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La Parole de Dieu dans la formation sacerdotale

Frédéric Louzeau
La formation sacerdotale doit non seulement promouvoir chez le candidat une familiarité avec la Bible, mais aussi lui apprendre à discerner la Parole de Dieu dans les Écritures, par une méthode analogue à celle des Exercices spirituels de saint Ignace (I). Par ailleurs, pareil discernement suppose l'engagement de la foi et le déploiement de la raison, capable de reconnaître la Parole de Dieu (II). Enfin, l'A. voit dans la doctrine des quatre sens la méthode rationnelle pour y parvenir.

Bien des prophètes répondent à l’appel de Dieu en commençant par prétendre ne pas “savoir parler” (Jr 1,6), ou n’être pas “doué pour la parole” (Ex 4,10), ou encore avoir des “lèvres impures” (Is 6,4), impropres à porter la Parole de Feu. Quelles que soient les intentions qui ont pu sous-tendre de telles déclarations, il n’en reste pas moins vrai que le Seigneur ne contredit pas ses prophètes sur ce point ; mieux encore, il intervient avec puissance pour justement remédier à cette lacune. Ainsi par exemple, avançant la main, le Seigneur touche la bouche de Jérémie en disant : « je mets mes paroles dans ta bouche » (Jr 1,9). Ou encore, à Moïse, le Seigneur déclare : « Qui a donné une bouche à l’homme ? Qui rend muet ou sourd, voyant ou aveugle ? Et maintenant va ! Je Suis avec ta bouche et je t’enseignerai ce que tu devras dire » (Ex 3,11).

Les candidats au sacerdoce entrent-ils dans leur parcours de formation avec cette conscience vive de ne pas savoir parler ? Certainement pas tous ! Pensent-ils spontanément à l’objection des prophètes lorsqu’ils regimbent à l’appel du Seigneur et cherchent à justifier leur résistance ? Probablement pas ! Pourtant, pour répondre à leur vocation prophétique, ils auront bel et bien à connaître et transmettre les “choses de Dieu” (cf. 1 Co 2,11) ; ils auront à apprendre une nouvelle langue maternelle sur les genoux de leur Mère, l’Église. Tel est, nous semble-t-il, l’enjeu ultime de la place à accorder à la Parole de Dieu dans la formation sacerdotale et, par là, l’horizon à viser durant le temps du séminaire : donner aux candidats les moyens de se laisser saisir entièrement par la Parole divine au point d’en devenir non seulement les fidèles interprètes, mais plus radicalement les porteurs vivants. Il s’agira, autant que faire se peut, d’accoucher des hommes par qui Dieu parlera à l’Église et au monde de ce temps ; des hommes qui, à travers leur prédication et leur enseignement, leur manière de guider la prière et les sacrements, leur jugement moral et l’accompagnement de leurs frères, transmettront la Parole qui suscite la foi, réconforte les cœurs brisés, délivre les enchaînés, console les affligés (cf. Is 61,1).

Tel est l’objectif. Comment y parvenir ou comment s’en approcher ? Deux remarques ouvriront dans les pages qui suivent une réflexion qui nécessiterait bien plus que l’espace d’un article.

I Lecture de l’Écriture et discernement de la Parole de Dieu

Ce qui, pour réaliser ce programme, vient le plus spontanément à l’esprit depuis le concile Vatican II, ce qu’en réalité deux mille ans de tradition chrétienne ont décliné sous des formes très variées, c’est d’aider le candidat au sacerdoce à devenir un familier des Écritures, un homme immergé dans l’Océan de mystère que sont l’Ancien et le Nouveau Testament, de telle manière qu’ils deviennent pour lui sa respiration intime, sa pulsation intérieure. Les moyens concrets de l’y aider sont connus : participation assidue à la liturgie de l’Église (Eucharistie, Liturgie des Heures), lecture continue de la bible, lectio divina, partages fraternels, apprentissage des langues bibliques, cours d’exégèse, voyage d’études en terre d’Israël ou sur des territoires bibliques etc. Pareille panoplie est bonne, indispensable même dans la mesure du possible.

Seulement, et voilà le point le plus difficile selon nous, les Saintes Écritures ne s’identifient pas totalement avec la Parole de Dieu, comprise au sens fort du terme. Il ne suffit pas de lire et d’étudier la Bible pour communiquer la Parole de Dieu, pour parler des “choses de Dieu” dans le langage qu’enseigne l’Esprit, et non dans celui qu’enseigne la sagesse humaine (cf. 1 Co 2,13). Entre la Parole et les Écritures gît une différence. L’exégète n’est pas forcément prophète, ni apôtre ; ou s’il l’est, ce n’est pas en raison de ses compétences exégétiques.

Il faut réfléchir très soigneusement à cette différence, à cette distance entre l’Écriture sainte et la Parole de Dieu. Elle se laisse apercevoir de diverses manières.

D’abord, nous le savons mais il n’est pas inutile de le rappeler, la substance première de l’Évangile ne s’identifie pas au texte écrit. L’Évangile est la Parole vivante des apôtres, leur prédication, qui transmet non seulement un message, mais plus encore la réalité même du mystère du Christ, sa Présence salvifique ici et maintenant. D’ailleurs, pendant de longues années, à ses débuts, l’Église de disposait pas d’écrits qui lui soient propres. De plus, cette réalité du message évangélique ne consiste pas à communiquer des informations, fussent-elles sur Dieu, mais à transmettre un appel, à partir à la recherche des personnes là où elles se trouvent pour leur dire : “le Seigneur te veut et voilà ce qu’il te donne pour accomplir sa volonté” ; puis à transmettre ce don effectif et efficace, ce qu’aucun écrit n’est naturellement capable de réaliser.

D’autre part, vu sous un autre angle, la différence entre Écriture Sainte et Parole divine se laisse aussi apercevoir dans les embûches que rencontrent les lecteurs de la Bible, les impasses qu’ils empruntent souvent. Deux attitudes extrêmes et opposées les caractérisent bien. D’un côté, la tentation “fondamentaliste” de projeter immédiatement son propre monde dans le texte des Écritures, supposé être lu dans son sens premier, si bien que le texte sacré devient en réalité le prétexte de s’annoncer soi-même, de faire des désirs imaginaires de sa propre chair une réalité prophétique.

De l’autre, souvent en réaction contre la précédente, une tentation plus raffinée, celle de la rationalisation des Écritures, par laquelle l’intelligence humaine commence d’abord par éliminer l’origine divine de tout ce qui lui semble être contraire à sa propre logique — ce qui vient de l’Esprit de Dieu est une folie pour lui (cf. 1 Co 2,14) — puis réinterprète les mystères dans un registre de symbolisation purement humain ou naturel. Ainsi s’élaborent les grandes hérésies dans l’histoire de l’Église. Tel est également le drame quasi-généralisé de l’exégèse moderne, dont Bultmann fut l’une des figures les plus expressives. La filiation divine du Christ, son baptême dans les eaux du Jourdain, l’onction de l’Esprit et la Voix venue du Ciel, les multiplications des pains, la marche sur les eaux, la Transfiguration de son corps, l’ensemble de ses miracles, sa résurrection des morts… tout ce qui semble ne pas être “vrai” à la lumière de critères scientifiques, le lecteur “rationaliste” doit chercher à le réinterpréter, en fonction exclusive d’un contexte qui en réduit la signification à un sens métaphorique purement humain qu’il est possible de reconstruire après coup. De nouveau, l’Écriture sainte devient le prétexte de parler de soi1, un “soi” certes moins grossier que celui du fondamentaliste, mais en réalité plus redoutable car relevant, en dernière analyse, de l’orgueil de l’esprit.

Enfin, un dernier point achèvera de convaincre qu’une distinction est à opérer entre Écriture et Parole divine : c’est que le démon lui-même connaît parfaitement la lettre des Écritures, est capable de les citer et de les utiliser pour séduire ceux qu’il approche et pour les asservir à ses vues2. Face à Jésus dans le désert (cf. Mt 4,6), Satan cite littéralement l’Écriture Sainte, cherchant ainsi à revêtir sa parole absolument mensongère de l’autorité même de la Parole de Dieu. Et si l’Ennemi emploie une telle tactique avec le Seigneur en personne, comment pourrions-nous imaginer qu’il en soit autrement avec ses pauvres disciples que nous sommes ?

De tout ce qui précède et particulièrement du dernier point, il s’ensuit que la familiarité avec les Écritures, encore une fois nécessaire, ne peut pas ne pas aller de pair avec un exercice de discernement rigoureux, avec une méthode de discernement sûre et efficace pour discerner la Parole de Dieu dans les Écritures saintes3 (et plus généralement d’ailleurs en toute parole humaine).

Situer correctement la Parole de Dieu dans la formation sacerdotale exige de mettre en œuvre une méthode (au sens très noble du terme) vis-à-vis des Écritures saintes, analogue à celle que déploient les Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola face aux pensées et aux motions intérieures du retraitant qui cherche à découvrir la volonté de Dieu, la Parole divine qui s’atteste en lui, et à l’accomplir. Il s’agit donc d’apprendre le discernement des esprits face aux Écritures et à l’intérieur d’elles4. Une telle affirmation ne doit pas surprendre. Parti d’une réflexion sur la place de la Parole divine dans la formation sacerdotale, il n’y a rien d’étonnant que nous débouchions sur la question du discernement. Car telle est la Parole du Dieu vivant : « énergique et plus tranchante qu’aucun glaive à double tranchant, elle pénètre jusqu’à diviser âme et esprit, articulations et mœlles ; elle passe au crible les mouvements et les pensées du cœur » (Hb 4,12). Et même, en dernier ressort, cette Parole de Dieu n’est autre que le Verbe de Dieu fait chair, venu justement en ce monde “pour un discernement” (Jn 9,39), pour que soient révélées “les pensées intimes de bien des cœurs” (Lc 2,35).

En d’autres termes encore, la formation sacerdotale doit fournir des moyens sûrs et efficaces qui permettent au familier de la Bible de répondre à des questions aussi simples que : « dans cet extrait des Écritures, qu’est-ce que Dieu dit ? » ; « quel est le problème spirituel sous-jacent à ce passage et comment le Seigneur y répond-il ? » ; « quel plan de salut et quelles étapes de ce plan Dieu révèle-t-il à travers la prédication d’un prophète ou un oracle ? » ; « quelle est la bonne nouvelle portée par telle péricope de l’Évangile ? » etc.

Fournir une telle méthode, la déployer avec ampleur pour fonder toute la formation théologique, nous semble être une exigence du temps présent. Plus de quarante ans après la demande conciliaire de faire de l’étude de l’Écriture l’âme de la théologie, une double conjoncture historique la rend plus pressante encore. D’un côté, l’exégèse rationaliste qui a régné en maître depuis presque deux siècles arrive maintenant au bout de ce qu’elle peut produire (seule une méthode proprement théologique d’interprétation des Écritures préservera les acquis de la médiation exégétique et la sauvera de son épuisement). De l’autre, des mouvements ecclésiaux ont fleuri un peu partout qui, certes, font un usage abondant des Écritures comme Parole de Dieu, mais avec un contrôle rationnel défaillant voire inexistant.

II Le rôle de la raison humaine

Réfléchir à cette méthode de discernement des Écritures dépasse évidemment de toute part le cadre de cet article et celui qui l’écrit. Quelques mots pourront quand même en être dits en guise de conclusion. Auparavant, il nous faut préciser quelque peu, dans un second temps, la vocation de la raison humaine au sein de ce discernement.

Tout d’abord, apprendre à discerner la Parole de Dieu contenue dans le témoignage des Écritures suppose que la foi soit première et dernière, et qu’elle sous-tende d’ailleurs tout l’exercice de discernement. Si l’interprète ne croit en rien, la Bible restera irrésistiblement muette. L’Écriture ne révèle que ce que l’interprète permet qu’elle dévoile.

En effet, la question « qu’est-ce que Dieu dit, ou de quelle parole divine témoigne cet extrait de la Bible ? » n’a de sens que si l’on croit d’abord que Dieu a véritablement parlé à nos pères, qu’il s’est manifesté à eux au sein même de leur existence concrète. Mais, plus encore, pour que la Parole adressée aux pères soit reconnue comme vraiment divine et par là même déchiffrable, il faut croire aussi qu’elle demeure éclairante pour nous, ici et maintenant ; que le déroulement de l’histoire, si long soit-il, ne l’a pas vidée de sa substance, bien au contraire ; qu’elle garde un noyau à l’abri de l’érosion temporelle, noyau dont la réserve de signification n’est pas épuisée par l’instant de sa conception, mais au contraire se dévoile davantage dans l’actualité qui est la nôtre pour y guider nos pas. Bref, s’il existait un moment de l’histoire où l’antique Parole serait devenue vide, il ne pourrait s’agir de la Parole éternelle qui fonde les temps.

Par ailleurs, le croyant qui scrute les Écritures doit pouvoir vérifier à tout instant qu’il accorde effectivement sa foi à la Parole vivante de Dieu et non à la parole d’un autre. Or, ce départage des deux paroles, ce discernement des esprits à l’intérieur même des Écritures, c’est de manière ordinaire à l’intelligence de l’opérer. Comme le Verbe de Dieu dont il est l’image, le logos humain a lui aussi à trancher puis à séparer clairement entre le vrai et le faux. La raison humaine possède donc en droit cette merveilleuse vertu de pouvoir dire “Amen”, “c’est vrai”, à la Parole du Dieu vivant, c’est-à-dire cette capacité de la reconnaître pour fonder l’existence sur elle. Telle est la plus haute dignité de la raison ; telle est en même temps sa limite.

De nouveau, la comparaison avec les Exercices spirituels de saint Ignace est éclairante sur ce point. En effet, à la fin de la deuxième semaine, saint Ignace considère trois temps pour que le retraitant puisse faire une saine et bonne élection. Le premier temps est celui de la consolation sans cause : « quand Dieu notre Seigneur meut et attire la volonté de telle façon que, sans douter ni pouvoir douter, l’âme fidèle suit ce qui lui est indiqué » (no 175). Le second temps est celui où le retraitant a reçu pour choisir « suffisamment de lumière et de connaissance par l’expérience des consolations et des désolations, et par l’expérience du discernement des divers esprits » (no 176). Si l’élection ne se fait pas dans le premier ou le second temps, il en existe un troisième. Le troisième temps est tranquille, nous dit saint Ignace : « quand l’âme n’est pas agitée par divers esprits et use de ses facultés naturelles librement et tranquillement » (no 177). L’élection se fait alors au moyen des facultés de l’âme, et principalement de la raison. Par exemple : « réfléchir avec mon intelligence et choisir conformément à sa très sainte et bienveillante volonté » (no 180).

De la même manière, l’intelligence spirituelle de l’Écriture (ou d’un de ses passages) peut être directement communiquée d’en haut : aux Onze par exemple, dont le Christ ressuscité au Cénacle ouvre l’intelligence pour pénétrer les Écritures (Lc 24,45) et fonder ainsi leur témoignage ; ou bien aux “tout-petits” à qui le Mystère a été révélé plutôt qu’aux sages et aux savants (Mt 11,25) ; ou encore à de nombreux saints et baptisés qui prient humblement5. Seulement, outre le fait que même les révélations surnaturelles les plus hautes ne peuvent faire l’économie d’une “vérification” où la raison ait à œuvrer6 et même d’une expression en un langage intelligible7, pareille communication ne représente pas le cas le plus ordinaire d’intelligence des Écritures, du moins apparemment. Aussi, chaque fois que s’exerce le discernement spirituel des saintes Écritures, la médiation rationnelle garde-t-elle pleinement son rôle, soit pour confirmer, soit pour se disposer à découvrir la Parole venue d’en haut8.

Bref, sous certaines conditions (en particulier l’indifférence de la liberté), l’homme doué de raison trouve en cette dernière la capacité, la lumière suffisante pour interpréter les Écritures saintes et y discerner la Parole divine.

Une telle affirmation permet, au passage, de situer avec justesse la place même de l’exégèse scientifique dans la formation sacerdotale. N’étant ni le premier ni le dernier mot sur la Bible, l’exégèse rationnelle ne doit intervenir ni comme un point de départ ni comme un point d’aboutissement dans le rapport aux Écritures. Elle est en réalité un “entre-deux”, ou si l’on préfère une médiation nécessaire au service de l’affirmation de la foi : au moyen de ses propres découvertes, elle doit aider à dégager — avec toujours plus de rigueur — la Révélation divine se communiquant à l’homme, de l’imaginaire irrationnel qui ne cesse de l’habiter. Aussi le labeur exégétique participe-t-il en permanence du travail de séparation entre le bon grain et l’ivraie (cf. Mt 13,24-30), travail qui ne trouvera son dénouement définitif qu’à la fin des temps.

Étant donné l’histoire de l’exégèse occidentale des deux derniers siècles, étant donné les habitudes et tendances intellectuelles qui ont envahi la majorité des facultés de théologie, il faut bien avouer qu’il s’agit ici de quelque chose comme d’un véritable renversement copernicien, et que nous avons à lutter contre un pli installé depuis longtemps, tenace, à commencer en nous-mêmes. Ce renversement consiste à mettre l’outil du savoir exégétique, la si fascinante puissance scientifique et critique de l’esprit humain, au service de l’acte de foi pour qu’il se purifie davantage et progresse dans l’histoire. Seuls quelques esprits y sont pour l’instant véritablement parvenus, au prix d’un travail colossal (l’investissement d’une vie !) et de beaucoup de souffrances, à commencer par celle d’être incompris voire rejetés par leurs pairs.

Cependant, l’ampleur du renversement à opérer ne doit décourager personne. Pour ne pas être qu’un feu de paille, la Nouvelle Évangélisation l’exige. Nous heurtons là, en réalité, un pôle d’équilibre toujours paradoxal, où la foi doit sans cesse inspirer et illuminer le travail de l’exégèse. Celui qui reçoit la Parole de Dieu comme telle et la transmet doit en même temps s’armer de toutes les lumières possibles de la raison critique, de toutes les ressources rationnelles du savoir scientifique pour reconnaître et exprimer avec une fidélité toujours plus grande la Vérité de la Parole divine, tout en veillant à affirmer qu’aucun texte de l’Écriture n’en sera jamais épuisé.

Autrement dit, il s’agit de mettre l’exégèse proprement scientifique au service de la vérification de l’affirmation de la foi. D’ailleurs, en procédant ainsi, l’exégèse elle-même sera gagnante sur son domaine de compétence, car la foi projette d’abondantes lumières sur des éléments historiques que l’hypothèse rationaliste ou scientiste empêche de voir9.

Conclusion : la doctrine des quatre sens de l’Écriture

Enfin, pour aller plus loin, peut-on encore essayer de préciser davantage la méthode proprement rationnelle susceptible de discerner la Parole de Dieu dans l’Écriture ?

Ce qui va être présenté ici en quelques mots conclusifs ne pourra être étayé comme il le conviendrait, ce qui exigerait un temps immense et beaucoup de développements, dont certains nous sont encore difficiles. Le résultat est cependant suffisamment significatif pour être proposé à la réflexion du lecteur. L’affirmation qui va suivre s’est progressivement imposée à nous durant notre formation sacerdotale, spécialement à l’Institut d’Études Théologiques de la Compagnie de Jésus à Bruxelles, et elle s’est renforcée d’un éclat nouveau à l’occasion d’une recherche doctorale consacrée au P. Gaston Fessard10.

Quelle est cette intuition-affirmation ? La doctrine traditionnelle des quatre sens de l’Écriture fournit justement une méthode rationnelle pour discerner la Parole divine contenue dans la Bible11. Cette doctrine des quatre sens, on en doit la redécouverte au cardinal Henri de Lubac dans deux grands ouvrages : Histoire et Esprit (1950) d’abord, consacré à l’intelligence de l’Écriture chez Origène ; puis les quatre volumes de sa monumentale Exégèse médiévale. Les quatre sens de l’Écriture (1959-1964). Le P. de Lubac y montre que la doctrine des quatre sens a longtemps été à la base de la doctrine sacrée, ou plutôt qu’elle l’a formée tout entière, de façon spontanée, sans être réfléchie et rationalisée. Et « même après l’avènement de la théologie scolastique et le développement de l’exégèse biblique, elle ne cessa d’animer en sous-main la vie spirituelle des théologiens et des exégètes chrétiens et par conséquent d’être encore la source, trop souvent méconnue par eux-mêmes, de leurs dires les plus valables »12.

À vrai dire, il semble bien que le P. de Lubac n’ait pas eu une pleine conscience de l’implication profonde de ses propres travaux pour l’interprétation actuelle des Écritures. Néanmoins, d’autres théologiens aperçurent le profit que l’Église pouvait en tirer.

Vient spontanément à l’esprit le nom du P. Albert Chapelle, s.j. (1929-2002), qui, pour faire bref, a élaboré la méthode théologique de l’Institut d’Études Théologiques en la fondant sur la doctrine des quatre sens de l’Écriture13.

Mais avant lui, le P. Gaston Fessard, s.j. (1897-1978), remarquant le parallélisme entre la doctrine des quatre sens et la dialectique des quatre Semaines des Exercices spirituels de saint Ignace, vit dans cette coïncidence une garantie que l’une et l’autre offrent un moyen sûr et efficace pour discerner la Parole de Dieu en toute parole humaine14.

Autrement dit, pour le P. Fessard comme pour le P. de Lubac, sans pour autant canoniser la formule ancienne ni prétendre revenir à la science théologique qu’elle représente, la doctrine des quatre sens est tout autre chose qu’une “production artificielle” ; elle est porteuse d’une logique profonde qui est celle de la doctrine sacrée comme de l’Écriture elle-même. Mieux encore, pour le P. Fessard, cette logique est non seulement « celle de la Révélation chrétienne, mais celle de tout langage humain en tant qu’il peut servir à manifester la Parole de Dieu en même temps que la vérité et la liberté de la parole humaine »15.

Retrouver cette logique profonde dont témoignent la constitution du canon des Écritures et la doctrine des quatre sens et qui anime les Exercices spirituels de saint Ignace, mettre au service de cette logique dialectique les instruments les plus performants de l’exégèse contemporaine, tel pourrait être l’horizon de nos efforts, pour que l’insistance du concile Vatican II à placer l’étude de l’Écriture au cœur de la théologie et de la formation sacerdotale, ne soit pas un vain mot.

Notes de bas de page

  • 1 Cf. par exemple la remarque de Benoît XVI à propos de l’antinomie des reconstitutions du Jésus de l’histoire : « Quand on fait une lecture comparée de plusieurs de ces reconstitutions, force est de constater qu’elles reflètent davantage leurs auteurs et leurs idéaux qu’elles ne mettent au jour l’icône du Christ, alors devenue floue » (Jésus de Nazareth. 1. Du baptême dans le Jourdain à la Transfiguration, Paris, Flammarion, 2007, p. 8).

  • 2 On pourra lire, à ce sujet, les pages très suggestives de Benoît XVI, ibid., p. 55-56.

  • 3 Méthode qui réalise en quelque sorte la “synthèse” du fondamentaliste, qui a raison de désirer que la Parole divine le rejoigne mais tort d’en évacuer la médiation historique et rationnelle, et du rationaliste, qui a plus encore raison de vouloir protéger les Écritures de toute fausse incarnation de la Transcendance mais a tort plus gravement encore de refuser la chair singulière du Christ.

  • 4 Ce qui, au passage, suppose l’amour du Christ et la prière, comme le rappelle Benoît XVI dans un portrait récent consacré à Origène : « Il lui semble en effet, que l’intelligence des Écritures, davantage encore que l’étude, requiert l’intimité avec le Christ et la prière. Il est convaincu que la voie privilégiée pour connaître Dieu c’est l’amour, et que l’on ne transmet pas d’authentique scientia Christi si l’on n’est pas rempli de son amour. Dans sa Lettre à Grégoire, Origène recommande : “Consacre-toi à la lectio des divines Écritures ; applique-toi à cette activité avec persévérance. Engage-toi dans la lectio avec l’intention de croire et de plaire à Dieu. Si, durant la lectio, tu te trouves devant une porte close, frappe, et te l’ouvrira ce gardien dont Jésus a dit : “Le gardien la leur ouvrira”. T’appliquant de la sorte à la lectio divina, cherche, avec loyauté et une indestructible foi en Dieu le sens des divines Écritures, qui y cache sa grande ampleur. Il ne faut pas te contenter de frapper et de chercher : pour comprendre les choses de Dieu, l’oratio est absolument nécessaire. C’est exactement pour nous y exhorter que le Sauveur non seulement nous a dit : “Cherchez et vous trouverez” et “Frappez et on vous ouvrira”, mais qu’il a ajouté : “Demandez et vous recevrez” » (Lettre à Gr. 4) » (Benoît XVI, Doc. Cath. 2382 (2007) 561-562).

  • 5 Pour ne prendre qu’un exemple, on pourra relire avec profit ces quelques lignes de sainte Thérèse de l’Enfant Jésus : « Aux âmes simples, il ne faut pas de moyens compliqués, comme je suis de ce nombre, un matin pendant mon action de grâces, Jésus m’a donné un moyen simple d’accomplir ma mission. Il m’a fait comprendre cette parole des Cantiques : “Attirez-moi, nous courrons à l’odeur de vos parfums” [Ct 1,3]. O Jésus, il n’est donc même pas nécessaire de dire : En m’attirant, attirez les âmes que j’aime. Cette simple parole “Attirez-moi” suffit. Seigneur, je le comprends, lorsqu’une âme s’est laissée captiver par l’odeur enivrante de vos parfums, elle ne saurait courir seule, toutes les âmes qu’elle aime sont entraînées à sa suite : cela se fait sans contrainte, sans effort, c’est une conséquence naturelle de son attraction vers vous » (Manuscrit C, dans Œuvres complètes, Paris, Cerf / DDB, 1992, p. 281).

  • 6 À ce sujet, on ne peut trouver propos plus clairs (et en un sens “rationalistes”) que ceux de saint Jean de la Croix dans un célèbre passage de La montée du Carmel : « La raison naturelle, la loi, la doctrine évangélique suffisent parfaitement pour se gouverner. Il n’est point de difficulté qui ne puisse se dénouer, par ces moyens, à la satisfaction de Dieu et à l’avantage de l’âme. Nous devons même tellement nous attacher à la raison et à la doctrine évangélique que s’il nous arrivait, malgré nous ou de notre plein gré, de recevoir quelque communication surnaturelle, nous ne devrions en admettre que ce qui se trouverait parfaitement conforme à l’une et à l’autre, et en ce cas l’admettre non parce que c’est une révélation, mais parce que c’est une chose raisonnable, en laissant de côté ce qui est purement révélation. Même alors, il faudrait examiner de beaucoup plus près ce parti raisonnable que si la révélation n’était pas intervenue. La raison en est que le démon a coutume d’annoncer beaucoup de choses futures, en apparence très véritables et très conformes à la raison, en vue de nous tromper » (La montée du Carmel, II, 21, 4, dans Œuvres complètes, Paris, Cerf, 2004, p. 727).

  • 7 Même si l’appel de saint Paul sur le chemin de Damas entre manifestement d’abord dans la catégorie du 1er temps (cf. Exercices spirituels, no 175), son contenu doit cependant lui être dévoilé par Ananie en une proposition intelligible (cf. Ac 9,16), dont l’Apôtre montrera en outre qu’elle s’accomplit selon les Écritures (cf. Ac 13,47 ; 28,28).

  • 8 Il en va sans doute de même en ce qui concerne le choix d’un état de vie. Les trois temps que saint Ignace distingue pour parvenir à une saine et bonne élection ne sont pas et ne peuvent pas être hétérogènes. De sorte que le discernement effectué selon le 1er ou le 2e temps doit toujours, s’il est véritable, pouvoir s’exprimer selon des motifs rationnellement justifiables qui relèvent habituellement du 3e temps et être communicables comme tels à un tiers (le directeur spirituel par exemple). Inversement, le 2e et 3e temps, chacun à leur manière, n’ont d’autre but que d’aider le retraitant à déceler le “mouvement et l’attrait” de la Liberté divine (cf. Fessard G., La Dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, t. I : Temps – Liberté – Grâce, 1956, p. 70-103).

  • 9 Cf. Benoît XVI, Jésus de Nazareth… (cité supra n. 1), p. 370 : « C’est de prime abord l’expression pure et simple de l’expérience concrète faite par Jésus : ce ne sont pas les scribes, ceux qui font profession de s’occuper de Dieu, ce ne sont pas ceux-là qui le connaissent, car ils sont empêtrés dans le maquis de leurs connaissances. Regarder simplement le tout, regarder la réalité de Dieu lui-même telle qu’elle se révèle, cela leur est interdit par toute leur science qui leur obstrue la vue ».

  • 10 Soutenue aux Facultés Jésuites de Paris et à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales, notre thèse est à paraître aux PUF sous le titre : L’anthropologie sociale du Père Gaston Fessard.

  • 11 À cette doctrine des quatre sens, Benoît XVI fait justement référence dès l’avant-propos de son Jésus de Nazareth (2007). Il la caractérise comme une méthode qui a permis de dégager de l’étude de la Bible diverses « dimensions d’une parole unique qui va bien au-delà de l’instant » (16), c’est-à-dire d’en découvrir le sens bien au-delà de « ce qui a pu parvenir sur le coup à la conscience immédiate de l’auteur » (15), ce à quoi se restreint de par son objet la méthode historico-critique. D’ailleurs, le processus de relecture et de réécriture qui préside à la constitution de toute le Bible elle-même n’aurait jamais été possible « si n’étaient pas déjà présentes, dans les paroles elles-mêmes, de telles ouvertures intrinsèques » (15). Aussi, la doctrine des quatre sens interprète-t-elle le corps des Écritures d’une manière homogène à sa genèse. Cf. également l’audience générale de Benoît XVI sur Origène du 25 avril 2007 (Doc. Cath. 2382 (2007) 559-561.

  • 12 Fessard G., La dialectique des Exercices spirituels de saint Ignace de Loyola, t. III : Symbolisme et historicité, 1984, p. 398.

  • 13 À ce sujet, on peut se référer avec profit à A. Chapelle, Au creux du rocher. Itinéraire spirituel et intellectuel d’un jésuite. Mémorial, coll. Au singulier 9, Bruxelles, Lessius, 2004, 182 p. (spéc. p. 116-128).

  • 14 Cf. Fessard G., ibid., p. 398.

  • 15 Ibid., p. 402.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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