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La distinction entre éros et agapè dans « Deus caritas est » de Benoit XVI

Pascal Ide
Cet article étudie la distinction entre éros et agape dans l'encyclique du pape Benoît XVI, Deus caritas est, distinction qui occupe presque toute la première partie. La différence, de prime abord simple, s'avère complexe, puisqu'elle est conçue sous pas moins de cinq angles différents : 1. éthique : amour purifié ou à purifier / amour purifiant (n. 4-5) ; 2. le terme de l'amour : égoïste ou tourné vers l'autre (n. 6) ; 3. l'origine de l'amour : mondain-ascendant ou divin-descendant (n. 7, § 1) ; 4. la dynamique du don : amour reçu ou donné (n. 7, § 2) ; 5. la réciprocité : amour désirant la communion ou asymétrique (n. 9-15). Mais ces divers couples semblent conduire à une distinction fondamentale : éros est à agapè ce que l'amour créé est à l'amour surnaturalisé par la grâce.

Ainsi que son titre l’atteste, l’encyclique du pape Benoît XVI a pour objet l’amour de Dieu1. Les deux sens, subjectif et objectif, du génitif commandent l’articulation des deux parties2. La première partie, qui seule retiendra notre attention, opère d’emblée une autre distinction3 : celle de l’éros et de l’agapè. De prime abord relativement simple, la différence entre les deux « formes »4 (formae) d’amour s’avère, à qui veut étudier le texte de près, fort complexe. En effet, pour comprendre cette distinction, dont l’élaboration traverse presque toute la première partie (les n. 3 à 15), Deus caritas est fait appel à pas moins de cinq couples catégoriels. Ce constat pose donc question : ces distinctions se recouvrent-elles ? Sont-elle unifiées ou simplement juxtaposées ? De fait, la première partie s’ouvre sur deux difficultés dont la seconde porte sur l’unité de l’amour : « l’amour est-il en fin de compte unique » (n. 2, § 2) ?

En outre, Benoît XVI n’ignore pas que la Bible distingue une troisième forme d’amour, la philia5 ; pourtant, il n’y fait qu’allusion (n. 3) pour ne pas y revenir. Or, l’amitié présente, pour les Grecs, une importance équivalente à l’éros auquel seul sont consacrés de substantiels développements. Comment rendre compte de cette dissymétrie ? D’ailleurs, n’est-il pas partiel d’aborder l’amour sous le seul angle de l’éros et de ne pas considérer l’expérience de l’amitié, amour de réciprocité ?

Ces difficultés invitent à entrer dans le détail des distinctions entre éros et agapè et ainsi à découvrir une pensée qui, dans sa limpidité, cache une grande richesse6.

I L’amour en voie de purification (n. 4-5)

« Les Grecs — écrit Benoît XVI — ont vu dans l’éros avant tout l’ivresse, le dépassement de la raison provenant d’une ‘folie divine’ qui arrache l’homme à la finitude de son existence et qui, dans cet être bouleversé par une puissance divine, lui permet de faire l’expérience de la plus haute béatitude » (n. 4, § 1). Cette quasi-définition caractéristise l’éros grec (qui est humain) par trois traits :

  1. son sujet : en plein, l’éros fait appel voire s’identifie à « l’instinct [instinctu] » (n. 5, § 1) ; en creux, il exclut autant la raison (il est un « dépassement de la raison », une « folie ») que la liberté : la liberté de celui qui le célèbre — il est « ivresse » (n. 4, § 1) — et celle des médiateurs de cette ivresse — les prostituées sacrées « ne sont pas traitées comme êtres humains » mais comme « des instruments », comme « des personnes humaines dont on abuse » (n. 4, § 2) ;

  2. son objet et sa finalité : en plein, loin de tourner vers le seul homme, l’éros se porte vers Dieu ou plutôt vers le Divin : il cherche la « communion avec le Divin » (n. 4, § 2) et « promet l’infini, l’éternité » (n. 5, § 1), qui sont des traits proprement divins ; en creux, il « arrache l’homme à la finitude de son existence » et transcende les limites de la vie quotidienne ; aussi se présente-t-il comme une « extase » (n. 4, § 2 ; n. 5, § 3) qui offre le bonheur : « il permet de faire l’expérience de la plus haute béatitude » (n. 4, § 1) ;

  3. sa cause : l’éros caractérise l’« être bouleversé par une puissance divine », porté par une « force divine » (n. 4, § 1) ; il est donc divin à raison non seulement de sa fin, mais de son origine7.

Face à cette conception pré-chrétienne de l’éros se dresse l’attitude vétérotestamentaire (n. 4, § 2 ; n. 5, § 1). Elle est triple :

1. L’AT critique l’éros « avec la plus grande rigueur » (n. 4, § 2). Reprenant les traits qui viennent d’être distingués, on pourrait dire que triple est l’opposition de l’Écriture à l’égard de « cette forme de religion » : quant au sujet, l’éros est une aliénation de la liberté — l’homme se laisse « dominer par l’instinct » (n. 5, § 1) —, une perte de la « dignité », une « chute, [une] dégradation de l’homme », enfin une instrumentalisation et un abus des personnes qui, dans le temple, procurent cette ivresse (n. 4, § 2) ; quant à la finalité, il est une « perversion de la religiosité » puisqu’il « n’est pas montée […] vers le Divin, mais chute », et une promesse déçue puisqu’il est une « fausse divinisation » (n. 4, § 2) ; quant à la cause, l’éros utilise le Divin pour soi, notamment pour la fertilité, le subordonnant à la recherche de son propre bonheur.

2. Toutefois, l’AT veut conserver « l’éros comme tel ». En effet, il faut opérer une distinction entre l’amour qu’est l’éros « in se » (il faudra revenir sur le sens de cette expression), et « sa déformation destructrice », qui est une « perversion de la religiosité » (n. 4, § 2). L’objection qui suspecte l’éros (n. 7, § 2) trouve ici une réponse anticipée.

3. Cette distinction, loin d’être seulement langagière, se concrétise dans ce que l’encyclique désigne sous le terme générique de « purification » : l’éros doit être purifié de ce qui le défigure. Certes, elle désigne la même réalité avec les mots de « discipline » (n. 4, § 2), « maturation », « renoncement », « guérison » (n. 5, § 1), « montée » (n. 5, § 3). Mais le terme central demeure celui de purificatio : il est le plus fréquemment repris (cinq fois dans notre contexte), traverse toute l’encyclique et englobe les autres dans sa signification.

Cette « purification » requiert un premier discernement d’ordre plus anthropologique (n. 5, § 2-3) et un second, d’ordre éthique (n. 6). Ici intervient l’agapè dont le rôle est purificateur. Nous aboutissons donc à une première distinction entre agapè et éros : le premier est au second ce que l’amour « purifiant » est à l’amour « purifié » ou à purifier.

II L’amour égoïste versus l’amour ouvert à l’autre (n. 6)

Le n. 6 détermine la manière plus concrète dont opère la purification. D’un mot, l’éros est à l’agapè ce que l’amour « égoïste » (indolem personalem ; c’est moi qui souligne) est à l’amour « ouvert à l’autre » — précisément en « découverte de l’autre » (alterius hominis inventio). L’ouverture à l’autre qu’est l’agapè est notifiée de trois manières :

1. L’agapè est une recherche du « bien de l’être aimé ». Le texte fait appel non à la catégorie moderne d’altérité mais à celle, classique, de bien (bonum). Il expose aussi l’agapè avec les termes plus concrets de « curatio » et de « sollicitudo » (que la traduction rend par l’unique mot de « soin » (§ 1).

2. L’agapè est aussi un « renoncement » à son propre bien, autrement dit un « sacrifice » ; plus encore, il est une recherche de celui-ci (§ 1). C’est ce que montre le Christ, dans ses acta et verba (§ 2). La raison ultime de ce renoncement est la logique évangélique de la fécondité : seul porte du fruit celui qui meurt à soi-même.

Cette deuxième note semble se déduire de la première : l’amour « ne se cherche plus lui-même […] il cherche au contraire [amplius] le bien de l’être aimé » (§ 1). Plus encore, elle s’y substitue : en effet le renoncement sacrificiel constitue « l’essence de l’amour » : dans le sacrifice de Jésus, « l’amour parvient […] à son accomplissement » (§ 2).

En utilisant l’adverbe amplius, l’encyclique paraît établir une tension interne entre amour de soi et amour de l’autre. Ne risque-t-elle pas de sacrifier le premier au profit du second ? Plus encore, ne va-t-elle pas opposer l’éros qui s’inscrit dans la continuité du sujet et de son désir à l’agapè qui l’y arrache ? De cette question dépend la compréhension de la relation entre éros et agapè, donc de l’amour lui-même.

En fait, Benoît XVI se la posera explicitement pour refuser une telle dialectique (cf. n. 7, § 2). Mais dès maintenant, cinq données plaident dans le sens de l’intégration contre le conflit : le sacrifice dont il est question n’est pas celui du moi inquantum tale, mais celui du « je enfermé sur lui-même » et trouvant « sa libération dans le don de soi » ; le don de soi est vu comme un « accomplissement », ce qui suppose une continuité et pas seulement une rupture ; la donation permet d’aller « vers la découverte de soi-même » ; le « chemin personnel » du Christ « le conduit par la croix jusqu’à la résurrection » par laquelle il acquiert le bien suprême de la gloire ; en corrigeant le désordre qui est « ivresse » tout en conservant la vérité qui est la sortie de soi, le terme d’« extase » devient une des composantes de l’éros.

3. Les deux premières notes considèrent la corrélation entre éros et agapè de manière statique ; mais celle-ci est aussi dynamique : en effet, dans le Cantique des cantiques, « l’amour indéterminé et encore en recherche » qu’est l’éros « devient [fit] […] une véritable découverte de l’autre », l’agapè. Le récit biblique expose donc une « expérience de l’amour » présentant un avant (« auparavant [antea] ») et un après, autrement dit s’inscrivant dans une histoire (§ 1), un « chemin », un « exode permanent » (§ 2). Voilà pourquoi le rapport d’éros et d’agapè doit être envisagé comme un processus, en l’occurrence de purification et de maturation.

III L’amour ascendant versus l’amour descendant (n. 7, § 1)

En proposant un rapide résumé du développement précédent8, le n. 7 introduit une nouvelle distinction : l’éros désigne « l’amour “mondain” » et l’agapè « l’amour fondé sur la foi », c’est-à-dire, puisque la foi est don de la grâce, l’amour divin. Cette différence empruntée au registre conceptuel s’enrichit d’une autre, formulée de manière imagée, entre « amour ‘ascendant’ et amour ‘descendant’ » (§ 1). Cette image biblique, employée à trois reprises dans le n. 7, ne peut se réduire à un doublon pédagogique ; elle permet de souligner que la différence se prend de l’origine : en effet, selon une symbolique qui n’est pas que biblique, l’homme est en bas et Dieu en haut ; l’éros est donc l’amour qui monte du cœur de l’homme vers Dieu et l’agapè celui qui descend du cœur de Dieu vers l’homme9. Le § 1 s’achève par une allusion à l’existence « d’autres classifications similaires » et en nomme une, « la distinction entre amour possessif et amour oblatif (amor concupiscentiaeamor benevolentiae) »10. Comme cette distinction est proche de celle élaborée au n. 6 (amour égoïste, amour tourné vers l’autre), le « similaire » signifie donc que la nouvelle distinction du n. 7 n’est pas opposée à la précédente mais s’inscrit dans sa continuité.

Mais la distinction ascendant-descendant ne fait-elle pas renaître l’opposition éros-agapè qui menaçait déjà au n. 6, voire ne la maximalise-t-elle pas ? En effet, elle la pense à partir des trois couples suivants : ascendant-descendant, possessif-oblatif, grec-chrétien. Cette difficulté invite à approfondir cette troisième distinction… en en proposant une quatrième. C’est ce que fait un passage très dense, peut-être le plus difficile de toute l’encyclique (n. 7, § 2).

IV L’amour reçu versus l’amour donné (n. 7, § 2)

Pour cerner la différence éros-agapè, le texte procède en trois touches qui sont autant d’apports originaux :

1. La conception dialectique de l’éros et de l’agapè, plus exactement la valorisation de l’agapè contre l’éros, coupe le christianisme « des relations vitales et fondamentales de l’existence humaine », « de la complexité » de celle-ci. L’éros assure donc l’enracinement humain de l’amour. Comme l’amour est dit ascendant parce qu’il trouve son origine dans l’existence humaine, cette distinction exprime de manière nouvelle le contenu du n. 7, § 1.

2. En établissant le mouvement qui va de l’éros vers l’agapè, le texte reprend la distinction déjà vue entre amour oblatif et amour possessif : dans son mouvement d’ascension, autrement dit de purification, l’éros se détache de plus en plus du sujet pour se préoccuper « toujours plus de l’autre ». Si cette deuxième différence n’est pas nouvelle en son contenu, elle l’est dans la corrélation faite entre les deux distinctions : ascendant-possessif et descendant-oblatif.

3. Une dernière distinction apparaît lors de la description du mouvement de l’agapè vers l’éros : l’agapè a besoin de l’éros car « il ne peut pas toujours seulement donner, il doit aussi recevoir ». Dès lors, l’agapè est à l’éros ce que l’amour qui donne est à l’amour qui reçoit. Irréductible aux catégories précédentes, cette distinction est véritablement nouvelle. Un amour de pure agapè ne ferait pas que couper l’homme de son existence humaine, ainsi que le disait la première distinction, il l’excepterait de la source du don. Dit autrement, l’amour humain qui se voudrait seulement agapè serait non seulement désincarné, mais dédivinisé : il oublierait que l’amour qu’il donne est lui-même un don.

Par ailleurs, la relecture du n. 7 sous l’angle de l’unité et de la différence des relations éros-agapè11 invite à une réponse affirmative, mais nuancée. Triples sont les liens :

1. Éros et agapè sont un. En effet, ils « ne se laissent jamais séparer complètement l’un de l’autre » ; le texte souligne leur « juste unité » : ensemble, ils composent « l’unique réalité de l’amour ».

2. Néanmoins, éros et agapè demeurent distincts. En effet, ils constituent deux « dimensions différentes » de l’amour : mouvement ascendant et mouvement descendant sont divers de par leur nature même. L’union des deux aspects de l’amour ne se transforme donc jamais en fusion12. Précisément — car ils ne sont pas symétriques —, si tourné soit-il vers « le bonheur de l’autre », l’éros ne se résorbera jamais dans l’agapè.

3. Enfin, l’unité est dynamique. En effet, l’encyclique parle du « moment [tempus] de l’agapè ». Et cet ordre chronologique entre éros et agapè se présente comme l’acheminement vers un terme qui est un achèvement : « … plus se réalise [completur] la véritable nature de l’amour en général » ; voire, l’achèvement lui-même n’est pas fixé puisqu’il est décrit à l’aide de deux comparatifs « toujours plus ». En son contenu, le terminus a quo se distingue du terminus ad quem comme l’éros seul de l’éros dans lequel « l’agapè s’insère », comme l’éros pour soi de l’éros « pour l’autre », comme l’éros qui est encore éloigné de l’autre à l’égard de l’éros qui s’en rapproche.

V L’amour unilatéral versus l’amour de communion (n. 9-15)

Le n. 7, § 3 oppose « l’éros qui cherche Dieu » à « l’agapè qui transmet le don reçu ». Or, celui qui transmet, par définition, ne possède ni ne garde ce qui lui fut confié. N’est-ce pas offusquer l’amour qui se repose en Dieu ou, pour reprendre une catégorie johannique, qui « demeure » en Dieu ? De manière plus générale, entre l’amour qui contemple Dieu et celui qui sert l’autre, il manque l’amour de soi ; entre l’image de la montée et celle de la descente, il en manque une évoquant la stabilité.

La réponse à cette difficulté suppose de nouveaux développements. À partir du n. 8, l’encyclique expose plus concrètement la nouveauté de la Révélation biblique au sujet de l’amour : celle de l’AT (n. 9-11) — qui elle-même se dédouble en nouvelle image de Dieu (n. 9-10) et nouvelle image de l’homme (n. 11) — et celle du NT (n. 12-15).

Benoît XVI est bien conscient de son audace en attribuant l’éros à Dieu. En effet, il soulignait au n. 3 que le NT n’emploie jamais le terme et la LXX seulement deux fois. Or, il ose ici l’appliquer à Dieu même (n. 9, § 2) : la Bible, dit-il, décrit « l’amour de Dieu pour son peuple avec des images érotiques »13 (n. 9, § 2). Ce constat conduit aussi à une conséquence méthodologique : pour décrire l’éros divin, il faudra repérer non pas les mots, mais les traits qui lui sont spécifiques. En l’occurrence, il semble qu’on peut en distinguer deux :

1. L’éros divin se traduit par la « passion » (cupiditatem14). Certes, en tant qu’il est sensible (cf. n. 5) et démesuré (« ivresse » aliénante, « folie » irrationnelle : cf. n. 4 et 6), il ne s’attribuera pas au Dieu de l’AT. En revanche, en tant qu’il est « élan » (n. 10, § 2)15 et « extase » tournée vers l’autre (n. 5, § 3), il peut se dire de Dieu.

2. Mais la note la plus caractéristique de l’éros de Dieu pour l’homme semble être la recherche de l’unité, c’est-à-dire la communion dans l’amour. En effet, la relation entre Dieu et l’homme est décrite en termes de fiançailles et mariage (et leurs contraires : l’adultère et la prostitution), qui implique réciprocité et « fidélité ». Cependant, objectera-t-on, l’encyclique précise que, « plus profondément » (penitus), l’amour de Dieu avec Israël consiste dans le don de la Loi ; or, le don suppose une initiative unilatérale. Mais le texte prend soin d’ajouter que, par la Torah, Dieu « ouvre en réalité les yeux à Israël sur la vraie nature de l’homme et qu’il lui indique la route du véritable humanisme » ; l’homme, loin d’être passif, est donc appelé à l’action : « en vivant dans la fidélité au Dieu unique » et en trouvant « son bonheur essentiel » dans « la joie en Dieu ». Autrement dit, ayant « fait lui-même l’expérience d’être celui qui est aimé de Dieu », l’homme aime Dieu en retour, donc vit dans la communion. Enfin, il est dit plus loin que le Cantique décrit « la relation de Dieu avec l’homme et de l’homme avec Dieu » ; or, ce livre biblique chante l’éros. De même, il est affirmé qu’« il existe une unification de l’homme avec Dieu — tel est le rêve originaire de l’homme » (n. 10, § 2) et le « rêve » dont il est ici question qualifie, dans toute cette première partie, l’aspiration du monde païen, notamment grec, à l’union divine (cf. n. 4, § 1 ; n. 5, § 3 ; n. 13). La communion, la réciprocité d’amour est donc la note la plus caractéristique de l’éros divin : celui-ci cherche l’unité et l’unité avec l’homme.

C’est ce que confirme la description de l’agapè divine dans l’AT (n. 10, § 1). Elle se caractérise par la gratuité absolue et le pardon, d’où se déduit le retournement de l’amour d’agapè contre la justice. Or, ces trois traits présentent une propriété commune : l’unilatéralité. En effet, que l’amour soit « donné absolument gratuitement » signifie qu’il n’y a « aucun mérite préalable », antérieur (nullo antecedente merito) d’Israël. D’autre part, le pardon intervient parce qu’Israël a rompu l’Alliance qui est un contrat d’amour bilatéral. Enfin, cette rupture appelle, en justice, la répudiation, donc la disparition de la réciprocité. Par conséquent, le texte introduit une cinquième distinction entre éros et agapè, celle de l’amour mutuel et de l’amour asymétrique, de l’amour qui désire la communion et de l’amour qui prend l’initiative — même quand l’échange a été rompu.

Cette cinquième caractéristique concerne l’éros divin. Vaut-elle aussi pour l’amour humain ? Le n. 11 aborde la nouveauté biblique relative à l’identité de l’homme. En fait, il traite du seul éros humain et non de l’agapè ; en revanche, il montre très clairement qu’il est « orientation » (§ 2) vers la « communion » (§ 1). L’argumentation se fonde sur le récit de la création, corrigeant, c’est-à-dire purifiant, une nouvelle fois la philosophie grecque16. Je soulignerai seulement un point. Le désir érotique de communion s’enracine dans l’aspiration à « devenir ‘complet’ » (§ 1), à représenter « la totalité de l’humanité » (§ 2)17. Or, qui dit complétude dit achèvement. Ainsi, l’éros n’est pas seulement « découverte de soi-même », comme il était dit plus haut (n. 6, § 1), mais amour de soi18.

À cette première réponse à la difficulté arguant de l’absence d’un repos et de l’amour de soi, il faut ajouter que l’éros divin s’objective dans des dons comme celui de la Torah ; il donne l’homme à lui-même, il lui révèle sa « vraie nature ». Enfin et surtout, l’homme reçoit le don de l’amour divin, pour lui, comme sujet, et non seulement comme médiateur. Autrement dit, l’amour reçu, loin de le traverser, le bénit et demeure en lui. En effet, l’homme fait « l’expérience d’être aimé » ; cet amour est source de « joie » (n. 9, § 2) et constitue une « nourriture » (n. 13) ; avant d’être « commandé », l’amour lui est réellement « donné » en partage (n. 14).

Les cinq distinctions entre éros et agapè sont résumées dans le tableau synoptique suivant :

Référence Éros Agapè Point de vue N. 4 et 5 amour non purifié amour purifié éthique N. 6 amour égoïste amour tourné le terme (ou vers l’autre l’objet) N. 7, § 1 amour mondain ou amour divin ou ascendant descendant l’origine N. 7, § 2 amour reçu amour donné la dynamique du don N. 9-15 amour désirant la communion amour asymétrique la réciprocité

VI Une approche renouvelée de la nature et de la grâce ?

Si les multiples distinctions introduites entre les deux formes d’amour conduisent à une meilleure compréhension de celui-ci, elles relancent la question posée dans l’introduction : doit-on en demeurer à cette multiplicité, voire cet éclatement, ou est-il possible de reconduire la distinction éros-agapè à une différence première ?

Me concentrant sur leur seule réalisation humaine, j’émettrai l’hypothèse suivante : l’éros est à l’agapè ce que la nature est à la grâce. Beaucoup plus qu’une nouvelle analogie de proportionnalité, il faut lire ici une définition : l’éros est l’amour naturel et l’agapè, l’amour grâcié. C’est ce que le texte semble dire à plusieurs reprises : la première partie, dit l’introduction dans l’énoncé qui s’approche le plus de notre hypothèse, traite de « l’amour que Dieu, de manière mystérieuse et gratuite [gratuita], offre à l’homme, de même que le lien intrinsèque de cet Amour avec la réalité [natura] de l’amour humain » (n. 1, § 2) ; l’éros « in se » est distingué de celui qui est « déformé » par le péché et de celui que purifiera l’agapè (n. 4, § 2) ; « tout notre être tend [tota nostra natura appetit] vers la béatitude » (ibid.) ; « l’éros est comme enraciné [quasi defixus]19 dans la nature [natura] même de l’homme » (n. 11, § 2). Il demeure que le texte ne parle jamais explicitement de la grâce20. Pourtant, au moins trois raisons plaident dans le sens de notre hypothèse :

1. Les cinq sutures éros-agapè renvoient à la différence nature-grâce. On peut, au moins partiellement, en rendre compte en faisant appel à la distinction classique des deux finalités, sanatrice et sanctifiante, de la grâce21. Ne retrouve-t-on pas ces fonctions dans le passage suivant : « l’éros est ennobli (extollitur) au plus haut point » et « purifié jusqu’à se fondre avec l’agapè » (n. 10, § 2) ? Éros et agapè se sont d’abord articulés en fonction d’un procès éthique de purification. L’encyclique, on l’a déjà noté, y accorde une grande importance : le terme, avec ses dérivés, apparaît pas moins de treize fois ; outre son application à l’amour, il s’étend aux rapports entre la foi et la raison pratique et politique (n. 28 et 29). La « purification » n’actualise-t-elle pas de manière heureuse la notion traditionnelle de fonction médicinale de la grâce ? La seconde différence — amour égoïste et amour tourné vers l’autre — renvoie aussi à la distinction entre l’éros comme amour non purifié et l’agapè comme amour purifié. De même que les deux premières distinctions recouvrent la gratia sanans, de même les deux suivantes reconduisent à la gratia surelevans. D’une part, à l’instar de la nature et de la grâce, amour ascendant et amour descendant s’opposent en fonction de leur origine, humaine ou divine. D’autre part, l’agapè est l’amour oblatif qui donne comme Dieu donne, donc un amour divinisé. Nous reviendrons sur la cinquième distinction en conclusion.

2. Plus généralement, sans entrer dans des débats complexes, la distinction de la nature et de la grâce se réfracte en quatre couples : créé-divin ; différence-unité ; insertion-achèvement intime ; nécessité-gratuité. Or, ces catégories expliquent de l’intérieur la relation éros-agapè. Le premier couple est suffisamment illustré par la distinction de l’amour ascendant ou humain et de l’amour descendant ou divin. De même, le texte ne cesse de souligner l’unité duelle de l’éros et de l’agapè, leur impossible résorption l’un dans l’autre comme leur nuisible séparation, notamment dans le passage suivant : « Plus ces deux formes d’amour, même dans des dimensions différentes, trouvent leur juste unité dans l’unique réalité de l’amour, plus se réalise la véritable nature de l’amour en général » (n. 7, § 2).

Attardons-nous sur le troisième couple catégoriel. D’un côté, l’éros humain « s’enracine dans la nature » et trouve « son origine dans la création [in creatione nititur] » (n. 11, § 2) ; inversement, sans l’éros, l’agapè se coupe « des relations vitales et fondamentales de l’existence humaine » (n. 7, § 2). De l’autre côté, l’agapè est un accomplissement : il ennoblit l’éros (cf. n. 10, § 2) ; purifié, celui-ci « devient pleinement lui-même, devient amour au sens plein du terme » (n. 17, § 2). Une phrase du n. 7, § 2 conjugue les deux aspects : « le moment de l’agapè s’insère [inseritur] en lui [l’éros] ; sinon l’éros déchoit et perd aussi sa nature [naturam] même ». Inséré dans l’éros, l’agapè ne subsiste pas seul ; en revanche, l’éros peut exister sans l’agapè, puisque « initialement », au point de départ de son évolution, il est fermé à l’autre, donc dénué d’agapè. Il semble donc qu’il faille interpréter le terme « nature » dans le sens non pas d’essence mais d’essence achevée ; or, seul l’agapè accomplit l’amour. L’éros se distingue donc de l’agapè comme ce qui est sujet d’insertion et ce qui lui arrive22, mais aussi comme ce qui est inabouti et ce qui l’achève. Et cette agapè actualisatrice, tout en demeurant distincte de l’éros, n’en est pas moins intime : c’est ce qu’attestent le but23 autant que la cause de ce chemin de perfectionnement de l’éros par l’agapè24.

Enfin, l’éros se présente comme une « promesse » (promissio : n. 2, § 2 ; 5, § 1 ; 6, § 1 et 2 ; pollicitatio : 7, § 2), un « désir » (desiderium : n. 9, § 1 ; n. 11, § 1), une « impulsion » (impetus : n. 10, § 2). Pour autant, son achèvement dans l’agapè est gratuit : celui-ci « est donné absolument gratuitement » (n. 10, § 1 ; cf. n. 1, § 2 cité ci-dessus). Inversement, la « perversion de la religiosité » naît de la « tentation » de confisquer le divin (n. 4, § 2) ; la dualité éros et agapè (ou amour descendant qui s’offre gratuitement) seule peut conjurer le risque d’une conception moniste de l’amour divin.

3. La distinction nature-grâce permet d’éclairer certaines difficultés soulevées par le texte. D’abord, le n. 7, § 2 semble substantifier l’éros : « il s’approche de l’autre », « il se posera moins de questions », « il cherchera toujours plus le bonheur de l’autre », etc. Or, sauf en Dieu, l’amour n’est pas à lui-même son sujet. L’explication la plus simple serait de lire ici une dénomination métonymique (en l’occurrence une synecdoque) ; une telle interprétation, qui vaudrait symétriquement pour l’agapè, demeure pourtant introuvable. Ne peut-on déchiffrer ici la trace de ce que l’éros, étant l’amour naturel, est le sujet transformé par l’agapè, c’est-à-dire l’amour gratuit de Dieu ?

Ensuite, l’encyclique présente un hiatus non explicité : alors que les n. 3 à 15 ne cessent de distinguer éros et agapè, à partir du n. 16, le texte les occulte presque totalement25 pour ne plus employer que le terme générique d’« amour » (amor26) ; pourtant, leur altérité est irrésorbable. En fait, désormais, le mot « amour » doit s’entendre de l’éros purifié et achevé par l’agapè, autrement dit de l’amour dans son chemin jamais achevé d’unification.

Enfin, on a vu que l’éros est à l’agapè ce que l’amour reçu est à l’amour donné ; or, chez l’homme, la réception devance la donation : « Celui qui veut donner de l’amour doit […] le recevoir comme un don » (n. 7, § 2) ; dès lors, l’éros devient premier par rapport à l’agapè, et l’amour qui monte du cœur de l’homme premier à l’égard de l’amour qui descend du cœur de Dieu, ce qui inverse et bouleverse les relations entre Dieu et l’homme. La solution de cette difficulté ne requiert-elle pas de faire de nouveau appel à la distinction des deux statuts de l’éros ? Le premier, d’origine toute humaine, plongeant ses racines dans l’existence humaine, est une tension ascendante vers le divin ; un tel éros, bien évidemment, ne saurait précéder et mesurer l’agapè. Le second, purifié et divinisé par l’agapè, est l’amour en tant qu’il est reçu de Dieu et désormais vécu dans la communion. Or, cette distinction constitue, in re, deux étapes de la métamorphose opérée par la grâce.

Si l’articulation éros-agapè (humains) est commandée par la distinction de la nature et de la grâce, on s’étonnera que le style si clair de Benoît XVI ne l’énonce pas explicitement au moins une fois. Je risquerai quatre réponses. D’abord la seconde partie de l’encyclique expose plusieurs autres concrétisations de la distinction — nature-grâce : raison (pratique)-foi, justice-charité, voire État-Église — ; pourtant, jamais elle ne fait allusion aux relations natura-gratia. Ensuite, n’oublions pas que si une encyclique donne à penser théologiquement, elle n’est pas comme telle une œuvre de théologie ; elle laisse à l’acribie des théologiens le soin de s’affronter aux questions que le texte laisse, intentionnellement, ouvertes. D’ailleurs, si le texte ne propose pas une réflexion abstraite sur les relations nature-grâce, il considère les situations historiques mais aussi typiques où se vit l’amour pécheur et sauvé : monde pré-chrétien, AT et NT. De ce fait, Benoît XVI n’invite-t-il pas à élargir la théologie de l’histoire du salut à la réalité extra-biblique ? À travers cette distinction de l’éros et de l’agapè, ce que l’encyclique veut penser est aussi la nouveauté de l’amour de Dieu et elle le fait, là encore, en termes concrets. Cette nouveauté est double : à l’égard du monde grec (pré-chrétien) et à l’égard de la révélation de l’AT. Pour simplifier, on pourrait dire que le monde pré-chrétien est celui de l’éros à purifier, sans l’agapè, l’AT celui de la purification de l’éros et de la promesse de l’agapè, le NT celui de la purification définitive de l’éros et de « l’accomplissement » de l’agapè dans l’offrande du Christ (n. 12) — le temps de l’Église est celui de sa continuation dans ses frères. Enfin, l’absence de référence explicite à la problématique plus technique de la nature et de la grâce présente le double avantage (qui constitue aussi un double souci pastoral du nouveau pape) d’offrir un texte plus lisible et d’adopter un vocabulaire plus biblique, donc plus adapté aux chrétiens de confession protestante. Elle permet aussi, chemin faisant et sans polémique, d’écarter deux conceptions tronquées de l’amour de Dieu : la célébration néo-païenne (Nietzsche : n. 3) de l’éros qui congédie toute agapè ; tout à l’inverse, la dialectique de l’éros et de l’agapè, soupçonnant celui-là en faveur de celle-ci (n. 7, § 2)27. Entre le monisme dionysiaque et le dualisme apollinien, Deus caritas est, relisant de manière originale la Bible à la lumière de la Tradition, traite « l’essence de l’amour »28 dans son unité duale. Elle déploie ainsi une analogia amoris29 non seulement entre Dieu (chez qui s’efface toute différence entre éros et agapè) et l’homme mais, chez celui-ci, entre l’éros et l’agapè, les multiples distinctions signalées ci-dessus n’induisant pas seulement une altérité irrésorbable, mais une hiérarchie.

VII Conclusion

L’introduction s’interrogeait sur l’unité de l’amour. Elle posait aussi la question de la place de l’amour d’amitié et, singulièrement, de l’amour conjugal30.

D’abord, loin d’ignorer l’amour entre l’homme et la femme, le texte commence par lui en l’identifiant à l’éros : « À l’amour entre homme et femme, […] la Grèce antique avait donné le nom d’éros » (n. 3). Ensuite, la cinquième distinction entre éros et agapè montre que le premier désire la communion (et cela se vérifie aussi du point de vue de l’éros divin) ; l’amitié étant un amour réciproque, la différence éros-agapè intègre donc la philia. On ne peut nier, enfin, que le point de départ principal de la réflexion de Benoît XVI soit l’amour comme désir de communion avec le Divin inscrit dans notre nature31, plus que l’amour entre époux ou ce que Jean-Paul II appelait « l’amour sponsal ». Sans nullement nier la philia, l’encyclique fait passer la différence première entre l’élan naturel de l’éros et le gratuit achèvement divin de l’agapè, de sorte que l’amitié se répartit entre l’éros, en tant qu’elle est désir à purifier, et l’agapè, en tant qu’elle s’accomplit dans la communion avec Dieu et avec l’autre homme. « La plus parfaite philia — écrivait le Père Bouyer —, la plus parfaitement réciproque amitié, que l’éros s’exaltant, se purifiant au maximum pouvait à peine concevoir, et point du tout par lui-même réaliser, l’agapè souveraine et triomphante du Dieu vivant, du Père, l’accomplit en toutes choses »32.

Notes de bas de page

  • 1 Benoît XVI, Lettre encyclique Deus caritas est sur l’amour chrétien, 25 décembre 2005. Je la citerai en donnant le numéro précédé de “n.”, puis, s’il se subdivise en paragraphes, le numéro de celui-ci précédé de “§”. Même si le texte fut primitivement rédigé en allemand, la version de référence est le texte latin qui sera publié dans les Acta Apostolicae Sedis et que l’on trouve sur le site du Saint-Siège : http://www.vatican.va/holy_father/benedict_xvi/encyclicals/documents/hf_ben-xvi_enc_20051225_deus-caritas-est_lt.html

  • 2 « Dans ma première encyclique, je désire parler de l’amour dont Dieu nous comble [génitif subjectif] et que nous devons communiquer aux autres [génitif objectif, car unique est l’amour de Dieu et des autres]. Par là sont ainsi indiquées les deux grandes parties de cette Lettre » (n. 1, § 3).

  • 3 Comparativement, dans Dives in misericordia, l’encyclique de Jean-Paul II qui se rapproche le plus, par sa thématique, de Deus caritas est, le sens de la miséricorde divine apparaît univoque — l’amour plus fort que la mort et que le péché — et non pas diversifié. Certes, une longue note sur les divers termes que l’Ancien Testament emploie pour désigner la miséricorde, rapporte que les deux plus importants, hésèd et rahamim, s’opposent sous certains angles (Lettre encyclique Dives in misericordia sur la miséricorde divine, 30 novembre 1980, n. 4, § 9, note 52) ; mais ces distinctions ne sont pas reprises dans le corps du texte.

  • 4 Cf. aussi n. 2, § 2 (deux fois) ; n. 8 ; n. 12. Au n. 7, § 2, le français « formes » traduit en fait modus.

  • 5 Il n’est rien dit de la quatrième forme d’amour, la storgè (tendresse des parents pour leurs enfants et attachement des époux), il est vrai, de moindre importance (cf. Wuest S.K., « Four Greek Words for Love », dans Bibliotheca Sacra, 1959, p. 241-248 ; et la transposition actuelle tentée par C.S. Lewis, The Four Loves, Londres, 1960).

  • 6 On pourra objecter à l’exposé qui va suivre de surdéterminer le sens de certains mots ou d’accorder trop de poids à une expression citée une fois. Ce serait oublier combien Deus caritas est, dans sa dense brièveté, fut méditée avec constance, écrite avec minutie, relue avec acribie, chaque notion, chaque expression, chaque citation faisant l’objet d’une évaluation très rigoureuse. Ce serait aussi oublier qu’une lettre encyclique est un texte de haute autorité émanée du Magistère suprême et requérant du lecteur une attention qui n’est pas sans rappeler celle que l’exégète met pour scruter, mot à mot, le texte de l’Écriture.

  • 7 À ces trois notes, on peut ajouter une conséquence qui est le monisme, c’est-à-dire la relation d’exclusion que l’éros entretient à l’égard des autres réalités : « Tous les autres pouvoirs entre le ciel et la terre apparaissent de ce fait d’une importance secondaire » (n. 4, § 1).

  • 8 Coutumier du fait, Benoît XVI égrène son texte de résumés pédagogiques qui, en même temps, relancent le débat, souvent en introduisant des éléments nouveaux (cf. n. 5, § 1 ; n. 8 en entier ; etc.).

  • 9 L’encyclique traite de l’économie de l’amour divin et jamais de la « théologie », de l’amour entre les Personnes divines.

  • 10 Elle trouve son fondement chez Aristote (dans la différence des trois amitiés : Éthique à Nicomaque, L. VIII, 3, 1156 a 7), renvoie à la distinction augustinienne de la cupiditas et de la caritas et est élaborée systématiquement par Albert le Grand (Summa theologiae, P. II, tr. 4, q. 14, m. 4, a. 2 : BO, XXII, 200), Bonaventure (In Sent., L. II, d. 3, p. ii, a. 3, q. 1 : éd. Quaracchi, II, 125) et surtout Thomas d’Aquin (Summa theologiae, Ia IIae, q. 26, a. 4 ; pour être précis, il est parlé ici d’amor amicitiae, mais le sens est bien celui d’amor benevolentiae). Le texte ajoute, sans autre explication, cette incise : « à laquelle on ajoute parfois aussi l’amour qui n’aspire qu’à son profit [utilitatem] ». Le terme latin utilitatem offre peut-être une indication : Aristote, on le rappelait, distingue trois espèces d’amitié, agréable, utile et honnête (ou vertueuse) ; or, l’amor concupiscentiae est à l’amor benevolentiae ce que l’agréable est à l’honnête ; l’incise renverrait-elle à la troisième espèce d’amitié, celle qui est fondée sur l’utilité ? Quoi qu’il en soit, ainsi qu’Aristote lui-même le montre, la division tripartite est reconductible à une bipartition : dans l’amitié fondée sur le seul agrément comme dans l’amitié utilitaire, l’ami ne recherche que son propre bien ; c’est seulement dans l’amitié honnête que le bien de l’ami est recherché pour lui-même.

  • 11 Les distinctions ci-dessus concernaient plus le contenu, celles qui suivent la forme de la relation.

  • 12 L’éros et l’agapè sont donc « sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation », à l’instar des relations unissant nature humaine et nature divine dans le Christ, décrites par le Concile de Chalcédoine (La foi catholique, n. 313, éd. G. Dumeige, Paris, éd. de l’Orante, 1975, p. 190). Comment s’en étonner puisque toute charité vient du Christ ?

  • 13 La traduction-interprétation « érotiques » rend avec justesse le latin amatorias.

  • 14 L’adjectif cupidus fut utilisé plus haut pour qualifier l’amour ascendant de la culture grecque opposé à l’agapè ; il fut traduit par « possessif ».

  • 15 La traduction française parle de « passion » ; toutefois le terme latin n’est plus « cupiditas » mais « impetus ». Voilà pourquoi, afin d’éviter toute ambiguïté, il vaut mieux rendre « impetus » par un autre substantif français. De même, plus loin, la traduction officielle fera encore appel à « passion », précisément « amour passionné », alors que le latin use d’un mot encore nouveau, « flagrans amor », et ceci dans un § qui traite de l’agapè (n. 10, § 1).

  • 16 Il n’est pas sans humour que, pour montrer la conception grecque de l’amour divin, il soit fait appel à Aristote et, pour montrer celle de l’amitié humaine, à Platon.

  • 17 Une telle affirmation ne nie pas l’intégrité nécessaire à l’amour de don. Elle rejoint ce que disait Jean-Paul II dans le premier cycle des catéchèses sur le corps : « ‘Seul’, l’homme ne réalise pas entièrement cette essence » qui est « l’essence de la personne » (9 janvier 1980, n. 2).

  • 18 Enfin, les n. 12-15 apportent à la compréhension de la différence éros-agapè une nouveauté non pas conceptuelle, essentielle, mais existentielle, celle de sa réalisation dans le « Christ, qui donne chair et sang aux concepts » (n. 12). Aussi ces apports ne seront-ils pas vus pour eux-mêmes mais intégrés dans les réponses à la question sur l’unité de l’amour.

  • 19 On s’étonnera de la présence de ce « quasi » qui affaiblit l’affirmation. Loin de suspecter le caractère originaire et créé de l’orientation, puisque la phrase suivante le souligne, n’indique-t-il pas le refus d’entrer dans la question des conséquences du péché originel sur une telle orientation ?

  • 20 Le substantif gratia n’est utilisé en son sens technique de grâce purifiante et sanctifiante qu’une seule fois, mais au terme (n. 35) et sans relation avec notre problématique.

  • 21 Par exemple, dans la question de la Summa theologiae sur la nécessité de la grâce, Thomas d’Aquin consacre les 4 premiers articles à la gratia sanans et les 6 derniers à la gratia surelevans (Ia IIae, q. 109).

  • 22 L’encyclique exprime ainsi concrètement ce que la théologie scolastique appelait « accident » (cf. les précisions chez H. de Lubac, Petite catéchèse sur nature et grâce, Paris, Communio-Fayard, 1980, p. 31-32).

  • 23 Dans « l’histoire d’amour entre Dieu et l’homme […] notre vouloir et la volonté de Dieu coïncident toujours plus : la volonté de Dieu n’est plus pour moi une volonté étrangère, que les commandements m’imposent de l’extérieur, mais elle est ma propre volonté » (n. 17, § 2).

  • 24 Le Christ révèle pleinement l’agapè, mais c’est son Esprit qui donne de le vivre ; or, « l’Esprit est la puissance intérieure qui met le cœur au diapason du cœur du Christ » (n. 19, § 1 ; c’est moi qui souligne).

  • 25 Éros apparaît une fois (n. 17, § 2) et agapè deux fois (n. 22 et 25).

  • 26 Le terme dilectio (que la Vulgate emploie pour rendre agapè) est soigneusement évité dans le texte.

  • 27 Ici, aucun nom n’est nommé, même si certains ont voulu y lire la thèse fameuse d’Anders Nygren (Éros et Agapè. La notion chrétienne de l’amour et ses transformations, Stockholm, 1936 et 1938, tr. P. Jundt, 3 vol., Paris, Aubier, 1944, 1952). Ce n’est point certain à en croire les heureuses mises au point de L. Bouyer, Le Consolateur. Esprit-Saint et vie de grâce, Paris, Cerf, 1980, p. 433-438.

  • 28 Benoît XVI, Allocution lors du Symposium organisé par le Conseil Pontifical Cor Unum (Justice et paix), 23 janvier 2006 (dans Doc. Cath. 2352 [103, 2006] 152-153).

  • 29 À l’interprétation partielle et partiale de J.-L. Marion qui, dans le prolongement de son livre Le phénomène érotique (Paris, Grasset, 2003), croit lire dans l’encyclique : 1. « l’univocité de l’amour » ; 2. l’identification de l’amour au don de soi (« l’amour ne se dit qu’en un seul sens, celui où il se donne ») ; 3. le « dépassement de l’être par l’amour » (La Croix, vendredi 10 février 2006), il suffit d’opposer l’évidence des affirmations présentes dans le texte : 1. la différence irréductible, chez l’homme, entre éros et agapè, versus leur fusion en Dieu ; 2. l’amour (humain) comme réception, précédant la donation ; 3. l’identité biblique entre l’« image strictement métaphysique de Dieu » et le Dieu qui « aime avec toute la passion d’un véritable amour » (n. 10, § 2).

  • 30 D’ailleurs, il est traditionnel de définir la vertu théologale de la charité comme une « amitié » (Catéchisme de l’Église catholique, n. 1829, citant saint Augustin ; cf. aussi Thomas d’Aquin, Summa theologiae, IIa IIae, q. 23, a. 1).

  • 31 Et comment ne pas lire ici la profonde influence exercée par le card. Henri de Lubac sur le futur Benoît XVI (cf. Ratzinger J., Ma vie. Souvenirs 1927-1977, tr. M. Huguet rév. par J. Laffitte, Paris, Fayard, 1998, p. 74-75 ; un de ses premiers ouvrages, La foi chrétienne hier et aujourd’hui, tr. E. Ginder et P. Schouver, coll. Traditions chrétiennes, Paris, Cerf / Mame, 1985, contient déjà différentres références : p. 208, 248, etc.). Dans un discours prononcé pour la remise du Prix Henri de Lubac, le 17 décembre 2004, à Rome, le card. Ratzinger disait : « Pour mon chemin personnel — spirituel et théologique — la rencontre avec les œuvres et la personne du Père de Lubac était d’une importance fondamentale », et de citer en premier lieu Surnaturel (1946), lu dès 1948 : « Cette nouvelle anthropologie dynamique comprend l’existence humaine comme le mouvement du désir de voir Dieu ». Sur l’influence de Lubac sur Deus caritas est, cf. Guerriero E., dans l’Avvenire, 3 février 2006 (on peut lire son interview dans www.avvenireonline au jour).

  • 32 Bouyer L., Le Consolateur (cité supra n. 27), p. 438.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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