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La Nouvelle Évangelisation. Comprendre cette nouvelle approche. Les questions qu'elle suscite

Comprendre cette nouvelle approche. Les questions qu’elle suscite

Jean Rigal
L'expression «Nouvelle Évangélisation», employée pour la première fois par Jean-Paul II en 1983, recouvre, en fait, des réalités aussi différentes que dispersées: ce qui n'en rend pas l'analyse facile. Ces pages tentent d'en faire une relecture rapide et de relever quelques critères de discernement. Au-delà d'un simple descriptif, relativement connu, sur l'essor de ce courant religieux, l'article se propose de mettre en relief les principales composantes de cet élan missionnaire et d'indiquer les points d'appui sociologiques et ecclésiaux qui lui permettent de se développer. La dernière partie de cette présentation rassemble les principales questions que pose, selon l'auteur, l'émergence de ce courant religieux. Il ne s'agit ni d'approuver ni de condamner mais plutôt de comprendre cette nouvelle approche évangélique et d'en discerner les enjeux pour la vie de l'Église et le service de l'Évangile.

Tenter de présenter la nouvelle évangélisation constitue une véritable gageure ! Deux difficultés importantes se présentent immédiatement à l’esprit : d’une part, l’expression « nouvelle évangélisation » désigne des réalités si différentes et si dispersées qu’il est périlleux de les regrouper sous un même concept. À cet égard, certains parlent d’une « nébuleuse », voire d’un « fourre-tout », des mots déplaisants certes, mais qui traduisent les risques d’une définition globale. On peut ajouter que cette notion se montre fort évolutive dans le temps, marquée par une fluidité et une créativité qui semblent défier toute forme de régulation et d’encadrement. Ce caractère diffus tout autant que disparate n’en rend pas l’analyse facile. D’autre part, il n’est pas exclu que l’expression « nouvelle évangélisation » incite à faire des comparaisons avec d’autres formes d’action apostolique, ce qui n’est pas, sans doute, la meilleure manière de regarder les choses avec le recul nécessaire ni d’en tirer éventuellement quelque profit.

Ces précautions introductives devraient nous permettre d’entrer sereinement dans le sujet. Cinq considérations viendront alimenter notre propos : nous présenterons d’abord quelques éléments historiques ; ensuite, nous détaillerons les composantes d’une dynamique, ainsi que les expressions de la nouvelle évangélisation. En quatrième lieu, nous aborderons des points d’appui sociologiques et ecclésiaux, avant de soumettre un faisceau de questions.

I Quelques éléments d’histoire

Le 8 décembre 1975, à la suite de la troisième Assemblée du synode des évêques, le pape Paul VI publiait un document d’une importance majeure, l’exhortation apostolique Annoncer l’Évangile (Evangelii nuntiandi [EN]). Dès les premiers paragraphes, Paul VI employait l’expression « des temps nouveaux pour l’évangélisation ». Il précisait que « les conditions de la société nous obligent tous à réviser les méthodes, à chercher par tous les moyens, à étudier comment faire arriver à l’homme moderne le message chrétien » (EN 3). Un appel au renouveau missionnaire était lancé.

Quelques années après, Jean-Paul II employait pour la première fois l’expression « nouvelle évangélisation ». C’était dans un discours au CELAM (le conseil épiscopal latino-américain) à Port-au-Prince, le 9 mars 1983, lors du cinq-centième anniversaire du travail missionnaire en Amérique latine. Voici l’expression resituée dans son contexte : « La commémoration du demi-millénaire d’évangélisation aura sa pleine signification dans la mesure où elle est un engagement pour vous, comme évêques, avec vos prêtres et vos fidèles ; un engagement, non de ré-évangélisation, mais d’une nouvelle évangélisation, Nouvelle en son ardeur, dans ses méthodes, dans son expression »1. Il ne s’agit pas ici d’une évangélisation répétitive (dans la continuité de la première), mais plutôt d’une évangélisation différente dans sa forme.

Depuis lors, Jean-Paul II a utilisé maintes fois cette expression. Il l’a largement popularisée, en lui donnant d’ailleurs des sens un peu différents. Dans la seule encyclique La mission du Christ rédempteur (Redemptoris Missio, 7 déc. 1990 [RM]), l’expression « nouvelle évangélisation » revient pas moins de quinze fois. Elle est mise en rapport avec la mission ad Gentes, aux nations (là où l’Évangile n’a pas été annoncé), et désigne une reprise de l’évangélisation pour les pays de « première évangélisation » ou de « vieille tradition chrétienne ». L’encyclique parle explicitement « des Églises anciennes engagées dans la nouvelle évangélisation ». Les deux adjectifs (ancienne, nouvelle) se répondent. Toutefois, le texte demande de ne pas systématiser : « Les frontières de la charge pastorale des fidèles, de la nouvelle évangélisation et de l’activité missionnaire spécifique ne sont pas nettement définissables » (RM 34).

En d’autres documents, les nouveaux modes d’évangélisation sont évoqués en réponse aux redoutables défis culturels de notre époque. Cette ouverture est importante : il s’agit de « repérer le développement des différentes cultures … [et d’]envisager les relations possibles entre les cultures et la foi chrétienne, de manière à proposer de nouveaux modes d’évangélisation, à partir des attentes de nos contemporains »2.

Plus souvent encore, l’expression « nouvelle évangélisation » désigne simplement l’appel vigoureux à une véritable ardeur missionnaire. Typique de cette volonté de donner un nouvel élan et une impulsion nouvelle à la mission, la Lettre apostolique « Au début du nouveau millénaire » (Novo Millennio Ineunte, 6 janvier 2001 [NMI]) : « À maintes reprises, écrit le pape, j’ai répété ces dernières années l’appel à la nouvelle évangélisation. Je le reprends maintenant, surtout pour montrer qu’il faut raviver en nous l’élan des origines, en nous laissant pénétrer de l’ardeur de la prédication apostolique qui a suivi Pentecôte. Nous devons revivre en nous le sentiment enflammé de Paul qui s’exclamait : ‘ ‘Malheur à moi si je n’annonçais pas l’Évangile !’’ » (NMI 40). On peut citer aussi l’exhortation du 28 juin 2003 : « Église en Europe, la nouvelle évangélisation est le devoir qui t’attend. Sache retrouver l’enthousiasme de l’annonce »3.

En parcourant nombre de documents de Jean-Paul II, on peut relever deux autres insistances qui, pour ainsi dire, s’appellent l’une l’autre, comme en contrepoint : le caractère impératif de l’Annonce, et même de la première annonce : « L’annonce a, en permanence, la priorité dans la mission … La première annonce a un rôle central et irremplaçable … La foi naît de l’annonce » (RM 44). Également le respect de la liberté : « L’annonce et le témoignage du Christ, quand ils sont faits dans le respect des consciences, ne violent pas la liberté. La foi exige la libre adhésion de l’homme » (RM 8).

Il n’est pas inutile, pour comprendre de telles insistances, de situer ces déclarations dans la dynamique du pontificat du pape polonais : « N’ayez pas peur ! Ouvrez toutes grandes les portes au Christ ». Ces paroles prononcées par Jean-Paul II à l’ouverture de son ministère romain constituent comme la clef de voûte d’une véritable charte missionnaire.

Le fondement de cet appel est christologique. La mission se veut affirmative, attestataire, identitaire. Elle prête plus d’attention à la source du message qu’à ses destinataires. Sans méconnaître l’engagement des « hommes de bonne volonté » (expression si familière aux papes précédents), elle fait d’abord appel aux ressources spirituelles des chrétiens. Quelques constantes sont mises en relief : l’appel à délivrer le message chrétien dans toute sa force ; l’insistance sur la nouveauté de l’Évangile par rapport à ce que les hommes vivent déjà ; la pertinence de la foi chrétienne au service de tout homme et de tous les hommes.

Qu’en est-il, à ce sujet, de l’enseignement des évêques français ? L’expression « nouvelle évangélisation » ne figure que rarement dans les documents des assemblées annuelles de Lourdes (voir l’assemblée de 1991), mais différentes formules s’en rapprochent. Le titre de la Lettre des évêques aux catholiques de France, « Proposer la foi dans la société actuelle » (1996)4, n’est pas sans rapport avec la dynamique déjà évoquée. Telle ou telle remarque le confirme : « Nous avons à accueillir le don de Dieu dans des conditions nouvelles et à retrouver en même temps le geste initial de l’évangélisation : celui de la proposition simple et résolue de l’Évangile du Christ » (p. 1023). Et encore : « Il faut que la pastorale de l’accueil s’accompagne d’une pastorale de la proposition, par laquelle l’Église ne craint pas de prendre l’initiative … » (p. 1039).

On pourrait aussi évoquer le titre de l’Assemblée plénière de Lourdes 2000, « Des temps nouveaux pour l’Évangile ». On y relève des allusions aux exigences d’une première annonce : « Certains privilégient la rencontre, le témoignage […] D’autres privilégient sans complexe une annonce kérygmatique directe, enthousiasmante. Mais comment s’enracine-t-elle dans la longue durée et dans la longue tradition de l’Église, de manière à rencontrer en profondeur les cultures d’aujourd’hui ? » (p. 30).

Ce bref rappel historique ne peut ignorer les courants et mouvements spirituels, porteurs de cet élan missionnaire. La notion de « nouvelle évangélisation » désigne d’abord un esprit, un courant, une dynamique, une volonté d’évangéliser le monde de ce temps, aimé de Dieu et sauvé par Jésus-Christ. Cette attitude volontariste est, en quelque sorte, l’expression d’une ardeur spirituelle, qui se nourrit de la Parole de Dieu, de la prière communautaire et du caractère chaleureux, voire enthousiaste des rencontres.

Cette accentuation n’est pas sans affinité avec l’important et expansionniste mouvement « évangélique » qui traverse les Églises issues de la Réforme protestante. L’expression « Église évangélique » évoque, au départ, l’univers religieux anglo-saxon, dont les médias américains véhiculent une certaine image (une option politique de droite néo-conservatrice, des manifestations publiques, les télévangélistes). L’insistance est mise sur le salut personnel, l’autorité de la Bible (lue fréquemment d’une manière fondamentaliste), une vie de piété, le respect des valeurs morales, l’ardeur missionnaire. Tout cela est bien global, mais Billy Graham, prédicateur évangélique réputé, parle lui-même du monde « évangélique » comme d’une grande mosaïque dont il est difficile de donner une définition précise. On peut, au moins, affirmer que priorité est donnée à l’expansion missionnaire. Les diversités sont nombreuses et les sensibilités bien marquées entre les différentes Églises Évangéliques (baptistes, pentecôtistes, Église évangélique libre, Armée du salut, méthodistes, etc.), mais une grande importance est accordée au caractère urgent et vital de l’annonce de l’Évangile. C’est ce qui explique, en partie, le dynamisme conquérant et parfois le prosélytisme intempestif (politisé ou non) de telle ou telle Église5.

Peut-on parler de « nouvelle évangélisation » à propos de ce qu’on appelle « le Renouveau charismatique ou spirituel » ou ces « communautés nouvelles » — comportant laïcs et ministres ordonnés — qui sont nées après le concile Vatican II6 ? Il serait téméraire de répondre d’une manière globale, si grande est la diversité de ces courants et de ces groupes. S’il fallait, à nos risques et périls, relever quelques caractéristiques dominantes, on mentionnerait volontiers : un comportement clairement attestataire ; l’évangélisation directe ; le souci de l’immédiateté ; la dimension communautaire et conviviale … Il importe toutefois d’éviter les amalgames : L’Emmanuel et le Chemin Neuf, les Béatitudes et le Verbe de Vie, les cours Alpha et les cellules paroissiales d’évangélisation, le Chemin néo-catéchuménal et Sant’Egidio ont leurs caractéristiques propres. À noter que nombre de ces courants ou groupements ont une origine anglo-saxonne, sud-américaine, mais aussi coréenne, espagnole ou italienne7.

Pour clôturer ce survol, mention doit être faite des nouvelles formes d’évangélisation qui ont été ou seront mises en œuvre dans quelques capitales d’Europe : après Vienne en mai 2003, ce fut Paris lors de la Toussaint 2004, puis ce sera Lisbonne (du 6 au 13 novembre 2005) avant Bruxelles (du 28 octobre au 5 novembre 2006) et Budapest. On se souvient des manifestations parisiennes : au total, quelque 500 animations dont le programme complet est relevé sur le site www.paris-toussaint2004.org. Mini J.M.J., congrès missionnaire, liturgie urbaine, intentions de prières rassemblées autour de « l’arbre de vie » (une croix dressée devant Notre-Dame), concerts rock, expositions, conférences, etc. Dans un entretien au journal La Croix du 22 octobre 2004, le cardinal Lustiger, ancien archevêque de Paris, définit ainsi l’objectif : « Dans toutes les paroisses de Paris, au plus près des quartiers de la capitale, les chrétiens proposent de multiples possibilités de rencontres en tous domaines. Non seulement pour rompre la solitude de beaucoup et créer plus de sociabilité dans l’anonymat de la ville, mais aussi pour partager leur trésor avec tous ceux qu’ils ne font souvent que côtoyer ».

II Les composantes d’une dynamique

Les imprécisions que nous avons relevées dans un essai de définition, nous les retrouvons lorsqu’il s’agit de mettre en relief les caractéristiques d’une dynamique.

Un premier trait caractéristique de ce courant spirituel consiste dans la volonté de faire du neuf. Sortons de nos institutions cloisonnées, de nos abris protecteurs, de nos repères instinctifs, de nos déclarations soporifiques, de nos critiques institutionnelles … Conscients de ce qui stagne ou trop souvent décroît, ne cherchons pas à prolonger le passé. Inventons quelque chose, imaginons de nouvelles formules, tentons un nouvel art de vivre en Église, apportons un sang neuf à nos communautés fatiguées et vieillissantes.

Le deuxième trait de cette approche, voisin du précédent, met en valeur la nécessité de donner une visibilité, claire et affirmée, à la démarche missionnaire. À l’extrême opposé des vieux débats partisans d’une Église souterraine, en réaction aux peurs des communautés frileuses, on refuse une foi privatisée qui ne s’exprimerait qu’en vase clos. C’est plutôt la valorisation d’une foi démonstrative, soucieuse de signes distinctifs, qui ne craint pas de dire son nom. Certes, cet affichage public de la foi, que certains accusent de publicitaire marketing religieux, n’est pas toujours aussi apparent que ne le donne à penser cette brève présentation. Il s’agit, en tout cas, d’une tendance à extérioriser ce que l’on croit, dans une société sécularisée où « s’affirmer chrétien » est devenu insolite et requiert du courage. En outre, la présentation lourdement négative du fait religieux chrétien par certains médias finit par susciter des mouvements de refus et de protestation.

La nouvelle évangélisation est basée généralement sur l’affirmation identitaire de la foi, aux antipodes de tout souci d’enfouissement « dans la pâte humaine ». Pour prendre deux images bibliques bien connues, « la ville sur la montagne » est prédominante par rapport au « sel de la terre ».

Un troisième trait de cet élan apostolique réside dans l’annonce explicite de la foi. La nouvelle évangélisation est motivée par le désir ardent de répondre à l’appel du Christ qui est aussi un envoi : « Allez donc : de toutes les nations faites des disciples » (Mt 28,19). Elle fait sienne la parole de saint Paul : « Je n’ai pas honte de l’Évangile. Il est puissance de Dieu pour le salut de quiconque croit » (Rm 1,16).

D’autre part, la nouvelle évangélisation se veut en phase avec les changements culturels de notre époque. Sauf exception, la foi aujourd’hui, dans nos pays, n’est pas le fruit naturel d’un héritage reçu de la famille ou de la société, mais plutôt le fait d’une réponse personnelle à un appel. Ce qui demande à être pris en compte, ce n’est pas seulement l’affaiblissement de la foi dans un monde d’indifférence religieuse ; c’est aussi la nouveauté déconcertante de notre univers culturel. À monde nouveau, annonce renouvelée, et en ce sens « nouvelle », de l’Évangile. C’est bien dans le contexte actuel, et non dans le cadre de l’ancienne chrétienté qu’on entend se situer et mettre en œuvre la force de proposition de l’Évangile.

L’annonce explicite de la foi répond, enfin, à un profond besoin anthropologique. Comment ne pas vouloir partager ce qui nous fait vivre ? Comment ne pas souhaiter communiquer à d’autres ce qui compte à nos yeux ? Cette volonté de partage rejoint l’appel de Jean-Paul II : « Celui qui a vraiment rencontré le Christ ne peut le garder pour lui-même, il doit l’annoncer » (NMI 40).

Une profusion d’initiatives constitue une quatrième caractéristique. La nouvelle évangélisation représente une toute autre réalité qu’un mouvement apostolique ou un service d’Église, elle apparaît plutôt comme un élan, une impulsion missionnaire. D’une certaine façon, elle se montre plus sensible à une présence évangélisatrice d’annonce directe qu’à une présence évangélique discrète. Elle recherche le contact avec le « tout-venant », ce qui n’exclut pas que d’autres groupements ecclésiaux (les paroisses par exemple) répondent, à leur manière, à ce même besoin. Les expressions de la nouvelle évangélisation s’avèrent donc, par définition, extrêmement variées : depuis l’évangélisation de rue jusqu’aux conférences magistrales, des stands sur le marché jusqu’à la visite systématique des nouveaux habitants du quartier, des vidéos ou DVD jusqu’aux expositions d’art contemporain, des spectacles et des concerts rock jusqu’à la proclamation œcuménique de l’Évangile. Et cette énumération est loin d’être exhaustive !

C’est donc une action « tous azimuts », pourrait-on dire, qui est envisagée, avec une sorte de polarisation aujourd’hui sur les grandes villes, dont on entend dire, ici où là, qu’elles sont globalement plus « réceptives » que les zones rurales. Quoi qu’il en soit, cette forme démonstrative d’action missionnaire rejoint plus naturellement les mentalités et les pratiques anglo-saxonnes et sud-américaines que les nôtres ; mais qui ne dit que la vieille Europe, dans sa jeunesse en particulier, n’est pas déjà influencée par ces manières d’agir venues d’outre-Atlantique ?

Donner la priorité à la source sera, sans aucun doute, une cinquième et essentielle caractéristique8. Certes, la source reste la même pour tous les chrétiens et pour toutes les communautés ecclésiales, et personne ne peut en revendiquer l’exclusivité ni s’octroyer un quelconque monopole dans la mission d’évangélisation. Le Christ est universel, et à la suite de Jean-Baptiste, il nous revient seulement de « préparer la route ». Qu’on la dénomme ou pas « nouvelle », l’évangélisation, en un sens, est toujours nouvelle, car elle n’a fondamentalement qu’une seule et même force inspiratrice.

Ceci, on est censé le savoir, mais l’insistance sur la source, ici, est tellement prioritaire et prégnante qu’elle tend parfois à oblitérer l’importance de l’Histoire et l’émergence des événements qui façonnent les mentalités et forment la trame du Royaume. Alors surgit une question majeure : que signifie « Évangéliser » ?

III Les expressions de la nouvelle évangélisation

1. Une intense ferveur spirituelle

Même si elle ne partage pas forcément la spiritualité démonstrative des groupes pentecôtistes, la nouvelle évangélisation enfonce ses racines dans une réelle ferveur spirituelle. Certains ne manqueront pas d’en contester les formes, mais ce que nous relevons ici, c’est le sens de la démarche. Le point de départ, qui revêt en ce domaine une importance majeure, ne se situe pas dans un regard sur le monde et la vie des personnes, mais dans un élan spirituel qui puise son dynamisme dans une relation avec Dieu.

Cette démarche reçoit, en ces temps, l’encouragement appuyé de membres influents du corps épiscopal. Dans une interview au journal La Croix, le 22 octobre 2004, le cardinal Lustiger évoquait « la spiritualité » comme clef de voûte du nouvel élan missionnaire donné à la vie urbaine. Jean-Paul II inaugurait le nouveau millénaire en appelant à « Repartir du Christ » (NMI 29), mais il élargissait, peu après, cet appel à tous les fidèles laïcs, en l’appliquant, avec les mêmes mots, à l’Action catholique et en l’incitant à « un nouvel élan »9.

2. L’importance de la communication est une conviction des acteurs de la nouvelle évangélisation et ils la mettent en œuvre abondamment. Le caractère simple et direct du message devient une donnée essentielle pour une évangélisation « kérygmatique », c’est-à-dire centrée sur la première annonce (kérygme vient du grec kérugma, proclamation, message).

Une nouvelle forme de communication tend aujourd’hui à s’imposer, dans laquelle les nouvelles générations se coulent avec aisance. Leur rapport immédiat avec Internet se montre, à cet égard, très révélateur. La formation littéraire, l’usage de l’écrit, le choix des belles formules ont familiarisé toute une génération avec une construction logique et progressive du raisonnement. Or, les nouveaux moyens de communication adoptent une autre approche. Ils instaurent un rapport nouveau avec le temps (on vit dans l’immédiat) et avec l’espace (on est mobile). Il s’agit plutôt d’une association d’idées, de la constitution d’un réseau d’intérêts communs, de préoccupations partagées. C’est une tout autre manière d’appréhender les faits, les connaissances et les idées. C’est ainsi que la télévision procède, accumulant les flashes successifs, sans donner place, sauf exception notoire, aux exposés soigneusement construits.

On ne s’étonnera donc pas que la nouvelle évangélisation fasse appel aux formes modernes de communication et accorde une importance appuyée à l’expression corporelle (gestes, danse, déplacements), à l’interprétation musicale (gospels, concerts rock), à l’oralité (prédication, contacts personnels, témoignage), à l’image (panneaux, banderoles, affiches), à la fête (assemblées conviviales, joyeuses, vibrantes).

3. L’enseignement doctrinal, forme spécifique de communication, représente une préoccupation majeure. Bien souvent, l’insistance est christologique : elle est alors moins centrée sur l’incarnation que sur la relation personnelle de chacun avec le Christ libérateur et sauveur. Selon les groupes ou les communautés, elle peut prendre une forte accentuation pneumatologique, voire pentecôtiste, plus attentive aux actions éclatantes de l’Esprit Saint, à l’irruption de ses dons et à sa force de guérison qu’à ses appels plus discrets mais non moins insistants dans la vie des hommes et de l’humanité tout entière. Ici, certaines sensibilités catholiques et protestantes se rejoignent, mais dans quelle mesure favorisent-elles une véritable avancée de l’unité des Églises ? — La question est posée dans le dialogue œcuménique.

Peut-être est-il opportun de relever, dans l’ordre de l’enseignement, l’organisation des « cours Alpha », méthode d’évangélisation née il y a une vingtaine d’années chez des anglicans, et déjà pratiquée dans quelque 300 paroisses catholiques ou protestantes en France. Cette méthode se veut une sorte d’introduction à la foi chrétienne en dix soirées hebdomadaires plus une clôture et un week-end à mi-parcours. Accueil chaleureux, repas convivial, exposé de 45 minutes, discussion en petits groupes composent, pour l’essentiel, le programme de chaque soirée. Ce parcours, soutenu et animé par un tiers des participants désignés à cet effet, est destiné essentiellement à des non-pratiquants mais aussi à des personnes qui veulent reprendre les bases de leur foi. Reste, à la fin du parcours, le problème de la bonne intégration de ces « recommençants » dans la foi.

4. L’intervention ponctuelle

Par définition, l’annonce « kérygmatique » de l’Évangile ne s’inscrit pas dans la longue, besogneuse et persévérante durée. On accorde sa préférence aux signes forts et aux interventions ponctuelles. Ainsi en est-il, par exemple, de ces marches pour la paix organisées par la communauté Sant’Egidio, le premier janvier 2005 à Paris et à Reims ou, à leur manière, des journées mondiales de la jeunesse (J.M.J.) dernièrement à Toronto et bientôt à Cologne (du 11 au 21 août 2005). Les pèlerinages comme les rassemblements ponctuels, qui n’engagent pas dans le temps, connaissent un réel succès. Certes, nombre de chrétiens répugnent à entrer dans cette « culture de l’instant », mais elle est caractéristique de notre époque, de la vie urbaine en particulier, où règnent le stress, la mobilité des personnes, l’individualisation croissante des modes de vie.

5. Le sens de la fête

Le besoin de convivialité, de rencontres chaleureuses, de fêtes, est ressenti avec une acuité accrue dans les grandes agglomérations et aussi aujourd’hui dans les zones rurales. Beaucoup d’initiatives sont prises, dans ce sens, par les comités des fêtes, les offices de tourisme, les municipalités et les associations diverses. La nouvelle évangélisation croit en l’importance de la fête comme moyen de sortir de l’anonymat et de la solitude, comme lieu d’expression collective, comme signe de reconnaissance mutuelle et d’intérêts communs, comme moment de bonheur. N’est-ce pas l’une des causes du succès des grands rassemblements de chrétiens autour de la communauté de Taizé ou à l’occasion des J.M.J. Dans un autre contexte, on peut citer le groupe Glorious (groupe de pop-louange), les gospels ou negro-spirituals, ou encore les rassemblements de Paray-Le-Monial animés par la communauté de l’Emmanuel, ou les Mariapolis (grands rassemblements annuels de cinq jours des Focolaris).

On ne peut raisonnablement espérer que, sauf exception, de jeunes chrétiens puissent s’intégrer dans des communautés vieillissantes et amorphes. Il importe qu’ils soient de véritables créateurs ou acteurs dans les rassemblements auxquels ils participent, sinon ils les déserteront. Ces rassemblements deviennent alors des temps forts, chaleureux et festifs, qui leur permettent de sortir d’un isolement étouffant, d’exprimer sereinement leur foi et de conforter leur identité de chrétiens.

IV Des points d’appui sociologiques et ecclésiaux

À l’évidence, il existe une réelle complicité entre les mutations qui affectent notre temps et la nouvelle évangélisation. Elles en sont comme les ressorts.

1. Le pluralisme n’est pas une invention des temps modernes, mais plusieurs traits semblent caractériser son visage actuel. Le pluralisme s’est amplifié. Il est mieux connu. Il est mieux accepté. Il est même, en quelque sorte, « idéologisé », « mythifié », en ce sens qu’il n’est pas seulement admis ou subi : il a une valeur symbolique, de tolérance, d’ouverture d’esprit, de conscience de la relativité des systèmes de pensée et des décisions, de liberté …

Inévitablement, cette évolution a des répercussions sur les différentes formes de croyance et les phénomènes religieux. Le « zapping » est devenu une forme usuelle de se distraire et de se documenter. Parallèlement, la religion « à la carte », où chacun compose, comme au restaurant, son propre menu, ne manque pas de séduction. Les jeunes ne sont pas en manque de propositions de sens ou de croyances : ils souffrent plutôt d’un trop-plein de sollicitations de tous genres et, du coup, ne savent plus à quel saint se vouer. C’est dans ce contexte, ouvert à tous vents, que doit prendre place l’annonce kérygmatique de l’Évangile, comme une voie fiable et utile à l’humanité. La nouvelle évangélisation cherche à se frayer un chemin ferme et crédible au milieu de cet éparpillement où la formation théologique occupe bien souvent une place sommaire, où les courants intégristes trouvent parfois refuge et où voisinent des sectes, ravageuses, notamment en Afrique et en Amérique latine.

2. Nous vivons dans un contexte « hyper-médiatisé ». Aujourd’hui, plus encore que dans un passé récent, l’Évangile ne prendra chair que s’il est transmis par différents relais de communication : prédicateurs, catéchistes, éducateurs, mouvements, médias, etc. Pour nombre de nos contemporains, la vie sacramentelle n’est plus le premier point de repère de la foi. Ces repères, ce sont plutôt la parole médiatisée de l’Église, l’engagement de quelques grands « témoins », le rayonnement de certaines communautés, l’action des chrétiens dans le champ social et culturel de notre société. La nouvelle évangélisation se montre particulièrement sensible à ces éléments conjoncturels : d’où l’importance qu’elle donne à la parole (dans sa dimension plutôt orale qu’écrite), à l’image, à l’immédiateté, au témoignage, à l’expérience vécue.

Cette préoccupation médiatique est en consonance avec la sensibilité de nombre d’adultes et plus encore avec celle de la majorité des jeunes. Au moment même où ceux-ci semblent globalement éprouver un besoin vital de repères, ils ne cachent pas leur allergie à l’égard de nombreuses institutions et spécialement des Églises. C’est leur manière d’exprimer leur appétit de liberté, leur soif d’autonomie, l’importance donnée à leurs propres convictions personnelles, leur crainte de normes rigides.

La communauté ecclésiale ne saurait l’ignorer ; elle ne parviendra à communiquer que si elle rejoint la culture ambiante et tient compte de son important quotient médiatique. Dans le cas contraire, elle se condamnerait à disparaître de la surface sociale où s’ébauche, pour une part indéniable, la conscience de la société.

3. Un autre ressort, et non des moindres, de cette dynamique réside dans sa dimension proprement subjective. Elle se présente sous plusieurs facettes. Une grande place est donnée aujourd’hui à l’émotion, aux affects, aux sentiments, à l’épanouissement psychologique. On privilégie les temps forts. Les relations humaines prennent le pas sur la réflexion et l’engagement. Les réseaux affectifs et d’intérêt commun deviennent prédominants et reçoivent le soutien des nouvelles technologies : téléphone mobile, Internet, discothèque, musique-pop, etc. « Être bien ensemble » permet de vivre l’instant présent et de survivre. Certains sociologues vont jusqu’à parler d’« une foi de l’intime », en soulignant le risque de se laisser porter par les sensations du moment et de vivre sur le seul mode du sentiment. À sa façon, l’individualisme ambiant, activé par une insécurité générale, le manifeste.

Dans le contexte social incertain et mouvant que l’on connaît, le poids affectif des rencontres peut devenir un précieux recours thérapeutique. Il offre une complicité appréciable à une religiosité très éclatée, sans référence précise à une tradition religieuse, et en dehors du cadre d’une médiation institutionnelle. Il sert aussi de point d’appui à des offres religieuses multiples, comme si le passage par l’émotion était devenu incontournable dans la proposition de la foi. La nouvelle évangélisation n’est, sans doute, pas en marge de ces données socio-culturelles.

V Un faisceau de questions

La dernière partie de cette présentation n’a d’autre objectif que d’inviter au discernement. Il ne s’agit ni d’approuver ni de condamner mais plutôt de prendre du recul et de relever quelques critères de relecture.

1. Il convient, tout d’abord, de souligner que l’évangélisation directe n’est que l’une des formes de l’annonce de l’Évangile. Toute attitude d’arrogance ou d’autosuffisance, toute velléité de monopolisation et d’envahissement contredisent la vérité même de l’Évangile. L’humilité, l’écoute des autres, le sens de la complémentarité sont, pour le moins, « de bon aloi » dans le témoignage des disciples du Christ. Ce serait faire preuve d’inintelligence et d’une singulière naïveté d’accréditer l’idée que l’évangélisation s’épuise dans une seule expression, fût-elle particulièrement gratifiante pour ses acteurs.

2. On ne peut évoquer la nouvelle évangélisation et même l’évangélisation tout court sans poser la question « des méthodes » qu’elle met en œuvre. Autant l’annonce de l’Évangile déborde absolument et défie les meilleures méthodes du monde, autant elle ne saurait en faire abstraction. Les communautés de chrétiens, les services ecclésiaux, les mouvements apostoliques, quels qu’ils soient, ont leur type d’approche qui fait leur originalité, leur intérêt et leur raison d’être. Bien entendu, ces méthodes sont perfectibles : elles ne peuvent rester figées. Elles demandent impérativement à être améliorées, renouvelées et peut-être corrigées.

À supposer que les tentations de prosélytisme soient écartées — ce risque étant bien réel —, la nouvelle évangélisation doit rester lucide sur les risques de l’immédiateté. Le père Y. Congar, éminent ecclésiologue du XXe siècle, redoutant qu’on ne court-circuite l’histoire, en parlait en termes incisifs à propos du Renouveau charismatique : il craignait que la démarche s’en tienne à « une relation courte, immédiate et personnelle, en faisant l’économie de longues et difficiles démarches : qu’il s’agisse de l’approche exégétique des Écritures, des problèmes sociaux, des questions posées par la crise de l’Église liée à la fantastique mutation du monde, enfin des nécessaires étapes en matière d’œcuménisme »10.

Beaucoup de chrétiens pourraient se lever, moins peut-être pour dénoncer, dans certaines formes d’évangélisation, une visibilité nettement ostentatoire que pour rappeler l’importance de l’écoute longue et aimante, celle qui permet selon les mots de l’apôtre Pierre, « de rendre compte avec douceur, patience, de l’Espérance qui est en nous » (1 P 3,15). Plus concrètement, que faire, notamment avec les jeunes, pour tenir compte de leurs rythmes de vie différents des nôtres, pour que le ponctuel puisse s’inscrire dans la durée, pour que l’immédiat ne soit pas éphémère, pour que les rassemblements festifs ne soient pas sans lendemain ?

3. La communication occupe une place majeure dans les réalités socio-culturelles de ce temps. Mais qu’est-ce que « communiquer » lorsqu’il s’agit de l’Évangile ? La communication peut-elle se déployer à sens unique et s’inspirer, sous l’effet de la pression médiatique, d’une procédure publicitaire ? On perçoit les limites d’une annonce directe de l’Évangile qui se ferait, en quelque sorte, dans l’absolu, sans tenir compte de la personnalité de ses destinataires, de leur particularité, de leur histoire, de leurs centres d’intérêt, de leurs questions, de leurs relations. « Pour savoir comment bien communiquer avec John, dit l’adage, il faut connaître John ! ». La Parole de l’Évangile ne deviendra parole de vie que si elle rencontre les attentes et la vie concrète des personnes auxquelles elle s’adresse, si elle dialogue avec l’existence, si elle apparaît comme un accomplissement, un « mieux être ». Sinon, elle ne trouvera pas d’écho.

L’Annonce franchira un nouveau pas si elle intègre le partage de l’expérience des croyants. Nous savons relever les dangers de certains groupes chaleureux, guettés par le repli, la marginalisation, le refus de prendre leur part au combat social. Mais ne faut-il pas tenir compte aussi du besoin de communautés fraternelles, conviviales et vivantes où la foi peut s’affirmer en toute confiance et se dire de manière communicative. Ne manquons-nous pas aujourd’hui de groupes de chrétiens où existent de véritables « débats de foi » (expression de l’Action catholique ouvrière), non pas d’une foi « récitée » et impersonnelle, mais de la foi qui fait vivre, « déplace », éprouve parfois, met en relation, stimule dans l’action ?

4. La transformation des personnes et de la vie sociale constitue un nouveau point d’attention. C’est ici que le regard sur la vie personnelle et sociale prend toute son importance et ouvre des perspectives inattendues. Comment parler d’« évangélisation » d’une manière théorique et lointaine, sans tenir compte des rapports qui existent entre l’Évangile et la vie, là où Dieu est présent et nous attend ? C’était le mot d’ordre du concile Vatican II : « Le peuple de Dieu s’efforce de discerner dans les événements, les exigences et les requêtes de notre temps […] quels sont les signes véritables de la présence ou du dessein de Dieu » (GS 11). Peut-on dire que la Nouvelle Évangélisation rejoint la société telle qu’elle est, l’Église des croyants de ce temps tels qu’ils sont ?

Le temps que nous vivons est aussi celui de Dieu. Pour les chrétiens, le regard sur le monde n’est pas une simple approche sociologique ou une sorte de préalable, bénéfique à l’évangélisation. S’il est animé par la foi, ce regard est celui d’un premier ébranlement de la conscience, souvent endormie ou distraite, d’un discernement, d’un appel à l’action : il devient le temps d’une rencontre avec Dieu et avec les frères ; il représente un moment irremplaçable de l’évangélisation. La nouvelle Évangélisation a-t-elle suffisamment conscience que la communauté des chrétiens se doit d’être « solidaire du genre humain et de son histoire » (GS 1) et qu’il lui incombe de travailler activement à la transformation du monde selon le dessein de Dieu (GS 2,2) ?

5. Dans les critères de discernement, on ne saurait sous-estimer la dimension proprement ecclésiale. À moins de se renier, l’évangélisation ne sera jamais un acte solitaire. « Évangéliser, déclare Paul VI, n’est pour personne un acte individuel et isolé, mais c’est un acte profondément ecclésial » (EN 60). De ce point de vue, on ne peut exclure que certaines formes nouvelles d’annonce de l’Évangile jouent un rôle de réveil, de rappel dérangeant, voire de stimulant de la conscience missionnaire de nos vieilles Églises, parfois quelque peu avachies.

Dans un autre sens, on entend dénoncer le néo-cléricalisme de certaines communautés nouvelles, là où le rapport des laïcs (responsables ou bergers) et des prêtres ne fait pas droit à la spécificité et à la complémentarité de fonctions différentes. On peut aussi interroger ces nouveaux courants sur leur manière de se situer dans les Églises locales. Aucun groupe de chrétiens, aucun mouvement, aucune communauté, aucune paroisse, si valeureux soit-il, ne totalise l’Église et ne représente l’unique modèle d’évangélisation.

Soyons plus précis ! On voit, ici où là, des communautés nouvelles arriver dans une Église diocésaine en terrain conquis, comme si la mission d’évangélisation commençait avec leur venue. Cette attitude à la fois naïve et agressive est irrespectueuse de l’Église locale qui est forte de son identité, qui a la mémoire de son histoire, possède des valeurs humaines et spirituelles, connaît ses faiblesses et ses dynamismes. Ces derniers arrivés vont-ils s’inscrire dans une pastorale qui, la plupart du temps, a été élaborée sans eux, par exemple dans le cadre d’un synode diocésain ? Participeront-ils ou non à l’animation des paroisses et des équipes pastorales, aux rencontres de doyennés, au travail des aumôneries et des services diocésains, et si oui, sous quelle forme ? La situation d’éclatement et de dispersion que connaissent désormais certains diocèses, appelle non seulement un projet diocésain réactualisé, une coordination mieux maîtrisée, mais aussi — sous la responsabilité de l’évêque — une réflexion approfondie sur les enjeux ecclésiologiques de cette configuration inédite des Églises locales.

6. Comment parler de la nouvelle évangélisation sans évoquer la question du « retour du religieux » ? — Nous touchons là, peut-être, le point le plus déterminant de notre réflexion. De quel Dieu sommes-nous les témoins ? Quel est le Dieu que nous annonçons ?

Le Dieu de l’Alliance n’est pas seulement celui qui vient à notre rencontre et remet en cause nos projections étriquées, il est celui qui vient partager notre existence. Il s’engage dans l’Incarnation et la Pâque de Jésus jusqu’au bout de nos solidarités, de nos indignations, de nos détresses et de nos combats. En Lui, le chemin de Dieu et le chemin de l’homme font plus que se croiser : ils ne font qu’un. Désormais, la marche de Dieu et la marche de l’homme sont inséparables.

Évangéliser la notion de Dieu, c’est devenir témoin et serviteur de cette implication, de cette complicité extrême d’un Dieu qui a toutes les audaces et désarme les images tronquées que nous nous faisons de lui. Par voie de conséquence, c’est dans nos relations, dans notre conduite humaine que Dieu se donne concrètement à rencontrer. La nouvelle Évangélisation en a-t-elle suffisamment conscience.

* *

*

Au terme de ces réflexions, émerge la question de l’unité de l’Église et d’une nécessaire communion ecclésiale. Cette question est d’autant plus aiguë qu’elle s’inscrit au cœur d’une diversité croissante d’initiatives et de propositions de tous genres. On conviendra que la communion ecclésiale est une tout autre réalité que l’uniformité. Elle est symphonique. Elle se déploie dans différentes manières de servir l’Évangile. Et cependant, la communion ecclésiale n’est pas encore mise en œuvre, tant qu’elle s’accommode d’une simple juxtaposition des différences. Affirmer sans autre précision — comme le fait tel document diocésain — que la diversité est une richesse ne témoigne pas d’une bonne ecclésiologie, attendu que la diversité peut rester cloisonnement et devenir particularisme, et l’unité être confondue avec une accumulation de différences qui s’ignorent.

Au nom de leur foi en un Dieu trinitaire, les chrétiens savent et croient qu’entre l’uniformité et le parallélisme existe une autre réalité : celle de l’unité dans la différence. À vue humaine, cette perspective peut paraître totalement irréaliste, parfaitement utopique. Elle exige qu’il y ait, de part et d’autre, une volonté de rencontre et un début de confrontation sur les enjeux missionnaires. Tout n’a pas la même signification ni la même importance. Mais une conviction commune devrait nous animer : l’évangélisation ne sera chrétienne que si elle introduit le croyant dans une relation nouvelle, non seulement avec Dieu, mais avec ses frères.

Notes de bas de page

  • 1 Doc. Cath. 1850 (80, 1983), p. 438.

  • 2 Discours aux participants à l’Assemblée plénière du Conseil pontifical pour la culture (16 mars 2002).

  • 3 Exhortation apostolique « Ecclesia in Europa », dans Doc. Cath. 2296 (100, 2003) 668-708, ici p. 684.

  • 4 Doc. Cath. 2149 (93, 1996) 1016-1044.

  • 5 Pour un approfondissement de cette question, voir, par exemple, la revue Unité des chrétiens, n° 94 (avril 1994).

  • 6 Le conseil permanent de la Conférence des évêques de France propose la définition suivante : « Ces communautés apparaissent nouvelles lorsque :

    • à la différence des formes canoniques de vie religieuse, elles rassemblent des hommes et des femmes, des foyers et des familles, des prêtres et des diacres ;
    • elles ne se réclament pas de spiritualité, règles ou constitutions déjà existantes dans l’Église et reconnues dans son droit ;
    • elles sont de fondation récente (après 1968). Elles ne font pas partie de ce que le Code de Droit canonique reconnaît comme institut de vie consacrée » (cf. Documents-Épiscopat, 5 avril 1991).

  • 7 On trouvera une documentation abondante, et quelque peu orientée à notre avis, dans l’ouvrage Le fait religieux aujourd’hui en France. Les trente dernières années (1974-2000), de G. Cholvy et Y.-M. Hilaire, Paris, Cerf, 2004. Voir aussi Les communautés nouvelles. Nouveau visage du catholicisme français par O. Landron, Paris, Cerf, 2004 ; Nouvelles spiritualités et nouvelle sagesse par J. Vernette, Paris, Centurion, 1999 ; Vous serez mes témoins. Congrès International pour la Nouvelle Évangélisation – Paris-Toussaint 2004, Paris, Parole et silence, 2005.

  • 8 Deux remarques : L’ordre de présentation de ces cinq traits caractéristiques ne doit pas nous abuser : il ne s’impose pas forcément. Il n’est ni chronologique ni lié à l’importance des composantes de la nouvelle évangélisation. D’une certaine façon, tout s’enchaîne et chacun garde la liberté de présenter ces éléments dans un ordre différent. D’autre part, on peut s’attendre à ce que tous les acteurs de la nouvelle évangélisation ne se reconnaissent pas dans ce modeste essai de synthèse, et ne répondent pas à l’ensemble des cinq critères ou, au contraire, qu’ils en ajoutent d’autres.

  • 9 « Message au congrès national de l’Action catholique », le 10 août 2004.

  • 10 Congar Y., Je crois en l’Esprit Saint, Paris, Cerf, 1979, t. II, p. 215.

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