chrétienne, il intéresse moins la théologie que l’histoire des religions ; les idées générales qui le dominent seront étudiées à l’art. Talmud. » (Dictionnaire de théologie catholique [cité supra n. 29], tome 8, col. 1914).

  • 34 L. Deffayet, « Le père Joseph Bonsirven… (cité supra n. 4), p. 31.

  • 35 J. Bonsirven, Sur les ruines du Temple… (cité supra n. 5), p. 8.

  • 36 J. Bonsirven, « La conversion d’Israël… (cité supra n. 23), p. 316.

  • 37 Ibid. p. 314.

  • 38 J. Bonsirven, Sur les ruines du Temple… (cité supra n. 5), p. 7.

  • 39 Rm 11,17-18.

  • 40 J. Bonsirven, Sur les ruines du Temple… (cité supra n. 5), p. 42.

  • 41 Ibid. p. 376.

  • 42 Ibid.

  • 43 J. Bonsirven, « Le mystère d’Israël », dans Collectif, Israël et la foi chrétienne, éditions de l’Université, Fribourg, 1942, chap. iv, p. 122.

  • 44 Ibid.

  • 45 Ibid. p. 126.

  • 46 Ibid. p. 146.

  • 47 Ibid. p. 122.

  • 48 Ibid. p. 148.

  • 49 Ibid.

  • 50 Ibid. p. 150.

  • 51 Ibid.

  • 52 Dictionnaire de théologie catholique… (cité supra n. 29), tome 15, col. 9-29.

  • 53 Voir Dei Verbum §14.

  • 54 J. Bonsirven, Sur les ruines du Temple… (cité supra n. 5), p. 336.

  • 55 M. Vidal, Cette Église que je cherche à comprendre, Paris, les Éditions de l’Atelier / Marseille, Chemins de dialogue, 2009, p. 16.

  • 56 J. Bonsirven, « La conversion d’Israël… (cité supra n. 23), p. 316.

  • 57 J. Bonsirven, Juifs et chrétiens… (cité supra n. 31), p. 265.

  • 58 Dans le texte de la Commission pontificale pour les relations avec le judaïsme, « Notes pour une présentation correcte des Juifs et du Judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l’Église catholique » publié en 1985.

  • 59 Jacques Maritain, Paul Démann, Charles Journet, Henri de Lubac.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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