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P. Lenhardt, L'Unité de la Trinité. À l'écoute de la Tradition d'Israël. À propos d'un livre récent

À propos d’un livre récent

Jean Radermakers s.j.

Un important essai sur la manière dont le judaïsme et le christianisme se représentent Dieu vient combler une béance de la théologie chrétienne1. Il nous fait jeter un regard quémandeur vers la réflexion de nos frères juifs. Certes, le concile Vatican II, dans sa déclaration Nostra Aetate concernant nos rapports avec le judaïsme, nous avait conseillé de sonder nos racines afin de redécouvrir comment Jésus nous avait légué en héritage sa réflexion et ses enseignements sur la religion de ses contemporains. Mais nous nous sommes souvent bornés à nous approprier les Écritures juives en les interprétant à partir de la culture gréco-romaine mêlée de relents païens, sans trop nous préoccuper de la façon dont Jésus lui-même, en son milieu fidèle à la Torah, les entendait et les expliquait. Ainsi notre tradition s’est-elle progressivement éloignée de ses sources, de sorte qu’elle ne comprend pas toujours en profondeur ses propres écrits fondateurs. Nos livres et nos traités de théologie, s’ils citent abondamment les textes de l’Ancien Testament à côté du Nouveau comme prioritaire, ne font plus guère état du sens qu’ont ces mêmes textes dans la tradition juive.

C’est précisément à ce point que viennent s’inscrire les travaux du frère Pierre Lenhardt, né à Strasbourg en 1927 et devenu membre religieux de la congrégation de Notre-Dame de Sion en 1963. Après des études de langues anciennes, de philosophie et de théologie à l’Institut catholique de Paris, il alla écouter les maîtres juifs pendant sept ans à l’Université hébraïque de Jérusalem avant de transmettre à des générations de chrétiens les enseignements des sages d’Israël. Il enseigna lui-même à Jérusalem pendant de nombreuses années au Centre chrétien d’études juives (Saint-Pierre-de-Sion, Ratisbonne) dont il fut directeur, avant que le Père Michel Remaud ne prenne le relais en inaugurant le Centre Albert Decourtray2. Parallèlement, il dispensait son enseignement aux Instituts catholiques de Paris et de Lyon, à l’Institut Kirche und Judentum de Berlin, à l’École biblique des Frères dominicains de Jérusalem ou au Brésil.

Il publia plusieurs livres en allemand et en français, dont deux volumes récents intitulés À l’écoute d’Israël en Église parus aux éditions Parole et Silence, que nous avons précédemment recensés dans la revue (cf. NRT 131 [2009] 433s. et 132 [2010] 520). Chacun de ces deux tomes regroupe sept articles qui constituent une introduction de grande valeur pédagogique à la compréhension de l’herméneutique traditionnelle du judaïsme. Le premier traite de la nécessité des études juives pour les professeurs chrétiens, en rappelant l’importance de la relation maître-disciple, puis de la formation interprétative des pharisiens et de l’explication midrashique de l’Écriture et finalement de la liturgie et de la prière juive. Le second tome compare la tradition d’Israël et celle de l’Église à propos de la miséricorde, des fêtes religieuses, du sens des sacrifices puis de la Présence divine (ou Shekinah), du renouvellement de l’Alliance dans le judaïsme rabbinique et, enfin, de la signification du «cheminement» (Emmaüs, Gaza, Damas) compris en perspective juive.

Après cette double introduction, indispensable pour nombre de lecteurs chrétiens, voici qu’il nous permet d’accéder à l’enseignement rabbinique sur Dieu, dont Jésus avait été nourri pendant sa jeunesse et qui fut poursuivi après lui par les maîtres d’Israël. Notre auteur compare cette tradition à la réflexion théologique chrétienne sur l’essence et l’identité de la Divinité transcendante. Il développe, en fait, le cours qu’il a maintes fois dispensé à différents auditoires chrétiens. Fidèle à sa méthode progressive, il cite in extenso les sources juives sur lesquelles il appuie sa réflexion et base son enseignement; il les traduit et y introduit ses lecteurs avant de les interpréter et de les livrer à notre méditation. Comment la tradition juive dont Jésus a profité percevait-elle Dieu et quelle conception se faisait-elle de sa présence auprès des hommes? Avec une compétence respectueuse de ses sources et fort précise, Pierre Lenhardt nous montre comment notre Dieu, l’Unique, que la foi et la théologie chrétienne présentent comme communion trinitaire, est perçu par le judaïsme dans son absolue unité. Comment est-on passé de cette conception de Dieu, un et unique, ineffable, à la conception chrétienne? Tel est l’enjeu du livre qui prend acte de l’apport de Jésus juif, utilisant pour parler de Dieu le vocabulaire des relations familiales déjà présent chez les prophètes d’Israël.

Citons l’argumentaire proposé par l’auteur, qui éclaire parfaitement son propos.

La foi en Dieu Un, Père, Fils et Saint-Esprit, est ce qui spécifie le christianisme par rapport au judaïsme et à l’islam. Les chrétiens savent que leur foi est un don de Dieu et qu’elle vise un mystère. On ne prouve donc pas le mystère de la Trinité; on peut seulement l’éprouver et en avoir une certaine connaissance, limitée mais réelle, à partir des témoignages recueillis dans le Nouveau Testament et des enseignements de la Tradition de l’Église. Depuis le concile Vatican II, les catholiques, mais également les autres chrétiens, comprennent mieux que le Nouveau Testament et la Tradition de l’Église sont éclairés par ce qu’enseigne Israël sur l’Unité ineffable du Dieu Un et Unique.

Dans son enseignement, la Tradition d’Israël privilégie le langage commun et la sagesse populaire. À son écoute, un chrétien est invité à questionner et à discuter, bien davantage qu’à spéculer. Il apprend alors à valoriser la diversité des opinions et l’ouverture illimitée des débats sur le Dieu d’Israël, révélé, caché et sauveur.

(Is 45,15)

Très soucieux de pédagogie, l’auteur traite des grands thèmes du discours sur Dieu. Il développe chacun d’eux en s’adossant à des textes précis de la tradition juive présentés et commentés. Précédant l’analyse, des préliminaires indiquent quelques présupposés et annoncent la méthode. Ensuite, une première partie (Unité) traite de l’Unité de Dieu selon la tradition juive. Partant de l’évangile de Marc (12,28-34), l’auteur sonde les textes de la prière synagogale et du Midrash exprimant comment Israël comprend, à partir de l’unité de la Torah, l’Unité et l’Unicité de Dieu dont il s’agit dans le passage évangélique. Dans une deuxième partie (Unité-Trinité), nous découvrons ce que l’Écriture peut enseigner sur la Trinité, en faisant appel aux nombres et aux triades du judaïsme, notamment à la lumière de deux dyades: Unité de Dieu et de sa Présence dans le monde (appelée Shekinah) et Unité de la Présence avec l’Esprit Saint (ou voix céleste: Bat Qol). L’auteur se réfère ici à l’évangile de Luc (3,21s.; 9,28-36) et il dégage de la tradition d’Israël ce qui éclaire ces passages évangéliques précis et la foi chrétienne en général. Une troisième partie (Trinité) reprend les enseignements chrétiens concernant la Trinité et les rapproche de la tradition d’Israël afin d’enrichir notre réflexion chrétienne en la ramenant à ses sources. Les textes rabbiniques sur lesquels repose l’argumentation de Pierre Lenhardt sont des notations écrites de traditions orales destinées à conforter la mémoire des communautés et de leur fournir un langage que nous appellerions théologique. Ces traditions d’Israël sont comprises comme faisant partie de la Parole de Dieu.

À lire ces textes rabbiniques — lecture qui nous apparaîtra parfois ardue — nous comprendrons mieux la portée des controverses de Jésus avec les pharisiens de son temps et nous prendrons la mesure de certaines expressions ou affirmations rencontrées dans nos évangiles. Ainsi apparaît en pleine lumière la révélation dont Jésus nous gratifie à travers son enseignement. On saisit bien l’importance de pareille démarche souvent négligée par les théologiens chrétiens, tentés par la manière grecque d’interpréter la parole de Jésus en raison de la langue utilisée par les évangélistes, soucieux d’universalité, alors qu’une étude des fondements sémitiques permet dans bien des cas d’éviter des mécompréhensions ou simplement des erreurs. L’auteur ajoute à son ouvrage une série d’annexes qui nous donnent de prolonger notre réflexion: pour compléter l’étude du paradoxe de la création et de la rédemption, pour mieux comprendre la tension vers la rédemption finale et le salut, ou pour saisir la nécessité de retourner à l’origine à travers la repentance.

Le parcours expliqué des textes de l’Écriture interprétés par la tradition juive, tel que nous le présente le frère Pierre Lenhardt, nourrira notre réflexion théologique d’une manière nouvelle, moins abstraite sans doute que nos définitions dogmatiques ciselées par les Pères conciliaires tout au long d’une tradition séculaire respectable, mais dépassant souvent la compréhension de la plupart des «bons chrétiens» du dimanche. Ainsi nos cœurs seront touchés par la réalité vitale du Dieu unique qui se fait proche des hommes pour les rendre intérieurement libres et en faire ses enfants bien-aimés. Si cet ouvrage concerne surtout les étudiants et professeurs de théologie, il est parfaitement accessible à des chrétiens curieux d’approcher les merveilles de l’intimité divine et de rendre grâce.

Notes de bas de page

  • 1 P. Lenhardt, L’Unité de la Trinité. À l’écoute de la Tradition d’Israël, col. Essai 9, Paris, Collège des Bernardins, Parole et Silence, 2011.

  • 2 Michel Remaud a reçu le prix de l’Amitié judéo-chrétienne de France le 20 octobre 2011. Cf. la revue Sens n. 63, juin 2011.

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La NRT est une revue trimestrielle publiée par un groupe de professeurs de théologie, sous la responsabilité de la Compagnie de Jésus à Bruxelles.

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