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Mourir vivant. Spiritualité de l'accompagnement en soins palliatifs

Philippe de Mastre
La banalisation de l'euthanasie en Europe fait disparaître la part de l'esprit dans la mort. À l'inverse, l'accompagnement en soins palliatifs met en exergue le langage de la vie exprimée dans le corps de la personne qui meurt. Cette méditation sur la relation entre les soignants et les malades présente une spiritualité chrétienne de l'accompagnement en soins palliatifs. Elle conduit aussi à prendre en compte la dimension spirituelle de l'humanité dans le débat actuel sur la fin de vie.

« Puissé-je mourir la mort que toute âme qui vit désire »

William Cowper

La disposition de la « salle des pauvres » des hospices à Beaune permet de se représenter la manière dont étaient accompagnés certains mourants au xv e siècle. Au fond de la salle, comme en point de fuite vers lequel sont tournés les lits et orientés les regards : le polyptique du Jugement dernier, chef d’œuvre de Van der Weyden et dernière image que pouvaient fixer ceux qui, cloués sur leur lit de douleur, s’apprêtaient à quitter ce monde. Au centre de cette image, deux visages attirent irrésistiblement : en bas, celui de saint Michel qui frappe par l’intensité de son regard. Regard implacable de la mort et du jugement symbolisé par la balance que tient en main l’archange. Mais ce premier regard n’arrête pas à lui. Il est surplombé par un autre, plus proche et plus mystérieux à la fois : celui du Christ dans la gloire, Soleil levant sur ceux qui gisent dans les ténèbres et l’ombre de la mort (Lc 1,78-79). Vers lui sont tournés tous les autres visages : ceux des saints qui l’entourent dans la gloire, tout comme ceux des pauvres fils d’Adam qui se débattent encore sur terre, embourbés dans la glaise dont sont pétris leurs corps endoloris.

On imagine les religieuses s’affairant sous leurs cornettes au chevet des mourants, soucieuses de ne pas les distraire de cette contemplation et de favoriser le face à face de chacun avec ces deux visages : celui de la mort, figuré par saint Michel, comme le signal d’un passage obligé ; et celui de la gloire à venir, dans la personne du Christ, comme un appel et une promesse. Deux regards que la « sainte de la mort pour notre temps »1, Thérèse de Lisieux, n’a cessé de fixer jusqu’en ses derniers instants sur terre. Pour y faire écho, nous retiendrons en préambule de cette étude deux de ses dernières paroles2. À l’une de ses sœurs qui lui demande un jour « de quoi mourrez-vous ? », elle répond : « de mort », tout simplement… Vérité de Lapalisse ou suprême lucidité qui sait distinguer le mystère de la mort des circonstances — maladie, accident — qui l’accompagnent sans jamais l’épuiser ? Une autre parole cependant surplombe et illumine la première, comme le visage du Christ au-dessus de saint Michel : « Je ne meurs pas, j’entre dans la vie ». Si, à l’image du regard de l’archange, la mort ne peut être évitée, elle n’a rien de fascinant. Elle n’arrête pas le regard, se laissant dominer par une autre réalité : la vie « en plénitude » qui fait irruption. Comme un trop plein de gloire faisant éclater les limites de notre pauvre condition humaine. Ce que Thérèse d’Avila exprimait par cette formule paradoxale : « Nous ne mourrons pas de mort, nous mourrons de vie ».

Envisager la mort comme un passage à la vie suppose que ce passage soit vécu, non par des « morts vivants » mais par des êtres pleinement éveillés à la vie. L’intuition des soins palliatifs et l’attitude pratique des soignants auprès des mourants doit beaucoup à cette idée qu’exprimait Elisabeth Kübler-Ross3 en évoquant la mort de son père : « Mon père est vraiment resté vivant jusqu’au moment où il est mort. » Accompagner le malade jusqu’au bout comme un vivant, c’est, selon Cicely Saunders4, lui offrir cette expérience évoquée poétiquement pour l’un de ses patients : « Quelqu’un vient et écoute / Je découvre que j’ai des choses à dire. »

Une découverte aussi pour les soignants, qui comprennent alors que, si le patient a « des choses à dire », il importe de rester en relation avec lui afin de le « laisser parler » jusqu’au bout. Car vivre c’est parler. Et l’acte de parler engage la personne tout entière : son âme d’abord qui se doit de rester éveillée jusqu’au bout pour vivre le passage de la mort en pleine lucidité (I) ; mais aussi son corps qui s’exprime d’une manière qui lui est propre (II) ; et enfin sa personne tout entière qui se doit de rester au cœur d’un réseau relationnel et ecclésial lui permettant de s’exprimer jusqu’au bout (III).

I Laisser parler l’âme

Sorti nu du ventre de ma mère, nu j’y retournerai

Jb 1,21

1 L’âme mise à nu

Il y a dans la mort un aspect naturel : comme toute nature animale et corporelle, la nature humaine est sujette à corruption. Cette constatation devrait conduire l’homme à une forme d’acceptation sereine, à laquelle l’invitent la sagesse et le bon sens exprimés par saint Augustin : « La mort est la maladie mortelle que l’on contracte en naissant ». Et pourtant, la dignité de l’homme, puissamment soutenue en Occident par la foi judéo-chrétienne et la philosophie grecque, se cabre contre cette évidence. Sous-jacente à cette révolte, particulièrement présente en Occident, se laissent deviner de grandes aspirations : non seulement à l’immortalité de l’âme, mais surtout à la vie éternelle du corps. Aussi caricatural que soit l’acharnement thérapeutique, n’est-il pas le signe que nous ne nous résignons pas à considérer la séparation de l’âme et du corps comme une simple fatalité cosmique — telle que la conçoivent les traditions asiatiques — ni comme une libération de l’élément spirituel en nous — telle que conçue par la tradition platonicienne ?

Quitter son corps est une privation terrible. Le corps étant ce qui nous appartient en propre. C’est la nudité à laquelle fait allusion Job : Nu, je suis sorti du sein maternel, nu, j’y retournerai. Nudité non seulement du corps dépouillé de ses facultés, mais nudité absolue de l’âme privée de son corps. Pauvreté terrible pour celui qui meurt, mais aussi pour l’équipe soignante qui essaie de lutter contre la maladie et qui se rend compte qu’elle doit capituler. La mort atteint l’intégrité de la personne humaine. D’où cette inévitable angoisse que paradoxalement la foi ne vient pas atténuer, entretenant même la conscience aigüe de la dignité de notre être corporel. C’est dans la mesure même où nous croyons profondément à l’immortalité de l’âme, que le fait de sentir que celle-ci n’aura plus le corps qui est son expression, son déploiement naturel, sa « gloire », provoque en nous l’angoisse. Cette angoisse doit être distinguée d’une autre peur tout aussi humaine : la peur devant les souffrances qui précèdent la mort. Si cette dernière peut être atténuée, nous ne pouvons complètement supprimer la première.

De toute façon, la part de déchéance nous la portons en nous et elle est ultimement d’ordre métaphysique. Ce ne sont pas des soulagements de type médical qui changeront le fond du tableau. Au contraire, on peut envisager que, justement dans les conditions d’une mort plus humaine, l’homme que l’on soulage puisse affronter plus complètement le grand acte métaphysique dans lequel il s’engage, sans être mis hors de lui par des douleurs qui le ramèneraient presque à l’animalité si on ne le soulageait pas. C’est donc un devoir d’alléger autant que possible la douleur physique pour qu’elle ne nous réduise pas à un état infrahumain5.

Ainsi avons-nous, semble-t-il, les éléments d’un discernement humain et chrétien pour déterminer les techniques appropriées de soulagement de la douleur : il s’agit de donner au mourant tout ce qui peut le soulager et lui permettre d’entrer dans la mort sans être aliéné par la douleur. Car celle-ci peut faire qu’on soit complètement enfermé dans le physique : « sauf à de rares moments, instants de grâce surnaturelle très forte, quelqu’un qui est soumis à des douleurs trop épouvantables ne peut exprimer les dispositions profondes de son âme. Il est emprisonné dans la douleur. Il n’est que douleur. »6

2 L’âme « en repos »

L’impératif de permettre au mourant de vivre le plus consciemment possible le grand passage, en évitant de le laisser assommé par la douleur ou de le déconnecter psychiquement apparaît mieux si l’on considère ce vers quoi il se dirige : la condition de l’âme séparée de son corps qui n’a rien à voir avec un état de sommeil et ou de léthargie, contrairement à ce que pourrait laisser imaginer l’expression « repos » des trépassés. Il n’est peut-être pas inutile de s’attarder un peu sur ce point.

Les défunts se reposent. Ils sont, pendant tout le stade intermédiaire des âmes séparées, à l’abri de ce hourvari qui ne cesse jamais ici-bas, des plaisirs et désagréments sensibles, des souffrances et satisfactions transmises par les sens, donc de l’élément sensoriel qui colore et modifie nos sensations et sentiments, des stimulations, de la cupidité, de l’incertitude, du souci, de tout ce qui pouvait ici-bas intéresser ou exciter le composé humain, le complexe psychosomatique7.

L’expression « repos » ne se réfère donc pas à l’inconscience, au vide psychologique, mais à la détente, au recueillement, à l’imperturbabilité. L’image appropriée pour évoquer cet état particulier et intermédiaire est celle d’une retraite spirituelle. L’âme, aspirant à la vie érémitique, est enfin affranchie de toute distraction :

Comprenons donc que l’âme est libérée de toutes les activités et impressions extérieures, se référant au monde de l’expérience psychosomatique ; elle est mise en retraite, au repos, pour qu’elle puisse se recueillir, pour qu’elle soit en état de développer en elle-même tout un univers de conscience intérieure. La voici prisonnière d’elle-même, enfermée entre ces quatre murs dont Pascal nous dit qu’ici-bas « tout le mal vient de ce qu’on est incapable d’y rester enfermé ». Privée du monde matériel et de l’ivresse qu’il provoquait en elle, l’âme claquemurée en elle-même se trouve acculée à se voir, à découvrir en elle-même tout l’univers spirituel dont elle se détournait naguère, d’ailleurs presque toujours inconsciemment ; elle n’a plus d’autre fonction, plus d’autre occupation, que de contempler les grandes réalités qui comptent8.

3 L’âme éveillée

Si nous avons insisté sur ce point, c’est qu’il détermine l’attitude choisie dans les services de soins palliatifs à l’égard des malades en fin de vie, qui pourrait être rapprochée de celle de membres de « foyers de charité » soucieux — jusque dans les plus infimes détails — du confort des retraitants qu’ils accueillent. En quoi consiste ce moment spirituel qu’il faut entourer de tant de soins ?

La mort est une réponse libre de l’homme. Tous ceux qui ont accompagné des mourants savent que nous sommes totalement déroutés parce que le malade, mystérieusement, est libre face à la mort. Bien sûr on se meurt de maladie ou d’accident, mais d’une manière plus ultime on meurt quand on accepte de mourir. Il y a là un mystère d’acquiescement, un dernier acte de liberté de la part de l’homme (…). Certaines personnes arrivent, en refusant la mort, à prolonger des agonies interminables, parce que tout simplement elles ne sont pas prêtes, elles ont peur de la rencontre9.

Il s’agit donc de créer les conditions d’émergence de cet acte libre et souverain d’acquiescement qui vient couronner l’existence. Or tout acquiescement, toute offrande libre, implique un certain arrachement :

Il est exact qu’une certaine forme de souffrance accompagne nécessairement toute vie humaine qui cherche à se réaliser en vérité (…). Pour vivre vraiment, l’enfant doit quitter le sein puis les jupes de sa mère, l’adolescent conquérir, péniblement le plus souvent, son indépendance, l’adulte s’affronter à des circonstances mouvantes et finalement au vieillissement et à la mort ; tous doivent renoncer à des illusions toujours renaissantes et mûrir dans le choc avec la réalité, avec autrui. Celui qui cherche à éviter toute souffrance s’enferme dans un cocon et devient un mort vivant…10

Le soignant n’a donc pas à protéger la personne soignée de toute souffrance. Il le désirerait qu’il empêcherait ce qui fonde la dignité humaine, cette liberté de s’offrir. C’est ce point qui détermine en grande partie l’ethos du soignant, fait de présence mais aussi de respect et de discrétion. Respecter l’espace permettant au mourant de vivre pleinement sa mort en renonçant à l’envahir, à l’image des soignantes de la salle des pauvres à Beaune, qui circulaient au milieu des malades sans jamais pénétrer « au-delà du voile », dans le sanctuaire occupé par le retable. Nous aurons à revenir sur ce point, en voyant les étapes de l’accompagnement des mourants. Mais insistons pour l’heure sur cette idée qu’il est une souffrance qui ne peut être évitée sans atteindre du même coup la dignité fondamentale de l’homme en ses derniers instants, sans lui « voler sa mort », selon l’expression si forte de Bernanos. Si soulager le mourant de cette douleur qui ne l’aide pas à affronter le dépouillement profond qu’exige la mort est un impératif, l’enjeu est de transformer la douleur en souffrance, c’est-à-dire de rendre la douleur humaine et supportable, en sorte que celle-ci se fasse offrande.

II Laisser parler le corps

Je dors, mais mon cœur veille

Ct 5,2

1 The « total pain »

« Douleur », « souffrance », nous avons essayé de distinguer. La souffrance désigne ici l’épreuve métaphysique qui ne peut être évitée, sous peine de priver le mourant de sa dignité humaine. Mais il y a la « douleur », celle contre laquelle il convient de lutter. Nous évoquerons ici cette douleur qui persiste, dont la cause ne peut être soignée. Une douleur suffisamment intense pour modifier la personnalité et entrainer de graves répercussions affectives et sociales. La douleur aiguë, celle qui survient comme un signal et attire l’attention sur une atteinte de l’organisme pose moins de problèmes, car elle disparaît souvent au terme d’un traitement approprié. Cette douleur-là a donc une certaine fonction. Mais la douleur chronique n’est que le rappel lancinant d’une affection incurable ; elle n’a pas de fonction, taraude le corps, envahit le champ de la conscience, renferme le malade sur lui-même et le sépare d’autrui. Cicely Saunders a forgé l’expression de « total pain », « douleur totale », pour évoquer la nature épuisante de la douleur chronique et la nécessité de la combattre sous tous ses aspects : physique, psychologique, spirituel et social : « C’est mon dos qui a commencé à me faire mal, mais maintenant, j’ai l’impression que c’est tout mon corps qui me fait souffrir. J’ai toujours envie de pleurer et de réclamer des oreillers, et une piqûre. Mon mari et mon fils sont merveilleux, mais ils ont leur travail… Personne ne semble me comprendre, et je commence à sentir que tout le monde est contre moi… » Ce cri d’alarme d’une malade atteinte d’un cancer métastasé apparaissait très révélateur à Cicely Saunders : « sa souffrance comprenait non seulement son inconfort physique, mais aussi sa souffrance émotionnelle et morale, ses problèmes sociaux et son besoin spirituel de comprendre sa souffrance, et de trouver un lieu de paix. »11

La douleur chronique peut être caractérisée comme un cercle vicieux illimité dans le temps. L’effrayante prévision de sa pérennité conduit à l’anxiété, à la dépression, à l’insomnie qui en retour accentuent les composantes physiques de la douleur. Ce qui caractérise le monde de cauchemar dans lequel est enfermé le malade atteint de douleur chronique, c’est l’absence de sens, de remède et d’espoir. Inévitablement la douleur rappelle au patient la gravité de sa maladie et aggrave ainsi sa détresse12.

On a constaté que la douleur chronique est amplifiée par la conscience de l’avenir et la peur de voir l’état présent si éprouvant se maintenir ou s’aggraver, « cette effrayante prévision de la pérennité de la douleur ». Cette découverte du rôle de l’appréhension dans le vécu de la douleur chronique est capitale, car elle transforme l’attitude du soignant. Trop souvent, on se souciait auparavant d’accorder au malade douloureux un répit grâce à la « piqûre » qui lui permettait de s’endormir, ou à la dose donnée « à la demande » quand la douleur devenait à proprement parler intolérable. On maintenait ainsi le souvenir de la douleur passée et par conséquent la hantise de la douleur à venir. Très souvent la douleur est renforcée par l’angoisse. Non pas l’angoisse au sens psychiatrique du terme. Mais l’angoisse liée à la prise de conscience de la gravité de la maladie. Une angoisse sourde qui accompagne tant de signes inscrits dans l’évolution du corps et déborde donc le seul « choc » consécutif à l’annonce et la prise de conscience de l’irrévocabilité de la maladie. Le corps parle. Il dit l’usure, le travail lancinant de la mort qui fait son œuvre en lui :

Cet amaigrissement qui ne s’arrête pas, cette perte d’appétit totale, cet essoufflement continu, et surtout cette douleur permanente qui n’est calmée que par les sédatifs qu’il lui faut réclamer, ce sont des troubles qui ne surviennent pas pour une maladie banale. Décidément celle-ci n’est pas comme les autres…13

On constate donc que, si le vocabulaire oppose « moral » et « physique », la réalité les sépare moins nettement. Souffrance morale et douleur physique se renforcent mutuellement. Et bien des échecs dans le traitement de la douleur physique proviennent semble-t-il, de ce que le malade est abandonné à sa détresse et à sa solitude. Le corporel, le psychologique et le spirituel (c’est-à-dire cette dimension d’interrogation sur le sens même de la vie) interfèrent étroitement. Tant de facteurs peuvent devenir pour le malade source de souffrance : séparation d’avec les siens, inquiétude pour leur avenir, préoccupations financières, culpabilité, sentiment d’avoir gâché sa vie… Tout ce que nous évoquerons en parlant de « quête d’accomplissement ».

2 Thérapeutique de la douleur

Contre l’appréhension donc, un double remède : un traitement médical adéquat et adapté au niveau de la souffrance, mais aussi la parole qui apaise et rassure. Une parole assez technique, explicative, donnée par un thérapeute connaissant bien ses techniques. Une parole qui s’adresse à la demande primordiale du malade : ne plus souffrir. Dans ce domaine un maniement approximatif ne suffit pas. C’est une des révolutions mentales opérées par la pratique de soins palliatifs : considérer les thérapeutiques antalgiques comme une discipline médicale à part entière. Et l’expérience du Centre Saint-Christophe montre que, si on sait choisir les doses convenables d’analgésiques morphiniques et les administrer correctement, ni dépendance, ni accoutumance ne posent de problèmes insurmontables. Et de plus, dans ces conditions, l’administration d’un analgésique morphinique puissant n’altère pas profondément les facultés mentales : elle ne produit pas une sorte de « mort vivante », ni de détachement de la réalité et ne fait pas des malades des « drogués alités », contrairement aux objections parfois invoquées. Une recherche purement neurologique et pharmacologique du phénomène de la souffrance ne peut cependant conduire à des résultats satisfaisants. Ce que l’on peut attendre de la pharmacologie, c’est de supprimer le caractère excessif, torturant de la douleur. Mais il est un autre remède, plus onéreux certes car demandant beaucoup à ceux qui le manient : une relation simple, vraie et profonde avec le malade : « lorsqu’on accompagne une thérapeutique antalgique minutieusement mise au point par un climat d’attention, d’écoute sereine, de présence au malade, le plus souvent, avec les moyens dont nous disposons déjà, ce malade s’apaise et la douleur disparaît. »14

Comment comprendre cet effet antalgique de la relation humaine ? L’angoisse métaphysique décrite ci-dessus et, contre laquelle il n’est pas de remède à proprement parler sinon spirituel, se redouble d’une angoisse d’abandon. La résurgence d’une profonde blessure narcissique. S’il est inévitable d’affronter une certaine solitude dans la souffrance et la mort, le sentiment d’abandon est, quant à lui, insupportable. Cette souffrance redouble l’isolement et entretient donc la solitude, comme un effet parasite : « La souffrance physique, cette intruse, amène le malade à une attention exclusive sur soi-même ; disloquant, diminuant ses relations aux autres, elle le centre sur lui-même, le coupe intérieurement des autres ; le malade s’éprouve seul à souffrir : vous ne pouvez pas comprendre, vous ne pouvez pas savoir. »15 s’ensuit un cercle vicieux avec la fuite des soignants, de la famille et des proches qui ne savent plus que faire. C’est ce cercle vicieux de l’abandon et de la solitude qu’il s’agit de rompre par une présence discrète et souvent silencieuse. On comprend pourquoi il est impératif que des traitements soient donnés avant même que la douleur n’apparaisse, c’est-à-dire sans attendre que le cercle vicieux ne se soit mis en place. Et ce soin peut être l’occasion d’un dialogue avec le patient qui, bien que technique au premier chef, s’engage sur un terrain plus personnel. À Saint-Christophe, Cycely Saunders faisait reposer cette relation — parfois intense — avec le malade en prenant résolument appui sur un support matériel : le travail à effectuer avec lui.

Ainsi le médecin ne vient pas nécessairement « les mains vides », évitant l’épreuve soulignée par tant de soignants : « Qu’il est difficile de rester au lit du malade quand il n’y a plus rien à faire. » — « Il y a toujours quelque chose à faire, répond le Dr Saunders. La discussion sur les symptômes, qui peut être — qui souvent est — le moyen d’échapper aux questions trop difficiles, peut devenir un moyen de communication à un niveau beaucoup plus profond ». L’autre avantage étant d’établir un rapport avec le patient par le truchement de son corps. De refaire du corps le lieu et l’occasion de la parole. Le langage des gestes, du contact et du toucher, au-delà des mots, est sans doute le plus profond et le plus originel en l’homme. C’est celui qui, dans les derniers instants de la vie, va peu à peu prendre la première place.

3 La conscience du corps

À ce point de notre réflexion, il est peut-être nécessaire de nuancer ce qui a été avancé dans la première partie. Nous avons considéré la mort sous son angle métaphysique, c’est-à-dire comme séparation de l’âme et du corps, et souligné la nécessité de préparer cet avènement d’une âme séparée. Mais cette considération ne doit pas nous conduire à séparer la conscience du malade de son corps, en la plaçant exclusivement du côté de l’âme. Et donc à vouloir anticiper, en quelque sorte, cet état de séparation en faisant « taire le corps » pour mieux éveiller la conscience. Ce serait retomber dans une forme de dualisme platonicien coupé de l’expérience qui nous dit que si l’âme informe le corps, celui-ci a ses exigences propres, inscrites en lui, par lesquelles il informe aussi l’âme à sa manière. À l’image de l’ânesse ouvrant les yeux du prophète Balaam, le corps n’est pas aveugle. L’anthropologie développée par Jean-Paul II nous a beaucoup aidés à être attentifs au « langage du corps », à sa rationalité intrinsèque. Celle-ci ne doit pas être oubliée au seuil de la mort. Il semble même que, alors que la conscience « éveillée » s’estompe, celle-ci se « réfugie » en quelque sorte dans le corps qui continue à « voir » et à « parler ». Elle est alors, plus que jamais, confiée à la vigilance, la délicatesse et l’intuition de ceux qui entourent le malade incapable de s’exprimer conceptuellement. L’aide apportée au malade sera déterminée par cette attention concrète aux signaux qu’il envoie, à un moment où la parole explicite n’est plus possible. Et dans des cas de malades plongés dans un état d’inconscience, il importe de considérer le corps comme le « refuge de la conscience » en quelque sorte : le lieu où la parole se « fait chair » alors qu’elle ne peut plus être proférée.

Qu’il nous soit permis d’évoquer un auteur qui peut paraître étranger à notre réflexion mais qui, à bien y réfléchir, la rejoint profondément : le père Thomas Philippe qui s’est intéressé au développement de la conscience chez le petit enfant. Il observe qu’une certaine conscience d’amour se déploie bien avant l’exercice de la raison et l’apprentissage de la parole. Cette conscience s’éveille dans les relations de la mère à l’égard de laquelle il se trouve dans une relation de dépendance unique :

Le petit de l’homme naît avant terme, tandis que le petit animal naît quand son corps est assez structuré et assez fort pour avoir immédiatement une vie stimulée par ses instincts. Dès ce tout premier âge, les instincts du petit animal peuvent mouvoir son corps et lui permettre de s’en servir d’une façon autonome et efficace. Le tout-petit de l’homme, lui, naît avec un corps d’une faiblesse extrême. Grâce à cette faiblesse, son corps, qui ne peut se mouvoir par lui-même, est d’une souplesse extraordinaire et rend ce petit être si chétif tout dépendant des autres, en sa vie physique même16.

C’est donc par le sens du toucher, particulièrement sensible chez l’homme, lié à une dépendance et une vulnérabilité extrêmes, que cette conscience originelle s’éveille. Elle est ensuite comme « mise en veilleuse », reléguée à l’arrière-plan avec le développement de la conscience rationnelle et l’autonomie du « moi ». Mais, dans cette épreuve de fin de vie, avec le déclin de cette conscience rationnelle et l’expérience de la dépendance, elle se trouve à nouveau sollicitée, réveillant ainsi ce qui est le plus profond en l’homme : sa réceptivité à l’amour. Notre corps garde la mémoire de ces premiers touchers maternels qui déterminent cette conscience d’amour, proprement humaine, qui semble à nouveau prendre le dessus lorsque la « conscience de raison » s’est éteinte. Tout cela doit nous éclairer lorsque nous parlons de conserver au malade sa « conscience éveillée ». Il ne s’agit pas seulement de lui garantir une capacité à s’exprimer jusqu’au bout par la parole et à raisonner, mais à rester réceptive au langage des corps. Et l’on comprend pourquoi, maintenir la conscience éveillée consiste d’abord à ne pas interrompre ces multiples petits soins qui permettent au corps de rester vivant jusqu’au bout. Ce n’est sans doute pas un hasard si, bien souvent, la personne en fin de vie, qui est réduite à ne plus pouvoir communiquer que par le toucher, cherche confusément un partenaire privilégié, une personne qui jouera le rôle tenu par la mère à la naissance. N’observe-t-on pas que fréquemment le mourant s’adresse à l’un des soignants, ou l’un de ses propres enfants, en l’appelant : « maman » ?

III Laisser parler la personne

Or près de la croix de Jésus se tenait sa mère

Jn 19,25

1 Le soin à la personne

Si la douleur isole, elle peut aussi être le lieu de la rencontre de l’autre. Le lieu où s’exprime, par le langage le plus archaïque mais aussi le plus profond — celui du toucher — la dignité de la personne ouverte à la relation. Elle est donc un appel, le plus humble et silencieux qui soit, à la relation. C’est ce que semble confirmer la contemplation des derniers instants de la vie du Christ. Si celui-ci se détourne lorsqu’on lui tend un stupéfiant susceptible d’altérer sa lucidité au moment de l’offrande ultime — Ils lui présentèrent à boire du vin mêlé avec de la myrrhe ; mais il n’en but point (Mc 15,23) — il ne se dérobe pas aux multiples gestes de compassion que lui prodiguent Simon de Cyrène ou Véronique, et ne repousse pas davantage la présence de soutiens à ses côtés, la réclamant même avec insistance pendant son agonie à Gethsemani.

Il convient de souligner la différence entre les mots « soin » et « traitement ». Le traitement est un acte médical qui vise à résoudre un problème de santé et, si possible, à le guérir. Traiter le malade, c’est avoir une assurance que, pour le problème considéré, le médecin connaisse le chemin de la guérison. On lie en général le mot « traitement » à une action de l’homo technicus : un faire ou un savoir-faire qui exige compétences, expériences, études, enseignement et apprentissage. Les soins ordinaires sont toujours dus au patient surtout s’ils concourent au bien de celui-ci : hydratation, alimentation artificielle, aide à l’hygiène. Cette distinction est habituellement admise. Mais il est possible d’aller plus loin : « Lorsque l’on parle de soin, la résonnance du sens nous semble plus ample. Avoir soin, c’est avoir souci de, être aux petits soins. »17 Et A. Mattheeuws d’énumérer une liste de ces soins qui nous ramènent aux besoins les plus élémentaires — être bien installé, être bien mobilisé, être sécurisé, être en mesure de communiquer — et des attentions concrètes — adapter le milieu ambiant, prévenir les sources d’inconfort, chercher le mieux-être, adapter l’alimentation. Le soin est ce qu’il est possible de faire « quand il n’y a plus rien à faire ». Par son humilité, sa gratuité et son inutilité eu égard à l’espoir d’une guérison, il fait apparaître dans toute sa nudité la dignité absolue de la personne. Il met à nu la relation.

« Prendre soin, c’est aller jusqu’au bout d’une démarche de vigilance de l’être. On veille en prenant soin de quelque chose ou de quelqu’un de précieux. Le terme de soin vise un objet particulier qui peut cependant avoir une dimension infinie : un sujet. » Dans ces derniers instants vécus, dans l’humilité de ce corps dégradé confié à la garde du soignant, c’est l’entièreté de la personne du patient qui est comme récapitulée et offerte. Il importe donc que le soignant regarde « le corps malade, souffrant, agonisant comme celui d’une unité personnelle. Le corps et l’esprit peuvent se déliter : la personne demeure en son unité relationnelle, en son mystère englobant. »18

C’est au fond la relation au soignant ou aux proches qui maintiendra chez le patient l’unité de son être qu’il n’est plus en mesure de « ramasser », de « récapituler » par lui-même. Une relation faite de « petits riens » offerts au corps souffrant. Pour que cette relation n’enferme pas le patient mais qu’elle l’aide au contraire à exprimer la totalité de sa personne, il faut que le regard du soignant soit « global » et non réducteur, selon l’expression de Cicely Saunders : « Le regard dont nous parlons est un regard à la fois ancré dans le présent, attentif aux besoins immédiats, pragmatique, mais qui, en même temps, est capable de voir plus large, plus profond. »19

2 Les étapes du mourir

Dans « les derniers instants de la vie »20, Elisabeth Kübler-Ross décrit, sur la base de données expérimentales, le chemin du mourant et de ses proches, y distinguant cinq grandes étapes. Elle prend soin de préciser que ces étapes ne sont pas toutes vécues par le mourant. Mais il est intéressant de noter que, dans tous les cas, l’agonie est un processus de dépossession qui « récapitule » la personne tout entière, dans les dimensions relevées précédemment. Et que cette récapitulation ne peut s’opérer que dans une relation souvent centrée sur une personne de confiance.

Le choc et la colère

La nouvelle de la maladie et de son dénouement probable entraîne généralement un choc tel que la personne n’est pas en mesure de l’appréhender. C’est pourquoi la première réaction est souvent le déni, accompagné de repli sur soi. Ainsi cette patiente qui avait élaboré tout un « rituel » destiné à soutenir son refus. Convaincue que les rayons X n’avaient pas bien fonctionné, et que le verdict ne lui était pas destiné, elle a, pendant plusieurs semaines, multiplié les examens auprès de différents médecins… Il s’agit évidemment d’un mécanisme de défense. Mais ce déni peut être dangereux s’il se prolonge. D’où l’attention à porter à la manière d’annoncer la nouvelle. La colère fait souvent suite. « Pourquoi moi ? » D’anciennes frustrations, des blessures intimes, ressurgissent. Cet afflux soudain d’agressivité risque d’effrayer et de décourager l’entourage qui se voit reproché de ne pouvoir assumer avec lui cette angoisse. D’où un redoublement du sentiment d’injustice et d’abandon. Cette étape est paradoxale, puisqu’elle atteste une prise de distance avec le monde tout en affirmant que la mort n’est pas encore là : « Je suis encore en vie, ne l’oubliez pas ! La colère que je vous inflige en est bien le signe. »

Le marchandage et la dépression

Le caractère inéluctable entraîne une réaction bien connue des parents d’enfants auxquels ils opposent des limites : la négociation. Ainsi l’enfant qui persiste à vouloir obtenir un droit de sortie malgré un premier refus : « Allez, maman, si je suis sage pendant toute la semaine, tu me laisseras y aller ? » Cette phase ne se manifeste pas toujours de manière aussi puérile. Elle peut révéler une forme de dépassement vers un chemin que le patient est en train de se frayer. Le patient parle mais demande un sursis, le temps d’accomplir une promesse, de participer à telle fête de famille… Cette dernière étape est souvent suivie d’une grande fatigue. C’est la phase dépressive dans laquelle on peut distinguer : la dépression consécutive à un certain nombre de pertes subies par le patient en fin de vie — on parle de dépression de réaction. Tout lui est retiré, il a l’impression de n’être plus rien. Cette réaction peut être atténuée par un surcroît d’attention, des compensations — ; la dépression de préparation qui anticipe la fin de la vie : celle-ci est inéluctable. Il ne sert à rien d’en détourner le patient. Par contre, rester à côté de lui, créer une ambiance de calme, un espace. À ce stade le patient n’a pas besoin qu’on lui montre la beauté de la vie, le côté attractif des choses de ce monde. Mais bien qu’on respecte sa profonde solitude et son silence, ce qui n’exclut pas la présence aimante.

L’acceptation

C’est l’étape de la paix. Non pas une fuite, ni une démission. Il est difficile d’en parler de manière juste. « Il ne faut pas croire non plus que l’acceptation puisse être confondue avec une étape heureuse. Elle est presque vide de sentiments. »21 Un malade a utilisé l’expression : « repos final avant un long voyage. »22 À ce stade, ce n’est pas tant le patient qu’il faut soutenir que ses proches. Cette phase d’acceptation débouche normalement sur une détente, ou catharsis, moment qui précède immédiatement la mort.

3 La quête d’accomplissement

Ces étapes du mourir font clairement apparaître, à travers les aléas et soubresauts propres à chaque histoire, l’émergence progressive d’un besoin particulier : « le désir fondamental qui habite l’être humain, la quête d’accomplissement. Cette quête est sans doute ce qu’il y a de plus personnel dans l’être humain. »23 Il est frappant de faire le rapprochement entre les étapes relevées par Elisabeth Kübler-Ross avec le cheminement du Christ tel que rapporté par les évangiles. Avec en point d’orgue cette parole : Tout est accompli. On voit que chacune des étapes, si elle est pour le commun des mortels une occasion de repliement sur soi, est, dans la personne de l’Adam véritable, celle d’une ouverture à l’autre, d’une réceptivité à l’amour et d’une offrande de soi toujours plus profondes.

Mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?

Ce cri, proféré par le patient de multiples manières dans les étapes du refus et de la colère, est sans doute le plus difficile à entendre pour la famille et les soignants. Il nous laisse désarmés, nous renvoyant à notre incapacité à répondre, sans faire pour autant de cette incapacité un motif de fuite. À cet égard, Marie Frings fait des observations d’une grande profondeur :

Ainsi, entre l’offre (du soignant) et la demande (du patient) doit exister, comme un troisième terme, cette conscience, ce respect de ce qui est en jeu et à l’œuvre ici et maintenant et l’acceptation d’y être relié. En effet, comment être conscient sans un certain partage de ce qui se vit, sans une relation vraie, authentique ? Mais comment partager si nous avons du mal avec nos propres limites ? Il apparaît que notre manière de partager la souffrance d’autrui est intimement liée à notre manière de vivre nos propres limites24.

Saurons-nous tenir en acceptant ce cri et toutes les manifestations de révolte, apparemment dirigées contre nous, en comprenant qu’il s’adresse ultimement à un autre ? Laisserons-nous ce cri s’exprimer sans chercher à l’étouffer sous de discours faussement consolants, à l’image des faux amis de Job ? Le fait que ce cri soit relaté par l’évangéliste est un signe qu’il a été entendu, non seulement de Dieu, mais de certains témoins. Qu’il n’a pas été étouffé. Qu’il lui a été reconnu le droit d’être proféré.

J’ai soif

Le cri de soif renvoie à la demande de soins élémentaires. Il est une planche de survie en quelque sorte, à laquelle le soignant ou le proche peut se raccrocher quand il ne sait plus quoi faire. « C’est si dur de ne rien avoir à faire près du malade »… Le geste du soldat qui étanche la soif du crucifié est plus éloquent que tant de discours. Il lui donne l’occasion d’exprimer, à travers ce soin élémentaire, ce que sa fonction, le respect humain et la crainte de ses supérieurs peut-être, lui interdisent de dire. Il lui offre l’occasion d’entrer en relation avec le crucifié au-delà de ce que perçoit l’entourage. On pourrait même dire qu’il est un service rendu par le mourant à celui qui ne sait plus comment lui parler.

Sur la croix, le Verbe de Dieu va jusqu’à parler comme un ivrogne échoué sur le zinc : J’ai soif. Il se fait infini besoin. Aussi faut-il se méfier de l’amour prétendument gratuit. Celui qui dit à sa femme : je t’aime, mais je n’ai pas besoin de toi, est certainement moins aimant que celui qui dit : j’ai besoin de toi, et je ne sais pas si je t’aime assez (…). Notre amour est dans cette humilité. (…) Le clochard à qui je fais une aumône matérielle me fait une aumône spirituelle : il me donne d’exercer la charité, et ce don est plus grand que mes pauvres piécettes25.

Ce cri de soif, on le sait, a profondément inspiré Mère Teresa dans sa mission auprès des mourants. Elle rappelait sans cesse que servir le pauvre, c’est consentir à recevoir de lui. Que la relation n’est pas unilatérale et que savoir accompagner le mourant, c’est accepter d’entrer dans cette réciprocité. « La plus grande pauvreté est que personne n’ait plus besoin de nous », faisait-elle dire aux pauvres. Cicely Saunders appuyait : « Les vivants ont besoin des mourants pour se poser les questions les plus importantes sur la vie et prêter attention à ses plus grandes réalités »… « On pourrait presque dire : les vivants ont besoin des mourants pour apprendre à vivre ! »26

Tout est accompli…

L’étape du « marchandage » révèle en creux ce besoin de ne pas quitter ce monde sans avoir « mis ses affaires en ordre ». Il s’agit souvent de régler l’avenir de ses proches, de réorganiser leurs relations en les rapprochant éventuellement les uns des autres : Voici ta mère… voici ton fils. Il est important de noter que la mère et l’ami accueillent cette initiative ultime du mourant : À partir de cette heure, le disciple la prit chez lui. Le mourant se retrouve souvent au cœur de la cellule familiale qui se recompose autour de lui. Il n’est pas rare de voir tel moribond ne pas « lâcher prise » tant qu’il n’a pas vu une dernière fois l’un de ses enfants, tant qu’il ne s’est pas rassuré quant à son avenir…

Le mourant doit retrouver sa place de vénérable au cœur de la société et de la famille. Pareil à l’aïeul africain qui, sentant sa fin venir, supplie les mânes de ses pères, convoque les siens, leur demande s’il doit à quelqu’un quelque chose, s’il a commis une offense qu’il aurait oubliée et qu’il lui faudrait réparer, implore leur pardon, sourit une dernière fois à l’arrière-petit-fils, et le chef de la tribu et le grand sorcier admirent et tombent à genoux27.

4 L’ultime acquiescement

Père, pardonne-leur

Plus profondément encore, apparaît dans cette « quête d’accomplissement » un profond besoin de réconciliation. Si la mort est une dépossession, un acte d’offrande, elle suppose un préalable : Lorsque tu vas présenter ton offrande, si tu te souviens que quelqu’un à quelque chose contre toi, va d’abord te réconcilier avec lui… C’est ce que nous voyons dans la personne du Christ qui ne veut laisser aucun « goût amer » sur terre alors qu’il s’offre à son Père : Père, pardonne-leur, ils ne savent pas… Le combat parfois observé de certains contre la mort, fait apparaître la dureté de la souffrance à l’état pur : celle qui vient, non de la douleur mais, beaucoup plus profondément, du refus d’accueillir la paix ou de se réconcilier avec ses proches ou sa propre vie28. De ce combat, l’accompagnateur est souvent le témoin impuissant. Et nul traitement efficace ne peut l’atténuer, sinon la prière et les sacrements de l’Église.

En tes mains, je remets mon esprit

Arrive en général le temps de l’apaisement. Tous ceux qui ont accompagné des mourants en témoignent : le moment précédant immédiatement la mort peut donner de percevoir comme un pressentiment de la vie éternelle. Il arrive que le malade fixe de manière obstinée un point de la pièce comme s’il voyait quelque chose ou quelqu’un. Certains évoquent la visitation d’êtres chers qui viennent les rassurer. Il y a là quelque chose d’indicible, comme si les réalités de la vie éternelle s’anticipaient dans cette vie. Non pas que l’âme ait déjà quitté le corps, mais la foi chrétienne nous dit que c’est la vie éternelle qui vient, le ciel qui s’approche : Dieu, les saints, Marie, viennent vers le mourant. C’est en tous cas ce que l’Église dit dans la prière des agonisants qui comprend entre autres la litanie des saints qui invite les anges et les saints à venir à la rencontre. Il est malheureusement rare qu’elle soit dite en famille. Et pourtant, elle place celle-ci dans un rapport juste à celui qui, se laissant peu à peu arracher à sa solitude et ses regrets, se laisse entraîner dans une nouvelle communion.

Conclusion

La femme, sur le point d’accoucher, s’attriste parce que son heure est venue ; mais lorsqu’elle a donné le jour à l’enfant, elle ne se souvient plus de ses douleurs, dans la joie qu’un homme soit venu au monde.

Jn 16,21

La mort a l’humilité d’une naissance. Et le mourant la petitesse du nouveau-né. L’un comme l’autre ont besoin d’une mère. D’une mère qui coopère activement à ce passage qu’est l’entrée dans la vie. D’une mère qui aide son enfant à faire de ce passage une offrande.

Présente dans la personne des proches, des soignants et de ceux qui s’affairent, au chevet du mourant, telle est l’Église, notre mère « experte en humanité ». C’est encore elle qui pose les derniers gestes porteurs de vie : sacrement des malades, confession et viatique. Là se situe l’intervention proprement sacerdotale. La grâce ecclésiale reçue dans ces sacrements est tout particulièrement soulignée dans le catéchisme, mettant en valeur cette idée déjà soulignée d’arrachement du malade à son enfermement et sa solitude :

Les malades qui reçoivent ce sacrement, en s’associant librement à la Passion et à la mort du Christ, apportent leur part pour le bien du peuple de Dieu (Lumen Gentium 11). En célébrant ce sacrement, l’Église, dans la communion des saints, intercède pour le bien du malade. Et le malade, à son tour, par la grâce de ce sacrement, contribue à la sanctification de l’Église et au bien de tous les hommes pour lesquels l’Église souffre et s’offre, par le Christ, à Dieu le Père29.

De ces gestes sacramentels, il convient de ne pas séparer deux actes qui, pour humbles et discrets qu’ils soient, n’en sont pas moins essentiels et trop souvent oubliés :

– La recommandation de l’âme à Dieu : c’est une parole d’auto-rité par laquelle le prêtre ordonne à l’âme : « Maintenant tu peux partir en paix, au nom du Christ, âme chrétienne, tu peux aller vers ton seigneur. » Par cette parole solennelle, l’Église signifie à l’âme qu’elle a achevé sa mission sur terre.

– L’indulgence plénière : elle précède la recommandation, accompagne la confession et le viatique. Elle fait bénéficier le croyant des mérites de la communion des saints dans le corps mystique du Christ, de manière qu’il passe directement de cette vie au ciel. Cette grâce est le suprême témoignage de cette réciprocité relationnelle dans laquelle le mourant est appelé à entrer. Il reçoit pour, à son tour, mieux donner :

Quand on donne l’indulgence plénière, on sait de foi certaine que la personne, en mourant, va droit au ciel. On pourrait penser que c’est injuste. J’ai pu constater personnellement que la justice de Dieu y trouve néanmoins son compte. Je ne dirais pas que ces personnes souffrent plus que d’autres, mais elles font, en général, à la suite de cette indulgence plénière, une mort particulièrement donnée dans l’amour. Je crois donc qu’à leur manière, elles s’offrent à leur tour pour d’autres dans la communion des saints30.

On comprend que, dans le contexte des soins palliatifs, soucieux d’arracher le patient à sa solitude et de le replacer au cœur d’un réseau relationnel, cette grâce ait toute sa place. Pour beaucoup, elle sera le moyen le plus efficace de dissiper le sentiment d’inutilité qui pèse parfois au moins autant que celui d’abandon. Liée au sacrement des malades, ne l’investit-elle pas d’une mission nouvelle, le plaçant au cœur même du mystère de la communion des saints et de l’Église ?

Notes de bas de page

  • 1 J.-M. Garrigues, À l’heure de notre mort. Accueillir la vie éternelle, Paris, éd. de l’Emmanuel, 2000, p. 14.

  • 2 Paroles relatées dans le recueil suivant : J’entre dans la vie. Derniers entretiens, Paris, Cerf - Desclée De Brouwer, 2002.

  • 3 Née le 8 juillet 1926 à Zurich en suisse et décédée le 24 août 2004 aux États-Unis, pionnière de l’approche des « soins palliatifs » pour les personnes en fin de vie.

  • 4 Fondatrice en 1967 du premier établissement hospitalier spécialisé dans les « soins palliatifs », le St. Christopher’s Hospice de Londres.

  • 5 J.-M. Garrigues, À l’heure de notre mort (cité supra n. 1), p. 55.

  • 6 Ibid., p. 55-56.

  • 7 A. Frank-Duquesne, Ce qui t’attend après la mort, Paris, éd. de Sombreval, 2005 (éd. franciscaines, 1951), p. 33-34.

  • 8 A. Frank-Duquesne, Ce qui t’attend après la mort (cité supra n. 7), p. 36.

  • 9 J.-M. Garrigues, À l’heure de notre mort (cité supra n. 1), p. 16-17.

  • 10 P. Viespieren, Face à celui qui meurt, Paris, Desclée de Brouwer, 1999, p. 100.

  • 11 Cité par P. Viespieren, Face à celui qui meurt (cité supra n. 10), p. 88.

  • 12 Dr B. Mount, cité par P. Viespieren, Face à celui qui meurt (cité supra n. 10), p. 10.

  • 13 Dr M. Abiven cité par P. Viespieren, Face à celui qui meurt (cité supra n. 10), p. 7.

  • 14 P. Viespieren, Face à celui qui meurt (cité supra n. 10), p. 111.

  • 15 P. Deschamps, cité par P. Viespieren, Face à celui qui meurt (cité supra n. 10), p. 105.

  • 16 T. Philippe, L’éveil à l’amour du tout-petit, Paris, éd. Saint-Paul, 1994, p. 3.

  • 17 A. Mattheeuws, Accompagner la vie dans son dernier moment, Paris, Parole et silence, 2005, p. 48.

  • 18 Ibid., p. 53-54 et 56.

  • 19 M. Frings, Manuel de soins palliatifs, Paris, éd. Dunod, 2005, p. 571.

  • 20 E. Kübler-Ross, Les derniers instants de la vie, Genève, Labor et fides, 1975.

  • 21 E. Kübler-Ross, Les derniers instants de la vie (cité supra n. 20), p. 122.

  • 22 Ibid., p. 123.

  • 23 M. Frings, Manuel de soins palliatifs (cité supra n. 19), p. 570.

  • 24 Ibid., p. 571.

  • 25 F. Hadjadj, Réussir sa mort. Anti-méthode pour vivre, Paris, Presses de la Renaissance, 2005 p. 172-173.

  • 26 M. Frings, Manuel de soins palliatifs (cité supra n. 19), p. 571.

  • 27 F. Hadjadj, Réussir sa mort (cité supra n. 25), p. 170-171.

  • 28 Nul n’a, mieux que C.S. Lewis, fait sentir la violence de ce combat contre la joie que peut livrer l’homme qui refuse de capituler devant les assauts de la grâce : « Le choix de chaque âme perdue peut se résumer en ces termes : Mieux vaut régner en enfer que de servir au ciel. Il y a toujours quelque chose que ces gens tiennent à garder, même au prix de la plus grande misère. Il y a toujours quelque chose qu’ils préfèrent à la joie — c’est-à-dire à la réalité. Vous pouvez le constater chez un enfant gâté qui préfère être privé de jouer et de souper que de demander pardon et de faire la paix. On le traite de boudeur. Mais chez les adultes ce comportement porte des centaines de noms redondants. On parle de la colère d’Achille, de la grandeur de Coriolan, de la juste vengeance et du mérite blessé, du respect de soi-même, de la grandeur tragique et de l’orgueil légitime (…). En somme il n’y a que deux sortes de gens : ceux qui disent à Dieu : Que ta volonté soit faite, et ceux auxquels finalement Dieu dit : Que ta volonté soit faite. Tous ceux qui sont en enfer y sont parce qu’ils l’ont choisi » (Le grand divorce… entre le ciel et la terre, Paris, éd. Raphaël, 2008, p. 77 et 80).

  • 29 Catéchisme de l’Église Catholique 1522.

  • 30 J.-M. Garrigues, À l’heure de notre mort (cité supra n. 1), p. 103.

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