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La dialectique de l'Évangile et de la rhétorique chez saint Paul

Emmanuel Dumont
La mission de s. Paul s'est déployée dans le cadre culturel et social de la nouvelle sophistique. L'Apôtre y a inculturé l'Évangile en opérant une reconfiguration en profondeur des canons de la rhétorique païenne. En témoignent les deux Lettres aux Corinthiens, où il substitue à l'utilitarisme de la technique oratoire une éthique de la communication à fondation théologale: sa parole veut fonctionner en continuité avec la parole de Dieu, le langage du Crucifié. Dans ce nouvel art de la persuasion, l'ethos, le logos et le pathos sont purifiés et dynamisés par la parrhèsia pastorale et fraternelle.

À la suite d’Henri-Irénée Marrou, Averil Cameron a étudié l’appropriation de la rhétorique par le discours chrétien. Il en a mis en lumière la complexité, en considérant ses manifestations aussi bien orales que visuelles, persuasives qu’artistiques dans l’Antiquité1. Plusieurs attitudes peuvent être identifiées dans ce processus d’appropriation : imitation (au moins formelle), contestation (des idéaux promus, des exemples immoraux), reconfiguration (plus ou moins radicale). Cette dernière a porté surtout sur la prédication, cette partie cachée de l’iceberg dans le discours chrétien. Sur le cep de la pratique synagogale et rabbinique ont poussé des formes homilétiques spécifiquement chrétiennes qui ont subi l’influence de la rhétorique gréco-romaine, mais ne correspondaient exactement à aucune des espèces de discours classés par Aristote. Ainsi furent établis des genres littéraires pour une part originaux : le kérygme, pour les auditeurs tout venant, la catéchèse pour les catéchumènes et l’homélie pour les fidèles. Formellement, la prédication chrétienne sortait donc des canons classiques. Cette tension entre la nouveauté chrétienne et les modèles païens anciens, tant pour la forme que pour le fond, est déjà localisable chez Saint Paul : c’est lui qui introduisit la prédication chrétienne sur le marché culturel de l’Empire romain et fut le premier à se battre pour faire admettre son originalité et ses exigences spécifiques, y compris à ses propres enfants spirituels. Cette inculturation précoce de l’Évangile et les discernements qu’elle met en œuvre ont de quoi stimuler notre réflexion contemporaine sur l’évangélisation, dans une société traversée par des flux de communication médiatique et professionnalisée en tous genres.

I Une rhétorique païenne à évangéliser

Paul, l’Apôtre par excellence vu ses missions de par l’Empire, pouvait être considéré dans la société de son temps comme un professionnel itinérant de la parole parmi bien d’autres, avec un message religieux particulier. Sa formation à la paideia comme Juif hellénisé et citoyen romain lui aurait permis d’adopter ce statut commode. C’est sans doute à ce titre qu’il a été invité à présenter sa « philosophie » à la Cour de l’Aréopage, haut lieu intellectuel de la place publique athénienne, alors qu’il avait déjà prêché à la synagogue et à l’agora (Ac 17,16-34). L’élite socio-culturelle de la communauté qu’il avait fondée à Corinthe, brillante métropole cosmopolite, était même demandeuse d’un enseignement qui soit d’une qualité intellectuelle et d’un raffinement oratoire comparables à ceux des pourvoyeurs patentés de sagesse civile, les sophistes, dont les ekklesiai séculières louaient les services (1 Co 1-4 ; 2 Co 10-13). Il n’était guère possible d’y être considéré sage et digne d’écoute si on ne se montrait pas éloquent, en paroles autant que par écrit. Face à ces opportunités et sollicitations, comment Paul a-t-il réagi ? D’après la reconstitution qu’en propose Luc, à Athènes, en milieu païen, l’Apôtre a exploité sans complexe certaines ressources de l’éloquence commune, notamment en cherchant à attirer la bienveillance de l’auditoire par son hommage au zèle religieux des citoyens et par ses citations choisies d’auteurs classiques, avant de livrer le cœur de son kérygme, qui eut moins l’heur de plaire2. En revanche, à Corinthe, Paul lui-même dit dans ses lettres avoir enfreint par son comportement les règles du professionnalisme et de la bienséance oratoires, et il se justifie en réfutant théologiquement les prétentions de ses correspondants à le juger en fonction de telles normes. Par ailleurs, l’ensemble de ses lettres indique qu’il savait adopter les formes académiques du discours, tout en les adaptant librement à son inspiration et à ses fins3.

Comment caractériser cette attitude complexe qui semble passer sans cohérence de l’imitation à la contestation ? Paul opère-t-il une reconfiguration de la rhétorique païenne, et si c’est le cas, sur quelles bases ? Cette recherche se complique du fait que, comme pour les autres dialectiques pauliniennes ardues (chair-esprit, loi-foi …), d’ailleurs cousines, les lectures postérieures et leurs enjeux tendent à projeter une épaisse couche d’interprétation. Dans notre cas, diverses options de discours chrétien ont cherché à se rattacher à son patronage4. Puisque l’Apôtre n’a pas traité la question sous forme d’exposé, la réponse est à rechercher dans la trame de ses épîtres, et en particulier celles aux Corinthiens. L’une des controverses dont elles témoignent porte précisément sur ce point. Tout un courant de l’exégèse récente s’est attaché à la reconstituer, en tenant compte de ce que nous savons à présent du milieu de vie grec aux débuts de la nouvelle sophistique, et des réactions face à elle d’autres Juifs hellénisés de l’époque, Philon d’Alexandrie notamment5. Ces éclairages, qui n’infirment pas d’autres lectures possibles6, sont instructifs pour la recherche d’une éthique de la persuasion chrétienne, que Claude Tassin appelle « la déontologie du media évangile »7. Reprenons-les succinctement en retraçant l’histoire de cet échange entre Paul et l’Église à Corinthe, avant d’exposer les points en litige et de pouvoir apprécier la position prise par l’Apôtre dans la rencontre entre l’évangile et les professionnels de la communication d’alors.

II La paideia héllénistique et la parrhèsia évangélique s’affrontent8

Pour comprendre la description que Paul fait de son arrivée initiale à Corinthe et de sa conduite là-bas (1 Co 2,1-5 et 1 Co 9), il faut tenir compte de l’état d’esprit sophistique, de la passion qui entourait l’éloquence, et des attentes que cela suscitait à l’égard de tout nouvel orateur. Là comme à Athènes, « les Grecs … se seraient attendus à ce qu’il se mette en valeur, charme son auditoire, cherche à gagner leur approbation par de la virtuosité oratoire et, peut-être, vise à être rémunéré pour ses efforts »9. Les difficultés éprouvées de part et d’autre, et que l’intervention d’Apollos a plutôt aggravées, tiennent au choc, plus spirituel encore que culturel, entre ces perceptions conventionnelles et la dynamique de la proclamation apostolique. Plusieurs points d’impact sont repérables : le rôle du langage dans la persuasion, l’argent, le rapport du prédicateur à la communauté et la valeur des biens culturels10. La critique paulinienne des traditions correspondantes (1 Co 1-4) déplaît aux responsables de l’ekklèsia qui appointent après son départ des enseignants plus conformes à leurs souhaits. Ceux-ci retournent contre Paul chaque raison de son apologie anti-sophistique (2 Co 10,10 ; 11,6 ; 12,16-18). L’Apôtre riposte en montrant que leurs arguments reposent sur une vision du monde en contradiction avec la foi chrétienne (2 Co 10-13). Pour l’exposé du différend, nous traiterons d’abord du cadre rhétorique général, puis de la transformation que Paul fait subir à chacun des moyens persuasifs traditionnels (ethos, logos, pathos11).

1Moi-même, quand je suis venu chez vous, frères, ce n’est pas avec le prestige (huperochè) de la parole ou de la sagesse que je suis venu vous annoncer le mystère de Dieu. 2Car j’ai décidé de ne rien savoir parmi vous, sinon Jésus Christ, et Jésus Christ crucifié. 3Aussi ai-je été devant vous faible, craintif et tout tremblant : 4ma parole et ma prédication n’avaient rien des discours persuasifs (peithois) de la sagesse, mais elles étaient une démonstration (apodeixis) faite par la puissance (dunamis) de l’Esprit, 5afin que votre foi (pistis) ne soit pas fondée sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu.

(1 Co 2,1-5, trad. TOB)

Dans ce passage sont repérables des termes qui peuvent avoir à la fois un sens religieux et un sens technique en rhétorique (apodeixis, dunamis, peithô, huperochè, pistis12). Jouant sur l’usage biblique ou grec, l’Apôtre (ou ses éventuels collaborateurs) reprend un langage familier à ses correspondants et lui fait subir un réajustement sémantique qui en exploite et en dénonce l’ambiguïté. Paul tient sans doute à se démarquer tant des maîtres juifs que des prédicateurs itinérants imitateurs des sophistes, car les uns et les autres, quoique différemment, s’appropriaient indûment la sagesse et la puissance du Christ. Lui-même s’interdit d’autre sujet de discours que « le mystère de Dieu » (v. 1) ou la « sagesse de Dieu, mystérieuse » (v. 7), c’est-à-dire « celle qui était cachée » et a fait l’objet d’une révélation d’en haut, appelée par les Écritures mais les dépassant, car il s’agit d’une nouvelle relation que Dieu établit de son initiative (v. 7, cf. 1,30)13.

Paul différencie également la conviction que ces « sages » éloquents emportaient, de la confiance établie par « la puissance de l’Esprit » (v. 5). Cependant, ce qu’Aristote considérait comme le principal moyen persuasif, l’ethos, est l’objet de la plus grande attention. L’Apôtre remplace la supériorité personnelle du prédicateur par celle du Messie en croix et ne fait aucun effort pour se mettre en valeur en tant qu’orateur : il cherche au contraire à éviter de créer trop bonne impression. En se présentant « faible, craintif et tout tremblant » (v. 3), l’Apôtre déjoue le report normal, sur sa propre personne, de l’intérêt du public et de la gloire de la conversion. Ce n’était pas la pratique de ses détracteurs (2 Co 10,10-12), qu’il parodie en paraissant « se vanter » de tout ce qu’il a subi, histoire de « faire le fou » comme eux (2 Co 11,16 ; 12,1). Il dit ailleurs se refuser à pratiquer la séduction de son public par la flatterie (kolakeia) : « nous parlons non pour plaire aux hommes, mais pour plaire à Dieu qui éprouve nos cœurs » (1 Th 2,4-5 ; cf. Ga 1,10). Flatter transformerait l’annonce de l’Évangile en une transaction indigne de lui, or « nous ne sommes pas comme tant d’autres qui trafiquent (kapèleuontes) de la parole de Dieu » (2 Co 2,17). C’est ce qu’explicitent les références à l’argent dans les Lettres aux Corinthiens, à resituer à l’horizon de l’époque. Les orateurs publics retenus par les municipalités, s’ils faisaient montre de libéralité à leur égard, demandaient de leur côté des honoraires élevés à leurs clients et étaient réputés pour leur cupidité, alimentée par un style de vie dispendieux. En veillant par son artisanat à procurer ses services gratuitement (1 Co 9,1-23), l’Apôtre casse cette logique commerciale et enlève un « obstacle » à l’Évangile : il peut se faire « tout à tous » (9,22)14.

III Une oralité anarchique à discipliner dans l’amour

Cette contestation du statut professionnel convenu pour l’orateur a ainsi des incidences sociales pour l’ekklèsia tou theou, l’Église de Dieu, qui sont mises en évidence dès 1 Co 1. D’abord la valorisation par la paideia de ce beau langage et de cette culture philosophique ou littéraire que vendait le sophos, ou encore le docte et le disputeur (grammateus, suzètètès, 1 Co 1,2015), avait au moins deux effets nocifs sur la communauté.

Sous le couvert de la didascalie, l’enseignement, s’établissait ainsi une hiérarchie interne reproduisant la domination de la classe savante, puissante, bien née (sophoi kata sarka, dunatoi, eugeneis, v. 26), qui était pourtant peu nombreuse parmi les fidèles. Cette échelle de valeurs allait directement à l’encontre de l’option et de la sollicitude de Dieu pour les hommes regardés par le monde comme tenant de la folie, de la faiblesse et du commun méprisable (v. 27-28). Contredisant leur vocation divine (v. 26), elle pouvait aussi inhiber l’exercice des charismes qui leur étaient donnés pour l’édification de la communauté et le témoignage public (c’est ce que sous-entend l’action de grâces aux v. 4-9).

En outre, la conception sophistique du lien entre le disciple et son maître de sagesse correspondait à la reconnaissance de part et d’autre d’une « clientèle » exclusive, ce qui ne manquait pas de promouvoir des jalousies et de produire des factions : « Moi, j’appartiens à Paul. Moi à Apollos. Moi à Céphas. Moi à Christ » (v. 12). Paul analyse ce comportement comme typique de la « chair » et d’une démarche « selon l’homme » (1 Co 3,1-4), alors que ses armes à lui « ne sont point charnelles » (2 Co 10,4). Il lui oppose une « imitation » de l’apôtre et de ses pauvres et folles « voies dans le Christ » (1 Co 4,16-17), ainsi qu’une relation d’appartenance inversée et refinalisée : « Car tout est à vous, soit Paul, soit Apollos, soit Céphas …, mais vous êtes au Christ, et le Christ est à Dieu » (1 Co 3,21-23). Dans l’économie du salut, les prêcheurs sont de simples « serviteurs », « coopérateurs de Dieu » (3,5.9) : « car c’est par Lui que vous êtes dans le Christ Jésus, qui est devenu pour nous sagesse venant de Dieu » (1,30). Leur ethos doit donc se garder de toute vanité et orgueil mal placé : « Celui qui se glorifie, qu’il se glorifie dans le Seigneur » (1 Co 1,31 et 2 Co 10,17 citant Jr 9,22-23).

On peut d’ailleurs reconnaître un parallèle éthique entre les deux fonctions orales que Paul traite dans sa Lettre (1 Co 8-10) : la parole et l’alimentation — la question de la viande consacrée aux idoles. Il s’agit dans l’un et l’autre cas de savoir mettre sa connaissance et sa puissance au service des frères plutôt que d’en jouir sans égards pour les faibles. Car si à elle seule « la science gonfle, l’amour édifie » (1 Co 8,1). La liberté de parole a pareillement besoin d’être disciplinée, à l’exemple de la préparation athlétique et ascétique de l’apôtre (9,24-27). Comme la nourriture, le discours est neutre, dirons-nous, mais la manière sociale et religieuse de le mettre en œuvre ne l’est pas.

IV S’en remettre à la technique, ce serait évider la croix du Christ

Le grand danger, selon Paul, est que, dans l’évangélisation, par le recours à un discours tel que celui des sophistes (sophia logou), « ne soit réduite à néant (kenôthè) la croix du Christ » (1 Co 1,17). Le grec dit kenôthè : que la Croix ne soit « évidée » de sa puissance propre de salut. L’enjeu implique donc la correction du logos autant que de l’ethos usuel. Une première rectification concerne le thème, qui n’est plus « à la demande », car il est prédéterminé par le kérygme : le message n’est pas une variable, mais une constante16. En outre, il s’agit certes de bien le faire entendre, mais non de chercher à induire techniquement la persuasion. Car la foi en la parole est du domaine de la relation personnelle entre l’auditeur et l’Esprit : « Nul ne peut dire ‘Jésus est Seigneur’, si ce n’est par l’Esprit Saint » (1 Co 12,3). Les arguments donnés à l’appui sont principalement les signes qui « démontrent » l’œuvre divine (cf. 2 Co 12,12). Quant à démonter les arguties « de ce siècle » (1 Co 1,20), l’Écriture y pourvoit par les citations des livres prophétiques et sapientiels17. Les résultats ne sont pas des objectifs que le prédicateur se fixe à l’avance indépendamment : ils dépendent de l’œuvre de l’Esprit qui conditionne la capacité de chacun à réagir au message et font donc l’objet d’une simple action de grâces après coup (cf. 1 Th 2,13). Dans cette pure « diaconie » qui sert « le lait non-frelaté de la Parole » (1 P 2,2), nulle place pour la manipulation : « Nous avons dit non aux dissimulations de la honte, ne nous conduisant pas avec astuce (panourgia) ni ne falsifiant la parole de Dieu. Au contraire, c’est par la manifestation de la vérité que nous nous recommandons à toute conscience humaine devant Dieu » (2 Co 4,2).

Cela n’empêche pas l’Apôtre de recourir à des tactiques rhétoriques subtiles (allusion voilée, ironie auto-dépréciative : 1 Co 4,6-13 ; 2 Co 11,1-12,10), mais en inversant leur finalité habituelle car ici, la liste de ses tribulations sert réellement à réfuter les prétentions de « ceux qui se sont enflés d’orgueil » (1 Co 4,18), en montrant combien la force de Dieu est à trouver dans la faiblesse (2 Co 12,5.9-10). À la manière des prophètes juifs et de l’eirôn18 dans la comédie grecque face à l’aladzôn — le « matamore » du comique baroque —, dans cette diatribe, l’Apôtre exploite son infériorité pour faire la satire de ceux qui utilisent cette forme oratoire afin de se complaire dans la vanité (kauchèma). C’est pourquoi Paul n’est pas atteint par les critiques reçues en retour qui semblent récuser son argumentation précédente comme la rationalisation théologique d’une incapacité personnelle ; il les désarme en abondant dans leur sens. Elles jugent son discours en fonction des canons de la déclamation si prisée alors : si ses lettres ont du poids, physiquement « il présente mal et sa parole est nulle » (ho logos exouthenèmenos, 2 Co 10,10) ; il n’est qu’un « amateur en matière d’éloquence » (idiotes tô logô : 2 Co 11,6). Il est vrai que Paul avait renoncé à en imposer par sa personne et aussi à jouer sur le pathos en employant le style sublime19. C’était afin de mieux faire partager sa connaissance (gnôsis : 2 Co 11,6) du mystère et de respecter par un langage direct et libre (parrhèsia) la simplicité due au Christ (2 Co 3,12 ; 11,3), par opposition à la subtilité cauteleuse du Serpent. Au dire de Luc, ce qui fait la différence entre Paul et Apollos dont les Corinthiens prennent les partis (1 Co 3,3-6), c’est que ce dernier est « un homme éloquent » (logios), qui parle en public « avec force et ferveur » (Ac 18,24-25.28). La capacité de Paul à se faire entendre dans ses missions montre qu’il n’était pas un orateur lamentable, même s’il n’avait pas des dons extraordinaires à ce niveau. Mais il ne voulait pas se placer comme les autres sur le registre oratoire de la virtuosité stylistique. C’est précisément parce qu’il reconnaît le pouvoir persuasif de la parole que Paul se dresse contre une certaine forme de discours « sublime » propre à dénaturer tant la vérité annoncée que l’adhésion croyante par un pathos qui aurait trop attaché ses auditeurs à sa performance propre. C’est aussi une des conséquences de la distanciation propre à l’écrit auquel il a recours.

V Une parole d’apôtre qui renonce à la maîtrise

En fin de compte, il ne reste plus grand-chose des appuis techniques traditionnels de l’orateur civil. Certes, comme pour d’autres dialectiques pauliniennes, il faut tenir compte du contexte apologétique et polémique où se font ces déterminations. Contre des adversaires qui ont l’avantage d’être sur place, de se recommander de la plus noble paideia et d’avoir un public qui n’est pas insensible à leur savante faconde, Paul tranche dans le vif, car il veut absolument préserver les conditions nécessaires pour déployer dans la communauté qu’il a fondée l’efficace propre de la parole de Dieu, la logique salutaire de la Croix et la puissance de l’Esprit. Pour cela, il faut détrôner le type d’éloquence païenne qui règne jusqu’au cœur de l’Église. Dans des circonstances moins tendues, en s’adressant quelques années auparavant aux Thessaloniciens, l’Apôtre préfère à la polarisation mutuellement exclusive entre le logos humain et l’Esprit divin, une complémentarité hiérarchisée, qui rend mieux compte aussi de son option à l’Aréopage : « En effet notre annonce de l’Évangile chez vous n’a pas été seulement discours, mais puissance, action de l’Esprit Saint et merveilleux accomplissement » (1 Th 1,5). Et quand depuis sa prison, sans doute à Rome, Paul (ou son disciple) donne plus tard des conseils missionnaires aux Colossiens, il insiste plus sur la plasticité nécessaire, selon une convenance à la fois rhétorique et sapientielle : « Conduisez-vous avec sagesse vis-à-vis de ceux du dehors ; cherchant à saisir l’occasion [ton kairon, « comme au marché », précise le dictionnaire Bailly]. Que votre langage soit toujours plein de grâce (en chariti) et d’esprit [littéralement : relevé de sel, halati èrtumenos], avec l’art de répondre à chacun comme il faut » (Col 4,5-6)20. Il n’en reste pas moins que sa théologie pastorale se livre à une subversion radicale des manières professionnelles et des valeurs de l’establishment dans cette « société de communication » avant la lettre qu’était la civilisation urbaine de la seconde sophistique en Grèce. À l’utilitarisme de la technique oratoire, il substitue une éthique discursive à fondation théologale.

La force de cette reconfiguration en profondeur tient surtout à deux traits : sa validation théologique et son caractère dramatique, exprimé avec une éloquence particulière. La charge de Paul est fondée sur un discernement spirituel, moral et pastoral à la lumière de l’Écriture et de la vie du Christ. Comme dans les épîtres aux Galates ou aux Romains écrites vers la même époque, cette situation missionnaire particulière lui donne l’occasion de développer une anthropologie théologique qui rétablit vigoureusement la nouveauté chrétienne en contrepoint du judaïsme (cf. le scandale face à la croix ou le voile de Moïse : 1 Co 1,23 ; 2 Co 3,12) et du paganisme (la sagesse charnelle de nature idolâtrique). Le mode opératoire de Paul correspond au mode qu’il présente comme étant celui de Dieu dans le monde. Sa théologie de la communication découle d’une théologie de l’histoire sous le signe de la Croix21. Mais cette leçon est donnée par quelqu’un qui se présente lui-même comme en position de faiblesse et « miséricordié ». Son autorité propre, qu’il exerce fermement, tient précisément en cette capacité de pouvoir témoigner de la puissance de Dieu dans la vocation et l’affliction qui sont les siennes, ce qui révèle son propre renoncement à la maîtrise. Dans cette fragilité, la vérité de ce qu’il proclame par grâce n’en ressort que mieux. La parole de Paul, tant le contenu que la forme de sa prédication, fonctionne en continuité avec la parole de Dieu. Moyennant quoi, humilité et conviction, civilité et franc-parler sont compatibles, car « là où est l’Esprit, là est la liberté » (2 Co 3,17), aussi bien pour le prêcheur que pour les fidèles qu’il travaille à sauver : « nous ne régentons pas votre foi » (2 Co 1,24).

VI Un art de la persuasion pastorale ?

Paul déclare son opposition à la sophistique qu’il considère comme illégitime si l’on veut en faire un outil de persuasion pour la vérité chrétienne, la base d’une adhésion de foi et la norme de la parole dans la communauté. Ce faisant, il ne condamne pas tout art oratoire, car il établit justement la légitimité de son entreprise de parole à lui. Ce qu’il est possible d’en induire, mais que l’Apôtre ne dit pas, c’est qu’une fois les motivations et les finalités purifiées, libre à lui de s’exprimer de manière inspirée en jouant de la technique qu’il a assimilée. Dans cette configuration, nous pourrions dire que l’Esprit travaille avec l’apôtre et ses ressources culturelles, à la manière dont la Sagesse prête son éloquence aux sages qui ont étudié la parole de Dieu, ont demandé son assistance et se sont préparés à l’affrontement (Si 39 ; Sg 7,28 ; Dn) ; à la différence du mode prophétique par inspiration directe où l’Esprit s’empare de l’élocution (Mc 13,9-13)22. En tout cas, le domaine ouvert à une telle créativité apostolique peut être délimité précisément comme ce qui prépare la libre rencontre de l’interlocuteur avec la parole de Dieu, sans empiéter sur son aire. Pour définir le rôle exact dévolu au prêcheur, D. Litfin suggère de différencier les stades de la persuasion. En théorie, celle-ci peut se présenter comme un processus continu en cinq étapes, partant de (1) l’attention obtenue, pour établir (2) la compréhension, qui peut déboucher sur (3) le consentement, suivi de (4) la rétention, et enfin du passage à (5) l’action. Les deux premiers pas restent neutres au jugement de la théologie paulinienne. L’apôtre peut donc y utiliser les procédés communs dans la rhétorique de l’époque et même y revendiquer l’usage d’une faculté d’adaptation à ses divers publics qui est de l’ordre de la charité (1 Co 3,1-2 ; 9,19-23). Adapter son entrée en matière permet de se faire écouter et de se rendre compréhensible. Cela n’enlève rien au scandale du message central, au contraire, dirait-on : cette prise de contact et cette connexion avec la culture de ses auditeurs permet de s’assurer que c’est bien sur le fond du kérygme qu’ils se positionneront. Sous cet angle, le discours à l’Aréopage serait un succès. L’art au service de la proclamation sert alors à diminuer le « bruit » qui parasite la communication missionnaire, pour que l’annonce de l’Événement puisse retentir avec d’autant plus de clarté interpellante.

Mais dans son dialogue avec les responsables de l’Église qui est à Corinthe, en appuyant son autorité paternelle (1 Co 4,15) sur le commandement de l’amour accompli par le Christ en croix, Paul accentue la dimension critique du rapport de la vérité chrétienne à celle de la culture hellénistique, pour permettre la reconfiguration de sa rhétorique au profit de la parrhèsia pastorale et fraternelle. Tous les moyens ne sont pas bons pour la communication du salut ; sa « croix heureuse » tient justement à ce qu’il faut toujours chercher à gagner l’autre sans jamais se l’annexer23. La pertinence pérenne d’un tel discernement apparaît si l’on évoque par exemple les débats théologiques récents sur le télévangélisme protestant aux États-Unis ou les campagnes de communication d’institutions catholiques. Cependant, son caractère dialectique et non-systématisé, ainsi que l’évolution des rapports de pouvoir entre les autorités civiles et la communauté chrétienne comme à l’intérieur de celle-ci, ont laissé place par la suite à toute une gamme de positionnements dans la rhétorique d’Église24.

Notes de bas de page

  • 1 Marrou H.-I., Histoire de l’éducation dans l’Antiquité [1948], Paris, Seuil, 61964 ; Cameron A., Christianity and the Rhetoric of Empire : The Development of Christian Discourse, Berkeley, Univ. of California Press, 1991.

  • 2 Vu le contexte des Actes, Luc ne le présente pas moins comme « un modèle toujours fécond d’inculturation du message chrétien », selon Bossuyt Ph. et Radermakers J., S.J., Témoins de la Parole de la Grâce. Lecture des Actes des Apôtres. 2. Lecture continue, Bruxelles, IÉT, 1995, p. 547. Dans leur analyse, le caractère exemplaire de ce dialogue tient à ce qu’à la demande d’exposé philosophique éloquent, Paul répond par une exhortation prophétique à la conversion, fondée sur la révélation biblique, mais coulée dans un mode sapientiel souple et traduite dans un langage commun par la forme rhétorique et les références culturelles (surtout stoïciennes).

  • 3 Voir la synthèse de Murphy-O’Connor J., O.P., Paul the Letter-Writer : His World, His Options, His Skills, Collegeville (MN), Liturgical Press, 1995.

  • 4 Les Puritains anglais, puis les méthodistes et les autres prédicateurs évangéliques opérant librement aux États-Unis au XIXe s., se réclamaient de s. Paul pour justifier leur style populaire et inspiré. Voir Auksi P., Christian Plain Style : The Evolution of a Spiritual Ideal, Montréal-Kingston, McGill-Queen’s Univ. Press, 1995.

  • 5 En plus des nombreux articles qui ont emboîté le pas à Horlsey R.A. (« Wisdom of Word and Words of Wisdom in Corinth », dans Catholic Biblical Quarterly 39 [1977] 224-239), nous disposons de trois ouvrages, solidement argumentés et complémentaires : Litfin D., St. Paul’s Theology of Proclamation : 1 Corinthians 1-4 and Greco-Roman Rhetoric, Cambridge-New York, Cambridge Univ. Press, 1994 ; Bullmore M.A., St. Paul’s Theology of Rhetorical Style : an Examination of I Corinthians 2.1-5 in Light of First Century Graeco-Roman Rhetorical Culture, San Francisco, Intern. Scholars Publ., 1995 ; Winter W., Philo and Paul among the Sophists, Cambridge-New York, Cambridge Univ. Press, 1997.

  • 6 D’autres approches reconnaissent dans les adversaires de Paul des judéo-chrétiens se rattachant à Pierre ou des maîtres de sagesse juive-hellénistique ou encore des spirituels gnostiques. Un point sur l’état de l’exégèse concernant la sophia tou logou est fait par Aletti J.-N., « Sagesse et mystère chez Paul. Réflexions sur le rapprochement de deux champs lexicographiques » (plus débat), dans La Sagesse biblique : De l’Ancien au Nouveau Testament. Actes du XVe Congrès de l’ACFEB à Paris (1993), éd. J. Trublet, Paris, Cerf, 1995, p. 357-384.

  • 7 Tassin Cl., « Saint Paul et les médias », dans Spiritus 161 (déc. 2000) 438.

  • 8 La paideia désigne la bonne éducation, la Bildung grecque ; la parrhèsia est l’audace évangélique.

  • 9 Bullmore M., St. Paul’s Theology … (cité supra, n. 5), p. 169.

  • 10 Il n’est donc pas question ici des déviations doctrinales proprement dites, comme dans la lettre à Tite par exemple : « Nombreux sont … les vains discoureurs, les séducteurs d’esprits … ils bouleversent des familles entières en enseignant pour un gain honteux ce qu’il ne faut pas » (Tt 1,10-11).

  • 11 L’ethos désigne les mœurs, la conduite, la qualité morale de l’orateur, qui agit sur l’auditeur pour emporter la conviction. Le logos se réfère à la force logique de l’argumentation. Le pathos est l’induction de sentiments qui facilitent la persuasion. Ces trois aspects sont traités respectivement infra en II (fin) et III, en IV et en IV (fin).

  • 12 Apodeixis (démonstration) réfère à une argumentation produisant à partir de prémisses certaines une conclusion à laquelle on ne peut objecter, autrement dit, une preuve claire, par opposition ici avec peithô (l’argument plausible). Depuis Isocrate, le terme dunamis fait communément référence à la puissance de la parole dans l’éloquence. Huperochè désigne chez Aristote le sentiment de supériorité de l’élite et des plus éloquents. Pistis peut s’entendre ici aussi bien au sens de persuasion rhétorique que de foi chrétienne. Pour leur lien historique, voir l’enquête de Kinneavy J.L., Greek Rhetorical Origins of Christian Faith : An Inquiry, New York, Oxford Univ. Press, 1987 ; Bullmore M., St. Paul’s Theology … (cité supra, n. 5), p. 154-155.

  • 13 Aux références sapientielles (Pr 30,1-4, Si 1,10, Ba 3,9-4,4 …), Aletti ajoute l’articulation apocalyptique de la sagesse et du mystère en Dn 2 mis en rapport avec 1 Co 2,7 : une sagesse demeurée cachée jusque là aux sages de ce monde et faite pour être révélée aux pauvres à la fin des temps.

  • 14 Pour une analyse de l’ethos apostolique en 1 Th 1-2, et de son ethos pédagogique dans la deutéro-paulinienne 2 Tm 2, 20-26, avec une application au ministère contemporain de la Parole, on pourra se reporter à McLaughlin R.W., The Ethics of Persuasive Preaching, Grand Rapids, Baker, 1979, p. 125-134.

  • 15 Ici encore les termes sont au carrefour de deux usages. Sophos est aussi bien le Grec cultivé (cf. Rm 1,14) que le Juif versé dans l’Écriture ou le scribe expert en interprétation (grammateus).

  • 16 Litfin D., St. Paul’s Theology of Proclamation …(cité supra, n. 5), p. 244-262.

  • 17 Is 29,14 ; Jr 9,23 ; Ps 33,10 et 94,11 ; Jb 5,13. C’est en ce sens que l’on peut interpréter l’ordre autrement énigmatique donné en 1 Co 4,6 : « Rien au-delà de ce qui est écrit ».

  • 18 L’eirôn interroge en feignant l’ignorance, tandis que l’aladzôn est le charlatan qui affirme sans savoir.

  • 19 Selon M. Bullmore, sa position serait à situer dans le débat en cours alors sur le style oratoire, entre les Atticistes d’une part, tenants d’un discours nerveux et le plus direct possible, et les Asianistes de l’autre, adeptes d’un style plus fleuri et virtuose. À Ephèse, d’où Paul envoie sa première lettre aux Corinthiens, se pratiquait ainsi un style très élaboré que Philostrate appelle « dithyrambique ».

  • 20 La TOB note, p. 2860 : « La recommandation … est dans la manière des sages d’Israël : les paroles ne doivent pas être seulement bonnes, pleines de grâce (Pr 10,32 ; Qo 10,12), mais venir aussi au bon moment (Pr 15,23 ; 25,11). Au dire des Anciens, la conversation devait unir la grâce et le sel, c’est-à-dire l’amabilité et l’esprit. Toutes ces maximes de bienséance se trouvent ici transfigurées. L’opportunisme chrétien dérive de l’inspiration de la grâce et le sel est celui de la sagesse évangélique (Mt 5,13 ; Mc 9,50 ; Lc 14,34) ».

  • 21 Claude Tassin le confirme en d’autres termes : « l’évangile paulinien implique à la fois une présence de soi et une distanciation du messager par rapport au message : présence de soi dans le média, mais refus du vedettariat. Cette tension traduit la nature de l’Évangile : présence au monde du Christ ressuscité, mais dans l’effacement du Crucifié », dans « Saint Paul et les médias » (cité supra, n. 7), p. 434-435.

  • 22 Cf. Davies J.A., Wisdom and Spirit : An Investigation of 1 Corinthians 1.18-3.20 against the Background of Jewish Sapiential Traditions in the Greco-Roman Period. New York, University Press of America, 1984.

  • 23 Caillot J., L’Évangile de la communication. Pour une nouvelle approche du salut chrétien, Paris, Cerf, 1989, p. 226.

  • 24 Sur tout ceci, on pourra consulter notre thèse « La communication de l’Église catholique aux États-Unis pour le respect de la vie (1990-1995). Genèse, étude mercatique et évaluation éthique d’une rhétorique ecclésiale professionnalisée », présentée pour l’obtention du Doctorat conjoint en histoire des religions et anthropologie religieuse (Paris IV) et en théologie (ICP), Paris, Sorbonne / Institut Catholique de Paris, 2000, 816 p., diff. par les Presses Univ. du Septentrion à Lille, dans la collection Thèse à la carte.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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