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Le livre de la nature dans l'encyclique Caritas in veritate

Xavier Dijon s.j.
Comment assurer le développement humain intégral? La réponse donnée par Benoît XVI en sa première encyclique sociale mobilise, parmi ses références morales, une notion controversée: la nature. Pour cerner la signification de ce terme ambigu, la naissance et la finalité sont évoquées. Puis le début de la Genèse est relu pour donner à cette nature un autre sens que celui du hasard et de la nécessité. Les conséquences de cette lecture peuvent alors être tirées quant aux normes qui régissent l'action de l'être humain sur la nature et sur les corps.

Alors que l’encyclique Rerum novarum (1891), début formel de l’enseignement social de l’Église, fut actualisée au fil des décennies par les divers successeurs de Léon XIII, jusques et y compris Jean-Paul II dans Centesimus annus (1991), l’encyclique Populorum progressio (1967) de Paul VI semble constituer un nouveau départ puisqu’elle a mérité, elle aussi, une reprise, d’abord par Jean-Paul II, dans Sollicitudo rei socialis (1987), puis, avec un certain décalage de calendrier, par Benoît XVI, dans Caritas in veritate (2009). Comme il se doit, le développement humain intégral, sujet de cette dernière lettre encyclique, mobilise un grand nombre de thèmes. Mais nous ne retenons ici que celui qui nous paraît à la fois le plus controversé et le plus décisif : la nature. Nous notons d’abord, en introduction, le caractère suspect d’une telle référence. Nous cherchons ensuite à dresser, à partir du texte, la signification de ce terme, avant d’en tirer les conséquences quant à l’écologie environnementale et à l’éthique du corps. Nous concluons par un mot sur la culture.

Introduction : une référence suspecte

L’encyclique Caritas in veritate fonde à plus d’un endroit son enseignement social sur la nature1. On y trouve, par exemple, des expressions telles que « vérité naturelle » (n. 3), « plan naturel » et « ordre naturel » (n. 18), « nature » de l’homme (n. 21), « nature blessée » (n. 34), « normes morales naturelles » (n. 45), « milieu naturel » (n. 48), « nature humaine » et « loi naturelle » (n. 59), « fraternité naturelle » (n. 73). Or il n’est pas nécessaire d’étudier longuement le mot « nature » pour en découvrir la polysémie : le terme désigne tantôt un principe spontané de développement, tantôt le monde qu’étudie la biologie, tantôt encore l’essence d’un genre ou les caractéristiques d’un individu. Étant donné l’imprécision du terme, et donc les risques de dérapage de sens dans son emploi, la sagesse recommande d’adopter une grande rigueur dans la désignation de ses signifiés : ne pas confondre, par exemple, la nature végétale des arbres et la nature spirituelle de l’homme.

Le conseil s’adresse plus particulièrement aux moralistes qui seraient tentés de fonder leurs préceptes sur une quelconque référence à ce terme-là, car la prescription n’a évidemment rien à voir, dit-on, avec la description. Par exemple, après avoir énoncé onze significations possibles du mot « nature » dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, André Lalande rejette la dernière d’entre elles qui y voit le « principe fondamental de tout jugement normatif ». La raison de cette mise à l’écart apparaît fort raisonnable : « S’il y a un principe suprême des jugements normatifs, il faut l’appeler du seul nom qui lui soit propre, le Bien, et ne pas entretenir par un terme équivoque la confusion traditionnelle des jugements de fait et des jugements de valeur »2. Or, apparemment, en se référant fréquemment à la nature pour justifier son enseignement moral, l’auteur de Caritas in veritate n’a pas suivi ce sage conseil. Le Pape est-il donc tombé dans le piège, dénoncé par Hume, de la naturalistic fallacy qui confond les jugements d’être (en allemand, Sein) et de devoir-être (Sollen)3 ? Comment justifier ce choix ?

La réponse pourrait se trouver déjà dans un des commentaires que le Vocabulaire d’A. Lalande lui-même ajoute à ses définitions. À propos du V° Nature, le philosophe J. Lachelier donne son opinion : « Ce qui me paraît important, pour tous les mots, mais pour celui-là peut-être plus que pour tout autre, c’est l’unité essentielle de signification, le sens que l’on fait prédominer dans un cas particulier enveloppant toujours, comme un son ses harmoniques, ceux qu’on laisse momentanément de côté »4. Le pari, ici, consiste à dire que, si un même mot peut désigner à la fois la réalité telle qu’elle se donne à voir, et la caractéristique essentielle des êtres, et le principe qui guide leurs actions, il n’y aurait peut-être pas lieu de disséquer cette richesse du sens, car le strict découpage de ces significations partielles n’aboutirait qu’à un singulier appauvrissement sémantique du terme. D’où partirait, en effet, la volonté du chercheur de classifier rigoureusement ce concept de nature, sinon de son propre souhait de se maintenir à distance respectueuse de son objet ? Ainsi, c’est le sujet qui, à partir de lui-même en quelque sorte, déciderait du sens — ou plutôt des divers sens — à donner au mot « nature », mais sans assez percevoir qu’il est lui-même, sujet, déjà précédé par cette nature qu’il entend nommer. Dans cette classification séparatrice se perdrait le lien qui relie les diverses significations du mot. Or ce lien constitue précisément — « pour celui-là peut-être plus que pour tout autre » — le sens profond du mot nature. Pourquoi ? Parce que la nature n’évoque sans doute pas autre chose que le lien intime du sujet lui-même à sa propre origine et à sa propre fin. Expliquons-nous.

I Le sens de la nature

La naissance et la finalité offrent deux repères importants à la réflexion philosophique menée sur la nature ; le livre de la Genèse en fournit la base théologique. Après ce premier tour d’horizon, nous approfondissons la fin surnaturelle de l’homme et l’origine aimante du monde.

1 Naissance, finalité, Genèse

Comment cerner la nature ? Pourrons-nous échapper à l’embarras de la question en prenant une position de surplomb par rapport aux différents sens du mot, cherchant à les classer sur le tableau que nous aurions devant nous ? Il ne le semble pas car cette nature nous précède comme notre propre naissance (naissance qui lui sert d’ailleurs d’origine étymologique : nasci, naturus). Comment en effet pourrions-nous formuler le sens du mot « nature » en négligeant le fait que nous sommes nous-mêmes venus au monde ? L’être humain doit relever ici le défi de rejoindre par le langage son intériorité personnelle : il est appelé à se souvenir de sa propre naissance afin d’énoncer convenablement le sens du mot qui, précisément, la lui rappelle.

Dès lors, plutôt que de formuler, à partir de soi, l’interdiction de superposer, à propos de la nature, les jugements de fait et les jugements de valeur, ne fallait-il pas que le sujet saisisse d’abord, en sa propre venue au monde, non seulement le fait d’une existence humaine supplémentaire (la sienne) mais encore la valeur que cette vie représente pour ceux qui l’ont engendrée ? De quel droit, dès lors, pourrions-nous dissocier l’être du nouveau-né (il est) et le devoir-être qu’il représente pour ceux qui vont veiller sur sa croissance (qu’il soit !) ? Ainsi, en rappelant à notre bonne attention l’évidence que nous ne nous sommes pas engendrés nous-mêmes, et que nous dépendons fondamentalement d’autrui, notre naissance nous oblige à chercher plus profondément qu’en notre intelligence classificatrice le véritable sens du mot nature. Si, au contraire des évidences dichotomiques, la portée profonde de ce terme se situe dans le lien qui en relie les significations respectives de Sein et de Sollen, n’est-ce pas parce que, en notre propre naissance s’exprime la présence de ceux qui nous ont donné la vie (c’est un ‘fait d’être’) et qui veulent qu’elle se déploie (c’est un ‘devoir-être’) ?

Après le maintien de l’unité polyphonique du sens des mots, prôné par J. Lachelier dans le Vocabulaire de Lalande, l’évocation de la cause finale pourrait expliquer par un autre biais le choix, opéré par Benoît XVI, de persister dans la référence à la nature pour fonder l’agir humain au sein de la société. Dans un autre dictionnaire philosophique, Catherine Larrère se demande : « Attribuer à la nature une signification morale, est-ce jouer fallacieusement avec la polysémie des termes ? C’est la thèse soutenue par la modernité, qui a séparé nature et moralité, en instrumentalisant la nature et en faisant de l’homme la seule source de valeur, renvoyant ainsi la prescription antique de ‘suivre la nature’ à la confusion préscientifique entre causes efficientes et causes finales »5. En cette analyse, nous voyons se dessiner la fracture moderne qui a conduit, précisément, à l’oubli des naissances. D’une part, l’être humain, ne se percevant plus comme précédé d’emblée par la nature en sa propre mise au monde, a placé cette nature à distance de lui-même jusqu’à l’instrumentaliser, permettant à la technique de tirer parti de toutes les causes efficientes que son analyse scientifique y a découvertes. D’autre part et du même coup, lui-même, ainsi dégagé de toute ‘précédence’, s’estime seul habilité à donner de la valeur aux finalités des actions qu’il aura décidées de son propre chef. La nature comme telle n’a, en effet, rien à lui dicter quant aux causes finales de son agir.

Kant, déjà, avait dissocié, on le sait, les usages théorique et pratique de la raison humaine. Car, à suivre la révolution copernicienne du kantisme, cette raison est ainsi faite qu’elle ne peut tenir de discours fondé sur la réalité métaphysique de l’homme. L’esprit humain, en effet, ne porte de jugement valide que sur la part de la nature qui s’offre à l’appréhension des sens, tandis que cette même raison entend au plus intime d’elle-même l’impératif d’agir sous la forme de l’universalité, pour rejoindre, précisément, cette puissance d’universel qu’est la raison présente en tout homme. Par là, l’auteur des deux Critiques fonde la dissociation des deux sortes de causes « confondues dans l’âge préscientifique ». Le sujet moral, relié au reste des humains par sa seule raison pratique, n’a donc plus à prendre en compte sa propre mise au monde dans la recherche de sa loi. La nature qui conjoignait les deux causes dans l’acte de la naissance, perçue à la fois comme fait et comme valeur, a vu se couper, par le coup de ciseaux de la critique kantienne, le fil qui les reliait. Ainsi se dessine le monde que nous connaissons : science et technique du côté théorique, égalité des êtres raisonnables du côté pratique. Mais ce double point de repère suffit-il pour guider l’action des hommes aujourd’hui ? Sans rejeter ni l’un ni l’autre de ces deux acquis, Benoît XVI les estime tout de même insuffisants. Pour rendre compte de ce choix du Pape, il pourrait être encore utile de relire la première page de la Genèse où se conjoignent langage et nature.

Comment situer l’homme à la fois dans la nature et au-dessus d’elle ? Pour ce faire, la Bible fait intervenir un précieux Tiers puisque « Dieu modela l’homme avec la glaise du sol » (Gn 2,7) puis tira du même sol « toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel » (Gn 2,19). Voici donc l’homme rangé en pleine ‘pâte’ terrestre, en pleine nature, comme toutes les espèces du règne animal, mais en même temps, relié de façon particulière à son Origine spirituelle puisque « [Yahvé Dieu] insuffla dans ses narines une haleine de vie et l’homme devint un être vivant » (Gn 2,7). Or, ne peut-on penser que c’est ce Souffle divin qui permet à l’homme d’émettre une parole de sens plutôt que des aboiements ou des pépiements ? Car, au départ, la question se pose de savoir quelle parole l’homme parviendra à prononcer. Comment dira-t-il, tout en restant un être ‘glébeux’ de nature, des mots qui désigneront — et donc maîtriseront — cette nature elle-même ? La Bible évite l’aporie en présentant cet acte de langage comme une réponse de l’homme à l’invitation que Dieu lui adresse tout en faisant défiler les animaux qu’il venait de modeler « pour voir comment celui-ci les appellerait », ajoutant : « chacun devait porter le nom que l’homme lui aurait donné » (Gn 2,19). Si donc, mis en leur présence, l’homme ne rugit pas comme les bêtes sauvages ou ne gazouille pas comme les petits oiseaux qui proviennent pourtant de la même terre que lui, n’est-ce pas parce que se trouve, entre ces animaux et lui, ce Tiers dont ses narines ont reçu le Souffle et qui l’invite à la parole ?

Ainsi, en ce Don de la Présence tierce, n’avons-nous pas trouvé le lien qui permet de tenir ensemble toutes les données de la nature rencontrées jusqu’ici ? Car l’Autre permet de poser à la fois la connivence et la rupture entre l’être humain et son environnement naturel puisqu’il prend la même argile pour modeler les formes de l’un et de l’autre et qu’il fait, par la grâce de son Esprit, la différence entre, d’une part, la nature des arbres et des animaux qui n’ont pas reçu ce don, d’autre part, la créature raisonnable qui a bénéficié de ce privilège. En outre, puisqu’Il se présente comme Celui qui donne le monde à l’homme et l’homme à lui-même, ne fait-il pas de ce qui est cela même qui doit être, sous le signe de l’action de grâces ? En d’autres termes, prolongeant les propos tenus plus haut sur la naissance et la cause finale, n’est-ce pas dans la reconnaissance — au double sens de l’aveu et de la gratitude — à l’égard de ce Don, que l’homme découvre le lien posé entre la nature perçue comme facticité, dynamisme ou essence, et cette même nature considérée cette fois comme norme à suivre dans l’agir moral ? L’homme peut ainsi franchir le fossé de la naturalistic fallacy, non pas parce que, livré à lui-même, il aurait décidé de sauter d’un de ses bords à l’autre — de l’être au devoir être — mais parce qu’il a perçu globalement dans toute la nature — la nature qu’il voit et celle qu’il est, avec leurs différences respectives — la trace d’un Don premier à partir duquel il comprend que ce qui est doit être.

On mesure, à partir de cette perspective, la double insistance de l’encyclique Caritas in veritate, d’abord, en positif, sur la finalité surnaturelle de la nature, ensuite, en négatif, sur le refus de l’explication du monde par le hasard ou la nécessité.

2 La fin surnaturelle et l’origine aimante

L’encyclique mentionne le surnaturel en quatre endroits du texte. Elle évoque d’abord une lumière qui est « en même temps, celle de la raison et de la foi, par laquelle l’intelligence parvient à la vérité naturelle et surnaturelle de l’amour » (n. 3). Dans la ligne de Populorum progressio, l’encyclique note ensuite que la vocation chrétienne au développement concerne « le plan naturel comme le plan surnaturel » du fait que « le développement humain intégral sur le plan naturel, réponse à un appel du Dieu créateur, demande de trouver sa vérité dans un humanisme transcendant » (n. 18). Reprenant ce dernier terme, la citation suivante évoque « la nature destinée à être transcendée dans une vie surnaturelle » (n. 29). Enfin, le dernier chapitre invoque, à propos des médias, « une fraternité naturelle et surnaturelle » (n. 73). Ces quatre mentions d’un surnaturel chaque fois lié au naturel dans le texte pontifical, confirment la nécessité de penser la nature en termes relationnels, à cause précisément de ce lien intrinsèque qui relie le surcroît de la grâce divine surnaturelle au don premier qu’est la nature elle-même.

L’homme est présenté ici comme une nature appelée à se transcender dans un au-delà d’elle-même. Il y a donc rupture, puisque la raison, qui explore la nature, n’égale pas la foi qui avoue, par delà les sens, sa confiance à l’Ultime Présence révélée dans l’histoire. Mais il y a lien également, dans la mesure où cette Présence, reconnue dans la foi, est celle-là même qui a donné aux créatures humaines leur propre nature. Dès lors, c’est dans l’intériorité la plus profonde de sa nature que l’être humain découvre le dynamisme qui l’habite. Dynamisme qui l’attire vers la reconnaissance explicite, dans l’action de grâces, de Celui qui l’a gratifié d’un tel don.

On le voit, la raison et la foi s’allient ici comme le vécu naturel et l’expérience surnaturelle pour rendre à Dieu, d’ailleurs chacune selon son mode propre, le don qui Lui revient. Car la révélation surnaturelle de Dieu à sa créature permet à la nature de se comprendre elle-même, en raison, comme le don premier qui lui est fait, tandis que la consistance propre de cette nature ouvre la possibilité d’envisager, dans la foi, l’alliance surnaturelle comme le surcroît de grâce qui confirme, au-delà de toute mesure, la bonté de l’Altérité créatrice. Le monde étant ce qu’il est par la grâce de Dieu, nous ne pouvons priver l’une de l’autre ni l’autonomie de la nature et la liberté de la grâce, ni donc la raison et la foi. Comme le duo naturel/surnaturel, ce couple foi/raison revient d’ailleurs à plus d’un endroit de l’encyclique, en particulier pour tenter de conjurer les séparations meurtrières que les hommes établissent trop souvent entre une raison qui se suffirait à elle-même dans son rapport à la nature et une foi qui, reniant l’objectivité de la raison, tomberait dans le fondamentalisme6.

Cette distinction des gratuités — entre la nature habitée par la raison et l’expérience surnaturelle reçue dans la foi — s’éclairerait utilement sans doute d’une double manière : du rapprochement avec une autre dialectique que Benoît XVI expose dans son texte, entre la justice et la charité, d’une part, de la comparaison avec le protestantisme, d’autre part.

Justice et charité : la seconde vertu dépasse certes la première, mais elle ne l’efface pas : « La charité dépasse la justice, parce qu’aimer c’est donner, offrir du mien à l’autre ; mais elle n’existe jamais sans la justice qui amène à donner à l’autre ce qui est sien, c’est-à-dire ce qui lui revient en raison de son être et de son agir » (n. 6). Dans ces conditions, ne pourrait-on pas dire que la nature représente ce « sien » qui constitue (déjà par grâce) le bien propre de l’homme, tandis que la grâce surnaturelle signifierait le « mien » de Dieu, sur lequel l’homme ne dispose d’aucun droit car il le reçoit d’un pur supplément de grâce7 ? S’il en allait bien ainsi, la nature serait liée à son surcroît surnaturel d’une manière analogue à celle qui fait dire que « la justice est inséparable de la charité »8. De même, en effet, que la charité exige la justice, le don gracieux de la vocation surnaturelle suppose le respect de la nature propre de l’homme. Sans doute, cet homme est-il appelé à se transcender au-delà de sa propre nature, comme il est appelé à vivre dans la Cité les rapports de don et de pardon qui surpassent par leur gratuité les strictes relations de justice, il n’en reste pas moins vrai que la consistance propre de la nature est indispensable pour accueillir la gratuité comme telle.

En ce message proprement catholique, nous voici donc loin de l’approche protestante9. Selon les Réformateurs, le Christ crucifié, en sa Pâque, convainc l’homme de son péché et, par pure grâce, le sauve, non pas dans sa nature, mais de sa nature, s’il veut bien poser un acte de foi. Dans cette optique du salut, sola fide et sola gratia, raison et nature, perdant la place que leur donnait la tradition antérieure, se retrouvent comme orphelines, désemparées. Sans doute Dieu se montre-t-il suffisamment bon pour accueillir tous les fidèles qui se jettent à corps perdu en sa miséricorde, mais cette grâce surnaturelle n’est plus à l’œuvre, dirait-on, ni dans la nature corrompue par le péché, ni dans la raison incapable de reconnaître son Créateur. Or, au rebours de cette rupture entre le domaine naturel et le champ surnaturel, la tradition catholique préfère privilégier le lien de l’un à l’autre comme on le voit une fois de plus dans Caritas in veritate : lumière, vie, fraternité ne sont pas que surnaturelles ; elles s’inscrivent déjà dans la nature de l’homme comme un don sans repentance. La nature humaine demeure ainsi non pas le grimoire que la raison ne parviendrait plus à lire et qu’il faudrait donc brûler au feu de l’Amour crucifié, mais le livre écrit de la main de Dieu pour permettre à l’homme d’entamer déjà, dans la gratitude, le parcours de la reconnaissance qui s’achève dans la révélation ultime10.

Pour confirmer cette Origine surnaturelle de la nature elle-même confiée à l’homme pour qu’il la régisse et en reconnaisse l’Auteur, l’encyclique tient à rejeter, en pas moins de sept numéros différents, l’explication du monde par le hasard. Le terme est employé soit seul (nn. 29, 48, 53, 74), soit en lien avec la nécessité (nn. 17, 57) ou le déterminisme (n. 48). L’allusion à l’ouvrage de Jacques Monod, Le hasard et la nécessité, est probable11, et peut-être aussi — même si cette problématique n’est pas explicitement citée — à la controverse qui oppose les tenants du créationnisme à ceux de l’évolutionnisme. En tout cas, le propos est clair : « L’homme n’est pas un atome perdu dans un univers de hasard, mais il est une créature de Dieu, à qui Il a voulu donner une âme immortelle et qu’Il aime depuis toujours » (n. 29)12. Cette altérité personnelle du Tiers divin ne peut se confondre ni avec un cas fortuit ni avec un cas de force majeure, pour parler comme les juristes. C’est d’ailleurs la volonté aimante de ce Tiers qui permet de reconnaître en l’homme à la fois une consistance propre et une réelle responsabilité.

Cette consistance propre apparaît comme la condition fondamentale du développement proprement dit : « Si l’homme n’était que le fruit du hasard ou de la nécessité, ou bien s’il devait réduire ses aspirations à l’horizon restreint des situations dans lesquelles il vit, si tout n’était qu’histoire et culture et si l’homme n’avait pas une nature destinée à être transcendée dans une vie surnaturelle, on pourrait parler de croissance ou d’évolution, mais pas de développement » (n. 29). Alors que la croissance d’une plante ou l’évolution du monde se constatent sous l’œil du scientifique qui étudie ses coupes microscopiques ou ses fossiles, enregistrant en son objet d’étude le simple passage d’un stade antérieur à un stade ultérieur, le développement suppose une évaluation plus intime par rapport à la finalité recherchée : d’où venons-nous, et où allons-nous pour que nous puissions parler de nous comme en état de développement13 ? Pour Benoît XVI, la « Cause finale » du « développement humain intégral » ne peut être que Dieu lui-même. Or, en rapportant cette Fin à l’Origine, le Pape boucle le raisonnement : les explications du monde qui refuseraient d’admettre l’initiative de l’Altérité créatrice, soit au nom des aléas du hasard, soit en arguant des contraintes de la nécessité, sont irrecevables. C’est que, en son essence, la nature est trace d’Alliance. Elle désigne l’Auteur de sa naissance.

C’est ensuite à partir de ce lien à l’Autre que se pense la possibilité de ‘répondre’, devant ce Tiers précisément, de la tenue de ce monde. Comme le note encore le texte : « Si la nature et, en premier lieu, l’être humain sont considérés comme le fruit du hasard ou du déterminisme de l’évolution, la conscience de la responsabilité s’atténue dans les esprits » (n. 48). Par contre, si les croyants sont conscients de l’origine du monde dans le projet de Dieu, ils voudront tout mettre en œuvre pour que ce monde soit effectivement conforme à ce projet divin, « celui de vivre comme une famille sous le regard du Créateur » (n. 49). Tout se tient : reconnaître dans la nature l’altérité de la Présence créatrice, c’est exercer envers cette même nature la responsabilité de l’intendant prêt à rendre compte du don qui lui a été fait.

II L’agir responsable

Or deux champs importants s’ouvrent à l’exercice d’une telle responsabilité : l’environnement, le corps. Les enseignements donnés en ces deux domaines nous permettent par ailleurs de cerner davantage le sens de la nature dans le texte de Benoît XVI, et de le confronter à celui de la culture.

1 L’écologie environnementale

La nature, nous l’avons dit, pose aux philosophes le problème de sa polysémie : par exemple, si ce même terme désigne non seulement l’ensemble des végétaux et des animaux, mais aussi le « principe fondamental de tout jugement normatif », est-ce à dire que l’homme doit régler son éthique personnelle sur le modèle de la loi de la jungle ? Même si les duretés de notre monde individualiste donnent à penser qu’il en va souvent ainsi, on se gardera cependant d’admettre purement et simplement l’équation. Mais où se trouve alors la différence ? La première page de la Genèse nous a permis de répondre : en donnant la création à l’homme et l’homme à lui-même, Dieu se présente comme le Tiers qui permet à l’homme à la fois de reconnaître le lien qui le fait naître en la nature et d’opérer la rupture par rapport à elle. Or sans cette référence au Don créateur, nature environnementale et nature humaine risqueraient de ne savoir comment sortir de leur relation duelle. Car il est possible, d’une part, de considérer l’être humain comme le Sujet suprême, dominateur de l’Objet par excellence que représente son environnement, d’autre part et à l’inverse, de faire de la nature non plus seulement ‘l’environnement’ de l’homme, mais le grand Sujet qui intègre en sa puissance tous les règnes de la Vie, minéral, végétal, animal et (pourquoi pas ?) humain. D’un côté, la rupture est mise en évidence, permettant à l’homme d’exercer sa maîtrise technique sur cette nature à l’égard de laquelle, d’une certaine façon, il ne se reconnaît aucun lien de naissance ; de l’autre côté, le lien est privilégié, à tel point que l’être humain ne se perçoit pas comme venu au monde, pour y exercer sa maîtrise, mais venu du monde, c’est-à-dire né de cette immense mère Nature par rapport à laquelle le cordon ombilical n’aurait jamais été coupé14.

La perspective développée par l’encyclique permet d’échapper à cette double impasse ; reprenons-en le fil. À propos du danger des idéologies, Benoît XVI met ses lecteurs en garde contre la démission qui consisterait à se contenter de solutions unilatérales : « Absolutiser idéologiquement le progrès technique ou aspirer à l’utopie d’une humanité revenue à son état premier de nature sont deux manières opposées de séparer le progrès de son évaluation morale et donc de notre responsabilité » (n. 14). Cette mise en évidence de la responsabilité humaine rejoint le propos tenu plus haut sur le Tiers qui, par son Don, appelle une ‘réponse’ correspondante, c’est-à-dire qui sache à la fois utiliser l’intelligence technique pour faire produire ses fruits à la nature (cette nature n’est pas intouchable) et en respecter les lois propres, pour ne pas l’abîmer (elle n’est pas manipulable). L’une et l’autre exigences, d’allure apparemment contradictoire, proviennent en réalité du même Don : c’est parce que la nature lui est donnée que l’homme peut l’exploiter et doit la garder sauve. Reprenant le mot de son prédécesseur, Benoît XVI parle même de « vocation » de la nature15. Une telle expression montre que la nature, étant appelée par Dieu, n’est pas un dieu elle-même, comme le croit erronément la tentation païenne du naturalisme, mais elle montre aussi que l’homme ne peut procéder à sa technicisation complète, « car le milieu naturel n’est pas seulement un matériau dont nous pouvons disposer à notre guise, mais c’est l’œuvre admirable du Créateur, portant en soi une ‘grammaire’ qui indique une finalité et des critères pour qu’il soit utilisé avec sagesse et non pas exploité de manière arbitraire » (n. 48).

Bien sûr, un tel propos théorique ne dit pas encore s’il faut, par exemple, généraliser les organismes génétiquement modifiés ou arrêter les programmes de construction de centrales nucléaires, mais il donne au moins les balises de la réflexion : l’intelligence technique doit être mobilisée et la ‘grammaire’ du milieu doit être respectée pour que soit poursuivie, dans l’alliance de la maîtrise humaine et du don divin, la finalité de la nature, c’est-à-dire le bien de l’homme. « Il y a de la place pour tous sur la terre : la famille humaine tout entière doit y trouver les ressources nécessaires pour vivre correctement grâce à la nature elle-même, don de Dieu à ses enfants, et par l’effort de son travail et de sa créativité. » (n. 50)

Puisque la terre est lue dans la foi comme un don de Dieu, elle porte en elle la trace d’une Bienveillance (n’est-ce pas là sa « vocation » ?) que l’homme se doit d’honorer à la fois en recueillant ses fruits par toutes les ressources de son esprit, et en partageant ce Don entre tous les humains — déjà présents ou encore à venir — à qui ils sont gracieusement destinés. Mais la responsabilité de l’homme à l’égard de la nature ne se limite pas aux questions environnementales, si graves et urgentes soient-elles. Plus importante en effet est la considération de l’homme lui-même16.

2 L’éthique du corps

Cette priorité de l’homme sur le reste de la nature s’impose précisément à cause du Don : Dieu n’a pas ordonné l’homme au reste de la nature ; Il a, à l’inverse, ordonné le reste de la nature à l’homme, créé à Son image et ressemblance. Or c’est en son corps propre que l’être humain voit se nouer l’alliance la plus radicale de lui-même avec la nature, comme aussi c’est dans le corps de l’homme et de la femme que la nature trouve son intériorité la plus profonde. D’où l’importance des questions dites de bioéthique.

On ne reviendra pas longuement ici sur l’enseignement traditionnel de l’Église qui, en ces matières-là, réfère plus d’une fois la loi morale à la nature. On sait que, dans les questions de vie et d’amour, l’Église se voit reprocher cette invocation d’une « loi naturelle » trop calquée sur les contraintes biologiques, alors que l’homme, dit-on, se définit essentiellement par la liberté17. On voudrait plutôt souligner la place nouvelle que Caritas in veritate accorde à l’éthique sexuelle et familiale dans la doctrine sociale de l’Église18.

Jusqu’ici, en effet, les encycliques se distinguaient plus formellement par les deux domaines couverts : l’éthique sociale d’un côté, sur les questions telles que l’exploitation des travailleurs, le sous-développement, la démocratie, la paix, l’environnement, etc., la morale familiale de l’autre, où étaient abordés l’avortement, l’assistance médicale à la procréation, le divorce et autres thèmes semblables19. On a pu noter aussi une différence de ton dans le langage employé par le Magistère entre ces deux registres. Dans la récente Introduction qu’il donne à la pensée sociale de l’Église, le P. Pierre de Charentenay écrit par exemple à propos de la recherche d’un langage d’Église qui puisse être entendu de tous : « Au contraire, quand elle évoque la morale sexuelle, l’Église s’oppose de manière directe aux comportements des individus et aux lois de l’État avec un langage de normes, un langage de permis et d’interdit, des termes qui ne se rencontrent pas lorsqu’elle évoque le social ». Et l’auteur de conclure : « L’Église n’a pas su entrer en dialogue avec le monde dans le domaine sexuel comme elle le fait dans le domaine social »20.

En intégrant dans la trame même de sa première encyclique dite sociale des questions telles que le respect de la vie et l’avortement (n. 28) ou les excès des biotechnologies et les mentalités favorables à l’euthanasie ou à l’eugénisme (n. 75), Benoît XVI parviendra-t-il à nouer, sur des matières personnelles aussi sensibles, le dialogue que ses prédécesseurs avaient réussi à mettre en œuvre, dit-on, dans la formulation de leur enseignement sur les questions sociales ? Rien n’est moins sûr, car les deux partenaires en cause sont en train de s’orienter dans des directions radicalement divergentes : alors que nos sociétés modernes ont décidé de ramener dans la sphère de l’autonomie individuelle les décisions que chaque personne privée doit prendre quant à son corps (vie/mort) et à sa fécondité (procréation assistée/sort des embryons, etc.), la doctrine officielle de l’Église catholique veut, au contraire, maintenir ces questions corporelles dans le champ social, et même les enfouir dans les plus grandes profondeurs de ce champ. Comme l’observe P. de Charentenay, « la difficulté du débat actuel réside dans le fait d’une évolution progressive où les questions anthropologiques ne sont plus considérées comme des questions graves de société, mais comme des éléments d’un programme politique »21. Or, à l’inverse, Benoît XVI note que « la question sociale est devenue radicalement une question anthropologique, au sens où elle implique la manière même, non seulement de concevoir, mais aussi de manipuler la vie, remise toujours plus entre les mains de l’homme par les biotechnologies »22. Devant la montée saisissante des performances techniques (fécondation in vitro, recherche sur embryons, clonage, hybridation humaine) mises apparemment au service des libertés individuelles, l’Église pose avec force la question de savoir si cette surenchère libérale ne cache pas finalement un défaut grave de réflexion sur l’identité profonde de l’homme, en d’autres termes, sur sa nature.

La nature, on l’a dit, renvoie au Don premier, à la naissance issue de l’Altérité. Or cette affirmation, déjà exacte à propos de la nature des arbres et des animaux, se vérifie de façon éminente à propos du corps même de l’homme. C’est en son corps, en effet, que l’homme est donné à lui-même23. D’où la nécessité de garder l’équilibre, dans l’examen de la moralité des actes qui concernent la condition corporelle — comme d’ailleurs aussi de ceux qui concernent le reste de la nature, mais à des niveaux d’être différents — pour que soit évitée la double tentation tant de la sacralisation absolue que de l’objectivation sans reste. Puisque l’être humain est réellement donné à lui-même, il peut certes explorer son propre corps et tirer parti, par exemple, de tous les bénéfices de l’art médical, mais toujours en gardant la mémoire du Don premier qui lui a été fait. Or cette mémoire n’est-elle pas le corps lui-même ? Car ce corps précède la liberté humaine comme le Don qui permet à la personne de se déployer vers sa Fin. On le voit, il s’agit ici de lire les corps dans le dynamisme de la nature tel que lu dans la Genèse : naissance, finalité.

La nature, c’est certain, revêt une pluralité de sens. Mais le chrétien, qui a reconnu en sa foi le Créateur comme Origine de cette nature, comprend à partir de ce Don premier l’unité fondamentale de toutes les significations qui s’y lisent. En négatif, le constat est dramatique : « Si le droit à la vie et à la mort naturelle n’est pas respecté, si la conception, la gestation et la naissance de l’homme sont rendues artificielles, si des embryons humains sont sacrifiés pour la recherche, la conscience commune finit par perdre le concept d’écologie humaine et, avec lui, celui d’écologie environnementale » (n. 51). C’est que, en positif, « le livre de la nature est unique et indivisible, qu’il s’agisse de l’environnement comme de la vie, de la sexualité, du mariage, de la famille, des relations sociales, en un mot du développement humain intégral » (n. 51).

Comprend-on mieux, à partir de cette « unicité indivisible », la place des questions dites de bioéthique dans le progrès de la société humaine elle-même ? L’humain ne se divise pas, quoi qu’en pensent les mentalités dites de droite ou de gauche lorsqu’elles prennent uniquement la défense, à gauche, des travailleurs, des pauvres, du tiers-monde et de l’environnement, à droite, des embryons, des personnes handicapées, des mourants et de la famille24. Car la continuité de l’humain appelle une responsabilité chaque fois précise dans les divers champs en cause, de la famille ou de l’État, de l’entreprise ou du monde. Or cette continuité ne s’appuie-t-elle pas précisément sur la dignité personnelle, laquelle fait partie de la nature intrinsèque de l’homme ? À son tour, cette nature propre n’invite-t-elle pas l’être humain à recevoir le reste de la nature également comme la manifestation d’un Don, à protéger, à mettre en valeur, à partager ? Si le livre de la nature est « unique et indivisible », c’est parce que l’Auteur qui l’a conçu et rédigé durant les Six jours de la création est « unique et indivisible », Lui aussi.

Pour clore la présente section relative à l’éthique des corps, on évoque un dernier extrait de l’encyclique, cette fois à propos du sous-développement, dont la cause profonde résiderait, à entendre Paul VI puis Benoît XVI, dans le manque de fraternité entre les hommes et entre les peuples. Le Pape pose la question : « Cette fraternité, les hommes pourront-ils jamais la réaliser par eux seuls » ? La réponse établit une distinction : « La société toujours plus globalisée nous rapproche, mais elle ne nous rend pas frères. La raison, à elle seule, est capable de comprendre l’égalité entre les hommes et d’établir une communauté de vie civique, mais elle ne parvient pas à créer la fraternité » (n. 19). Cette différence entre l’égalité et la fraternité mérite l’attention car elle fait percevoir, en son propre contraste, le lien intime de la nature et du Don divin, par le biais de la chair. Il nous faut montrer comment.

Alors que l’égalité pourrait se comprendre seulement comme la base rationnelle la plus acceptable par les partenaires du « Contrat social » qui utilisent cette figure juridique pour échapper à leur isolement de nature, la fraternité pose d’emblée le lien social dans la nature elle-même puisqu’elle suppose la commune origine charnelle des enfants nés des mêmes père et mère. L’égalité peut dès lors se contenter du rôle de préalable que les humains posent entre eux (sous le voile d’ignorance d’un John Rawls par exemple) au moment de construire la société politique ; la fraternité, par contre, saisit déjà les sujets, par devers eux, en leur propre chair avant même toute décision de leur part. N’est-ce pas cet en-deçà du Contrat social que les hommes doivent rejoindre s’ils veulent sortir (ensemble) du sous-développement ? Or si, dans les questions bioéthiques, les hommes ne se laissent inspirer que par les catégories de liberté et d’égalité, oubliant un peu trop l’origine naturelle — par naissance — de la fraternité qui les lie déjà entre eux, ne se coupent-ils pas de la motivation fondamentale à la lutte contre le sous-développement ? Par ailleurs, la chair seule ne peut prétendre établir la fraternité espérée au niveau universel puisque les frères et sœurs d’une famille ne sont pas eux-mêmes les frères et sœurs d’une autre famille. Par ailleurs encore, la raison humaine, qui peut sans doute mobiliser, comme chez Kant par exemple, la catégorie de l’égalité pour penser l’universel, n’a pas assez de chair pour produire la fraternité qui saisit les hommes en deçà d’eux-mêmes. D’où vient donc cette fraternité universelle ? « Celle-ci naît d’une vocation transcendante de Dieu Père, qui nous a aimés en premier, nous enseignant par l’intermédiaire du Fils ce qu’est la charité fraternelle. » (n. 19)

Conclusion : et la culture ?

Les propos tenus jusqu’ici à partir des références prises à la nature dans le texte de Caritas in veritate ont pu paraître singulièrement abstraits. Fallait-il recourir à cette vieille notion médiévale, d’ailleurs passablement ambiguë, pour justifier un enseignement social destiné à des esprits pétris de Modernité ? Si le cours du monde est déjà régi par des règles préétablies, où donc se trouve la liberté, demande-t-on, et à quoi servent les cultures ? La réponse est simple : la nature, comprise en toute sa richesse comme le premier Don que Dieu fait aux hommes, constitue à la fois la vérité de la liberté et la semence que les cultures, précisément, ‘cultivent’. En outre, elle est, en ce temps de globalisation, la référence qui permet à tous les humains de comprendre leur propre universalité.

Si la liberté prétend, pour être elle-même, s’affranchir de la nature des choses, ne crée-t-elle pas son propre malheur ou, en tout cas, celui des autres ? La crise économique et financière provoquée par des spéculations qui ne correspondent plus au réel et les dégradations infligées à l’environnement par suite d’un appétit débridé de consommation ne doivent-elles pas inciter cette liberté folle à faire preuve d’un peu plus de sagesse ? On a trop souvent opposé culture et nature comme progrès et régression. Or le progrès de la culture suppose justement le respect de la nature, dans tous les sens du terme. Un passage de l’encyclique montre bien cette intrication dynamique, évoquant d’abord la nature environnementale, puis la nature de l’homme, puis la culture, puis à nouveau l’environnement, puis la liberté et la loi morale : « Réduire complètement la nature à un ensemble de données de fait finit par être source de violence dans les rapports avec l’environnement et finalement par motiver des actions irrespectueuses envers la nature même de l’homme. Étant constituée non seulement de matière mais aussi d’esprit et, en tant que telle, étant riche de significations et de buts transcendants à atteindre, celle-ci revêt un caractère normatif pour la culture. L’homme interprète et façonne le milieu naturel par la culture qui, à son tour, est orientée par la liberté responsable, soucieuse des principes de la loi morale » (n. 48). Or cette synthèse dans l’action est possible parce que, à la source tant de la nature environnementale que de la nature humaine, et tant de la liberté que de la loi morale, se trouve le Don premier du Créateur : la loi ne sera pas écrasante car elle est inscrite dans la nature par la Volonté aimante qui a voulu que cette nature culmine dans la liberté humaine ; à son tour, la liberté ne sera pas fantaisie ni accaparement ni domination car elle est donnée à l’homme par ce Tiers qui la veut telle dans la nature qu’Il crée.

Apprendre la nature et de la nature ne doit donc pas se comprendre comme une régression mais plutôt comme la possibilité que la liberté se donne de devenir ce qu’elle est, libre. De même, les cultures ne sont humaines qu’à cette condition-là. En parlant des interactions entre les cultures, l’encyclique expose cette nécessité impérative d’une référence à la nature : « Éclectisme et nivellement culturel ont en commun de séparer la culture de la nature humaine. Ainsi, les cultures ne savent plus trouver leur mesure dans une nature qui les transcende, et elles finissent par réduire l’homme à un donné purement culturel. Quand cela advient, l’humanité court de nouveaux périls d’asservissement et de manipulation » (n. 26). Même insistance dans le texte à propos de l’éducation en vue du développement : « pour éduquer, il faut savoir qui est la personne humaine, en connaître la nature. Une vision relativiste de cette nature qui tend à s’affirmer de plus en plus pose de sérieux problèmes pour l’éducation, et en particulier pour l’éducation morale, car elle en compromet l’extension au niveau universel. Si l’on cède à un tel relativisme, tous deviennent plus pauvres (…) » (n. 61). Pauvreté, domination : à partir du moment où les hommes ne savent plus qui ils sont en leur identité profonde, ils le décident par eux-mêmes mais, hélas, au détriment d’autrui. Le chrétien, pour sa part, préfère considérer la culture comme l’acte de lecture, d’ailleurs effectué dans le prodigieux pluriel de la diversité des langues, du livre « unique et indivisible » de la nature.

Par ailleurs, cette référence-là fonde l’universalité éthique : c’est parce que tous les humains ont pour origine une même Bienveillance créatrice qu’ils peuvent à la fois reconnaître les traces de cette nature commune dans leurs cultures respectives et fonder sur cette loi universelle leur développement humain intégral. Citons une dernière fois l’encyclique : « De multiples et singulières convergences éthiques se trouvent dans toutes les cultures ; elles sont l’expression de la même nature humaine, voulue par le Créateur et que la sagesse éthique de l’humanité appelle la loi naturelle (…) L’adhésion à cette loi inscrite dans les cœurs, est donc le présupposé de toute collaboration sociale constructive » (n. 59).

À l’heure où le monde s’interroge sur la régulation de l’économie mondiale, sur la sortie tant de la crise financière que du chômage, sur les chances et limites du marché, sur la survie de la planète, sur les rapports Nord-Sud et la globalisation, sur le respect des droits de l’homme et tant d’autres questions préoccupantes, le Pape ne propose, en réponse, aucun modèle économique, politique, juridique ou technique, se contentant, dirait-on, d’inviter les humains à rentrer en eux-mêmes, à méditer sur leur naissance, à relire le livre de la nature et à s’étonner — même si la lecture est parfois tâtonnante — de leur propre capacité d’en comprendre le sens. Oui, la question, sociale sous Léon XIII, devenue mondiale sous Paul VI, est aujourd’hui, sous Benoît XVI, anthropologique. Propos abstraits ? Propos fondamentaux, plutôt. Lus dans la profondeur de la raison et de la foi, ils aideront les humains à aimer leur prochain (et leur lointain) dans la vérité de ce qu’ils sont.

Notes de bas de page

  • 1 Benoît XVI, Lettre encyclique Caritas in veritate sur le développement humain intégral dans la charité et dans la vérité, du 29 juin 2009. Les chiffres donnés ici sans autre référence renvoient aux numéros de ce texte. On sait par ailleurs que la Commission théologique internationale a publié, trois semaines plus tôt que l’encyclique, une réflexion de portée générale intitulée « À la recherche d’une éthique universelle : nouveau regard sur la loi naturelle », (Doc. Cath. 2430 [106, 2009], p. 811-844). C’est dire l’importance actuelle du thème retenu.

  • 2 Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, PUF, 15ème éd., 1985, V° Nature, p. 673.

  • 3 Cette confusion est également évoquée dans le document précité de la Commission théologique internationale, « À la recherche… (cité supra n. 1), n. 73.

  • 4 Lachelier J. dans A. Lalande, Vocabulaire… (cité supra n. 2), p. 668.

  • 5 Larrère C., dans M. Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, Puf, 1996, V° Nature, p. 1024.

  • 6 Voir par exemple, à propos du ‘droit de cité’ de Dieu dans la vie publique : « La raison a toujours besoin d’être purifiée par la foi, et ceci vaut également pour la raison politique, qui ne doit pas se croire toute puissante. À son tour, la religion a toujours besoin d’être purifiée par la raison afin qu’apparaisse son visage humain authentique. La rupture de ce dialogue a un prix très lourd au regard du développement de l’humanité » (n. 56). Et à propos des questions bioéthiques : « (…) la raison et la foi s’aident réciproquement. Ce n’est qu’ensemble qu’elles sauveront l’homme. Attirée par l’agir technique pur, la raison sans la foi est destinée à se perdre dans l’illusion de sa toute-puissance. La foi, sans la raison, risque de devenir étrangère à la vie concrète des personnes » (n. 74).

  • 7 Il pourrait être également intéressant de comparer — mais la place nous manque ici — ce rapport du sien (justice) et du mien (charité) évoqué en début d’encyclique (n. 6), non seulement au rapport nature et grâce, mais encore à cet autre couple, du soi et du moi, dont parle le dernier chapitre du texte. Là-bas, le moi renvoie à la liberté de l’homme tandis que le soi désigne la nature qui porte cette liberté : « Personne ne modèle arbitrairement sa conscience, mais tous construisent leur propre ‘moi’ sur la base d’un ‘soi’ qui nous a été donné » (n. 68). Tandis que la première personne (mien, moi) désigne la liberté, y compris celle de donner (charité de l’homme, grâce de Dieu), la troisième personne (sien, soi) exprimerait l’objectivité de ce don (justice, nature), ou encore sa vérité : caritas in veritate.

  • 8 Caritas in veritate (n. 6) reprend ici Paul VI, Populorum progressio (26 mars 1967), n. 22 : AAS 59 (1967), 268 ; Doc. Cath. 1492 (64, 1967), col. 682 ; cf. Gaudium et spes, n. 69, §1.

  • 9 Cette approche protestante n’est d’ailleurs pas monolithique, comme le rappelle le document précité de la Commission théologique internationale : « À la recherche d’une éthique universelle : nouveau regard sur la loi naturelle », note 36.

  • 10 Benoît XVI n’entend pas pour autant tomber dans l’angélisme : « La sagesse de l’Église a toujours proposé de tenir compte du péché originel même dans l’interprétation des faits sociaux et dans la construction de la société » (n. 34). Et de citer à cet endroit le Catéchisme de l’Église catholique (n. 407) : « Ignorer que l’homme a une nature blessée, inclinée au mal, donne lieu à de graves erreurs dans le domaine de l’éducation, de la politique, de l’action sociale et des mœurs ».

  • 11 Monod J., Le hasard et la nécessité. Essai sur la philosophie naturelle de la biologie moderne, Paris, Seuil, 1970.

  • 12 Le philosophe présocratique Héraclite d’Éphèse reçoit même les honneurs d’une citation dans le texte pontifical puisqu’il est dit, au n. 48 : « La nature est à notre disposition non pas comme ‘un tas de choses répandues au hasard’ » (Héraclite d’Éphèse (Éphèse 535 av. J-C environ - 475 av. J-C environ), Fragment 22B124, dans H. Diels e W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, Berlin, Weidmann, 1906).

  • 13 Même écho, dans le dernier chapitre du texte, à propos de la technique : « La clef du développement, c’est une intelligence capable de penser la technique et de saisir le sens pleinement humain du ‘faire’ de l’homme, sur l’horizon de sens de la personne prise dans la globalité de son être » (n. 70).

  • 14 Sur ces notions de lien/rupture et sujet/objet, voir. Fr. Ost, La nature hors la loi ; l’écologie à l’épreuve du droit, Paris, La Découverte/Poche, 2003. Prenant distance tant à l’égard de la nature-objet manipulable que de la nature-sujet intouchable, l’auteur opte pour une ‘nature-projet’ qui inscrit l’homme ‘dans la complexité des interactions avec son milieu’ tout en définissant ‘une éthique de la responsabilité soucieuse de notre avenir commun’. Mais en cette ‘tierce voie’, n’apparaît pas de Tiers donateur, ni comme l’Auteur du projet qui inscrit l’homme dans la nature, ni comme le Maître auquel le gérant aurait à rendre des comptes. Ce Tiers est remplacé, dirait-on, par un concept — probablement contradictoire ? — d’auto-transcendance.

  • 15 Jean-Paul II, « Message pour la Journée Mondiale de la Paix 1990 », dans Doc. Cath. 1197 (87, 1990), p. 10, n. 6, cité dans Caritas in veritate, n. 48.

  • 16 L’encyclique note d’ailleurs la réciprocité entre l’écologie environnementale et l’écologie humaine : « La façon dont l’homme traite l’environnement influence les modalités avec lesquelles il se traite lui-même et réciproquement. (…) Toute atteinte à la solidarité et à l’amitié civique provoque des dommages à l’environnement, de même que la détérioration de l’environnement, à son tour, provoque l’insatisfaction dans les relations sociales. À notre époque en particulier, la nature est tellement intégrée dans les dynamiques sociales et culturelles qu’elle ne constitue presque plus une donnée indépendante » (n. 51).

  • 17 Sur les objections de physicisme et de naturalisme opposées à la morale catholique concernant le corps humain, voir en particulier l’encyclique Veritatis splendor de Jean-Paul II (1993), n. 47, et la réponse donnée au n. suivant : « Grâce à la lumière de la raison et au soutien de la vertu, la personne découvre en son corps les signes annonciateurs, l’expression et la promesse du don de soi, en conformité avec le sage dessein du Créateur. C’est à la lumière de la dignité de la personne humaine, qui doit être affirmée pour elle-même, que la raison saisit la valeur morale spécifique de certains biens auxquels la personne est naturellement portée. Et, puisque la personne humaine n’est pas réductible à une liberté qui se projette elle-même, mais qu’elle comporte une structure spirituelle et corporelle déterminée, l’exigence morale première d’aimer et de respecter la personne comme une fin et jamais comme un simple moyen implique aussi intrinsèquement le respect de certains biens fondamentaux, hors duquel on tombe dans le relativisme et dans l’arbitraire » (n. 48).

  • 18 L’emploi du mot doctrine pour désigner l’enseignement social de l’Église a pu susciter de légitimes réserves dans la mesure où l’Église ne prétend en aucune manière délivrer un corpus doctrinal qui régirait, comme les doctrines socialistes ou libérales par exemple, tous les aspects de la vie sociale. Quand l’Église prend position sur les questions sociales, elle les éclaire par ses ‘principes’, ‘critères’ et autres ‘orientations’ formulés à partir de la doctrine qu’elle professe — cette fois le mot est exact — sur les relations que les humains doivent établir entre eux du fait des rapports que Dieu a voulu nouer avec eux dans le Christ.

  • 19 Notons toutefois que le Compendium de la doctrine sociale de l’Église (Le Cerf/Fleurus-Bayard/Mame, 2005) inclut déjà ‘la famille, cellule vitale de la société’ au début de sa seconde partie, soit avant le travail humain, la vie économique, la communauté politique, la communauté internationale, la sauvegarde de l’environnement et la promotion de la paix.

  • 20 de Charentenay P., S.J., Vers la justice de l’Évangile, Introduction à la pensée sociale de l’Église catholique, Paris, DDB, 2008, p. 24. L’auteur signale que la question était déjà soulevée par le P. J.-Y Calvez dans « Morale sociale et morale sexuelle », Études, mai 1993.

  • 21 de Charentenay P., S.J., Vers la justice de l’Évangile… (cité supra n. 20), p. 211. L’auteur cite à cet endroit les hypothèses de l’homoparentalité et de l’euthanasie. Or cette constatation faite de « l’évolution progressive des questions anthropologiques » n’explique-t-elle pas précisément l’irritation du public devant les rappels de la morale catholique en matière sexuelle ? Dans ce cas, le sentiment largement répandu qu’il existe une différence de ton dans les textes du Magistère tiendrait peut-être moins à la teneur des textes eux-mêmes qu’à la différence de perception du public quant à l’importance sociale de leurs enjeux. Alors que ces « graves questions de société » que sont la vie et la fécondité sont rabaissées à « des éléments d’un programme politique », en revanche, la plupart des citoyens s’accordent à reconnaître, peu ou prou, la gravité des autres questions sociales.

  • 22 Caritas in veritate, n. 75. Comme dans le reste de l’encyclique, Benoît XVI entend prolonger ici l’enseignement de Populorum progressio : alors que Paul VI avait déjà reconnu que la question sociale était devenue mondiale, il faut le suivre sur ce chemin-là, dit son successeur, en affirmant que, aujourd’hui, elle est devenue ‘radicalement’ anthropologique. Un peu comme si, à l’heure actuelle, le problème véritablement mondial portait sur la compréhension que l’homme a de lui-même.

  • 23 Dans son article « Morale sociale et morale sexuelle », le P. J.-Y. Calvez note cette intimité-là parmi les causes possibles de la différence de ton adoptée par l’enseignement magistériel entre les deux branches de la morale : « rien n’est plus proche de soi-même, pour chacun, que son corps, rien n’est autant lui en vérité. Rien n’est donc plus décisif que la rencontre des corps : l’à-peu-près n’est ici plus de mise » (cité supra n. 20). Mais l’auteur, tout en reconnaissant qu’ « il y a bien en cela quelque vérité » (p. 648) préfère poser la question de savoir si cette plus grande implication de la personnalité en ce domaine-là ne constitue pas précisément une raison supplémentaire de renvoyer le jugement moral du sujet à sa conscience éclairée ; en outre, l’auteur se demande si les problèmes politiques et économiques ne contiennent pas des enjeux aussi radicalement personnels que le comportement sexuel, ne serait-ce que, simplement, la survie des gens. Sur la première question, on répondra que la conscience chrétienne est, quel que soit son domaine d’application, toujours décisive mais aussi que cette même conscience doit, quel que soit son domaine également, se laisser éclairer par la loi naturelle. Quant à la deuxième question, elle ne rejoint guère la propre constatation de l’auteur quant à la spécificité de l’immédiateté corporelle.

  • 24 L’encyclique déplore cette attitude dichotomique : « Ce qui est stupéfiant, c’est la capacité de sélectionner arbitrairement ce qui, aujourd’hui, est proposé comme digne de respect. Prompts à se scandaliser pour des questions marginales, beaucoup semblent tolérer des injustices inouïes. Tandis que les pauvres du monde frappent aux portes de l’opulence, le monde riche risque de ne plus entendre les coups frappés à sa porte, sa conscience étant désormais incapable de reconnaître l’humain » (n. 75). Les « questions marginales » auxquelles il est fait allusion ne sont pas autrement explicitées, peut-être dans le prudent souci de ne pas exciter les réactions scandalisées qui empêcheraient les sujets d’entamer un véritable examen de conscience.

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