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L'introculturation de la spiritualité. Encore un néologisme indispensable

Víctor M. Fernández Mgr
La spiritualité, c'est-à-dire le dynamisme de l'amour inspiré par l'Esprit, s'incarne dans l'activité extérieure et les relations avec le monde. Par conséquent, il convient de parler d'une «inculturation de la spiritualité». Mais cette expression, par elle-même, accentue trop l'aspect donatif ou centrifuge de l'activité évangélisatrice. Elle ne souligne pas suffisamment sa dimension réceptive, indispensable pour qu'il y ait une authentique et complète inculturation de la vie de l'Esprit. Il est donc nécessaire de présenter l'inculturation comme contenant en soi un double dynamisme: la réexpression et l'introculturation. Ce dernier néologisme couvre un vide dans la réflexion sur l'inculturation. Et tant qu'il n'existera pas de mot pour l'exprimer, la réflexion théologique n'arrivera pas à l'assumer. Ce mot permet de présenter celui qui est évangélisé comme un véritable sujet dans le processus d'inculturation, sujet qui enrichit la spiritualité chrétienne et l'évangile lui-même, en lui offrant un visage nouveau et original.

L’expression biblique « esprit » indique le dynamisme transcendant de l’amour divin qui se communique à l’homme et au monde1. Dès lors, la « spiritualité » qui dérive de ce dynamisme ne peut s’entendre comme un moment purement subjectif de la vie chrétienne ou comme un ensemble d’exercices privés ou une rencontre purement intime et secrète avec Dieu2. La spiritualité est « le dynamisme de l’amour que l’Esprit Saint nous inspire », qui peut être vécu non seulement dans les moments de recueillement et d’oraison privée, mais aussi dans l’activité extérieure. Toute l’activité de l’homme — depuis le travail manuel jusqu’à n’importe quelle action évangélisatrice — peut être imprégnée de ce dynamisme et devenir ainsi une réalité purement spirituelle. Ce n’est que quand la spiritualité s’entend de cette manière, qu’il devient possible de parler d’une véritable « inculturation de la spiritualité ».

Pour mieux comprendre cette incarnation de la spiritualité en un lieu, pour percevoir de quelle manière la spiritualité est modelée par la culture et le mondain, il faut reprendre et préciser davantage la riche notion théologique d’« inculturation de l’évangile » (Documento de Santo Domingo [1992] 230).

L’inculturation n’est pas seulement l’introduction de l’évangile dans une culture déterminée ; elle comprend un « échange réciproque » entre l’Église et les cultures3. Ceci vaut également pour la spiritualité, vu que « l’Église est sujet et destinataire d’un immense courant d’échanges spirituels »4.

I Réexpression et introculturation

L’aspect « donatif ou centrifuge » de l’inculturation, c’est-à-dire l’introduction effective de l’évangile dans une culture et non seulement en des individus isolés, peut être désigné du terme de « réexpression ». Car de fait, il n’y a pas de véritable insertion de l’évangile et de l’Église en une culture tant que ne se produit pas une nouvelle expression originale de l’évangile et de l’Église dans cette culture. La réexpression n’est pas quelque chose qui surgit du dehors d’une culture, pour s’introduire ensuite en elle, mais elle est une innovation de la culture elle-même et s’origine en son propre sein. Si ceci n’a pas lieu, il n’y a pas d’inculturation.

L’autre aspect, la dimension « réceptive » de l’inculturation, a été l’objet d’un développement théologique beaucoup moindre. Cet aspect réceptif pourrait s’appeler, à mon avis, introculturation. Car l’expression inculturation, prise seule, connote d’abord le dynamisme centrifuge d’insertion dans une culture5.

II Réexpression de la spiritualité : l’aspect donatif

La réexpression ou aspect donatif et centrifuge de l’inculturation de l’évangile et de l’Église, se réalise quand l’évangile pénètre de telle manière en un lieu qu’il incite cette culture à produire « des expressions originales de vie, de célébration et de pensée chrétiennes » (Catechesi Tradendae 53a). En ce sens, nous disons que le processus d’inculturation ne démarre pas au moment où un évangélisateur commence à prêcher quelque part, mais quand les gens se mettent à réagir positivement à cette annonce. C’est pourquoi « le sujet de l’inculturation est le récepteur »6 ; c’est le peuple lui-même qui introduit en sa culture la nouveauté qu’on lui prêche. Ceci vaut également pour l’introduction de l’évangile dans la culture sécularisée actuelle, et non seulement pour l’évangélisation des cultures autochtones traditionnelles.

La nécessité que l’évangile pénètre les cultures, et non seulement les individus isolés, est évidente quand on se souvient que toute la réalité « est appelée à entrer en communion avec Dieu et à participer à sa vie »7. Il n’y a aucune raison d’en exclure les cultures8. L’incarnation concerne toute la réalité humaine et s’est également réalisée « pour que toute culture puisse bénéficier de la révélation de vérité et de vie rendue présente et accomplie en Jésus »9. Sinon, on ne pourrait parler que de l’évangélisation de certains individus isolés, on n’atteindrait que la conscience individuelle de quelques personnes converties mais non la conscience collective (Evangelii Nuntiandi 18). Les conséquences de ceci seraient vraiment alarmantes, car la transmission de la foi chrétienne n’aurait que de faibles possibilités de succès, de permanence et de développement, vu que « le plus typique d’un sujet humain est qu’il soit un sujet de culture »10.

La réexpression ne consiste pas seulement en manifestations extérieures de l’évangile. C’est beaucoup plus qu’une simple « traduction » commentée. C’est en définitive l’évangile, écrit dans une culture de l’Antiquité, qui aujourd’hui acquiert une nouvelle chair en des rites populaires, des chansons, des images vénérées, des aphorismes et coutumes qu’un ensemble humain perçoit comme quelque chose de propre et de commun.

L’évangélisation authentique de la culture « transforme et enrichit ce qu’il y a de souterrain dans les formes de penser et de décider »11, puisque dans les formes de la décision, on inclut tout le dynamisme du vouloir, tant la volonté que les affects sensibles, tout ce qui intériorise les inclinations et rend spontanées les tendances qui s’expriment dans un imaginaire culturel déterminé12. Remarquons ici que nous entrons de plain-pied sur le terrain de la spiritualité qui se tient à l’arrière-fond profond des coutumes, goûts et expressions. Par là, nous affirmons qu’il n’y a pas de véritable inculturation sans une inculturation de la spiritualité.

La spiritualité suppose nécessairement un dynamisme interne, qui est plus que la simple acceptation de certaines doctrines ou structures. Elle affecte la vie théologale de sorte que « en Afrique, cette foi universelle doit devenir africaine ; en Argentine, cette foi universelle doit devenir argentine »13. Mais la spiritualité, si elle exprime réellement la profondeur de l’être humain, ne peut être vécue qu’en une forme culturelle déterminée, d’autant plus parfaite que s’y reflète mieux cette profondeur spirituelle14.

Nous ne parlons pas des manifestations massives de piété, mais de ces expressions religieuses qui d’une manière capillaire, finissent par faire partie du quotidien, du langage spontané et familier, et que la majorité sent comme quelque chose de propre et de lié à son identité. C’est ce que chacun a en commun avec un groupe humain, mais qui en même temps est très personnel. C’est pourquoi ce que nous évoquons ici a peu de relation avec ce qu’on appelle de façon méprisante « la religiosité de masse », caractérisée par la passivité, la consommation de propositions spirituelles à la mode, les offres qui s’imposent de l’extérieur et détruisent l’identité des personnes et des peuples.

Il vaut la peine de rappeler ici que lorsque saint Bonaventure énumère les dispositions à la justification, il mentionne une « piété introduite au plus profond depuis l’enfance » (II Sent. 28, 2, 1) : quand l’éducation maternelle, la catéchèse, la culture populaire ont réussi à produire une émotivité favorable au religieux (une piété devenue passion). Dans ce cas, cette piété intime, et pour cette raison très personnelle, se transforme en une disposition stable qui peut être utilisée par l’Esprit pour séduire à nouveau le cœur à nouer une amitié avec Dieu.

C’est ce même Esprit Saint, artisan de la spiritualité, qui exprime de manière nouvelle sa richesse divine quand la spiritualité chrétienne, dynamisme d’amour envers Dieu et le frère, s’incarne dans une culture (cf. Documento de Puebla [1979] 234). Mais il ne s’agit pas d’habiller la spiritualité d’un vêtement culturel, tout en la laissant inchangée dans sa configuration interne. La question est beaucoup plus profonde. Il s’agit de permettre à une culture de poser des questions à une spiritualité, y provoquant ainsi une modification interne, même si son noyau le plus intime est transculturel. Ainsi tout évangélisateur est appelé à expliciter certains aspects de la spiritualité de l’évangile plus directement susceptibles d’être accueillis dans cette culture — sans oublier la culture sécularisée actuelle — et capables de répondre aux inquiétudes les plus profondes du sujet collectif.

Le langage le plus adéquat et la manière d’exprimer l’expérience spirituelle neuve issue de ce processus, tend à surgir spontanément de la culture elle-même sous l’action de l’Esprit. C’est ce qu’on pourrait décrire comme une sacramentalité non instituée, ni offerte par l’Église officielle, mais induite au sein d’un groupe. Cette sacramentalité induite existe partout où agit l’Esprit Saint, car elle répond au dynamisme d’incarnation de la grâce.

III L’introculturation de la spiritualité : l’aspect réceptif

L’introculturation est l’aspect réceptif de ce même dynamisme de l’Église évangélisatrice ; car quand l’Église arrive à incarner l’évangile dans les différentes cultures, « en même temps, elle introduit les peuples avec leurs cultures, dans sa propre communauté » (Redemptoris Missio 52c).

Quand une culture s’exprime de manière chrétienne, parce qu’elle a assumé l’évangile, alors l’Église elle-même se reconnaît comme transformée en cette culture où elle a introduit l’évangile. Quand l’évangile est réexprimé, la vie ecclésiale se développe en accueillant en son sein cette culture évangélisée et en se reconnaissant elle-même comme enrichie par ce nouveau visage. C’est ce que nous visons par le néologisme d’« introculturation ».

Cette culture où s’incarne l’évangile, fait croître ce qu’on appelle la « catholicité extensive », puisque « chacune des parties collabore par ses dons propres avec les autres parties de toute l’Église, de sorte que le tout et chacune des parties, grandissent (LG 13c), car chacune d’entre elles apporte ses dons à l’ensemble »15.

L’évangile lui-même s’enrichit en acquérant une nouvelle expression culturelle. En revanche, si l’évangile manque un de ses visages possibles, l’Église tout entière s’appauvrit en sa catholicité. Ceci vaut également pour la spiritualité. Quand le dynamisme spirituel de l’évangile s’introduit dans la vie d’un groupe humain et marque sa culture, celle-ci modèle un nouveau mode de vivre et d’exprimer ce dynamisme. La spiritualité chrétienne et l’Église se voient donc enrichies d’une nouvelle modalité. Quand l’expérience chrétienne se vit en un lieu et arrive à en animer de l’intérieur la vie culturelle, alors naît « une nouvelle unité de communion enrichissante »16 pour le noyau transculturel de la spiritualité de l’évangile.

Quand une culture s’introduit dans l’évangile même et dans son dynamisme spirituel, se produit une dynamique nouvelle et plus efficace de transmission de la spiritualité, au travers des coutumes et signes évangélisés et ecclésiaux de cette culture. La culture devient agent, sujet évangélisateur. Quand s’est réalisé un processus d’introculturation, ce ne sont plus seulement les missionnaires et les prédicateurs qui évangélisent, mais c’est le peuple qui évangélise le peuple. Dans ce cas, le peuple lui-même est Église, est entré dans le sein de l’Église avec toute sa culture — que cela plaise ou non aux autorités ecclésiastiques — et c’est pourquoi il agit spontanément comme agent évangélisateur à travers sa culture (Documento de Puebla 450).

Par exemple, une manière de transmettre l’évangile serait qu’une mère offre une bible à son fils. Mais un autre mode plus efficace de transmission de la parole de Dieu est mis en œuvre quand cette parole se transforme en expression culturelle qui se communique de génération en génération comme faisant partie de la vie et de l’identité d’une famille et d’un peuple. Ainsi, l’évangile se reçoit comme l’air qu’on respire, comme partie intégrante de l’identité propre en laquelle on se sent reconnu.

Les formes de prière que nous enseignons peuvent consister en paroles du genre : « Seigneur Jésus, je t’accepte comme Seigneur et Sauveur de ma vie », paroles typiques, et valables, d’une culture protestante. Mais il y a une autre manière de rencontrer le Christ très personnellement et de le proclamer Seigneur de notre existence : quand quelqu’un, à la fin d’un pèlerinage, embrasse avec amour et confiance une image de Jésus, ou quand une maman apporte son fils pour qu’il soit consacré à Dieu dans le baptême. Ces manières d’exprimer la confiance en Jésus Christ et la nécessité de son amour se transmettent culturellement, au delà de la prédication des prêtres et de l’organisation catéchétique.

L’amour du prochain que propose l’évangile peut s’exprimer quand une institution officielle organise un thé pour les pauvres, en expliquant clairement qu’il s’agit là d’un acte d’amour pour le prochain. Mais l’exprime également celui qui, spontanément, passe une nuit à tenir compagnie à un ami en situation d’échec ou à un parent malade, et qui apprend à ses enfants à agir de la sorte avec leurs amis. Voilà des gestes que l’évangile produit, exprime et transmet au delà de sa lettre écrite sur papier, ou saisie par une intelligence cultivée.

C’est ce qui arrive, en particulier dans les populations catholiques, avec la « piété populaire ». Grâce à la piété populaire, « la transmission des expressions propres à une culture qui s’effectue des parents à leurs enfants, et donc d’une génération à une autre, compte en même temps la transmission des principes chrétiens »17. De là, « l’importance de la piété populaire pour la vie de foi du peuple de Dieu, pour la conservation de cette foi … La piété populaire a été un instrument providentiel pour la conservation de la foi, là où les chrétiens se voyaient privés d’attention pastorale »18. Dans cette transmission, le peuple lui-même est sujet actif, il n’est pas masse anonyme et passive, car il modèle une culture qui dilate la richesse de l’évangile. De fait, « le christianisme ne s’est étendu qu’en s’inculturant »19.

Précisément, le meilleur signe de ce que les évangélisateurs valorisent l’introculturation de l’Église et de la spiritualité en un lieu déterminé, sera qu’ils promeuvent le peuple chrétien comme transmetteur légitime de la foi et de la piété, à sa manière et avec son style propre. C’est le contraire du cléricalisme autoritaire qui exige d’interminables cours de formation pour préparer quelques rares élus, seuls autorisés à créer, proposer et transmettre des formes et expressions de religiosité. Si les pasteurs et agents pastoraux renient la culture d’un groupe humain et refusent que l’Église prenne ce visage culturel, il est possible que ce groupe chrétien finisse par rejoindre d’autres communautés ou mouvements religieux alternatifs — comme c’est arrivé sur une vaste échelle en quelques pays latino-américains —, ou qu’à long terme cette culture perde son humus chrétien — comme c’est arrivé en quelques pays européens. Il peut se faire aussi qu’une culture évangélisée qui n’est pas accueillie et valorisée par les missionnaires, n’entre pas de manière « officielle » et cordiale dans l’Église. En ce cas, il est possible que l’évangile et sa spiritualité se soient incarnés dans cette culture, mais un conflit, une rupture discrète et muette, s’établiront entre la vie spirituelle de ce peuple et l’Église hiérarchique.

C’est pourquoi le processus réceptif de l’inculturation est nécessaire chez les agents pastoraux eux-mêmes : l’introculturation de l’évangélisateur facilite l’introculturation de l’Église et de sa spiritualité. Nous soutenons donc que la spiritualité de l’évangélisateur doit se modifier, s’enrichir et se compléter au fur et à mesure qu’elle se réexprime dans la culture locale. Ainsi, son activité évangélisatrice sera conduite par le désir de susciter en ce lieu le surgissement de formes authentiques et novatrices de spiritualité. La perspective éminemment spirituelle de ce processus d’introculturation est patente, si nous comprenons que ce qui enrichit le plus l’Église quand elle se réexprime dans une culture locale, ce sont les nouveaux visages de sainteté qui y surgissent : « L’Église africaine ne répondra pleinement à sa mission que dans la mesure où elle offrira à l’Église universelle de multiples modèles de sainteté. Et elle n’offrira ces modèles de sainteté accomplie que dans la mesure où, en Afrique, le message évangélique aura été inculturé et vécu à l’africaine, et non à l’occidentale »20.

Remarquons bien que l’introculturation ne nous renvoie pas seulement à de nouvelles expressions qui amplifient la manifestation extérieure de l’Église, mais signifie un enrichissement de sa vie elle-même et de son identité ecclésiale, qui s’étend cordialement en parvenant à de nouvelles dimensions culturelles. Le terme « introculturation » couvre donc un vide dans la réflexion sur l’inculturation. De fait, nombre d’auteurs ont objecté contre l’usage du terme « inculturation » en considérant qu’il éveille des sentiments d’invasion, d’intrusion ou de conquête. Car ce mot induit davantage l’idée d’un dynamisme unidirectionnel, purement centrifuge, sans suggérer vraiment le dynamisme réceptif. C’est pourquoi il est nécessaire « de trouver un terme qui prenne mieux en compte ces sentiments »21. Car tant qu’il n’existe pas de mot pour exprimer cela, la réflexion théologique n’arrive pas à l’assumer. On dépasse cette difficulté en présentant l’inculturation comme l’intégration de deux significations : l’une centrifuge et donative, la réexpression ; l’autre réceptive, l’introculturation.

IV Rencontre de deux cultures ?

Une juste compréhension de cette dynamique exige la distinction, mais aussi la complémentarité, de l’inculturation et de l’« acculturation ». L’acculturation indiquerait plutôt l’intention de réaliser, de manière inadéquate, le seul aspect centrifuge de l’inculturation, refusant, ou tolérant seulement, son aspect plus réceptif d’introculturation. Ou bien elle indiquerait la relation entre la culture catholique latine et la culture d’un peuple déterminé. Dans ce cas, le sens de l’inculturation de l’évangile se verrait menacé, car c’est l’évangile, et non la culture catholique latine, qui doit pénétrer une culture et produire une nouvelle synthèse. Le tout (l’unique Église du Christ) est en chaque partie, si chaque communauté manifeste de manière originale la richesse commune22.

L’expression « acculturation » décrit ces phénomènes d’échanges entre diverses cultures, où fréquemment le plus fort impose ses caractéristiques culturelles au plus faible ; elle en arrive parfois à signifier « l’assimilation totale d’un groupe humain par un autre, de sorte que les personnes assimilées oublient leur propre héritage culturel »23.

Cependant, soyons réalistes : nous devons reconnaître qu’il existe une inévitable acculturation. Cela arrive parce que de fait l’évangélisateur appartient à une autre culture qu’il ne peut ni cacher ni arracher de son être24. Dans le cas contraire, nous tomberions dans une contradiction interne, car nous dirions que l’inculturation (ici, celle déjà réalisée dans la culture de laquelle procède l’évangélisateur) n’est qu’un habillement dont on pourrait facilement se défaire. Cette prétention serait encore une manière de refuser l’incarnation et ses conséquences. C’est pourquoi tout missionnaire, « quels que soient ses désirs de s’inculturer en une culture d’adoption et les efforts qu’il fera, sera toujours un étranger … Jamais il ne pourra se déprendre entièrement, même s’il s’y efforce courageusement, de sa propre culture d’origine qui est comme une seconde peau »25. Nous devons donc reconnaître que dans le processus concret d’inculturation, se produit aussi, avec plus ou moins d’intensité, la rencontre de deux cultures.

Il est certain que l’évangile, avec son noyau de spiritualité, est transculturel ; mais il est tout aussi certain que jamais on ne l’a proclamé, dénué de toute expression ou « chair » culturelle. D’ailleurs, sa première proclamation s’est faite dans les catégories de la culture juive du Ier siècle et jamais on ne pourra se passer de cette culture pour le comprendre26. Ignorer que Jésus était pleinement juif par sa manière d’être, son langage, son éducation, son histoire, sa façon de prier27, c’est revenir à l’idée du Jésus de la foi complètement délié du Jésus historique28, idée qui prépare un docétisme subtil29 nous éloignant de Jésus lui-même, celui que nous croyons aimer et transmettre30. La foi en l’incarnation exige que nous acceptions Jésus tel qu’il fut et continue à être, pleinement juif. Ceci implique donc la nécessité de lire les évangiles avec des yeux juifs31, quelle qu’en soit la difficulté pour notre propre manière culturelle de réfléchir.

Mais si l’évangélisateur ne peut se passer de la culture juive dans laquelle s’est exprimé l’évangile, il ne peut non plus arracher de soi sa propre culture d’origine, comme si elle n’était pas partie constitutive de sa personnalité. Pourtant, il est appelé à aimer et à se passionner pour la culture à laquelle il s’adresse, s’adaptant à elle et acceptant cordialement l’introculturation de cette nouvelle culture dans l’évangile que lui transmet. Sans cet effort permanent, il est possible qu’il cherche inconsciemment à imposer certaines manières de comprendre et de vivre la foi chrétienne, oubliant que la manière propre de vivre la spiritualité ne s’identifie pas à l’évangile. Et pourtant, cette manière n’est pas toujours une limite et un obstacle. Elle pourrait être une richesse culturelle pour les évangélisés, si l’évangélisation implique un véritable échange interculturel respectueux.

Considérons que la réception de la foi chrétienne en Amérique latine a été une authentique inculturation, bien qu’à certains moments ait prévalu un violent esprit d’acculturation. Le résultat est mitigé : certains usages et rites païens se sont mis à devenir, de façon étonnante, des expressions de la piété chrétienne, et des éléments de la religiosité espagnole s’y mêlèrent pour devenir, eux aussi, partie intégrante et inséparable de cette piété. Mais au delà des questions possibles sur ce processus historique d’il y a cinq cents ans, la réalité est qu’aujourd’hui l’Amérique latine vit sa piété à travers une belle combinaison d’éléments indigènes et européens. En ce sens, il peut arriver qu’un groupe ou un peuple reçoive les expressions de spiritualité d’un autre groupe ou peuple, parce que spontanément, il les perçoit comme un véhicule apte à exprimer et transmettre ses propres inquiétudes spirituelles.

Mais aujourd’hui, on peut s’interroger sur la manière dont certains mouvements laïcs ou congrégations religieuses transmettent la spiritualité qui les caractérise, en imposant partout dans le monde les mêmes expressions, les mêmes manifestations spirituelles, le même style, les mêmes accents. Ici on a affaire avec le contraire d’une véritable inculturation, car il s’agit d’une « réduction culturelle » de l’expérience chrétienne, identifiée à l’excès avec un mode d’expressions partielles. Une concentration exagérée sur certains charismes, options et idées, peut entraîner un rétrécissement de la conscience et de la sensibilité qui gêne toute inculturation authentique et tend à produire des formes subtiles d’asservissement culturel, même si cela se fait avec une suprême amabilité et délicatesse. En ce cas, il y a absence totale d’introculturation.

On constate une autre domination culturelle là où l’on prétend évangéliser les secteurs pauvres en y introduisant des évangélisateurs de classe moyenne, formés à une autre culture religieuse, au lieu de promouvoir l’activité évangélisatrice propre des pauvres eux-mêmes, en particulier de ces pauvres qui sont spontanément acceptés par leurs voisins comme leaders ou conseillers ; mais « beaucoup résistent à cette idée, car ils voient dans cette foi quelque chose de peu de valeur, tout au plus tolérable »32. Quand un chrétien cultivé évangélise dans un milieu pauvre où les habitants sont chrétiens, bien qu’à leur manière, il n’y a pas à proprement parler d’évangélisation de la culture, car il s’est déjà effectué au préalable un processus d’inculturation grâce auquel ces pauvres sont devenus chrétiens. Ce qui arrive ici est plutôt un échange entre deux manières distinctes d’être chrétien, qui peuvent s’enrichir mutuellement. Mais l’évangélisateur cultivé, de par sa position de domination sociale, court le risque d’imposer sa propre manière culturelle de vivre la foi, cherchant seulement une certaine réexpression de sa spiritualité à lui, sans susciter l’introculturation de l’évangile.

Bref, par fidélité à l’incarnation de l’évangile et de sa spiritualité dans une culture, il vaut mieux éviter cette notion d’acculturation qui n’exprime pas le véritable idéal évangélisateur. L’expression « inculturation de l’évangile » a l’avantage « de bien souligner que la rencontre de l’évangile avec une culture ne se réduit pas seulement à la relation entre deux cultures »33. Il s’agit avant tout de l’interaction du message du Christ et de sa proposition spirituelle transculturelle, avec une culture concrète. Pour ne pas l’oublier, il est indispensable de toujours présenter l’inculturation comme un dynamisme bipolaire qui inclut deux mouvements inséparables : la réexpression et l’« introculturation ».

Notes de bas de page

  • * Texte traduit par B. Pottier, S.J.

  • 1 Pour un développement de la notion d’« esprit », cf. Albertz R. - Westermann Cl., art. « Ruaj », dans Diccionario Teológico Manual del Antiguo Testamento II, Madrid, 1985, p. 914-987 ; Kamlah E., « Espíritu », dans Diccionario Teológico del Nuevo Testamento II, Salamanca, 1980, p. 136-145 ; Kleinknecht H. - Baumgärtel F. - Bieder W. - Sjöberg E. - Schweizer E., « Pneuma », dans Grande Lessico del Nuovo Testamento, éd. G. Kittel G. - G. Friedman, Brescia, Paideia, 1975, t. X, p. 767-1099.

  • 2 Cf. Goffi T., « Hombre espiritual », dans Nuevo diccionario de espiritualidad, éd. S. De Fiores - T. Goffi - A. Guerra, Madrid, 1991, p. 877-893.

  • 3 Cf. Comisión Teológica Internacional, Temas selectos de eclesiología IV. 2, Cete, Madrid, 1985, 26 ; Comm. Théol. Internationale, « Thèmes choisis d’ecclésiologie à l’occasion du vingtième anniversaire de la clôture du concile Vatican II (1984) », dans ID., Textes et documents (1969-1985), Paris, Cerf, 1988, p. 336-340. Cf. également Galli C., « Hacia una eclesiología del intercambio. Exploración inicial de un sugestivo lenguaje conciliar », dans Eckholt M. -Silva J., Ciudad y humanismo. El desafío de convivir en la aldea global. Para el Intercambio Cultural latino-americano-alemán en sus 30 años, Talca (Chili), Univ. del Maule, 1999, p. 191-208.

  • 4 de Montcheuil Y., Aspects de l’Église, Paris, 1951, p. 59.

  • 5 Cf. Penoukou E.-J., « Inculturation », dans Dictionnaire critique de théologie, éd. J.-Y. Lacoste, Paris, 1998, 565-568.

  • 6 Álvarez Gómez J., Inculturación y vida religiosa, Madrid, 1995, p. 23.

  • 7 Doré J., « Christianisme et culture », dans NRT 124 (2002) 366.

  • 8 « Toutes les cultures et les civilisations de la terre, quelques formes aberrantes qu’elles puissent comporter, ne tiennent que par le bien qu’elles enveloppent » : Maritain J., Religión y cultura, Buenos Aires, 1940, p. 36 ; Religion et culture, coll. Questions disputées, Paris, DDB, 1930, p. 56.

  • 9 Doré J., « Christianisme … » (cité supra, n. 7), p. 366.

  • 10 Gera L., « Aspectos eclesiológicos », dans CELAM, La liberación : diálogos en el CELAM, Santafé de Bogotá, 1974, p. 389.

  • 11 Tornos Cubillo A., Inculturación. Teología y método, Madrid, 2001, p. 306.

  • 12 Ce que P. Ricœur appelle le « noyau éthico-mythique » des cultures, dans Histoire et vérité, Paris, 1964, p. 286-300.

  • 13 Gera L., Identidad cultural y nacional, Buenos Aires, 1984, p. 16.

  • 14 Cf. Tillich P., Théologie de la culture, Paris, 1968, p. 53.

  • 15 Jean-Paul II, « Le service de l’unité et la défense de l’authenticité de l’évangile ». Discours aux cardinaux et à la Curie, dans Doc. Cath. 1889 (81, 1985) 168 ; Alocución a los cardenales y prelados de la curia romana, 21/12/1984, dans OR 30/12/1984, p. 3.

  • 16 Crollius A.R., « What is so new about inculturation », dans Gregorianum 59 (1978) 724s.

  • 17 Congr. para el Culto Divino y la Disciplina de los Sacramentos, Directorio sobre la piedad popular y la liturgia, Roma, 2002, p. 63 ; Congr. pour le culte divin et la discipline des sacrements, Directoire sur la piété populaire et la liturgie. Principes et orientations, Paris, Bayard / Fleurus-Mame / Cerf, 2003, p. 67.

  • 18 Ibid., p. 64 (68). Cf. Do Carmo Cheuiche A., La inculturación : un reto a la evangelización, Santafé de Bogotá, 1994, p. 77.

  • 19 Doré J., « Christianisme … » (cité supra, n. 7), p. 369.

  • 20 Iwele G., Mgr Monsengwo : acteur et témoin de l’histoire ; « postface » de Mgr Monsengwo, Louvain-la-Neuve, Duculot, 1995, p. 75 ; cité par B. Fansaka, « Mgr L. Monsengwo Pasinya et la théorie d’une inculturation dynamique enracinée dans la révélation », dans NRT 123 (2001) 51.

  • 21 Crollius A.R., « Inculturation and the First Evangelisation. Some Remarks from the Point of View of Social Linguistics », dans La Missione senza confini. Ambiti della missione « ad gentes ». Miscellanea in onore del R.P. Willi Henkel, O.M.I., éd. M. Rostkowski, O.M.I., Roma, O.M.I., 2000, p. 367.

  • 22 Cf. Alberigo G., « L’Europe et les autres continents », dans ASS. Européenne des théologiens catholiques, La Nouvelle Europe. Défi à l’Église et à la théologie, Paris, 1994, p. 69-87, spécialement p. 85-87.

  • 23 Carrier H., Lexique de la culture pour l’analyse culturelle et l’inculturation, Tournai /Louvain la Neuve, Desclée, 1992, p. 12.

  • 24 Cf. Crollius A.R., « Inculturation … » (cité supra, n. 21), p. 370.

  • 25 Álvarez gómez J., Inculturación … (cité supra, n. 6), p. 69.

  • 26 Dupuy B.-D., « ¿Qué significa para el cristianismo que Jesús fuera judío ? », dans Concilium 98 (Madrid 1974) 285 ; « Quelle signification le fait que Jésus fut juif a-t-il pour un chrétien ? », dans Concilium 98 (1974) 121-127.

  • 27 Cf. Vesco J.-L., « Les Psaumes, prière du Christ », dans Sources vives 72 (1997) 47-49.

  • 28 Cf. Macina M.R., « L’ “antijudaïsme” néotestamentaire », dans NRT 118 (1996) 410-416 ; ARING P.G., « La christologie dans le dialogue judéo-chrétien aujourd’hui », dans Istina 31 (1986) 371.

  • 29 Cf. Huguet M.-T., « La mère de Jeshoua », dans Sources vives 72 (1997) 81-82.

  • 30 Dupuy B.-D., « ¿Qué significa … » (cité supra, n. 26), p. 284 ; Schüssler-Fiorenza E. - Tracy D., « La interrupción del Holocausto, retorno cristiano a la historia », dans Concilium 195 (Madrid 1984) 295 ; Geftman J., « Jésus de Nazareth », dans Sources vives 72 (1997) 54-55.

  • 31 Cf. Jean-Paul II, « L’enracinement de Jésus dans le judaïsme ». Discours à la Commission biblique pontificale, dans Doc. Cath. 2159 (94, 1997) 406-407 ; « Discurso a la Pontificia Comisión bíblica », dans OR 16 (18 avr. 1997) 4 (184).

  • 32 Tello R., Nueva evangelización I, Buenos Aires (mémoire inédit, original à notre disposition), p.12-13.

  • 33 Carrier H., Lexique de la culture … (cité supra, n. 23), 195-196.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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