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Le don désintéressé. Méditation

Jean-Paul II
Le 8 février 1994, Jean-Paul II a rédigé ce qu'il appelle une «Méditation sur le thème du 'don désintéressé'». Publié en polonais, pour la première fois traduit ici en français et paru seulement en 2006 dans les AAS, ce texte est pratiquement inconnu. Le P. Pascal Ide en donne un commentaire dans son article publié dans la NRT 134/2 (2012)
1 La création comme donation [628]

L’homme peut-il dire : « Dieu1 t’a donné à moi » ?

Jeune pasteur d’âmes, j’ai entendu ces paroles de mon directeur spirituel : « Peut-être Dieu désire-t-il te donner cette personne… », paroles qui abritaient l’encouragement à avoir confiance en Dieu et à accueillir le don qu’un homme devient pour l’autre. Au commencement, je ne me suis pas rendu compte à quel point elles contenaient une vérité profonde sur Dieu, sur l’homme, sur le monde. Cependant, le monde, ce monde où nous vivons, le monde humain est un environnement où, continuellement et de multiples manières, se réalise l’échange des dons. Non seulement les hommes vivent l’un à côté de l’autre, vivent selon diverses références, [mais ils] vivent l’un avec l’autre2, sont l’un pour l’autre frère et sœur, mari et femme, ami, éducateur ou éduqué. Il peut sembler qu’il n’y ait là rien d’extraordinaire. C’est une simple image de la vie humaine. Cette image se densifie à certains moments et c’est proprement là, en ces densifications, que se réalise le don susdit de l’homme à l’autre.

Ce ne sont pas seulement les hommes qui s’unissent entre eux, c’est Dieu qui les donne réciproquement l’un à l’autre. Et en cela s’actualise son projet créateur. Ainsi que nous le lisons dans le livre de la Genèse, Dieu créa le monde visible pour l’homme, lui dit de dominer sur toute la terre (cf. Gn 1,28) et confia à son pouvoir tout le monde des créatures inférieures à l’homme. Cependant, ce pouvoir de l’homme sur le monde créé doit aussi considérer le bien de chaque créature. Le livre de la Genèse rappelle que le Créateur a vu que tout était bon. La création est un bien pour l’homme si l’homme est « bon » pour les créatures qui l’entourent : pour les animaux, les plantes et, enfin, pour les créatures inanimées. Si l’homme est « bon » pour elles, s’il ne les détruit pas sans raison, s’il ne les exploite pas de manière insensée, alors les créatures créent pour lui l’environnement naturel, deviennent d’une certaine manière ses « amies ». Elles lui permettent non seulement de survivre, mais de pouvoir se retrouver lui-même. [629] En créant, Dieu révéla sa Gloire et donna toute la richesse du monde créé à l’homme, afin que, avant tout, il en jouisse, il s’y « repose » (Norwid : re-posait — se re-concevait3), afin qu’il y retrouve Dieu et, en ce sens, se retrouve lui-même. Aujourd’hui, nous parlons souvent d’« écologie », c’est-à-dire du soin de l’environnement naturel. Au fondement de l’écologie ainsi conçue se trouve le mystère de la création, qui est une grande et continue donation à l’homme des biens du cosmos — soit ceux qu’il expérimente directement soit ceux qu’il découvre par la recherche, en se servant des diverses méthodes scientifiques. L’humanité connaît toujours plus la richesse du cosmos, nonobstant le fait qu’elle ne reconnaît pas toujours que cette richesse provient des mains du Créateur ; toutefois, à certains moments, les hommes, même non croyants, perçoivent la vérité de la donation créatrice et commencent à prier et confessent que tout cela est le don du Créateur.

Nous lisons dans le livre de la Genèse que, le dernier jour de la création, Dieu appela l’homme à la vie : homme et femme, il les créa (cf. Gn 1,26-27). Il créa, ici, signifie encore davantage : il donna réciproquement l’un à l’autre. Il donna à l’homme la féminité de cet être humain qui lui ressemblait, en fit son « aide »4 et il donna aussi l’homme (masculin)5 à l’autre. Quand nous lisons attentivement le contenu du livre de la Genèse, nous devons y retrouver en un certain sens l’origine de cette donation.

Voici : l’homme, qui se sent seul au milieu des créatures ne lui ressemblant pas, se trouve ensuite face à un être qui lui ressemble. Dans la femme créée par Dieu, il retrouve « l’aide » qui lui ressemble (cf. Gn 2,18) et cette « aide » est comprise dans le sens le plus fondamental. La femme est donnée à l’homme afin qu’il puisse se comprendre lui-même et, réciproquement, l’homme est donné à la femme avec le même objectif. Ils doivent confirmer mutuellement leur propre humanité, s’émerveillant de leur double richesse. Assurément, face à cette première femme créée par Dieu, l’homme aura pensé : « Dieu t’a donnée à moi ». Et c’est cela que, au fond, il exprime : certes avec des paroles différentes, mais c’est bien cela qu’il exprime (cf. Gn 2,23). La conscience du don et de la donation est clairement inscrite dans l’image biblique de la création. La femme est devenue pour l’homme surtout source d’admiration. Ensemble avec sa création se révéla au monde ce que Gertrude von le Fort définit « das ewig Weibliche [l’éternel féminin] ». [630]

2 Don et garde6

« Dieu t’a donné à moi ». Comme on le voit, les paroles que j’ai entendues lorsque j’étais jeune n’étaient pas accidentelles. Dieu nous donne vraiment les personnes, les frères, les sœurs en humanité en commençant par nos parents. Ensuite, le temps passant, quand nous grandissons, il met sur le chemin de notre vie des personnes toujours nouvelles. Et chacune d’entre elles est, d’une certaine manière, un don pour nous, de chacune d’elles nous pouvons dire : « Dieu t’a donné à moi… » — cette conscience7 devient pour chacun de nous source de richesse intérieure. Il serait grave que nous ne soyons pas capables de reconnaître la richesse qu’est, pour chacun de nous, tout homme, que nous nous fermions de manière exclusive sur notre propre « je », perdant l’ample horizon qui, avec l’écoulement des années, s’ouvre devant les yeux de notre âme.

Qui est l’homme ? Si le livre de la Genèse, au commencement, confirme qu’il est image et ressemblance de Dieu, cela signifie qu’en lui se trouve la plénitude particulière de l’être. Il est — comme l’enseigne le Concile — « l’unique créature sur terre que Dieu voulait pour elle-même » (Gaudium et spes, n. 24). Il est l’unique création qui peut se réaliser seulement par « le don désintéressé de soi-même » (ibid.). Ainsi, entre l’être pour soi-même et l’être pour les autres existe un lien très profond. Ne peut devenir don désintéressé pour les autres que celui qui se possède lui-même. Seul cet homme qui se possède lui-même peut devenir don désintéressé pour les autres. C’est de cette manière que Dieu existe dans le mystère ineffable8 de sa vie intérieure. Depuis le début, l’homme aussi a été appelé à une existence semblable. Voilà pourquoi Dieu le créa masculin et féminin. En revanche, en créant la femme et en la mettant devant les yeux de l’homme, il libéra dans le cœur de ce dernier la conscience du don : « Elle est de moi et elle est pour moi et, grâce à elle, je peux devenir don parce qu’elle est elle-même don pour moi ».

J’ai tant de fois souligné que, dans la femme créée, est contenue en un certain sens la parole ultime de Dieu Créateur9. Pourtant, la féminité signifie le futur de l’homme. La féminité signifie la maternité et la maternité est la première forme de la garde de l’homme vis-à-vis de l’homme. Ce mot « garde » est ici très important. « Dieu veut te donner un autre homme, c’est-à-dire Dieu veut te confier cet homme, et confier signifie que Dieu croit en toi, croit que tu réussis à accueillir ce don, que tu réussis à l’embrasser avec ton cœur, que tu réussis à répondre à ce don par le don de toi-même ». De cette manière, en créant l’homme comme masculin et féminin, Dieu transmet à l’humanité le mystère de cette communion qui est le contenu de sa vie intérieure. L’homme [631] est introduit dans le mystère de Dieu du fait que sa liberté se soumet au droit de l’amour, et10 l’amour crée la communion interhumaine.

Dieu Créateur de l’homme n’est pas seulement le Seigneur tout-puissant de tout ce qui existe, mais il est le Dieu de la communion. C’est cette communion qui est le point de la ressemblance particulière de l’homme à Dieu. À travers l’homme, celle-ci doit rayonner sur toute la création afin que la création devienne « le cosmos », la communion de la création avec l’homme. François d’Assise est dans l’histoire la figure avec laquelle la vérité sur la communion de la création a trouvé son expression particulière. Le lieu juste de la communion est surtout l’homme — masculin et féminin — que, depuis l’origine, Dieu a appelé à devenir réciproquement, l’un pour l’autre, don désintéressé.

3 La sensibilité à la beauté

L’amour a tant de visages. Il semble que le premier d’entre eux soit la complaisance désintéressée, amor complacentiae. Dieu, qui est amour, transmet cette forme d’amour à l’homme — amour de complaisance. Les yeux du Créateur qui embrassent tout l’univers créé se focalisent avant tout sur l’homme qui est objet d’une complaisance particulière du Créateur. Ils se focalisent sur eux deux, sur chacun d’eux : sur l’homme et sur la femme, comme il les a créés. Peut-être cela explique-t-il pourquoi le livre de la Genèse souligne que tous deux étaient nus, mais n’éprouvaient pas de honte (cf 2,25)11. En un autre lieu, l’auteur de la Lettre aux Hébreux dira : « Tout est nu et à découvert aux yeux de Celui à qui nous devons rendre compte » (4,13).

Dieu comprend l’homme et la femme en toute la vérité de leur humanité. En cette vérité, Lui-même trouve sa complaisance créatrice et paternelle. Et il greffe12 cette complaisance désintéressée dans leur cœur. Elle les rend capables d’une complaisance réciproque entre eux : la femme se révèle aux yeux de l’homme comme une synthèse particulière de la beauté de toute la création et il se révèle de manière semblable à ses yeux à elle. Le fait qu’ils soient nus ne devient en aucune manière la source d’une honte. Celle-ci est profondément transformée par l’amour que le Créateur éprouve pour eux. On pourrait parler d’une particulière « absorption de la honte à travers l’amour »13, et ceci est l’amour de Dieu-même. Cet amour leur permet d’être dans une confiance réciproque et de jouir mutuellement l’un de l’autre comme don, en toute simplicité et innocence14. Il leur permet de se sentir [632] donnés en leur humanité qui, pour toujours, doit conserver cette double forme, masculine et féminine.

Il vaut la peine d’être attentif au fait que les paroles qui constituent le mariage ne sont pas les premières paroles que le Créateur prononce à l’homme et à la femme. Elles parlent de l’union corporelle de l’homme et de la femme dans le mariage comme de la perspective de leur choix futur. L’homme doit laisser son père et sa mère, s’unir à sa femme et être avec elle « une seule chair », donnant origine15 à la vie nouvelle (cf. Gn 2,24). La perspective de la continuation du genre humain est, dès l’origine, liée à cette constitution créatrice de Dieu. Toutefois, cette seule perspective admet déjà l’amour de complaisance. Ils doivent trouver l’un dans l’autre la complaisance réciproque, ils doivent découvrir la beauté d’être hommes, et alors, dans leurs cœurs, naîtra le besoin de donner l’humanité à d’autres créatures que Dieu leur donnera en son temps.

Il serait très erroné de penser que, dans la description biblique de l’homme, c’est la biologie qui domine. Le Créateur dit : « Soyez féconds, devenez nombreux, peuplez la terre et gouvernez-la » (Gn 1,28), mais, avant tout, il créa dans leurs cœurs l’espace intérieur de la complaisance amoureuse et dans cet espace domine surtout la beauté. On peut dire que, dans cette mesure, ensemble avec la création de la femme, le Créateur libère dans l’homme toute l’immense aspiration à la beauté qui deviendra le contenu de la création humaine, de la création artistique — mais pas seulement. En toute création spirituelle de l’homme, on trouve une certaine aspiration à la beauté, la recherche de ses incarnations toujours nouvelles, la recherche de nouvelles sources de cette admiration qui est aussi indispensable à l’homme que la nourriture et l’eau. Norwid écrira un jour : « La beauté existe pour émerveiller le travail, le travail pour pouvoir ressusciter ». Si l’homme ressuscite vraiment à travers le travail, à travers les divers travaux qu’il fait, c’est grâce à l’aspiration que lui donne la beauté : la beauté du monde visible, en particulier la beauté féminine.

Ce concept apparaît dans toute l’histoire de l’homme, surtout dans l’histoire du salut. Le point culminant de cette histoire est la Résurrection du Christ et la Résurrection est la révélation de la beauté absolue, la révélation pré-annoncée déjà sur le Mont Thabor. Et les yeux des apôtres restèrent fascinés par cette beauté. Ils désirèrent demeurer dans son cercle et la beauté de la Transfiguration leur donne la force pour survivre à l’humiliante Passion du Christ transfiguré. La beauté est pour l’homme source de force. Elle est [633] l’inspiration pour le travail, elle est la lumière qui est introduite dans les ténèbres de l’existence humaine et qui permet de vaincre tout mal et toute souffrance par le bien, puisque l’espérance de la résurrection ne peut pas décevoir. Déjà tous les hommes — tous les hommes (masculins) et toutes les femmes — le savent, depuis le moment où le Christ est ressuscité.

La Résurrection du Christ donne origine à la renaissance de cette beauté que l’homme a perdue à travers le péché. Saint Paul parle du nouvel Adam (cf. Rm 5,12-21). Ailleurs, il parle d’une grande attente de la création vis-à-vis de la révélation des fils de Dieu (cf. Rm 8,19). Effectivement, dans l’humanité persistent le désir et la nostalgie de cette beauté que Dieu donna à l’homme en créant le masculin et le féminin. La recherche de la forme de cette beauté se poursuit, et nous en retrouvons l’expression dans toute la créativité humaine. Si la créativité est une révélation particulière de l’homme, alors elle est aussi la révélation de cette attente dont parle saint Paul. Cette attente est liée à la souffrance, puisque « toute la création souffre et gémit comme une femme en travail d’enfantement » (Rm 8,22).

La nostalgie qu’a le cœur humain de cette beauté originaire que le Créateur donne à l’homme est, en même temps, la nostalgie de la communion où se révèle le don désintéressé. Néanmoins cette beauté et cette communion ne sont pas un bien perdu pour toujours — elles sont un bien à récupérer et, en ce sens, tout homme est donné à l’autre, chaque femme à l’homme et chaque homme à la femme.

4 La rédemption du corps

Les efforts de l’esprit humain, liés à l’aspiration à la beauté de la personne et à la beauté de la communion, sont confrontés à un seuil. Sur ce seuil, l’homme trébuche. Au lieu de retrouver la beauté, il la perd, il en crée seulement un simulacre. L’homme remplit avec ces simulacres de beauté sa civilisation. Cependant celle-ci n’est pas la civilisation de la beauté, parce qu’elle n’est pas engendrée par cet amour éternel avec lequel Dieu appela l’homme à la vie et l’a rendu beau comme il rend belle la communion des personnes : homme et femme. Norwid, qui avait une grande intuition de cette vérité, écrit que la beauté est la forme de l’amour. On ne peut pas créer la beauté si on ne participe pas à cet amour, si on ne participe pas à ce regard par lequel Dieu, depuis l’origine, embrasse le monde créé par lui et, en ce monde, l’homme créé par lui [634].

Tout cela ne signifie pas que notre époque est privée de personnes qui combattent de toutes leurs forces16. Celles-ci n’ont jamais manqué. À ce sujet, le bilan général de la civilisation humaine est de toute façon toujours positif. Peu le créent : ce sont les grands génies et saints17. Tous sont témoins de la manière d’interrompre le cercle de la médiocrité et, en particulier, de dépasser le mal par le bien, de la manière de retrouver le bien et le beau malgré toutes les dégradations auxquelles cède la civilisation humaine. Comme on le voit, ce seuil sur lequel l’homme trébuche n’est pas insurmontable. Il faut seulement la conscience de son existence et le courage de le franchir continuellement.

En quelle direction doit-on franchir ce seuil ? Je dirais dans la direction de cette conviction selon laquelle « Dieu donne à l’homme un autre homme » et que dans l’homme il lui donne toute la création, le monde entier. Quand l’homme découvre ce don désintéressé que l’autre homme est, alors, d’une certaine manière, il découvre en lui le monde entier. Il est nécessaire de se rendre compte que ce don peut, dans le cœur de l’homme, arrêter d’être désintéressé. L’homme peut devenir pour l’autre objet d’utilisation. Ceci menace plus notre civilisation, en particulier la civilisation du monde matériellement riche. Alors, dans le cœur humain, à la complaisance désintéressée se substitue le désir de s’emparer de l’autre et de l’utiliser. Un tel désir est une grande menace, non seulement pour l’autre, mais avant tout pour l’homme qui y cède. Cet homme détruit en soi la capacité d’être don, détruit en soi la capacité d’exister selon la règle du « être plus homme » et, en revanche, cède à la tentation d’exister selon la règle du « avoir plus », avoir plus de stimulus, plus d’émotions, plus de plaisirs, le moins possible de valeurs vraies, le moins possible de souffrance créative pour le bien, le moins de disponibilité possible à payer de lui-même pour le bien et le beau de l’humanité, le moins possible de participation à la rédemption.

L’autre personne, la femme pour l’homme (masculin) ou l’homme (masculin) pour la femme, est un bien grandiose et indicible parce qu’il est racheté. Souvent et de manière juste, la rédemption est comprise dans les termes d’une grande dette qui, à cause du péché, pèse sur l’humanité. Néanmoins, elle est aussi, ou peut-être avant tout, la donation renouvelée18 à l’homme et à tout ce qui fut créé, de ce bien et de ce beau, [donation] qui lui est donnée dans le mystère de la création. Dans la rédemption, tout devient nouveau (cf. Ap 21,5). L’homme fut en un certain sens de nouveau donné dans son humanité — donné dans le mystère pascal à travers le Christ crucifié et ressuscité. À l’homme, en un certain sens, est redonnée sa masculinité, sa féminité, [635] la capacité d’être pour l’autre, la capacité de la réciprocité dans la communion. Dans cette perspective, les paroles « Dieu t’a donné à moi » acquièrent un sens totalement inédit. Dieu donne un homme à l’autre de manière nouvelle à travers le Christ où la pleine valeur de l’homme que celui-ci possède depuis l’origine, qu’il a reçue dans le mystère de la création, se révèle de manière nouvelle et de manière nouvelle se réalise.

Tout homme porte en soi un prix indicible. Il obtient ce prix de Dieu qui, lui-même, s’est fait homme, a révélé la divinité confiée d’une certaine manière à l’homme et a créé un nouvel ordre de relations interpersonnelles. En ce nouvel ordre, l’homme est encore davantage cette « unique créature sur terre, que Dieu a voulue pour elle-même » (Gaudium et spes, n. 24) et, en même temps, est cet être personnel semblable à Dieu qui, pleinement, peut se réaliser seulement à travers « le don désintéressé de soi » (Ibid.). La rédemption, néanmoins, est l’ouverture des yeux humains sur tout le nouvel ordre du monde construit selon la règle du don désintéressé. C’est un ordre profondément personnel et aussi sacramentel. La rédemption rappelle le « sacrum » de toute la création, confirme le « sacrum » de l’homme créé masculin et féminin, et la source de ce « sacrum » se tient dans la sainteté même de ce Dieu qui s’est fait homme. Étant le sacrement de Dieu présent dans le monde, il [l’homme] transforme le monde en sacrement pour Dieu.

Dans le contexte de la rédemption qui est advenue à travers le sacrifice du Corps et du Sang du Christ, « la sacralité » du corps humain devient plus transparente — même quand ce corps est complètement détruit ou piétiné, comme fut détruit le Christ durant sa Passion. Le corps humain a sa dignité qui provient aussi de ce « sacrum ». Soit le corps de l’homme (masculin), soit le corps de la femme. La rédemption réalisée dans le corps engendre, d’une certaine manière, une dimension particulière de la sacralité du corps humain. Cette sacralité exclut qu’il puisse devenir objet d’utilisation. Et tout homme, en particulier, tout homme (masculin) est le gardien de cette sacralité et dignité. « Suis-je donc le gardien de mon frère ? », demandait Caïn (Gn 4,9), donnant origine à la terrible civilisation de la mort dans l’histoire de l’humanité. Le Christ se met au centre de cette civilisation, il se met au milieu de la demande de Caïn et répond : « Oui, tu es le gardien, tu es le gardien de la sacralité, tu es le gardien de la dignité de l’homme, en toute femme et en tout homme (masculin). Tu es le gardien de la sacralité de son corps, elle doit demeurer pour toi objet de culte. Alors, tu jouiras de la beauté que Dieu lui a donnée depuis l’origine, et elle jouira ensemble avec toi, se sentira en sécurité aux yeux de son frère, sera heureuse du don de sa féminité que le Créateur [636] lui a faite ». Et alors, cette « éternelle féminité » (das ewig Weibliche) sera de nouveau le don intact de la civilisation humaine, l’inspiration de la créativité et la source de beauté qui a été faite « pour ressusciter » (Norwid). N’est-ce pas pour cela, peut-être, que le corps de la femme devient la source de toutes ces résurrections humaines : la beauté maternelle, celle de la sœur, celle de l’épouse, cette beauté qui retrouve son sommet singulier dans la Mère de Dieu ?

5 Totus Tuus

« Comme tu es belle mon amie ! » (Ct 1,15). Si le Cantique des Cantiques est avant tout le poème sur l’amour des époux humains, en même temps et avec toute sa concrétude, il est ouvert à un nombre immense de significations. L’Église se sert des paroles du Cantique des Cantiques dans la liturgie, surtout en mentionnant les vierges ou les femmes qui ont trouvé la mort comme martyres pour le Christ. Les paroles qui furent citées parlent surtout d’une grande illumination de la beauté humaine et non seulement — et, de toute façon, pas avant tout — de la beauté sensuelle : elles parlent bien plus de la beauté spirituelle. On peut même ajouter que cette dernière conditionne la première. La seule beauté sensuelle ne résiste pas d’habitude à l’épreuve du temps.

Ceci est particulièrement important pour l’homme à qui Dieu donne l’autre homme, comme j’ai pu l’expérimenter si souvent dans ma vie. Dieu m’a donné tant de personnes, jeunes et âgées, garçons et filles, pères et mères, veuves, en bonne santé et malades. En même temps qu’il me les donnait, il me les confiait toujours, et aujourd’hui je vois que, sur chacune d’elles, je pourrais écrire une monographie singulière : ce serait une monographie sur ce don concret désintéressé qu’est l’homme. Il y avait, parmi elles, des personnes simples, des ouvriers de l’usine ; il y avait aussi des étudiants et des professeurs de l’université, des médecins et des avocats ; il y avait enfin des prêtres et des personnes consacrées. Il y avait assurément, parmi eux, des hommes et des femmes. Une longue route m’a conduit à la découverte du « génie féminin », mais seule la Providence a fait en sorte qu’arrive le temps de sa reconnaissance — par certains aspects, de son illumination.

Je pense que tout homme, abstraction faite de son état et de sa vocation de vie, doit au moins une fois entendre les paroles qu’a entendues Joseph de Nazareth : « Ne crains pas de prendre avec toi Marie » (Mt 1,20). « N’aie pas peur de la prendre comme toi », c’est-à-dire fais tout afin de reconnaître le don qu’elle est pour toi. Crains seulement une chose : de ne pas t’approprier ce don. Crains-le [637]. Pour tout le temps qu’elle demeure pour toi le don de Dieu même, tu peux jouir avec assurance de tout ce que ce don est. Aussi, en plus, tu devrais faire tout ce que tu réussis à faire afin de reconnaître ce don, pour démontrer à elle-même quelle valeur irrépétable est la sienne. Tout homme est irrépétable. L’irrépétabilité n’est pas une restriction, c’est au contraire la démonstration de sa profondeur. Peut-être Dieu veut-il que tu lui dises proprement ce en quoi consiste sa valeur irrépétable, ainsi que sa beauté particulière. En ce cas, ne crains pas ta complaisance. L’amour de complaisance (amor complacentiae) est, ou de quelque manière peut être, la participation a cette éternelle complaisance que Dieu a dans l’homme qu’il a créé. Si tu crains justement que ta complaisance ne devienne une force destructrice, ne crains pas toutefois de manière anticipée. Des fruits montreront si ta complaisance est créative.

Il suffit de regarder toutes les femmes qui apparaissent autour du Christ, de Marie-Madeleine à la Samaritaine, en passant par les sœurs de Lazare jusqu’à la plus sainte, celle qui est bénie entre toutes les femmes (cf. Lc 1,42). Tu ne dois jamais juger le sens du don de Dieu. Prie seulement avec toute l’humilité afin de savoir être le gardien de ta sœur, afin que, dans les limites du rayonnement de ta masculinité, elle-même retrouve la voie de sa vocation et la sainteté qui lui est destinée dans le projet de Dieu. Immense est la force spirituelle de la femme. Une fois libérée, elle ose une intrépidité beaucoup plus grande, une promptitude pour les sacrifices telle que l’homme (masculin) n’ose y penser. C’est justement dans cette conscience que l’Église répète les paroles du Cantique des Cantiques : « Oh comme tu es belle mon amie ! ».

Il est juste d’ajouter, enfin, que, dans la présente Méditation sur le « don désintéressé », se trouve d’une certaine manière caché un long chemin, un « itinéraire » intérieur qui m’a porté depuis les paroles que j’ai entendues dans ma jeunesse sur les lèvres de mon directeur spirituel, jusqu’à ce « Totus tuus » qui m’accompagne continuellement depuis tant d’années. Je l’ai découvert durant l’occupation en travaillant comme ouvrier à Solvay. Je l’ai découvert à travers la lecture du Traité de la vraie dévotion à la sainte Vierge de saint Louis [-Marie] Grignion de Montfort. C’était l’époque où j’avais déjà choisi le sacerdoce, et travaillant physiquement, j’étudiais en même temps la philosophie. Je me rendais compte que la vocation sacerdotale aura mis sur mon chemin beaucoup de personnes, que Dieu m’aura confié de manière particulière chacun et chacune d’elles : « Il donnera » et « confiera ». C’est alors, à ce moment, que surgit [638] le grand besoin de ma garde à Marie qui s’exprime dans les paroles « Totus Tuus ». Ce n’est pas tant une déclaration qu’une prière pour que je sois gardé de toute concupiscence, même la plus secrète. Afin que je sois pur, c’est-à-dire « transparent » devant Dieu et devant les hommes. Afin que purs soient mon regard, mon écoute, mon esprit. Afin que tout serve à la révélation du beau que Dieu donne aux hommes. Il me revient en mémoire la citation Pianoforte de Chopin de Norwid :

Je fus de Toi en ces derniers jours

De ce fil inaccompli —

Pleins comme le Mythe.

Pâles comme l’aurore…

Quand la fin de la vie murmure au commencement :

Je ne t’utiliserai pas — non ! je mettrai en évidence…

Je n’utiliserai pas… je ne détruirai pas… je ne diminuerai pas… je mettrai en évidence19 « Totus Tuus ». Oui. Il faut être totalement don, un don désintéressé, pour reconnaître en toute personne ce don qu’elle est. Pour remercier le Donateur du don de cette personne.

Vatican, 8 février 1994

Notes de bas de page

  • * Cf. la présentation du texte dans l’article suivant du même numéro de la revue. Les chiffres entre crochets signalent la pagination des Acta Apostolicæ Sedis, XCVIII (2006), tome II, p. 628-638. Les références en chiffres romains dans les notes de bas de page renvoient à la section du document, celles qui suivent en chiffres arabes au paragraphe.La traduction personnelle et les annotations sont de Pascal Ide. Le traducteur remercie particulièrement les P. Piotr Bajor, Zdzislaw Kijas et Lukasz Janczak pour leur relecture attentive.Le titre de la Méditation vient du passage de Gaudium et spes n. 24 §3. Le terme latin est « sincerum » qui présente un sens différent, à la fois subjectif et relatif à la vérité. Toutefois, il n’est pas erroné de le rendre par « désintéressé » (le français et l’italien, par exemple, font de même) au vu de la signification étymologique : sine cera signifie « sans cire » mélangée au miel pour tromper le client. Un miel « sincère » est donc sans mélange. Un don sincère est aussi non mêlé de retour sur soi, donc sans retour, autrement dit gratuit ou désintéressé.

  • 1 Le polonais dit : « Le Seigneur Dieu », mais la formule est habituelle et peut se rendre : « Dieu ».

  • 2 Cette expression, répétée dans le membre de phrase suivant, est difficile à traduire : elle dit plus qu’être « l’un à côté de l’autre », mais moins que « l’un pour l’autre » ; intermédiaire, elle signifie une réciprocité, ce que j’ai imparfaitement rendu par le syntagme « l’un avec l’autre » ; l’on pourrait aussi dire « ensemble », sans introduire les termes « l’un » et « l’autre », de fait absents du texte. Quoi qu’il en soit, nous rencontrons pour la première fois l’un des grands thèmes de l’anthropologie du Pape, qui sera en permanence présent dans le reste de la Méditation : la réciprocité.

  • 3 Il s’agit d’un jeu de mots en polonais : le même verbe signifie à la fois le repos et la régénération.

  • 4 « Dieu dit : ‘Il n’est pas bon que l’homme soit seul : je veux lui faire une aide qui soit semblable à lui’ » (Gn 2,18). Sur le sens délicat du substantif « aide », qui semble traiter la femme comme un être inférieur à l’homme, cf. audience du 7 novembre 1979, n. 4, note explicative 5 rédigée par Jean-Paul II et les développements de la catéchèse suivante (14 novembre 1979, n. 2) : « Le concept d’ ‘aide’ exprime également cette réciprocité dans l’existence qu’aucun autre être vivant n’aurait pu assurer » (Jean-Paul II, À l’image de Dieu homme et femme. Une lecture de Genèse 1-3, Paris, Cerf, 1981, p. 76).

  • 5 Comme le latin ou l’allemand, mais contrairement au français, le polonais emploie deux paroles différentes pour désigner l’homme, au sens global (homo, Mensch), qui couvre les deux sexes et l’homme, au sens restreint (vir, Mann), qui se limite au masculin, dans sa différence d’avec la femme. Comme les emplois du second terme sont plus rares que ceux du premier, nous nous contentons d’ajouter « masculin » entre parenthèses pour signaler l’usage du mot en son sens restreint.

  • 6 Le terme polonais zawierzenie est délicat à rendre. Il peut être traduit par « confiance » ou par « garde ». Nous avons opté — sans que ce choix soit totalement satisfaisant — pour cette seconde possibilité, « garde » devant alors s’entendre au sens d’acte par lequel un être est confié à un autre. Au long de la Méditation, le terme va progressivement s’enrichir et prendre tout son sens, à la lumière de l’Écriture, mais aussi de l’expérience de Jean Paul II : une première fois, dans la quatrième partie, en s’enracinant là encore dans le récit de la Genèse, le Pape cite et commente la parole de Caïn (« Suis-je donc le gardien de mon frère ? ») et imagine la réponse du Christ : « Oui, […] tu es le gardien de la sacralité, tu es le gardien de la dignité de l’homme » (IV, §6) ; une seconde fois, dans la dernière partie, à partir de l’exemple de Joseph qui prend avec lui Marie, il exhorte aussi l’homme à accueillir le « don de Dieu. Prie seulement avec toute l’humilité afin de savoir être le gardien de ta sœur » (V, §4). À chaque fois, la garde ouvre à la communion, non sans l’asymétrie du don originaire qui est confié.

  • 7 Ici, et dans les deux autres occurrences du texte, il s’agit de la conscience psychologique, différente de la conscience morale, que le polonais désigne par un autre mot (comme l’italien qui distingue « consapevolezza » et « coscienza »). Le contexte signifie assez clairement cette différence pour que le seul mot « conscience » soit dénué de toute ambiguïté.

  • 8 L’adjectif polonais, qui peut littéralement être traduit par « indicible » comporte une nuance littéraire, voire poétique, et s’entend comme ce qui est au-delà de toute description et de toute parole.

  • 9 Jean-Paul II fait allusion à différents documents, par exemple : Lettre apostolique sur la vocation et la dignité de la femme Mulieris dignitatem, 15 août 1988 ; Lettre aux femmes, 29 juin 1995. Toutefois, il convient de noter l’audace et la puissance de l’expression « parole ultime de Dieu » attribuée ici à la femme, alors qu’elle est habituellement dite du Christ.

  • 10 La conjonction de coordination présente un sens intermédiaire entre la juxtaposition du « et » et l’adversatif du « mais ».

  • 11 Cf. les longs développements sur la nudité originelle dans les catéchèses 11 à 13 (du 12 décembre 1979 au 2 janvier 1980), puis sur la honte consécutive au péché originel dans les catéchèses 27 à 33 (du 14 mai 1980 au 30 juillet 1980).

  • 12 Le sens premier du verbe polonais est « bouturage » ; le sens figuré est « greffe ». S’il ne comportait pas un sens aujourd’hui surtout médical, le verbe « transplanter » présenterait le mérite d’être à cheval entre les deux significations, renvoyant à la greffe, tout en se souvenant de son origine botanique.

  • 13 Titre d’une sous-partie de Karol Wojtyla, Amour et responsabilité, Étude de morale sexuelle, trad. Thérèse Sas revue par Marie-Andrée Bouchaud-Kalinowska, Paris, Éd. du dialogue, Stock, 1978, p. 169-173.

  • 14 Le substantif de l’original signifie littéralement « sans faute ».

  • 15 L’expression en polonais, traduite ici de manière littérale et peu littéraire, pourrait être rendue de manière plus élégante par « engendrant » ou « initiant ». Mais cette traduction effacerait la présence du verbe « don », et l’expression présente sans doute une valeur technique ou du moins signifiante, puisqu’on la retrouvera encore à deux reprises, dans des contextes différents (l’origine de la renaissance avec la Résurrection du Christ et le début de la civilisation de la mort avec Caïn). Le terme ici rendu par « origine » signifie d’abord « commencement temporel » dans la langue originale.

  • 16 L’intuition développée dans ce paragraphe est encore implicitement empruntée à Norwid : « Norwid reconnaît avec insistance que, sans héroïsme, l’humanité ‘humiliée sur son visage, repliée sur soi’ cesse d’être elle-même. ‘L’humanité privée de la divinité se trahit elle-même’ (Rzecz o wolnosci slowa, I, III, p. 564). L’ensemble de la société ne sera pas en mesure de s’opposer à la philosophie non-héroïque de notre époque qui la détruit, si en son sein ne se trouvent des personnes qui vivent l’interrogation de Norwid : […] ‘Et pour être humain, pour cela Être surhumain … être double et un — pourquoi ?’ (Ibid., p. 569) » (Jean-Paul II, Audience à l’occasion du 180e anniversaire de la naissance du poète Cyprian Kamil Norwid, cité ci-dessus, n. 6).

  • 17 La phrase étant difficilement compréhensible à cause de la présence de la conjonction ale (« mais »), nous avons supprimé cette dernière.

  • 18 L’épithète polonais ne dit pas seulement « nouveau », mais « renouveau » (qui, en français, est un substantif et non pas un adjectif).

  • 19 Ces quatre verbes, empruntés au poète tant aimé, s’opposent aux deux attitudes opposées au don que Jean-Paul II conjure : l’une par excès qui est l’instrumentalisation de l’autre (« Je n’utiliserai pas … je ne détruirai pas … ») ; l’autre par défaut qui est la méconnaissance du don (« je ne diminuerai pas … je mettrai en évidence »).

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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