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L'Église, les religions et la culture moderne

Paul Tihon s.j.
Dans une étude récente, le théologien de Strasbourg Philippe Vallin met vigoureusement en relief l'originalité de l'Église du Christ par rapport aux religions et son aptitude à conduire «à la désaliénation réciproque et à l'accomplissement conjoint du fait religieux et du fait culturel». Son «hypothèse» est ici présentée dans sa cohérence, ses points forts sont soulignés, mais aussi ses limites. Du même coup se trouvent indiqués les défis auxquels sont affrontées les Églises chrétiennes face à la diversité des cultures et à la modernité.

Pour beaucoup de penseurs chrétiens de nos régions, la question de l’avenir du christianisme se pose en termes relativement nouveaux. Ce qui fait la nouveauté de la question, c’est essentiellement la prise de conscience vive du statut de minorité qui est celui du christanisme dans le concert des religions du monde et la vraisemblable perpétuation de ce statut minoritaire. Cet aspect de nouveauté est certes lié pour une part à notre eurocentrisme spontané : pour les théologiens chrétiens d’Asie, il s’agit d’une évidence dont ils se sont accommodés depuis longtemps et face à laquelle ils proposent d’ailleurs des réponses diverses. Mais on peut penser que les tâtonnements actuels de la théologie ‘occidentale’ sont dus pour une part à la sorte de surprise provoquée par cette prise de conscience.

Non que la problématique soit tout à fait inédite. Pour mentionner une interprétation qui n’est pas récente mais dont le caractère provocant n’avait pas échappé à l’époque, le dialogue de 1974 entre Michel de Certeau et Jean-Marie Domenach évoquait une dissolution du message chrétien dans la culture, tandis que les grands appareils producteurs de sens — les Églises — se trouvaient progressivement disqualifiés en tant que porteurs de l’Évangile1. On n’est pas surpris de voir Maurice Bellet, avec sa radicalité coutumière, évoquer une hypothèse un peu semblable dans son livre récent sur l’avenir du christianisme2.

Une analyse assez différente de la situation de l’Église dans la culture contemporaine vient d’être proposée par un théologien de Strasbourg, Philippe Vallin3. Certaines intuitions fortes que contient son étude méritent d’être regardées de près — et parfois décryptées à partir d’une langue qui cultive l’allusion. Elles demandent aussi à être critiquées. La présente note se propose de faire droit à cette double requête, que justifie la qualité du propos de l’auteur.

I Une lecture de la situation de l’Église dans l’actualité

Prenant les choses de très haut, Vallin met fortement en relief l’originalité de l’Église du Christ par rapport au rôle joué par les religions dans les sociétés au cours de l’histoire. De la sorte, il met le doigt sur des dimensions du problème qui doivent de toute façon être prises en compte, quitte à serrer de plus près que lui les réalités historiques. Épargnant au lecteur certaines discussions érudites, je retiens de son étude ce qui vient à mon propos tout en m’efforçant de respecter la rigueur de la pensée.

1 L’Église, Israël et les Nations

Comme beaucoup d’observateurs, Vallin prend acte du pluralisme des religions qui oblige désormais à situer de façon notablement différente — et selon toute vraisemblance, durable — la présence des chrétiens à la société. Alors que le christianisme était pratiquement seul à occuper le terrain religieux, il se trouve désormais — et très clairement, coexister avec d’autres groupes analogues. En même temps, Vallin observe que dans nos pays chrétiens, la culture a bien gardé quelque chose de la tradition chrétienne, son universalisme, mais qu’elle n’intègre manifestement plus le christianisme comme une de ses composantes privilégiées.

L’« hypothèse de base » que Philippe Vallin s’efforce de démontrer ne manque pas d’ambition : le christianisme ou plus précisément l’Église du Christ est une réalité historique tout à fait unique dans l’histoire. Elle doit être soigneusement distinguée des religions. En même temps, elle prend clairement distance par rapport au mouvement d’émancipation typique de la modernité. Phénomène unique dans l’histoire de l’humanité, par sa différence même l’Église est susceptible de conduire « à la désaliénation réciproque et à l’accomplissement conjoint du fait religieux et du fait culturel »4.

La démonstration se déroule en trois étapes. La première nous invite à ne pas faire l’économie d’une dimension originaire du christianisme : le rapport constitutif de l’Église du Christ au mystère d’Israël, tel que le développe l’épître aux Romains (Rm 11,25s). Paul, on s’en souvient, s’interroge sur le sens d’un constat qui s’impose à lui : la majorité de ses coreligionnaires refusent le message de Jésus, alors que celui-ci est pourtant la réalisation de l’espérance d’Israël. En même temps il constate que les « Gentils » — les autres, les « païens », se montrent accueillants à ce message. Paul discerne dans cette résistance d’Israël un dessein providentiel. Pour l’Église, c’est le rappel constant du fait qu’elle n’est qu’une héritière : Israël la précède, Israël est toujours là — car Dieu ne renie pas son alliance. Pour Israël, c’est la « jalousie » devant l’expansion du mouvement chrétien, né de lui et qui se diffuse hors de lui, qui le stimulera à s’interroger sans cesse sur sa mission et sa fidélité. Et cela, jusqu’à l’achèvement de la fin des temps, où « tout Israël sera sauvé ».

Paul pose donc entre Israël et l’Église une corrélation proprement constitutive. C’est du moins ainsi que les choses se présentent du point de vue de cette dernière. En effet, cela veut dire que l’Église n’a son identité que sur base d’une dualité permanente, mais qui n’est pas réversible : les Juifs sont les frères aînés, ils n’ont pas à nous accepter tandis que nous avons à les accepter. Selon l’image paulinienne, c’est nous qui sommes, paradoxalement, le sauvageon greffé sur l’olivier franc. Cette corrélation oblige l’Église à penser sa mission comme associant nécessairement Juifs et Gentils : pas d’achèvement de l’histoire sans une reconnaissance de Jésus Christ par Israël — Israël considéré ici comme totalité d’un peuple plutôt que comme somme numérique d’individus.

Pour l’Église la pluralité est donc essentielle : l’Église n’est jamais sans un autre, sans le tronc sur lequel elle est greffée. Tel est le point qu’il s’agissait de mettre en lumière. Comme le souligne l’épître aux Hébreux, c’est par le contraste avec l’ancien que se définit la nouveauté (He 8,13). Sans ce rapport constitutif qui rend manifeste sa nouveauté, l’Église n’échapperait pas au destin de devenir une religion comme une autre, une culture comme une autre, qui vieillit et risque de se trouver un jour remplacée et de disparaître.

Cependant, entre Israël et l’Église existe une différence de taille : l’appartenance à Israël est à la fois « ethnique et pas tout à fait », « sociologique et pas tout à fait » ; par contre, l’appartenance à l’Église se fonde sur l’adhésion personnelle libre à la singularité de l’événement Jésus-Christ. Mesurons bien la conséquence : si l’appartenance à l’Église se base sur l’adhésion libre, elle n’est pas un fait ethnique ou sociologique. Dès lors, l’adhésion à l’Église peut se proposer à tout être humain, quelle que soit sa culture. Son message s’adresse d’emblée à « toutes les nations », il a une portée universelle. L’Église est donc appelée par vocation à « sortir de la religion », en tant que celle-ci vise à englober tous les aspects de la vie dans une société donnée. Étant par ailleurs fondée sur la singularité de l’événement Jésus-Christ, l’Église a une manière inédite d’être universelle : elle est appelée à se distancer de la culture en tant que celle-ci s’est développée historiquement dans le sens de l’universalité abstraite de la raison. L’Église ne peut que critiquer une raison déconnectée de tout ancrage historique, cet ancrage étant le témoin d’une ouverture à la transcendance.

On notera la signification précise que Vallin donne au concept de culture. Dépassant la diversité associée d’ordinaire à ce mot, « culture » vise ici un mouvement global de l’histoire humaine dont les Lumières peuvent être considérées comme le point d’émergence (à notre point de vue d’occidentaux).

Quittant cette perspective quelque peu spéculative, Vallin doit bien revenir au constat historique. Alors que l’Église était appelée à sortir de l’identité entre la religion et la culture, comme on vient de le voir, elle a commencé par emprunter le statut de religion d’État, ce qui ne peut être considéré que comme un « mouvement régressif au regard de l’Évangile »5. Cette situation a duré du IVe au XIXe siècle, jusqu’au lent dégagement qui a abouti au concile Vatican II avec la Déclaration Dignitatis humanae sur la liberté religieuse (1965). Cette dernière prise de position représente une « mutation qualitative » par rapport au passé6. Grâce à ce retour à une posture plus originelle, le rapport fondateur de l’Église à Israël peut être à nouveau perçu, manifestant ainsi la nouveauté dont les chrétiens ont à témoigner par rapport aux religions et aux cultures même non-religieuses.

2 L’Église, la culture et la religion

Dans une deuxième étape, Vallin étudie de plus près la corrélation entre culture et religion. Il le fait à la lumière d’un passage de la Première lettre aux Corinthiens : « Les Juifs demandent des miracles et les Grecs recherchent la sagesse, mais nous, nous prêchons un messie crucifié, scandale pour les Juifs, folie pour les païens, mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, il est Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu. Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes » (1 Co 1,22-25).

Vallin revient d’abord à sa définition de la religion et de la culture. La religion, nous dit-il, tend à « tout saisir de l’existence de l’individu dans le groupe ». C’est là une logique qu’on peut appeler « invasive ». La culture, elle, tend à « agrandir les espaces neutres, non-religieux » de cette même existence. Logique « évasive », donc. Or, selon sa dynamique la plus originelle, l’Église rompt avec la logique « invasive » qui est celle de la religion. Cela apparaît avec évidence dans un texte célèbre de l’Épître à Diognète : les chrétiens ne se distinguent pas des autres groupes de citoyens par le costume, l’obéissance aux lois et en général ce qu’on appellerait aujourd’hui la citoyenneté ; s’ils s’en distinguent, c’est par les lois paradoxales de leur république spirituelle. On l’a dit, ce fait s’est trouvé obscurci par l’histoire : sous Théodose, l’Église a été adoptée comme religion dominante par l’État et elle s’en est trouvée défigurée. Elle est devenue une religion particulière, le christianisme. Disons, pour faire bref, la religion de l’Occident. Mais elle n’a pas cessé de contenir en elle cette dynamique d’universalité bien particulière que nous avons à reconnaître, aujourd’hui comme hier.

Le christianisme doit donc cesser de se comprendre comme une religion à côté des autres. Mais il est trop simple de dire : le christianisme n’est pas une religion, c’est une foi. En effet, dans cette « non-religion », la dimension religieuse n’est pas périmée mais transformée. En elle subsistent des réalités objectives de type religieux comme l’Écriture et les sacrements, des réalités qui échappent à la « maîtrise rationalisante » de la liberté des chrétiens. Surgi au sein du monde religieux juif, le christianisme n’en renie pas le schéma fondamental, il lui donne sa forme parfaite, « sur le mode de l’Esprit »7 : c’est « le Christ qui vit en moi » (Ga 2,20). Ainsi se trouve conservé l’aspect invasif des religions : l’adhésion au Christ influence la totalité de l’existence. Mais cet aspect invasif se trouve transformé : toute l’existence se déroule sous le signe de l’Esprit, non plus donc par le biais d’une extériorité ethniquement située, mais par une obéissance du dedans qui se livre librement aux motions de l’Esprit. De même, se trouve conservé l’aspect évasif de la raison universalisante : la pensée chrétienne peut faire place au moment philosophique. L’hétéronomie que suppose l’ouverture à une Parole transcendante faisant irruption à un moment précis de l’histoire, cette hétéronomie ne fait pas obstacle au contrat des libertés dans le sens de la démocratie, sans perdre son ancrage dans la « folie » que représente la croix.

Nous en sommes ainsi arrivés à la troisième étape de la démonstration, qui en est la conclusion. Assurément, le dégagement de l’Église des aspects invasifs de la religion par sa participation au mouvement de la culture est loin d’être historiquement évident. Son principe pouvait bien être déjà présent en Ga 4, « Nous ne sommes plus des esclaves mais des fils », mais la traduction historique se fait attendre et nos désirs de réforme n’en maîtrisent pas la programmation. En attendant, la culture émancipée de toute référence transcendante tâtonne à trouver sa voie dans les défis nouveaux qu’elle affronte, dans des domaines comme l’économie ou la bioéthique. Privée de repères, une société post-moderne se montre vulnérable aux retours de religiosité et à leur manipulation politique ou même commerciale. En face, l’Église apparaît souvent comme en position de résistance, rétrograde. Aujourd’hui comme au temps où s’écrivait l’évangile de Jean, l’Église est en procès.

Pouvons-nous alors, dans ce contexte précis, faire nôtre la phrase de saint Paul sur « le Christ sagesse de Dieu et puissance de Dieu » ? N’est-il pas aujourd’hui comme hier « scandale pour les juifs » et « folie pour les païens » ? Que dans la croix du Christ se manifeste la vraie nature de la puissance de Dieu, cela est et reste scandaleux pour beaucoup. Que la vraie sagesse de la raison doive s’articuler sur un événement singulier, le « une fois pour toutes » de la croix, c’est un pur non-sens pour notre raison. Il reste que pour ceux et celles qui le vivent de l’intérieur, cet « approchement de Dieu » — d’un Dieu « résistible » en Jésus-Christ — peut déjà être vécu comme la vérité de la religion et de la culture. Vérité de la religion, une religion où s’expérimente la liberté de « ceux qui ne sont plus des esclaves mais des fils », où s’exerce la liberté du penser et du vouloir. Vérité de la culture, où est sauvée l’autonomie de l’individu, libre de s’agréger — ou non — à ce qui n’est « peuple de Dieu » qu’en un sens bien particulier.

II Quelques réflexions

L’analyse de Philippe Vallin a le mérite de proposer une articulation nuancée entre Évangile, religion et culture. Elle met en relief des caractères propres de l’expérience chrétienne par rapport à des dimensions caractéristiques présentes dans l’actualité : la persistance — voire l’affrontement — des religions et le mouvement d’émancipation de la modernité qui se libère du contrôle exercé par toute idéologie, qu’elle soit religieuse ou séculière. En face, l’originalité de l’Église se manifeste par sa façon particulière de se situer : sa « religion » est radicalement liée à l’adhésion libre aux motions de l’Esprit, sa rationalité reste ancrée dans une particularité historique. Ce sont là des traits essentiels de la position chrétienne.

On doit donc faire crédit à Vallin de la précision avec laquelle il situe la nouveauté évangélique par rapport au phénomène religieux en général. De la sorte il intègre, mieux que beaucoup d’autres analyses, le fait généralement reconnu par les exégètes : que Jésus n’a jamais eu l’intention de fonder une nouvelle religion. Saluons donc le souci de Vallin de ne jamais situer d’emblée l’Église comme « une religion » qui serait à mettre sur le même plan que les grandes religions de la planète. Ce n’est pas une considération accessoire, même s’il n’est pas facile d’en tirer toutes les conséquences.

Un autre acquis précieux de sa réflexion est de bien éclairer la relation constitutive entre l’Église et Israël8. Les premières communautés, en particulier sous l’influence de Paul, ont assez rapidement perçu que leur message dépassait les frontières d’Israël : l’Esprit n’était-il pas donné aussi aux « païens » ? Mais on sait les difficultés qu’eut cette intuition à se faire accepter : de nombreuses pages du Nouveau Testament, et pas seulement les Actes des Apôtres, en portent les traces. On connaît également la tentation inverse de certains groupes chrétiens à se couper de cette racine : puisqu’en Jésus Christ se trouvait l’accomplissement de ce qui n’avait été jusqu’alors qu’ébauches et prémonitions, à quoi bon s’appuyer encore sur ce qui était définitivement périmé ? L’Épitre aux Hébreux ne donnait-elle pas raison à cette tendance ? L’histoire de l’Église a retenu les débats auxquels a donné lieu l’hérésie de Marcion.

La question du rapport entre l’Église et Israël est loin d’être périmée. Elle retrouve une actualité en un temps de dialogue interreligieux où l’on se préoccupe de valoriser les aspects qui, dans les autres grandes religions, se rapprochent de la tradition chrétienne. Si les communautés chrétiennes d’Afrique se retrouvent parfois en affinité culturelle avec telle page du Premier Testament, certains chrétiens de l’Inde se demandent parfois si les Védas ne seraient pas pour eux une « bible » plus adaptée que les Écritures juives.

C’est là que le raisonnement de Vallin trouve sa force. Le problème n’est pas seulement celui de l’enracinement culturel de Jésus, de sa « judéité », dont la connaissance est indispensable pour comprendre la portée précise de tel ou tel passage du Nouveau Testament. À ce niveau, l’éclairage du Premier Testament est évidemment nécessaire, et plus encore pour les épîtres et l’apocalypse que pour les évangiles et les actes des apôtres. Mais c’est le contenu précis de la nouveauté évangélique qui ne peut être perçu que par contraste avec une autre particularité, celle d’Israël. Un seul exemple : la « nouveauté » de l’Alliance entre Dieu et l’humanité, telle qu’elle s’exprime dans le récit de la Cène, ne se comprend que dans le contexte des rapports entre Israël et Celui qui s’est manifesté en Israël comme — précisément — un Dieu qui fait alliance. Il faut bien reconnaître qu’on ne trouve pas l’équivalent exact dans l’hindouisme ou l’islam, pour ne mentionner que ces deux grandes religions universalistes9.

Cela dit, il faut aussi tenir compte des faits historiques : cette différence de l’Église s’est trouvée voilée par une longue identification du « mouvement Jésus » avec la religion particulière d’une partie des sociétés de la planète. À travers bien des aléas historiques, le message évangélique s’est trouvé modelé par son intégration à une culture dont nous percevons aujourd’hui le caractère régional, malgré sa prétention à l’universalité.

Notre auteur s’efforce de donner un sens à ce long obscurcissement : il y voit une sorte de pédagogie, un peu à la manière des Pères de l’Église. On peut juger que c’est là une vue trop conciliatrice. La « régression » qu’a représenté l’accession des groupes chrétiens au statut de religion d’État est plus lourde de conséquences que ne le laisse entendre Vallin. Et cela, même si l’on peut, au vu de la floraison des communautés chrétiennes durant le premier millénaire et au Moyen Âge, parler d’une « inculturation réussie ». Par rapport à la dynamique originelle du message évangélique, Vallin doit bien reconnaître que l’histoire témoigne d’une sorte d’échec : la religion chrétienne se trouve identifiée avec les cultures marquées par l’Occident et elle échoue largement à se faire accueillir par les autres cultures — pour ne pas parler de son rendez-vous manqué avec la modernité « émancipée ».

Vallin s’accommode trop aisément de cette situation en soulignant que nous n’avons pas la maîtrise de son évolution et que, là comme ailleurs, nous avons à faire confiance aux motions de l’Esprit. On ne peut qu’en tomber d’accord. Mais cette docilité ne nous dispense pas d’une analyse visant à un diagnostic plus précis, pas plus qu’elle ne restreint notre initiative pour être fidèle à la mission universelle confiée aux disciples du Christ.

Efforçons-nous donc de regarder la situation de plus près. Tout d’abord, on ne peut se voiler la dimension pécheresse de l’histoire d’une Église « toujours à réformer ». Il serait sans doute un peu facile de rappeler que « Dieu écrit droit sur des lignes courbes ». Je ne songe pas ici aux défaillances individuelles des croyants, mais à des faits historiques majeurs : les grandes périodes d’expansion du christianisme ont été accompagnées de massacres, des ravages de l’esclavagisme, ou encore d’un mépris assez général des cultures rencontrées.

Parler de mépris des autres cultures, c’est toucher une autre dimension essentielle du problème. La résistance au message évangélique s’éclaire souvent par le décalage culturel entre les formes prises par le « mouvement chrétien » — avec les caractéristiques propres de la culture grecque ou latine où il s’est d’abord inculturé, et les autres grandes cultures du monde10. La chose est assez claire si l’on regarde la structure institutionnelle de l’Église catholique romaine et son droit canonique. Je ne suis pas porté à diaboliser ces évolutions. Dans le passé en tout cas, elles ont eu leur légitimité. Et par exemple, la réforme grégorienne qui a concentré les pouvoirs au mains du pape de Rome a sans nul doute eu des effets bénéfiques pour sauvegarder la liberté de l’Église face aux pouvoirs du siècle. Encore faut-il reconnaître les difficultés que représente cet héritage dans le dialogue œcuménique jusqu’à nos jours. On est heureux de pouvoir constater que c’est le même pape de Rome qui s’efforce aujourd’hui de les surmonter11.

Plus délicate est la question des développements doctrinaux auxquels ont donné lieu des controverses très liées à la philosophie ancienne, développements qui ont été canonisés par les décisions des grands conciles, de Nicée à Constantinople II. Nous mesurons mieux aujourd’hui à quel point les grands espaces culturels de la planète représentent bien plus que des différences de détail : des univers mentaux difficilement harmonisables. Je me souviens d’une réflexion entendue de la bouche du sociologue et théologien sri-lankais Tissa Balasuriya, o.m.i. : « L’Asie ne rejette pas l’Évangile, elle n’entre pas dans le dogme gréco-latin ». Le caractère massif de la remarque ne lui ôte pas toute pertinence…

En conséquence, l’Église, en particulier la nôtre, la catholique romaine, se trouve affrontée à un double défi et par suite convoquée à une double tâche — tâche d’ailleurs bien engagée en divers lieux. Tout d’abord, desserrer les liens qui l’attachent à une forme particulière de christianisme hérité de son inculturation dans le passé ancien et médiéval, de façon à pouvoir admettre d’autres modalités d’inculturation de l’Évangile, y compris dans la modernité. Ensuite, favoriser beaucoup plus libéralement les recherches, les essais, quitte a tolérer les tâtonnements et les erreurs — ou ce qui, de notre point de vue, apparaît tout d’abord comme des erreurs.

Inutile de se le cacher, cette tâche n’en est qu’au tout début. Un des grands obstacles à sa réalisation est à mon sens l’eurocentrisme qui domine encore les esprits dans notre Église. Nous sommes imprégnés jusqu’aux moelles d’une conviction spontanée : c’est que le christianisme qui nous a fait vivre et qui a produit tant de magnifiques monuments matériels et intellectuels — y compris tant de définitions doctrinales en réponse à des questions posées dans les termes de notre culture, que tout cet héritage du passé est la seule manière légitime de rester fidèle à la Bonne Nouvelle de Jésus de Nazareth. Cet eurocentrisme ne serait pas bien grave si nous — les chrétiens du ‘centre’ ! — laissions aux chrétiens des autres cultures assez de jeu pour relever les défis qui leur sont propres. Cela admis, il nous resterait en tout cas à accomplir en commun une partie du travail qui n’est pas mince : tracer les chemins qui permettraient à cette Bonne Nouvelle d’atteindre mieux ses destinataires les plus contemporains. Sur cette route, Vallin ne fournit guère d’orientations.

Notes de bas de page

  • 1 de Certeau M. et Domenach J.-M., Le christanisme éclaté, Paris, Seuil, 1974.

  • 2 Bellet M., La quatrième hypothèse. Sur l’avenir du christianisme, Paris, DDB, 2001 (cf. NRT 124 [2002] 468).

  • 3 Vallin Ph., « Situation religieuse et culturelle de l’Église du Christ », dans Revue des Sciences religieuses 76 (2002) 322-347 et 482-503. Je me suis moi-même risqué à un exercice de ce genre dans un exposé au colloque des Recherches de Science religieuse consacré au christianisme dans la mondialisation : Tihon P., « Pour une nouvelle ‘catholicité’ ecclésiale », dans Recherches de Science Religieuse 86/1 (1998) 123-142.

  • 4 Vallin Ph., « Situation religieuse et culturelle… » (cité supra, n. 3), p. 324 (souligné dans le texte).

  • 5 Ibid., p. 337.

  • 6 Ibid.

  • 7 Ibid., p. 489.

  • 8 Vallin n’est pas seul à le faire. Dans le contexte des débats sur l’inculturation Paul Beauchamp a lui aussi fortement mis en relief cette relation première et fondatrice de l’Église à Israël. Cf. Beauchamp P., « Être un héritier de la Bible. Le trait d’union judéo-chrétien », dans Études, févr. 1981, p. 239-254 ; Id., « Nécessité de l’Ancien Testament pour l’inculturation de l’Évangile », dans Axes XIV-3, févr.-mars 1982, p. 3-9 ; Id., « Récit biblique et rencontre interculturelle », dans Lumière et vie 168 (1984) 5-16. Voir aussi Gesché A., Dieu pour penser, t. 7, Le sens, Paris, Cerf, 2003, p. 125-142.

  • 9 Ce qui est dit ici trop rapidement ne préjuge certes pas de la signification que nous avons à reconnaître aux intuitions propres de l’islam ou de l’hindouisme, y compris à la valeur de révélation à reconnaître à leurs écritures. Mais c’est là un autre débat. Comment ne pas mentionner ici les positions si nuancées du théologien Jacques Dupuis, dont l’Université Grégorienne de Rome vient de fêter les 80 ans ? Cf. Dupuis J., La rencontre du christianisme et des religions. De l’affrontement au dialogue, coll. Théologies, Paris, Cerf, 2002 (cf. NRT 126 [2004] 131). Dupuis met autant de soin que Vallin à distinguer « le » christianisme et « les » religions, et pas seulement dans son titre.

  • 10 De ce point de vue, on peut se demander si l’image d’universalité ecclésiale qui guide Vallin ne reste pas trop liée au modèle d’une Église centralisée, plutôt que de la voir comme « communion de communautés », dont chacune porte des fruits différents selon la culture où elle est implantée. Mais sa position n’exclut pas ce qui est ici suggéré.

  • 11 Un petit passage de l’encyclique Ut unum sint du 25 mai 1995, invitant à résoudre ce problème, a suscité de nombreux travaux. On nous permettra de citer ceux d’un groupe de théologiens belges : Changer la papauté ? Paris, Cerf, 2000 (cf. l’article de J.-L. Leuba dans NRT 125 [2003] 21-39). Il renvoie à bon nombre d’autres publications.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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